« Haine, haine au monopole »

Dans un curieux article du Courrier français (16 octobre 1846), où il répond aux interpellations d’un journal concurrent, Gustave de Molinari professe sa foi libérale avec une rare énergie. Liberté totale, absolue, sans concession ni ménagement : c’est déjà sa position, trois ans avant son article séminal sur la production de la sécurité.


Oeuvres complètes de Gustave de Molinari — Volume III (à paraître)

Sur la liberté d’association

[16 octobre 1846. — Conjectural, Presque certain.]

 

Décidément le National n’est pas très heureux dans les questions qu’il nous adresse. Il nous demandait hier si nous étions pour la liberté d’association ; c’était nous faire la part un peu trop belle, même contre le National. Nous voulons, nous, la liberté d’association complète, absolue ; nous entendons que nul parti, quel qu’il puisse être, ne se mêle d’y apporter la moindre restriction ; nous la voulons pour les ouvriers, pour les commerçants, pour les industriels, pour les prêtres ; nous ne comprenons pas que, dans une société aussi avancée que la nôtre, il y ait un seul intérêt, moral ou matériel, peu importe, qui soit brutalement privé, par une loi préventive, du bénéfice de cette liberté. C’est un des principes les mieux arrêtés du Courrier français, que la monarchie constitutionnelle a pour mission, pour devoir, pour condition d’existence, de se concilier avec tous les besoins, tous les sentiments démocratiques ; si nous soutenons la monarchie constitutionnelle, c’est que nous avons la conviction que cette forme de gouvernement peut suffire à la pleine satisfaction de ces besoins et de ces sentiments ; si nous n’avions point une telle conviction, nous ne serions pas pour la monarchie constitutionnelle. Nous ne craignons donc pas que des associations d’ouvriers suscitent au pays des périls et des embarras. Il est des maux intolérables, des griefs sans nombre dont les ouvriers ne pourront jamais avoir raison que par l’association ; la loi qui proscrit l’association est donc une loi oppressive, tyrannique, aussi odieuse que la plupart des institutions renversées en 1789 ou en 1830. Nous ne concevons rien de plus criant que ce déni de justice opposé à la classe ouvrière sous prétexte de nous ne savons quels inconvénients qu’entraînerait dans la pratique le droit d’association, inconvénients qu’on s’exagère à plaisir et qu’une administration intelligente pourrait toujours, d’ailleurs, réprimer ou prévenir avec une extrême facilité.

Nous revendiquons la liberté d’association pour tout le monde, non pas seulement pour les classes déshéritées, mais pour les classes, ou, si l’on veut, pour les ordres qui, en d’autres temps, ont abusé du pouvoir ou de leur alliance avec le pouvoir. Si nous parlons ainsi, c’est que nous avons une foi invincible dans le triomphe des idées libérales, dans l’avenir prochain de ce progrès social, dont l’impérissable principe a prévalu par deux grandes révolutions. Toute mesure de restriction nous paraît funeste, même quand on la prend contre les ennemis de la liberté. On proscrit, en définitive, des hommes complètement désarmés ou peu s’en faut par les progrès chaque jour croissants de l’esprit humain ; oui, sans doute, mais en même temps qu’on les proscrit, on maintient un monopole absurde, on abandonne le soin de l’éducation nationale à une autre caste sans intelligence et sans patriotisme, qui n’a jamais compris et ne comprendra jamais la grandeur d’une telle mission ; on nuit à la liberté, tout en voulant la défendre. Quand la civilisation française cherche à grandir, quand elle revendique la liberté d’enseignement pour approcher le plus possible de ce plein épanouissement qui est la suprême ambition d’une société libre, on dénie cette liberté, toujours sous prétexte de certains inconvénients, qu’on prend plaisir également à s’exagérer, et que pourrait également réprimer ou prévenir une administration intelligente. Eh bien ! nous qui n’avons pas, Dieu merci, de ces terreurs indignes du pays où nous vivons, nous qui, sous aucun rapport, ne voulons nous mettre en contradiction avec nos idées, nous réclamons la liberté d’enseignement comme toutes les autres libertés promises par les modernes institutions, et bien mieux encore, par les principes qui dominent ces institutions. Nous voudrions bien que le National nous apprit pourquoi, loin de réclamer comme nous la liberté d’enseignement, il s’oppose de toutes ses forces à ce qu’elle nous soit accordée.

Haine, haine au monopole, sous quelque forme qu’il se produise, quels que soient les ambitions et les intérêts particuliers qu’il protège ! Tel est le fond de notre politique, tel est notre mobile, un mobile qui ne nous permet pas de faire la moindre concession, ni d’admettre le moindre ménagement. Voilà pourquoi nous nous sommes énergiquement prononcés en faveur de la liberté commerciale. Nous l’avons étudiée avec tout le soin dont nous sommes capables, cette grande question où se trouvent engagés les intérêts matériels de la France. Mais, Dieu merci, nos investigations patientes ne nous ont point conduits à nous défier le moins du monde de la liberté, elles ne nous ont point conduits à nous relâcher en rien de notre aversion pour le monopole qui sacrifie aux intérêts du petit nombre les intérêts du plus grand nombre, et parmi ces derniers intérêts, ceux des classes laborieuses, des classes déshéritées dont le National prend comme nous la défense. Que la prohibition sauvegarde d’ailleurs quelques intérêts respectables, est-ce que nous l’avons nié un seul instant ? Mais ces intérêts devraient songer qu’il en est d’autres plus respectables encore, que la protection opprime, et qu’à ce compte ils sont tenus de chercher avec nous si l’on ne pourrait point substituer au monopole un régime commercial qui réparât les trop longues injustices endurées par le plus grand nombre. À notre avis, on ne fera point un seul pas dans cette voie nouvelle qui ne doive conduire à la liberté. C’est là un sujet dont nous nous sommes assez souvent occupés, pour que nous soyons dispensés de le traiter d’une façon épisodique et comme par accident. Nous avons offert au National me polémique spéciale sur la liberté du commerce et de l’industrie : c’est à lui de voir s’il lui convient de l’accepter.

