Front uni pour le vrai libre-échange

En Yves Guyot, Ernest Martineau croit reconnaître un disciple, comme lui, de Frédéric Bastiat, qui s’efforce de défendre le libre-échange sur le fondement le plus solide, c’est-à-dire celui du principe du droit à échanger, suite du droit de propriété. Jeune provincial de 34 ans, il offre ses services à Guyot, qui occupe déjà une place de choix dans le journalisme, afin de vulgariser à ses côtés les principes de l’économie politique.


Lettre d’Ernest Martineau à Yves Guyot

(Transcription et notes par Alain Cayer, à partir d’une lettre conservée dans les fonds d’archives d’Yves Guyot)

 

 

                                                                     Niort, le 27 juin 1878,

          Monsieur,

   En prenant la liberté grande de vous adresser cette lettre je dois invoquer une excuse, je la trouve dans l’appel que vous adressez dans un des derniers numéros du Bien Public[1] à tous ceux qui se proposent de lutter pour le triomphe du Libre-Échange.

   Comme vous le dites avec raison, il est aisé de vaincre quand on soutient une cause qui repose sur le roc inébranlable du Droit et de la Vérité.

   Mais, hélas, le nombre est petit de ceux qui savent l’Économie politique et qui peuvent lutter pour faire comprendre les sophismes des monopoleurs, l’absurdité du système protecteur, de ce système mercantile né de la fausse idée que la richesse, c’est l’or et l’argent.

   Lorsque j’ai voulu essayer de parler de la question à la Chambre des avocats, devant l’élite de mes compatriotes, je n’ai pas été compris ; j’ai vu surgir dans la bouche de mes confrères toutes les objections que l’on rencontre dans les journaux protectionnistes : la lutte à armes égales, la réciprocité, l’accroissement des impôts, le patriotisme, etc.

   Cela n’est pas surprenant, il faut s’éclairer à la lumière de la science pour connaître la structure du monde économique et l’on ne sait pas assez en France l’Économie Politique.

   Hélas, on ne la sait pas beaucoup plus dans une autre Chambre, à la Chambre des députés et, dans la discussion du traité franco-italien[2], les orateurs ont pris la parole : MM. Richard Waddington, Peulevey, Méline[3] ont parlé en parfaite ignorance de cause ; ils considéraient comme ruineux pour nous un traité qui nous faisait, vis-à-vis de l’Italie, la situation de l’Angleterre vis-à-vis des États-Unis.

   Et pourtant, comme vous le dites si bien dans votre article, si l’échange est funeste de nation à nation il doit l’être aussi de commune à commune, autant vaudrait rétablir les douanes intérieures et défendre l’échange d’une rive à l’autre de la Seine à Paris.

   Quant à moi, j’ai essayé dans la mesure de mes forces, de faire comprendre ce que c’est que le Libre-Échange.

   J’ai usé à cet effet des deux moyens de propagande suivants : la plume et la parole.  J’ai fait à Niort une Conférence Théâtre et j’ai été assez heureux pour intéresser mon auditoire, au dire des journaux de la ville appartenant à des nuances différentes en politique.

   En outre, j’ai commencé à écrire dans le journal républicain Le Mémorial des Deux-Sèvres, dont je suis actionnaire, une série d’articles sur cette vaste question.

   Dans cette polémique je me suis inspiré des idées économiques d’un maître illustre dont je m’honore d’être le disciple, le regretté Bastiat.  Du jour où un hasard, que je bénis, a mis sous ma main un livre de Bastiat, j’ai voué un culte passionné à la Science économique.

   Toutes mes idées sociales j’ai été les puiser à cette source, je n’en sais pas de plus limpide et de plus pure.

   En voyant combien est grande l’ignorance sur ces questions, combien la thèse de Bastiat sur la gratuité des agents naturels est loin d’être admise, même par les maîtres actuels de la Science économique, j’éprouve une émotion douloureuse.

   Je sens un besoin immense, le besoin de l’homme convaincu qui se sent et qui se sait en possession de la Vérité, qui voudrait, enfin, en finir avec le socialisme et le communisme, avec toutes ces inventions arbitraires de l’imagination, pour faire connaître la Solution du Problème social.

  Cette solution, elle est pour moi dans cette formule : Justice, c’est-à-dire respect de la liberté et de la propriété dans la loi, — fraternité dans les mœurs[4].

  Voilà la solution ; c’est ainsi qu’il faut vaincre le socialisme et non par les canons Krupp et la compression, comme le propose M. de Bismarck.

   En un mot, je voudrais être l’horloge qui sonnerait les idées de Bastiat que, par l’étude, je me suis assimilées.

   Ce qui me désespère, c’est la difficulté de traiter une question économique, après lui, sans lui emprunter presque jusqu’à ses formules, tant il est impossible d’en trouver de plus précises et de plus nettes : en le lisant, il y a comme une clarté éblouissante qui se fait dans l’esprit et l’on ne peut pas ne pas être convaincu.

  Assurément, Monsieur, vous devez appartenir à son école, j’en trouve la preuve dans cette admirable formule : à la civilisation guerrière et sacerdotale, il faut substituer la civilisation scientifique et productive. [5]

   C’est à raison de ce lien commun que, ne voulant pas rester isolé dans la lutte, j’ai cru devoir m’adresser à vous.

   Il y a une religion économique qui doit relier tous les hommes qui se sentent les mêmes idées, et c’est à ce titre que je me suis permis de vous faire connaître mon adhésion à la grande cause pour laquelle vous luttez avec tant de persévérance.

   Quant à moi j’ai confiance dans le succès, mais à condition de faire comme a fait la grande Ligue anglaise qui avait à sa tête Cobden, à condition de vulgariser les principes de la Science économique et non pas par des expédients.

   C’est en affirmant un principe absolu, le Droit d’échanger, élément constitutif du Droit de propriété, du droit de disposer du fruit de son travail.

   Voilà ce qu’il faut faire pénétrer dans les masses, voilà ce qu’il ne faut pas se lasser de proclamer et de démontrer.

   Malheureusement, la publicité d’un journal de province est bien restreinte ; je sais que vous avez à côté de vous un vaillant publiciste, M. Yves Guyot ; toutefois, si vous croyez que je pourrais utilement combattre à ses côtés, veuillez avoir l’obligeance de me le faire savoir.

   Je vous envoie deux numéros du Mémorial, l’un qui donne un compte rendu de ma conférence, l’autre qui contient un article dans lequel je signale une contradiction de M. Pouyer-Quertier.

   Évidemment, cette critique aurait plus de portée dans votre journal.

   D’ailleurs, je vais faire partie de l’association fondée à Paris pour la liberté commerciale et me mettre à sa disposition pour faire pendant les vacances des conférences dans nos régions de l’ouest.

   Vous pourrez … [6]

—————————

[1] Voir le Bien Public, notamment les nos du 3, 8, 9 et 25 juin. — « Le Journal le Bien Public a été fondé pour servir d’organe à l’Opposition non radicale mais sérieuse… » (Récapitulation par M. de Lamartine : voir le numéro du 21 novembre 1844).

[2] Le texte sera finalement rejeté car il incluait des produits qui, comme le textile, ne concernaient pas directement les échanges franco-italiens.

[3] Richard Waddington (1838-1913), Louis Peulevey (1815-1885), Jules Méline (1838-1925).

[4] Formule qui date de 1876 : il s’agit de la dernière phrase (page 15) de son « Cours public et gratuit de législation usuelle industrielle, commerciale et d’économie politique ».

[5] Selon l’une des phrases placées en tête du journal Le Bien Public.

[6] Suite inconnue car la dernière feuille est introuvable.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.