La Loi de Bastiat : son résumé en cinq thèses fondamentales

cover - frontComposé peu avant sa mort, La Loi est certainement le plus célèbre et le plus brillant des écrits de Frédéric Bastiat. Dans ce court pamphlet, Bastiat souligne à quel point la loi est pervertie quand l’État prétend en faire un moyen de philanthropie et la source de droits artificiels — droit au travail, droit à l’instruction, droit à l’assistance, droit au crédit, droit au bonheur, etc. En poursuivant ces chimères, l’État produit l’insatisfaction, les crises politiques, les conflits sociaux, et la pauvreté pour les masses. Animé de telles ambitions, surtout, il fournit à la loi des missions qu’elle ne peut pas, mieux, qu’elle ne doit pas assumer, l’éloignant de la défense de la liberté, de la protection des propriétés, pour la pousser sur le dangereux chemin de la spoliation. Dans cette présentation générale, publié en introduction de notre réédition de La Loi, Damien Theillier explicite les thèses fondamentales de Bastiat et les arguments qu’il développe dans ce texte classique, court mais puissant. B.M.


La Loi de Bastiat

Son résumé en cinq thèses fondamentales

Par Damien Theillier

« Qu’est-ce que la Loi ? que doit-elle être ? quel est son domaine ? quelles sont ses limites ? où s’arrêtent, par suite, les attributions du Législateur ? Je n’hésite pas à répondre : La Loi, c’est la force commune organisée pour faire obstacle à l’Injustice — et pour abréger, la Loi, c’est la Justice ».

Bastiat, La Loi, 1850

           Sommaire

Introduction : l’emprise du marché politique sur nos vies
1° La loi ne crée pas le droit mais le découvre
2° L’État ne peut faire ce qu’un individu n’a pas le droit de faire  
3° La loi ne peut être un instrument d’égalisation sans devenir spoliatrice
4° La spoliation légale engendre les luttes de classes et les crises politiques
5° La loi ne peut être que négative      
Conclusion : la solution du problème social est dans la liberté

Introduction

L’emprise du marché politique sur nos vies

Avec la Révolution de février 1848 et l’avènement de la Seconde république, Bastiat est élu membre de l’assemblée législative comme député des Landes. Il siège à gauche, avec Alexis de Tocqueville. Là, il s’emploie à défendre les libertés individuelles comme les libertés civiles et s’oppose à toutes les politiques restrictives, qu’elles viennent de droite ou de gauche.

L’inflation législative et étatique ne date pas d’aujourd’hui. Après le roi Louis-Philippe durant la monarchie de Juillet (1830-1848), c’est le « Peuple », sous la Seconde république, qui se met à taxer, réglementer et subventionner une part croissante de l’économie française. En 1848, le gouvernement place des chômeurs dans des Ateliers nationaux, subventionnant leur emploi. Alors que le périmètre de l’État s’accroit, ce dernier se met à fournir un nombre toujours plus important de « services publics » financés par le contribuable.

Bastiat voit d’un mauvais œil de tels développements. En 1850, dans le pamphlet prémonitoire intitulé La Loi, il critique l’emprise exponentielle de la législation sur la société civile, dans tous les domaines. Il se demande si l’instauration du suffrage universel (sans les femmes) en 1848 est à même de résoudre ce problème : le peuple ne peut-il pas désormais élire ses représentants et les contrôler ? Hélas, force est de constater, dit-il dans La Loi, que le problème ne fait que s’aggraver. Avec le suffrage universel, on est passé à un système dans lequel chaque citoyen peut se tourner vers l’État pour lui demander de régler ses problèmes en faisant une loi. Et les groupes de pression bien organisés parviennent facilement à tourner ce système à leur avantage. Conséquence : les législateurs s’immiscent toujours plus dans nos vies pour les réglementer, avec l’assentiment du peuple.

Karl Marx a désigné Bastiat dans son Capital comme « le représentant le plus plat, partant le plus réussi, de l’économie apologétique »[1]. Ce portrait pourrait provenir du ressentiment de Marx à l’égard d’un écrivain politique dont l’écriture est remarquablement claire et qui fut l’un des critiques les plus incisifs du socialisme. Mais à la suite de Marx, les économistes de Keynes à Schumpeter ont également considéré à tort Bastiat comme un simple vulgarisateur des idées d’Adam Smith.