Le National finira par comprendre, nous l’espérons, qu’il n’est pas digne de lui ni de nous de s’amuser à formuler de petites questions auxquelles il sait parfaitement que nous ne pouvons et ne voulons faire que des réponses affirmatives. Le National nous demande ce matin si nous sommes d’avis qu’on transforme un droit perçu aux barrières sur la viande en un droit sur les voitures particulières, et, par suite, que l’on supprime les octrois en tant qu’impôts de consommation. Eh ! oui, mille fois oui ! Il y a déjà bien longtemps que cette question est posée, il y a déjà bien longtemps que le Courrier français demande, comme tout journal vraiment libéral, qu’on supprime l’impôt sur les objets de première nécessité pour le transporter sur les objets de luxe. Le conseil municipal de Paris sera prochainement appelé à discuter une si grande question ; qu’elle se présente enfin, cette occasion, et le National verra qu’en cette circonstance comme en toute autre, les intérêts populaires n’ont pas de champion plus résolu que le Courrier français.

Il serait temps de finir ce trop long article ; nous voudrions cependant adresser aussi, de notre côté, au National des questions qui ne manquent pas d’un certain intérêt. Dans notre conviction, il faut, avant tout, abattre le monopole politique, si l’on veut avoir raison des autres monopoles ; en d’autres termes, et pour exprimer notre pensée avec la plus grande précision, il faut changer la représentation nationale, il faut largement réformer la loi d’élection, si l’on veut sérieusement obtenir le redressement des griefs que fait valoir l’Opposition indépendante, les griefs du peuple surtout. Le National entend-il comme nous que la représentation nationale soit changée, que la loi d’élection soit réformée, que tous ces griefs enfin soient redressés ? Le National le dit et nous ne demandons pas mieux que de le croire. Oui, c’est un point accordé, le National veut tout cela, ce qui n’empêche pas qu’en vingt circonstances décisives, le National n’ait agi comme s’il ne le voulait point. Certes, nous détestons les récriminations entre les partis qu’anime au moindre degré le sentiment démocratique ; mais puisque le National se fait gloire de ce sentiment, à défaut duquel, à vrai dire, nous ne concevrions pas la raison d’être du National, pourquoi toutes ces complaisances dont il a fait preuve dans ces derniers temps à l’égard de M. Thiers, cet ennemi le plus systématique, le plus sceptique, le plus cynique de la démocratie ? Le National veut-il que nous lui rappelions l’attitude qu’il a prise lors des discussions pitoyables qui ont marqué la session de 1846 ? Désire-t-il que nous nous expliquions sur la vraie portée que nous attribuons à son langage, à sa conduite, à sa tactique tout entière durant les élections générales ? Ma foi, puisque nous y sommes, nous lui avouerons tout franc et tout net que, pour notre compte, nous n’avons aperçu aucune différence essentielle entre lui et le Siècle ou le Constitutionnel. Le National se récriera, nous le croyons bien ! On ne peut pas se voir accoler sans un vif déplaisir à des journaux tels que le Constitutionnel ou le Siècle. Mais que faire à cela ? Comment faire que le passé ne soit pas le passé ? Il n’y a qu’un moyen d’en effacer le souvenir, et nous le conseillons bien sincèrement au National : c’est de briser sans retour ces relations suspectes qui l’ont rendu un peu trop indulgent à l’intrigue ; nous disons indulgent et non pas complice, mais, en vérité, si indulgent, si indulgent qu’il y avait lieu de s’en émerveiller.

Nous passons dans le public pour avoir des opinions moins avancées que le National ; nous ne disons pas des opinions moins libérales : il y aurait trop à discuter là-dessus et nous pourrions prouver qu’en dernier résultat, c’est le National qui est beaucoup moins avancé que nous. Quoi qu’il en soit enfin, nous prions le National de se persuader que le Courrier français, bien qu’il ne soit pas radical, ne voudrait pour rien au monde avoir écrit la vingtième partie des éloges qu’il a décernés cette année, lui, le National, à des hommes de mauvais vouloir ou d’ambition étroite, sinon même de réaction. Nous l’avons consacrée, nous, cette année-là, à combattre le Centre gauche, à le combattre aussi énergiquement, aussi ardemment, que nous avons combattu M. Guizot ; et puisque nous en sommes venus à parler aussi nettement que possible, nous déclarons que ce n’a pas été la moindre de nos surprises, la moindre de nos tristesses de voir que le Centre gauche trouvait presque toujours un déterminé auxiliaire dans le National. Pourquoi cela ? Pourquoi ? Le National voudra-t-il bien nous l’apprendre ? Lui qui est si profondément dévoué au progrès politique, lui qui ne peut exister qu’à la condition de le revendiquer tout entier et sans relâche, voudra-t-il bien nous apprendre pourquoi il a signé un armistice avec M. Thiers, qui a tout fait pour enrayer le progrès ? Voudra-t-il bien nous apprendre pourquoi, l’armistice conclu, il a souvent combattu au profit de M. Thiers ?

Le National nous donnera-t-il l’explication que nous venons de lui demander ? Nous le souhaitons dans l’intérêt de l’Opposition indépendante que la moindre équivoque alarme, et certes, non sans raison ; nous le souhaitons encore, nous le souhaitons surtout dans l’intérêt particulier du National.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.