La démocratie et les économistes français

Au XVIIIe comme au XIXe siècle, les économistes français sont sceptiques face aux progrès de la démocratie. Ils sentent qu’elle est, ou qu’elle peut être un instrument d’usurpation, de tyrannie et de spoliation.


La démocratie et les économistes français

par Benoît Malbranque

Présentation communiquée devant le cercle du Prince de Bourbon-Parme,
à Paris, le 13 novembre 2013

 

Bonsoir à tous, et merci pour votre invitation. Comme l’a indiqué Damien Theillier, je vais introduire notre propos sur la démocratie par une présentation du traitement du principe démocratique par l’école française d’économie.

Le but de cette présentation est d’expliquer pourquoi notre Institut a souhaité traduire et publier Dépasser la démocratie. L’explication est simple : nous avons senti, en lisant Beyond Democracy, que ce livre poursuivait l’analyse des économistes sur cette question importante qu’est la démocratie.

Cette tradition française en science économique est aujourd’hui assez largement méconnue, et pourtant elle a fourni des analyses très pertinentes sur les phénomènes économiques et les questions politique tout à la fois.

Sur l’idée de démocratie, en particulier, les économistes français ont été d’une perspicacité remarquable. Malheureusement, si on crédite souvent Tocqueville de cette critique prophétique, on oublie souvent les économistes qui tirèrent également, et parfois avant lui, la sonnette d’alarme.

Le traitement du principe démocratique par les économistes français peut être présenté en deux parties, l’une consacrée au dix-huitième siècle, l’autre au dix-neuvième.

Au cours du dix-huitième, les économistes français sont tous sceptiques face aux progrès de la démocratie, et ils en repoussent le principe dès qu’il apparaît à eux.

Celui qu’on considère parfois comme le premier économiste est Antoine de Montchrétien. Il fut l’auteur, en 1615, du premier Traité d’économie politique jamais paru. Son ouvrage s’ouvre avec une longue dédicace très élogieuse au Roy et à la Reine mère, et Montchrétien y défend ensuite la monarchie avec vigueur, et indique quelques réformes possibles pour améliorer la situation économique de la nation.

Si nous prenons les deux grands économistes de la première moitié du XVIIIe siècle, nous avons, de la même manière, deux nobles, deux serviteurs émérites de la monarchie : Vauban et Boisguilbert.

Vauban d’abord, bien connu pour ses grandes réalisations militaires, sur lesquelles je ne peux revenir, fut l’auteur d’une Dime Royale en 1707. Il y défendit l’idée que l’on nomme désormais la flat tax : un impôt proportionnel sur tous les revenus. Vauban fut par ailleurs sa vie durant attachée à la monarchie, au service de laquelle il s’illustra, et n’émit aucune idée favorable au principe démocratique.

Avec Boisguilbert nous avons un autre grand serviteur de la monarchie. Cet économiste proposa également une grande réforme fiscale et des libéralisations, notamment dans le Détail de la France, paru en 1712.

En lisant les ouvrages des deux auteurs, nous remarquons qu’aucun des deux ne critique directement le Roi, mais plutôt Colbert, ou quelque autre ancien ministre. Ce n’est pas, comme on pourrait le penser à tort, par peur de voir leur livre interdit : ils publient déjà anonymement et sans approbation royale. Ils sont donc profondément attaché au système monarchique, et tandis que l’idée démocratique progresse dans la société, eux la rejettent.

Nous pourrions multiplier les exemples de ces économistes qui servent la monarchie et l’admettent comme l’horizon indépassable, tandis que l’idée démocratique est défendue par certains de leurs contemporains : on peut citer le Marquis d’Argenson, un grand partisan du laissez-faire, et ministre sous Louis XV, ou Vincent de Gournay, intendant de commerce, et également défenseur, selon la formule qu’on lui attribue, du « laissez faire, laissez passer. »

Dans les années 1750, en France, nous assistons à la naissance de ce qui est la première école de pensée économique au monde. Il s’agit de la Physiocratie, dont le maître est François Quesnay. Les physiocrates vont aller encore plus loin que leurs prédécesseurs dans le refus de l’idée démocratique : non seulement ils vont travailler pour la monarchie (Quesnay loge à Versailles et travaille comme médecin du roi puis de sa favorite ; ses disciples sont souvent intendants, ou occupent des postes dans l’administration des finances, on pense à Mercier de la Rivière ou Le Trosne), mais ils vont aussi défendre positivement l’idée d’une autorité unique à travers leur idée d’une « despotisme légal ».