Aujourd’hui, on le redécouvre comme un génial précurseur de l’analyse économique du droit et des choix publics. Il est l’initiateur d’une conception de la politique comme analyse et critique de ce qu’il nomme « la spoliation légale », une forme d’exploitation d’une classe par une autre, théorie dont Marx se souviendra en la déformant. La vraie nature du problème est moins économique, selon Bastiat, qu’institutionnelle. Il comprend bien avant tout le monde que la démocratie tend à substituer un marché politique au marché économique. Et il démontre, dans La Loi, tant les causes que les conséquences de ce changement. Car si le marché économique est imparfait, le marché politique l’est plus encore, comme nous allons le voir.

Frédéric Bastiat est né à Bayonne le 30 juin 1801. Très jeune, à dix-neuf ans, il se passionne pour l’économie politique et étudie les œuvres d’Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Destutt de Tracy, Charles Dunoyer et Charles Comte, ce dernier étant son auteur préféré. En 1825, il hérite de son père d’un domaine agricole qu’il gère comme un « gentleman-farmer », selon son expression. Il découvre alors, sur le terrain, les problèmes engendrés par l’absence de définition claire des droits de propriété. Il s’engage alors dans le conseil municipal de sa ville de Mugron, au cœur des Landes, un carrefour fluvial et donc commercial, entre les ports de Bordeaux et de Bayonne.

La quasi-totalité de ses livres et de ses essais seront écrits au cours des six dernières années de sa vie, de 1844 à 1850. Bastiat commence à publier dans le Journal des Économistes en 1844, et écrit des brochures et des articles pour les journaux. Il fait paraître en deux volumes les Sophismes Économiques, en 1844 et 1845.

La même année, il apprend l’existence d’une ligue anglaise pour le libre-échange. Il écrit à son fondateur, Richard Cobden, qui lui répond. Il se rend à Londres pour le rencontrer en 1845 et publie peu après Cobden et la Ligue. L’année suivante, il créé en France l’Association pour le libre-échange, et se jette dans le combat contre le protectionnisme en France. Il lève des fonds, crée une revue hebdomadaire et donne des conférences dans tout le pays.

En 1850, la dernière année de sa courte vie, Bastiat écrit deux de ses œuvres les plus célèbres : La Loi et une série de pamphlets intitulée Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pasLa Loi a été traduite en de nombreuses langues étrangères, dont l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le russe et l’italien. Mais l’influence de Bastiat a commencé à décliner vers la fin du XIXe siècle, avec la montée en puissance du socialisme et en particulier du marxisme au sein des universités et dans les instituts de recherche, financés sur fonds publics.

Son message dans la Loi est que la législation, telle qu’elle existe dans nos démocraties, est devenue une caricature de la justice et une perversion du droit. « Il ne pouvait donc s’introduire dans la Société un plus grand changement et un plus grand malheur que celui-là : la Loi convertie en instrument de spoliation », dit-il. Nous allons exposer cette idée sous la forme de cinq thèses fondamentales issues d’une lecture attentive de La Loi. [2]

1° La loi ne crée pas le droit mais le découvre

« Ce n’est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c’est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois ». 

Autrement dit la propriété n’est fondée ni sur la loi positive, ni sur un principe d’utilité. Elle n’est pas, comme le croit Rousseau, une création sociale, elle est un droit naturel. Avant d’être utile, la propriété est d’abord juste. La loi vient constater ce droit en lui donnant pour sanction la force collective, mais elle est impuissante à créer ce droit quand il ne préexiste pas.

a.1) la propriété n’est pas seulement utile, elle est d’abord juste

« L’homme naît propriétaire » a dit un jour Bastiat dans un de ses discours. Autrement dit, La propriété est une conséquence nécessaire de la nature de l’homme, de sa liberté, de ses facultés.

En effet, l’homme en venant au monde est dénué de tout, mais il possède un corps et une intelligence. Or la propriété, dans tous les pays, n’a qu’une origine : elle est le produit du travail intellectuel et physique, elle fait partie de la personne qui pense et qui agit et c’est pour ce motif qu’elle est considérée comme une chose sacrée, même par les peuples les plus anciens, chez lesquels il n’existe aucune loi écrite.

Qu’est-ce que l’homme ? C’est la vie, physique, intellectuelle et morale. Mais la vie ne se soutient pas d’elle-même, dit Bastiat, il faut l’entretenir pour survivre. Notre vie physique et morale a besoin d’un perfectionnement, elle a besoin d’assimilation et d’appropriation : on transforme la nature pour l’adapter à nos besoins. Il conclut avec ces trois éléments qui résument l’homme entier :

Personnalité : c’est l’individu, doué de son corps et de ses facultés

Liberté : c’est la capacité de faire usage de ses facultés pour agir et travailler à sa conservation

Propriété : c’est le résultat du travail.

