La correspondance Say-Dupont de Nemours

La transformation de l’économie politique en science rigoureusement définie et réduite en principes fondamentaux est une tâche qui occupa plusieurs des grands économistes dont nous traitons dans ces pages, et pour laquelle nous devons leur être redevables. L’économie mit du temps à se détacher de la philosophie morale ; c’est par l’étude croisée de nombreux économistes qu’on présente habituellement cette évolution. Pourtant, la correspondance entre Jean-Baptiste Say et le physiocrate Dupont de Nemours cristallise cette transformation et illustre ce changement d’ère.


Passage de témoin : La correspondance Say-Dupont de Nemours

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°2, juillet 2013)

 

Ouvrez les œuvres des Physiocrates, Quesnay, Dupont de Nemours, ou même Turgot, puis ouvrez un manuel contemporain d’économie, et cherchez dans les pages de l’un ce qui a subsisté dans l’autre. Salutaire travail, qui fait sentir immédiatement les progrès de la science ; ses égarements aussi, peut-être. Quoiqu’il en soit, atteint ou non du vertige des âges, il nous faut admettre l’évolution fondamentale du contenu même de la science économique, de son langage, et de ses codes.

Cette transformation, naturellement, ne s’est pas faite en l’espace d’un jour, et quoique nous aimerions certainement pouvoir la présenter dans toute sa longueur en un article synthétique, la progression de la science économique, instable, faite d’essais infructueux, de coups de folies passagers, et de périodes de consolidations des avancées, est impropre à être ainsi présentée.

Les périodes décisives pour le développement de la pensée économique, parce qu’elles ont la brièveté commune à toutes les révolutions, peuvent en revanche être racontées. Cet article tâchera d’en exposer une, peut-être pas la plus connue, mais, en France, la plus fondamentale : celle qui vit la mort de l’économie politique des philosophes et la naissance de la science économique au sens strict du terme.

Pour illustrer ce point de bascule, la lecture de la correspondance entre Dupont de Nemours et Jean-Baptiste Say est particulièrement utile. Engagée en 1815, cette correspondance fit se rencontrer deux géants de la pensée économique. D’un côté, Dupont de Nemours, âgé de 80 ans, avait une longue et brillante carrière derrière lui. Bras droit de Quesnay, infatigable promoteur des idées physiocratiques, auteur de dizaines de brochures et de livres, et directeur des Éphémérides du Citoyen, il avait brillé comme peu sur la scène intellectuelle française. Après avoir lutté, seul, au sein de l’Assemblée nationale des années révolutionnaires, pour l’instauration de saines pratiques économiques, il avait du s’exiler en Amérique. En 1815, en écrivant depuis le bateau qui faisait vent vers les États-Unis, il était le seul survivant de l’ancienne école de Quesnay

De l’autre côté, Jean-Baptiste Say, né à Lyon 1767, avait déjà acquis une reconnaissance internationale après la publication de son Traité d’économie politique (première édition en 1803) traduit en quelques années dans la plupart des langues d’Europe. Quand il reçoit la première lettre de Dupont de Nemours, il rentre à peine d’Angleterre, et vient de publier De l’Angleterre et des Anglais, ainsi qu’un Catéchisme d’économie politique pour diffuser dans une forme résumée ses principes économiques.

Dans les lettres qu’il lui adresse, Dupont de Nemours entend ramener le jeune Say dans l’orthodoxie qu’il contribua à ériger avec ses amis physiocrates. Il veut se convaincre que Say est un disciple Quesnay et de Turgot, et prétend ne pas voir les différences fondamentales entre eux et lui.

« Je vois que ce n’est pas un élève que nous avons en vous, mais un fort émule, qui, avec trente ou quarante ans de moins, contribuera, aussi bien que nous-mêmes, à propager, à démontrer un grand nombre des vérités les plus utiles au genre humain.

Vous avez presque tous nos principes ; et, si l’on en excepte ce qui concerne les revenus publics, vous en tirez exactement les mêmes conséquences pratiques. La fantaisie que vous avez de nous renier, et que vous ne dissimulez point assez, mon cher Say, n’empêche pas que vous ne soyez, par la branche de Smith, un petit- fils de Quesnay et un neveu du grand Turgot. »

Mais Say refuse cet héritage. Il la refuse tout au long de ses œuvres, et il la refuse encore dans sa correspondance. Il n’a de cesse d’utiliser les critiques habituelles formulées contre l’école de Quesnay : il la nomme la secte des économistes, décrit ses membres comme des amis de l’humanité, certes, mais de médiocres penseurs, et appelle même son maître le « docteur Quesnay », quand bien même celui-ci fut bien davantage qu’un simple médecin.