La littérature physiocratique sur cette question est immense, mais Quesnay l’a heureusement résumé dans un paragraphe court. Il s’agit d’un extrait d’un de ses textes, intitulé Maximes générales du gouvernement économique. Il s’agit d’une œuvre composée d’une quinzaine de maximes, et la question de faut-il un système monarchique ou une démocratie est tranchée dès la première phrase de la première maxime ; c’est dire l’importance de cette question pour Quesnay.

Le maître de la Physiocratie écrit : « Que l’autorité souveraine soit unique et supérieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers. » Et plus loin, dans la même maxime : « Le système des contre-force dans un gouvernement est une opinion funeste, qui ne laisse apercevoir que la discorde entre les grands et l’accablement des petits. »

On pourrait difficilement être plus clair sur ce que doit être le système politique d’une nation, et également sur ce qu’il ne doit surtout pas être : en l’occurrence, une démocratie.

Le dernier grand économiste français du XVIIIe siècle est, je pense, assez bien connu : il s’agit de Turgot. En tant qu’économiste, Turgot a été un pilier majeur dans la création d’une économie politique scientifique. Certains avancent même l’idée qu’Adam Smith se serait très largement inspiré, voire aurait littéralement pillé l’écrit économique de Turgot, paru dix ans avec la Richesse des Nations.

Turgot également considéra le système monarchique comme un horizon indépassable. En tant que ministre, il oeuvra pour cette monarchie, avec suffisamment de zèle et de sens du devoir pour que Louis XVI disent un jour : « Je le vois bien, il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. » Louis XVI.

Dans son œuvre, Turgot n’a accordé aucune importance à une question qui n’est pourtant pas marginale pour l’économiste et le penseur de la société qu’il était, et cette question est la forme du gouvernement. Il fut incapable d’apprécier (et de prévoir) la nécessité de renverser la monarchie absolue, ni de saisir l’opposition possible entre cette forme de gouvernement et ses propres principes économiques. Il resta toute sa vie fidèle à une monarchie qui semblait être pour lui un horizon indépassable, et alla jusqu’à écrire, dans un dédain marqué pour cette question, que « toutes les formes de gouvernement sont indifférentes pourvu que les hommes soient instruits et raisonnables ». (Lettre à la duchesse d’Enville, 19 avril 1771, cité dans Bernard Cazes, préface à Turgot, Ecrits Economiques, Calmann-Lévy, 1970, p.16)

Cette position unanime en faveur de la monarchie, et en opposition aux idées démocratiques, de la part des économiques, a été très critiquée par Tocqueville notamment, malgré les idées de ce dernier face au « despotisme démocratique » et à la « tyrannie de la majorité ».

À propos des économiques du XVIIIe siècle, Tocqueville écrit :

« Les Physiocrates sont, il est vrai, très-favorables au libre échange des denrées, au laisser-faire ou au laisser-passer dans le commerce et dans l’industrie ; mais, quant aux libertés politiques proprement dites, ils n’y songent point, et même, quand elles se présentent par hasard à leur imagination, ils les repoussent d’abord. La plupart commencent par se montrer fort ennemis des assemblées délibérantes, des pouvoirs locaux et secondaires, et, en général, de tous ces contre-poids qui ont été établis, dans différents temps, chez tous les peuples libres, pour balancer la puissance centrale. « Le système des contre-forces, dit Quesnay, dans un gouvernement, est une idée funeste. » — « Les spéculations d’après lesquelles on a imaginé le système des contre-poids sont chimériques, » dit un ami de Quesnay. » (Tocqueville, L’ancien régime et la révolution)

Comme ne l’aperçoit pas Tocqueville, en réalité, si ces économistes sont sceptiques face à la démocratie, c’est qu’ils sentent qu’elle est, ou qu’elle peut être un instrument d’usurpation, de tyrannie et de spoliation — c’est l’argument qui sera défendu par les économistes du XIXe siècle, que nous allons étudier désormais.