La propriété commence d’abord par le droit à la vie et la propriété de son corps. La personne s’appartient à elle-même, elle est propriétaire d’elle-même, de sa vie, de ses facultés. Ensuite la propriété est le droit pour l’individu de jouir du fruit de son activité, des richesses qu’il crée, et d’en disposer à sa guise, y compris en excluant autrui de leur usage. Les droits de sûreté et de résistance à l’oppression, de libre expression, d’association, de culte, etc., sont des conséquences du principe de propriété.

La propriété est donc d’abord un phénomène humain, naturel et non politique. Elle est antérieure et supérieure à la politique et à la loi. Par suite, la loi n’a pour tâche que de protéger et de garantir la Personnalité, la Liberté et la Propriété. Bastiat affirme ainsi la primauté de l’ordre naturel sur l’ordre construit, ainsi que la primauté de la moralité sur la légalité.

Pour parler du droit naturel de propriété, on remonte souvent à John Locke et à son fameux Second Traité du gouvernement civil, qui en expose les principes. Mais en France, il suffit de remonter à Quesnay et à son article Droit naturel, que Bastiat a certainement lu, et qui considère la propriété comme une loi naturelle supérieure à toutes les lois conventionnelle. Selon Quesnay, la loi est intervenue simplement pour constater le droit de propriété et en assurer la jouissance légitime. De là, Bastiat reformule simplement cette idée que ce n’est pas parce qu’il y a des lois qu’il y a des propriétés, mais « parce qu’il y a des propriétés qu’il y a des lois. »

Il est intéressant de voir que la philosophe et romancière Ayn Rand (1905-1982), ne dit pas autre chose dans ses livres : « Sans droit de propriété, aucun autre droit n’est concevable. Comme il faut à l’homme subvenir à son existence par ses propres efforts, l’homme qui n’a pas de droit sur les produits de son effort n’a pas les moyens d’entretenir sa vie. Celui qui produit alors que les autres disposent de ce qu’il a produit est un esclave ».

Ayn Rand n’est pas une économiste, c’est une philosophe du droit. Mais l’économie politique n’est pas seulement la science de l’utile, c’est bien dans le droit qu’elle prend ses racines profondes. L’utile varie tandis que le juste est une mesure absolue. Aucune chose ne peut être à moitié juste et à moitié injuste. Soit le vol est juste, soit il est injuste. Soit la propriété naturelle est juste, soit elle est injuste. Si l’économie politique est la science des richesses, elle est surtout la science des richesses légitimes, c’est-à-dire acquises par le travail. D’où le fait que le libre-échange n’a jamais été une question simplement économique, mais une question de droit, de justice, de respect de la propriété.

b.1) Le contractualisme de Rousseau, matrice de toutes les utopies sociales

« Rousseau. — Bien que ce publiciste, suprême autorité des démocrates, fasse reposer l’édifice social sur la volonté générale, personne n’a admis, aussi complètement que lui, l’hypothèse de l’entière passivité du genre humain en présence du Législateur ».

Rousseau admet, et les socialistes avec lui, que l’ordre social tout entier découle de la loi. Ainsi la propriété serait une simple convention créée par la loi. Selon Rousseau en effet, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, le premier qui s’est approprié un terrain et a inventé la propriété privée est le vrai corrupteur de la société. La propriété naturelle est donc la source du mal. Deux maux sont issus de la propriété naturelle et détruisent les sociétés : l’inégalité et la servitude. Néanmoins, il ne prescrit pas la suppression de la propriété ; elle reste malgré tout une nécessité. Étant donné que les ressources sont rares, il faut bien une répartition. Dans Le Contrat social, Rousseau explique alors que c’est la loi qui doit répartir les biens. Le législateur doit répartir la propriété de manière équitable pour tous. Dans cette perspective, la propriété est donc entièrement un phénomène politique, conventionnel. La propriété n’est légitime que si elle est validée par la volonté générale.

Marx a lu Rousseau et a retenu de lui cette idée que la propriété est la source du mal et qu’il faut la collectiviser. Mais sans aller jusque-là, les architectes sociaux de la social-démocratie de nos jours ont tendance à fonder leurs programmes sur cette hypothèse rousseauiste.

Chez Rousseau, la propriété n’est pas antérieure au droit, elle n’est qu’une convention instituée par la volonté générale et dans les limites décidées par elle. De ce fait, il n’y a pas de liberté ni de droit indépendamment de la société et du bon vouloir des législateurs. Or si l’on dissocie le droit de la propriété, on en vient facilement à justifier de faux droits, qui ne sont acquis que par la violation des droits d’autrui. Par exemple : le droit au travail ou le droit au logement. Pour que je puisse acquérir gratuitement un logement il faut bien que quelqu’un paie pour moi. Et si c’est l’État qui paie, puisqu’il ne produit pas de richesses, il ne peut le faire qu’en prenant un logement à quelqu’un, ou son équivalent, pour me le donner.