« Vous ne parlez pas des économistes sans leur donner l’odieux nom de secte, qui suppose un mélange de bêtise, de folie et d’entêtement. Cette injure n’offense point de la part des Grimm ; mais les expressions d’un Say sont d’un autre poids. Il est, en conscience, obligé de tenir compte de ce poids. Vous n’accordez à ces auteurs, vos devanciers, que d’avoir été bons citoyens. Beau mérite ! que le dernier savetier peut et doit avoir ! Et pauvre mérite pour des philosophes dont plusieurs n’ont été, il est vrai, que des écrivains médiocres, mais dont chacun a eu quelque vérité à lui, dont aucun n’a été un imbécile, dont quelques-uns ont été des hommes d’État, même des souverains très éclairés, très bienfaisants malgré leur couronne ! »

Dupont de Nemours s’en plaint, et n’admet pas ces critiques qui, bien qu’elles ne touchent pas au fond des divergences entre eux, sont tout de même très blessantes. La critique de Quesnay, surtout, lui est désagréable : selon lui, Quesnay a défini les grands principes de la science et mérite le respect le plus conditionnel pour cette réalisation éminente.

« Quesnay, n’eût-il écrit que cette vingtaine de pages qui sont à la tête de la Physiocratie, aurait fait et fondé notre science, la vôtre, et ne nous aurait laissé qu’à en exposer les détails ; il mériterait l’éternel hommage des philosophes, des gens de bien, de tous les peuples dignes d’aimer et d’avoir la liberté. Il a posé les fondements du temple de cette noble déesse ; il en a construit les gros murs. Nous et vous y avons mis des corniches, des fleurons, des astragales, quelques chapiteaux à des colonnes qui étaient debout. »

Là encore, Jean-Baptiste Say refuse cette manière de voir l’histoire de la pensée économique, et il l’affirme vigoureusement. Mais cela, à la rigueur, est accessoire, et Dupont de Nemours en convient. La vraie question porte sur la nature de l’économie politique.

Selon Dupont de Nemours, reprenant la ligne de Quesnay et des Physiocrates, l’économie politique n’est qu’une partie de la science de la société. L’économiste n’étudie pas seulement la richesse, il étudie l’ordre social le plus juste et le plus naturel qui soit pour le genre humain. Dupont de Nemours l’explique et use de réprimandes contre Say :

« Vous avez trop rétréci la carrière de l’économie politique en ne la traitant que comme la science des richesses. Elle est la science du droit naturel appliqué, comme il doit l’être, aux sociétés civilisées. Elle est la science des constitutions, qui apprend, et qui apprendra, non seulement ce que les gouvernements ne doivent pas faire pour leur propre intérêt et pour celui de leurs nations, ou de leurs richesses, mais ce qu’ils ne doivent pas pouvoir devant Dieu, sous peine de mériter la haine et le mépris des hommes, le détrônement pendant leur vie, et le fouet sanglant de l’histoire après leur mort.

Si vous fussiez parti de ce principe, vous auriez fait tout autrement votre chapitre de l’impôt, le seul de votre livre qui ne soit pas digne de vous ; car si les gouvernements, même représentatifs, n’ont pas le droit, ne doivent pas avoir la puissance de gêner la liberté d’aucun travail, d’interrompre les opérations d’aucun commerce, d’attenter à la propriété d’aucun citoyen, ni même d’aucun étranger, ce chapitre est à recommencer.

Puis encore :

Vous voyez, mon cher Say, que notre science a beaucoup d’étendue, qu’elle embrasse un grand nombre d’objets. Pourquoi la restreindriez-vous à celle des richesses ? Sortez du comptoir ; promenez-vous dans les campagnes ; c’est de toutes les volontés du Créateur, relativement à notre espèce, qu’il s’agit. Votre génie est vaste ; ne l’emprisonnez pas dans les idées et la langue des Anglais, peuple sordide qui croit qu’un homme ne vaut que par l’argent dont il dispose ; qui désigne la chose publique par le mot commune richesse (commonwealth), comme s’il n’y avait rien de tel que la morale, la justice, le droit des gens (dont le nom n’est pas encore entré dans leur langue). Ils parlent de leurs plaines, de leurs montagnes, de leurs rivières, de leurs ports, de leurs côtes, de leur contrée (country) ; ils n’ont pas encore dit qu’ils eussent une patrie.

Et il lui propose de le rejoindre, sans comprendre les différences fondamentales. Il veut faire de Jean-Baptiste Say un disciple, un « frère d’arme », selon son expression. Et pour quelle bataille ? Et sous quel étendard ? L’économie politique, selon lui, n’a subit aucune transformation fondamentale depuis l’époque où il en posa les premiers principes avec Quesnay, Mercier de la Rivière, Le Trosne, Mirabeau, et les autres. Trop heureux sans doute d’avoir fait aussi bien avancer la science, il retire à Adam Smith tout mérite, toute réussite créative.