Si nous souhaitions effectuer une revue des troupes similaires, nous aurions à passer beaucoup d’économistes sous nos regards : Jean-Baptiste Say, Charles Comte, Charles Dunnoyer, Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari, et bien d’autres encore. Nous pouvons nous limiter à Frédéric Bastiat, qui, par sa place dans l’école française d’économie, et par la précision de son argumentation, a mieux que quiconque fournit une illustration à notre principe.

Chez Bastiat, la démocratie est une source d’inquiétude réelle. Laisser participer la masse aux décisions politiques, soutient Bastiat, c’est créer un système de spoliation généralisée. C’est ainsi que, dans une démocratie, l’Etat devient l’instrument des intérêts personnels et de la spoliation. Selon la fameuse définition de Bastiat, l’Etat devient « la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ».

Cette idée, qui est devenue un principe fondamental de l’économie politique française de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, a été plus tard prolongée et approfondi par des économistes français lors des débats sur le suffrage universel.

Le propos de l’un d’entre eux, notamment, est significatif. Il s’agit de Paul Lafitte, un penseur aujourd’hui méconnu. Lui voyait la démocratie comme le résultat d’un paradoxe de l’égalité.

Pour Lafitte, la démocratie c’est avant tout un système stupide, car on prétend prendre les décisions importantes en fonction d’une seule variable : le nombre. C’est, selon ses mots, « l’expression la plus simple, la plus absolue de l’égalité politique. Combien de têtes ? Combien de votes ? La vérité est du côté des gros chiffres ; il suffit de faire une addition, et tout est dit. »

Ce système stupide est en outre fondé sur un paradoxe. On prétend que par ce système ce soit le pouvoir du peuple, or ce n’est au mieux que le règne de la majorité. Cette majorité, changeante, parfois aveugle, peut dicter sa loi, et c’est là, pour Lafitte comme pour économistes de son siècle, une profonde injustice.

Très perspicace, Lafitte avait compris, dès 1883, la plupart des mythes de la démocratie que nous dénonçons dans Dépasser la démocratie. L’un d’eux, et celui sur lequel je voudrais conclure avant de laisser Damien Theillier parler des idées de Dépasser la Démocratie, concerne les hommes politiques : la démocratie est le règne des médiocres. Ecoutons les mots prophétiques de Lafitte. Nous sommes en 1883 ; il écrit :

« Voyez cette nouvelle classe d’hommes qui a surgi au lendemain de nos désastres : on les appelle les politiciens ; le mot et la chose nous sont venus de l’autre côté de l’Atlantique. Le politicien a fait de la politique un métier, comme l’épicerie, mais plus facile : il a étudié les affaires dans la fumée d’un estaminet ; à défaut d’idées, il jongle avec les phrases toutes faites et escamote les lieux communs ; étudiant de quinzième année, médecin sans malades, journaliste sans journal, financier sans finances, il a en lui du Figaro et du Giboyer. Il parle dans les clubs, dans les réunions publiques, et on l’écoute : pourquoi ? Il est « fort en gueule », dirait Molière. Il ne respecte rien chez ses adversaires, ni le talent, ni le nom, ni les services rendus ; pas même la vieillesse, car la vieillesse est encore un privilège. Déjà des hommes considérables, des républicains éprouvés hésitent devant tant d’audace : ils ne peuvent s’accoutumer à la diffamation et à l’injure, ils sont près de déserter la lutte. Dans dix ans, si nous ne nous défendons pas, les politiciens seront les maîtres de la République. Sous prétexte que tous les hommes sont égaux, nous serons gouvernés par une oligarchie de déclassés et de médiocres : voilà le paradoxe de l’égalité. »

Merci à tous.

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