Cette idée que le droit de propriété est une création de la loi a donc pour conséquence selon Bastiat d’ouvrir un champ sans limite aux utopistes qui souhaitent modeler la société d’après leurs plans. Pour lui au contraire, comme pour d’autres libéraux classiques, l’individu, sa liberté et sa propriété prévalent sur l’organisation politique parce qu’ils la précèdent. Ces droits n’émanent pas d’une convention. Et il est du devoir du gouvernement d’assurer les droits naturels de chaque individu. Une société juste est une société dans laquelle les droits de propriété sont intégralement respectés, c’est-à-dire protégés contre toute ingérence de la part d’autrui.

Conclusion, il n’appartient pas à la loi de créer la propriété. Celle-ci a son principe dans la nature même de l’homme. Elle a sa source dans le travail intellectuel et physique de l’homme. Elle revient donc entièrement à celui qui l’a créée et l’on ne peut la lui prendre sans son consentement. Il y aurait une injustice souveraine à l’en dépouiller par la ruse ou par la force. Dès lors, le droit de propriété, c’est la base inébranlable de la justice et la fonction de la loi est de protéger, et non pas de s’arroger, des biens acquis de manière juste, c’est-à-dire librement, par le travail et non par le vol.

   2° L’État ne peut faire ce qu’un individu n’a pas le droit de faire

« S’il est une chose évidente, c’est celle-ci : La Loi, c’est l’organisation du Droit naturel de légitime défense c’est la substitution de la force collective aux forces individuelles, pour agir dans le cercle où celles-ci ont le droit d’agir, pour faire ce que celles-ci ont le droit de faire, pour garantir les Personnes, les Libertés, les Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire régner entre tous la Justice ».

En d’autres termes, Bastiat considère comme évident que si un individu ne doit pas commettre certaines actions parce qu’elles attentent à autrui ou à sa propriété, aucun groupe d’individus ne doit les commettre, y compris l’État. Ce dernier n’étant qu’une association d’individus, il ne peut agir par des moyens qui sont fondamentalement viciés, des moyens qui impliquent la violence contre la personne humaine (l’homicide, l’esclavage, l’agression, le mensonge) et contre ses biens (le vol).

a.2) L’État n’est qu’une association d’individus

« Et si chaque force individuelle, agissant isolément ne peut légitimement attenter aux droits d’un autre individu, comment cela serait-il vrai de la force collective qui n’est que l’union organisée des forces isolées ? ».

Bastiat cherche à définir la véritable mission de l’État et de la loi dont il est le garant. Or un symptôme a particulièrement effrayé notre auteur après la révolution de 1848, c’est cette idée dominante, dont nous avons déjà parlé en introduction, qui a envahi toutes les classes de la société, que l’État est chargé de faire vivre tout le monde.

Cette idée se rencontre chez tous les réformateurs sociaux, précurseurs du socialisme. Louis Blanc veut que l’État intervienne pour assurer l’égale répartition des salaires, Proudhon le charge d’instituer le crédit gratuit. Les devoirs, même moraux, tels que l’amour du prochain, doivent être prescrits par la loi et l’État doit veiller à leur accomplissement.

Mais l’État n’étant qu’une association d’individus, dit Bastiat, il n’a pas d’autres droits que ceux mêmes que ceux-ci possèdent préalablement. En effet, le droit collectif a son principe dans le droit individuel. Chacun tient de la nature le droit de défendre sa personne, sa liberté, sa propriété, qui sont les trois éléments constitutifs et conservateurs de sa vie. Et plusieurs personnes ont le droit de s’entendre, de s’organiser, pour pourvoir à cette défense de façon plus efficace et à moindre coût. Mais, de même que la force d’un individu ne peut légitimement attenter à la vie, à la liberté et à la propriété d’un autre individu, la force commune ne le peut pas davantage. Celle-ci n’est et ne peut avoir été instituée que pour maintenir la justice.

« L’État a-t-il d’autres droits que ceux que les citoyens ont déjà ? J’ai toujours pensé que sa mission était de protéger les droits existants déjà ».