Il est certain que les Physiocrates furent des économistes admirables, et qu’ils rendirent à la cause de la science économique des services incommensurables, mais au tournant du siècle, il semblait clair que de grands progrès pouvaient encore être faits. Il était donc imprudent et malavisé de se ranger derrière leurs noms révérés, de ne se missionner que de marcher dans leurs pas, et, à la manière des Physiocrates eux-mêmes, « de tomber et de rester à genoux devant son ouvrage, l’admirant et n’écrivant que des cantiques », selon la critique de Garat.

C’est l’argument que Say développe, rappelant que les progrès de la science ne sont possibles que par la réfutation de ses prédécesseurs, et que c’est là une tâche utile bien que certainement peu agréable. Voilà pourquoi, soutient-il, il n’a pas fait l’éloge des Physiocrates dans ses œuvres.

Il n’était pas nécessaire de m’appuyer d’aucune autorité lorsque je m’appuyais sur des faits, des analyses et des démonstrations. Je n’avais nullement l’intention de faire preuve de politesse, mais d’élever un édifice solide et utile ; les politesses n’auraient rien ajouté à ces deux qualités, et je vous avouerai que j’ai trouvé, dans les auteurs que je combats, tant de choses insoutenables et ridicules, qu’en mêlant des révérences à mes coups de bâton, si je leur avais demandé pardon de la liberté grande, on aurait pu me taxer de jouer le rôle de Scapin.

Vous m’accusez de chercher à dénigrer de grands talents et de grandes réputations. Telle n’a point été mon intention. Les bons écrivains ont répandu un immense nombre de belles et bonnes vérités. J’en ai profité. Je me suis emparé de toutes celles qui pouvaient entrer dans un système de connaissances bien lié, homogène, substantiel. Mais j’ai voulu qu’on les adoptât, non parce que c’était Quesnay, Voltaire ou Dupont de Nemours qui les recommandaient, mais parce qu’elles étaient surtout recommandées par l’expérience et la nature des choses.

Ne valait-il pas mieux employer mon encre et mon papier à développer cette nature des choses qui ne nous trompe jamais, qu’à faire valoir des noms propres qui peuvent se passer de moi quand ils méritent la célébrité ?

De même, le progrès des sciences humaines ne peut se faire et se poursuivre que pour autant qu’on accepte leur identité individuelle, et qu’on reconnaît le cloisonnement des disciplines comme un facteur de meilleure intelligence. C’est l’œuvre que réalisa Adam Smith, lorsqu’il compila dans un écrit strictement économique toutes les idées qui étaient les siennes sur ce que l’on pourrait nommer le problème économique : non les lois et les institutions qui garantissent le respect des droits naturels de l’homme, ou « ce que les gouvernements ne doivent pas faire devant Dieu », mais l’étude, rigoureuse, exhaustive, et précise, des lois présidant la formation, la distribution, et la consommation des richesses.

Jean-Baptiste, s’accordant à cette manière de voir, la présente à Dupont de Nemours en ces termes :

Vous me reprochez d’avoir coupé en deux notre belle science ; d’en avoir retranché la loi naturelle, le droit de l’homme et du citoyen, pour n’y laisser que la science des richesses. Ceci demande quelque explication.

Vous sentez bien que je partage les opinions du vertueux Quesnay, les vôtres, celles de tous les hommes de bien, sur les droits que nous tenons de notre qualité d’hommes, et d’hommes en société ; mais nos rapports avec nos semblables sont si nombreux et si compliqués, que l’on ne peut les considérer tous à la fois et dans un seul ouvrage. Il faudrait que ce fût tout ensemble un traité de politique raisonnée, de droit public, de morale individuelle et publique, de droit international, en même temps que d’économie politique. Ce n’est pas en agglomérant les sciences qu’on les perfectionne. Elles ont toutes des points de contact, il est vrai ; et les phénomènes que découvrent les unes exercent une influence sur ceux que découvrent les autres ; mais, en marquant les points de contact, il faut distinguer les sujets de nos études. Il était permis a Socrate, à Aristote, de parler de tout ce qu’on savait de leur temps, parce qu’on ne savait pas autant de choses que du nôtre. À mesure que notre provision d’idées et de vérités s’est accrue, force a été de les classer, sous peine d’entasser dans les esprits des notions obscures et embrouillées.

Si nos conceptions économiques ne sont plus « obscures et embrouillées » de nos jours, et si le dix-neuvième siècle nous a fournis tous les outils nécessaires pour comprendre les phénomènes économiques, c’est à cette conception particulière de la science économique que nous le devons. Aussi grands soient les mérites des disciples de Quesnay, jamais ils ne permirent cette évolution.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.