Nous parlons souvent de l’État comme s’il était une entité réelle d’un ordre différent et supérieur à la réalité des choses banales que nous rencontrons dans la vie quotidienne. Mais l’État est tout simplement un nom pour un groupe particulier de personnes agissant de façon particulière à des moments et des lieux particuliers. Ce point étant admis, il faut présumer que ces personnes sont liées par des règles morales de conduite qui sont les mêmes pour chacun : ce qui est moralement bon pour chacun doit l’être pour tous et ce qui est immoral pour chacun doit l’être pour tous. Ce qu’un individu n’a pas le droit de faire : voler ou tuer, un État n’a pas le droit non plus de le faire.

Il faut donc comprendre la défense de l’individu par Bastiat en ce sens que celui-ci est le seul agent moral. Les notions de bien et de mal moral n’ont de sens que pour des personnes singulières, non pour des collectivités abstraites. La société, l’histoire, la nation n’ont pas de volonté, pas d’intentions et donc pas de droits. La source de toute moralité c’est l’individu. Il n’y a pas d’autre référence pour définir le bien et le mal, le juste et l’injuste que l’individu. C’est lui seul qui pense, lui seul qui agit, qui choisit, qui exerce une responsabilité morale.

Quand les hommes politiques promettent de l’argent et donnent des subventions, des prestations sociales, ils ne peuvent le faire qu’avec l’argent des autres. Ils ne peuvent donc être généreux qu’avec de l’argent volé, de l’argent pris à des gens qui ne voulaient pas le donner. Et si un individu faisait la même chose qu’eux, il serait sévèrement puni. Si le fait de spolier autrui est immoral pour un individu, cela vaut également pour un État. Ce dernier n’a donc pas de statut moral spécifique, pas d’autonomie propre.

b.2) Individualisme et collectivisme

« Quels sont les peuples les plus heureux, les plus moraux, les plus paisibles ? Ceux où (…) l’individualité a le plus de ressort ».

La société n’est pas un individu, elle n’agit pas, elle n’existe que par les individus qui la composent et qui agissent. Mais bien entendu Bastiat ne nie pas qu’il y ait des groupes humains, des collectivités, des choses telles que la société, le peuple ou la nation. Pour Bastiat l’homme est un être social par nature, fait pour vivre en société. Et la coopération, l’association, le partage, sont des valeurs essentielles pour le bien commun. Mais l’homme est un être social qui ne peut s’accomplir qu’en faisant des choix personnels libres et responsables, avec ce qui lui appartient et dans le respect d’autrui.

Cette idée est la véritable clé de voûte d’une société humaine civilisée et nous ramène au droit, sans lequel la vie collective n’est qu’une forme de tyrannie déshumanisante. Or l’accroissement de l’action collective, au nom d’une « fausse philanthropie », se traduit par l’effacement du droit, le déplacement de la responsabilité et son transfert de l’individu à l’État. Le résultat c’est la perte de liberté et d’initiative de la société civile et l’anéantissement de la responsabilité individuelle.

Le socialisme, consciemment ou inconsciemment, considère la société comme une construction arbitraire de l’intelligence humaine, destinée à réaliser une fin morale qui est l’égalité et subordonnée à la réalisation de cette fin. Dans ce cadre, les rapports économiques reposeraient uniquement sur la philanthropie, la fraternité et la solidarité imposées d’en haut, par la loi.

Bastiat, loin de cette utopie, considère la société comme née des besoins des hommes. Elle se perfectionne à mesure que chacun des éléments qui la composent comprend mieux le profit qu’il retire de la vie commune et contribue volontairement à l’améliorer. Pour lui, une société n’est heureuse que si elle jouit d’une certaine prospérité matérielle. Et elle n’est prospère que si chacun des individus qui la composent peut agir pour créer de la valeur par son effort et son initiative. L’effort et l’initiative de chacun conditionnent donc le bonheur commun.

On le voit, l’individualisme bien compris n’est absolument pas un relativisme en matière morale. Bastiat refuse d’accorder à l’État le droit de commettre des actions que tout le monde considère comme immorales si elles étaient commises par n’importe quel individu ou groupe social. Simplement l’État n’a pas un statut d’exception, une sorte de privilège qui l’exempterait des règles communes de droit. Une société libre et juste à la fois est une société dans laquelle un même code moral et juridique s’applique à tous, y compris et surtout aux hommes qui gouvernent, parce qu’ils disposent du pouvoir de contraindre.

   3° La loi ne peut être un instrument d’égalisation sans devenir spoliatrice

« Il m’est tout à fait impossible de séparer le mot fraternité du mot volontaire. Il m’est tout à fait impossible de concevoir la Fraternité légalement forcée, sans que la Liberté soit légalement détruite, et la Justice légalement foulée aux pieds ».

Bastiat va étudier successivement la valeur, l’origine, et les conséquences de ce qu’il appelle « la tendance populaire qui prétend réaliser le Bien général par la Spoliations générale », c’est-à-dire le socialisme. Voyons comment.

a.3) La spoliation légale

« Quand une portion de richesses passe de celui qui l’a acquise, sans son consentement et sans compensation, à celui qui ne l’a pas créée, que ce soit par force ou par ruse, je dis qu’il y a atteinte à la Propriété, qu’il y a Spoliation. Je dis que c’est là justement ce que la Loi devrait réprimer partout et toujours ». 

La spoliation est l’exacte opposée de la propriété, nous dit Bastiat. Spolier vient du latin spoliarer, qui veut dire dépouiller. Nous avons vu que l’homme ne peut vivre, en effet, qu’en s’appropriant les choses, qu’en appliquant ses facultés sur les choses, c’est-à-dire en travaillant. Hélas, il peut aussi bien s’approprier le produit des facultés de son semblable, c’est-à-dire le spolier.

Toute la mission de la loi est d’empêcher cette spoliation extra-légale, c’est-à-dire de défendre la propriété et la liberté, deux choses inséparables. C’est pourquoi, l’action de tuer et celle de prendre par ruse ou par fraude le bien d’autrui, sont deux crimes contre la propriété.

Or, au cours de l’histoire, il se trouve que la loi a été détournée de cette mission. Au lieu que la loi soit un frein à l’injustice en faisant respecter les droits individuels, la loi devient dans ce cas-là un instrument d’injustice :

« Selon la puissance du législateur, elle détruit, à son profit, et à divers degrés, chez le reste des hommes, la Personnalité par l’esclavage, la Liberté par l’oppression, la Propriété par la spoliation ».

Malheureusement, cette même force, qui, dans les sociétés, s’exerce par le moyen de la loi, n’est pas restée dans son rôle. Elle s’est mise à agir contrairement à sa propre fin et souvent elle s’est appliquée elle-même à anéantir la justice, nous dit Bastiat. Cette perversion s’est accomplie sous l’influence de deux causes, ajoute-t-il, qui sont l’égoïsme inintelligent et la fausse philanthropie. Notre auteur définit de la manière suivante la première de ces causes, l’égoïsme :

« Se conserver, se développer, c’est l’aspiration commune à tous les hommes, de telle sorte que si chacun jouissait du libre exercice de ses facultés et de la libre disposition de leurs produits, le progrès social serait incessant, ininterrompu, infaillible.

Mais il est une autre disposition qui leur est aussi commune. C’est de vivre et de se développer, quand ils le peuvent, aux dépens les uns des autres. Ce n’est pas là une imputation hasardée, émanée d’un esprit chagrin et pessimiste. L’histoire en rend témoignage par les guerres incessantes, les migrations de peuples, les oppressions sacerdotales, l’universalité de l’esclavage, les fraudes industrielles et les monopoles dont ses annales sont remplies. Cette disposition funeste prend naissance dans la constitution même de l’homme, dans ce sentiment primitif, universel, invincible, qui le pousse vers le bien-être et lui fait fuir la douleur ».

Ainsi, la spoliation légale est stimulée par la paresse et le désir de s’enrichir facilement. C’est pourquoi elle est considérée comme la manière la plus facile d’obtenir la richesse. L’une des affirmations les plus récurrentes de Bastiat est que le protectionnisme, tout autant que l’utilisation des taxes pour redistribuer la richesse, sont des formes de pillage légalisé, c’est-à-dire un vol réalisé par les pouvoirs publics eux-mêmes.

L’État est certainement aujourd’hui l’un des principaux contrevenants aux droits de propriété, qu’il est pourtant censé protéger. Ces intrusions illégitimes dans la sphère privée peuvent prendre diverses formes selon le temps et le lieu :

– Réglementations

– Blocage des prix, des salaires

– Taxations

– Redistributions

– Subventions

– Prohibitions

– Censures

Lorsque les droits de propriété sont violés, on force l’individu à se défaire d’une partie de ses biens au profit d’un autre ou au profit de la collectivité, ce qui est immoral. On l’empêche de faire usage de sa personne et de ses biens comme il l’entend, ou en libre association contractuelle avec d’autres, en vertu du droit, ce qui est injuste.

La loi devrait réprimer cette tendance spoliatrice. Elle devrait assurer à chacun la liberté qui lui est nécessaire pour pourvoir à ses besoins et lorsqu’il a travaillé dans ce but, elle devrait empêcher que les fruits de son travail ne lui soient ravis. Voyons maintenant quelle est la seconde cause de la spoliation légale.

b.3) « La fausse philanthropie » ou l’ « injustice organisée » : le socialisme

« On ne veut pas seulement que la Loi soit juste ; on veut encore qu’elle soit philanthropique. On ne se contente pas qu’elle garantisse à chaque citoyen le libre et inoffensif exercice de ses facultés, appliquées à son développement physique, intellectuel et moral ; on exige d’elle qu’elle répande directement sur la nation le bien-être, l’instruction et la moralité. C’est le côté séduisant du Socialisme. Mais, je le répète, ces deux missions de la Loi se contredisent. Il faut opter. Le citoyen ne peut en même temps être libre et ne l’être pas ».

Il y a un point sur lequel Bastiat estime être en total accord avec ses adversaires socialistes. C’est le fait d’affirmer qu’un comportement fraternel ou solidaire vaut mieux qu’un comportement égoïste. Sa critique des socialistes est plus subtile, elle ne consiste pas à rejeter la fraternité ou la solidarité mais à refuser de l’inscrire dans la loi pour la rendre forcée. Bastiat ne critique jamais l’association en elle-même, ni la coopération sociale. Il critique l’association forcée et défend l’association volontaire, fondée sur le consentement.

Le socialisme consiste à imposer non pas la fraternité spontanée, mais la fraternité légale et obligatoire, dit Bastiat. Il impose non pas la solidarité naturelle, mais la solidarité artificielle. Par-là, il supprime la responsabilité individuelle en la rendant collective.

Alphonse de Lamartine, dans une lettre, avait un jour qualifié Bastiat d’ « individualiste » au sens péjoratif, parce qu’il ne demandait pas à la loi d’organiser l’égalité et supposait alors qu’il repoussait la fraternité, la solidarité et l’association : « M. de Lamartine m’écrivait un jour : “Votre doctrine n’est que la moitié de mon programme ; vous en êtes resté à la Liberté, j’en suis à la Fraternité.” » Bastiat lui répond alors : « “La seconde moitié de votre programme détruira la première.” Et, en effet, il m’est tout à fait impossible de séparer le mot fraternité du mot volontaire. Il m’est tout à fait impossible de concevoir la Fraternité légalement forcée, sans que la Liberté soit légalement détruite, et la Justice légalement foulée aux pieds. »

Ainsi donc, quand la loi devient un outil d’égalisation, elle devient un outil de spoliation : « Les socialistes nous disent : puisque la Loi organise la justice, pourquoi n’organiserait-elle pas le travail, l’enseignement, la religion ? Pourquoi ? Parce qu’elle ne saurait organiser le travail, l’enseignement, la religion, sans désorganiser la Justice. »

Si la loi organise le travail, l’enseignement et la religion, elle désorganise la justice. Qu’est-ce à dire ? En réalité la fraternité légale a un effet strictement inverse de l’égalisation, car elle vole les pauvres pour donner aux riches. Sur qui en effet reposent les coûts de l’instruction gratuite, des protections ou des subventions accordées à tel ou tel producteur ? C’est toujours la classe moyenne et les revenus inférieurs qui paient le prix fort. Pas nécessairement sous forme d’impôts, mais sous forme de salaires moins élevés, d’inflation, de chômage, etc.

Par ailleurs, la fausse philanthropie consiste à vouloir le bien général. On veut égaliser tout le monde. Les intentions sont donc hors de cause. Mais les inégalités et les injustices résultent toujours de spoliations passées. Alors pour remédier aux injustices passées on fait de nouvelles spoliations :

« La spoliation légale peut s’exercer d’une multitude infinie de manières : tarifs, protection, primes, subventions, encouragements, impôt progressif, instruction gratuite, Droit au travail, Droit au profit, Droit au salaire, Droit à l’assistance, Droit aux instruments de travail, gratuité du travail, gratuité du crédit, etc., etc. Et c’est l’ensemble de tous ces plans, en ce qu’ils ont de commun la spoliation légale, qui prend le nom de Socialisme. »

Le socialisme, dit Bastiat, n’est fait que de spoliations légales, mais qu’il « déguise habilement à tous les yeux » sous les noms de Fraternité, Solidarité, Organisation, Association. Or chaque fois que les opposants au socialisme ne veulent pas que quelque chose soit fait par le gouvernement, les socialistes les accuse de ne vouloir rien faire du tout, de rejeter la fraternité, la solidarité, l’organisation, l’association, et leur jette à la face l’épithète d’individualistes.

Bastiat réfute alors le paralogisme contenu dans ce raisonnement :

« Nous repoussons l’instruction par l’État ; donc nous ne voulons pas d’instruction. Nous repoussons une religion d’État ; donc nous ne voulons pas de religion. Nous repoussons l’égalisation par l’État ; donc nous ne voulons pas d’égalité, etc. C’est comme s’il nous accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent, parce que nous repoussons la culture du blé par l’État. ».

En bonne logique c’est un sophisme appelé « non sequitur ». Il consiste à déduire des conséquences fausses à partir d’une affirmation antécédente valable.

4° La spoliation légale engendre les luttes de classes et les crises politiques

« Un autre effet de cette déplorable perversion de la Loi, c’est de donner aux passions et aux luttes politiques, et, en général, à la politique proprement dite, une prépondérance exagérée ».

L’égalisation ou la fraternisation de la société par la spoliation et l’augmentation massive de la dépense publique aboutissent selon Bastiat à deux phénomènes remarquables par leur actualité : la montée des groupes de pression et le climat de révolution permanente qui règne dans les démocraties modernes.

a.4) Charles Comte et Charles Dunoyer, précurseurs de Bastiat

Charles Comte et Charles Dunoyer sont deux disciples de Benjamin Constant, de Destutt de Tracy et surtout de Jean-Baptiste Say (dont Charles Comte deviendra le gendre). Ils sont nés juste avant la Révolution française et ont autour de 30 ans en 1814, lorsqu’ils créent ensemble le journal Le Censeur qui deviendra Le Censeur européen en 1816.

Ce sont avant tout des philosophes de la société. À la différence des économistes classiques, leur problème n’est pas seulement de comprendre comment une société crée de la richesse, mais aussi de comprendre comment faire bénéficier le plus grand nombre des bienfaits de l’industrie et du commerce. En cela, ils sont les véritables précurseurs de Bastiat. « Je ne connais, disait Bastiat, en parlant du Traité de législation de Charles Comte, aucun livre qui fasse plus penser, qui jette sur l’homme et la société des aperçus plus neufs et plus féconds. »

Comte et Dunoyer sont à l’origine de la première théorie libérale de la lutte des classes, fondée sur une analyse critique radicale de l’État (Marx reconnaîtra s’en être inspiré en la détournant). Selon eux, les gouvernants, l’administration et leurs nombreux clients, forment une « classe parasitaire ». Cette classe s’enrichit aux dépens de la classe productive aux moyens d’instruments coercitifs tels que l’impôt, le monopole public, la réglementation, etc.

C’est pourquoi, la seule manière de débarrasser le monde de l’exploitation d’une classe par une autre consiste à détruire le mécanisme même qui rend cette exploitation possible : le pouvoir de l’État de distribuer et de contrôler la propriété et la répartition des avantages qui y sont liés. Comte et Dunoyer considèrent l’État, à la différence des socialistes, comme la source même des privilèges et des injustices, plutôt que comme l’instrument par lequel ces problèmes peuvent être résolus.

L’État n’en reste pas moins utile. Dans son article « Gouvernement » du Dictionnaire de l’économie politique, Dunoyer écrit que « la tâche particulière de l’État est d’apprendre aux hommes à bien vivre entre eux ; il est producteur de sociabilité, de bonnes habitudes civiles : c’est le fruit particulier de son art et de son travail ». Mais son rôle n’est pas de faire le bien, il est de corriger les penchants antisociaux. Autrement dit, l’État est avant tout un gendarme, son rôle est de produire de la sécurité pour les honnêtes gens et de nuire aux malhonnêtes.

b.4) Bastiat, théoricien des crises politiques

« Oui, tant qu’il sera admis en principe que la Loi peut être détournée de sa vraie mission, qu’elle peut violer les propriétés au lieu de les garantir, chaque classe voudra faire la Loi, soit pour se défendre contre la spoliation, soit pour l’organiser aussi à son profit. La question politique sera toujours préjudicielle, dominante, absorbante ; en un mot, on se battra à la porte du Palais législatif. La lutte ne sera pas moins acharnée au-dedans ».

Dans La Loi, Bastiat se révèle bien plus qu’économiste, comme on l’a souvent désigné. Il fait œuvre de philosophe du droit, de philosophe social et politique. Les écrits de Bastiat sur la loi et l’ordre social font de lui un important précurseur des économistes de l’école de Virginie, dite école des « Choix publics » au XXe siècle, qui ont associé le droit et l’économie dans une nouvelle discipline. En effet, Bastiat s’attache à montrer que le droit, en tant qu’institution humaine, peut également être perverti par ceux qui l’utilisent à d’autres fins que la défense de la liberté et de la propriété. Et quand la loi est pervertie, il s’ensuit une haine inexpiable entre les spoliés et les spoliateurs.

À Charles Comte et à Charles Dunoyer, Frédéric Bastiat a repris ce thème central de la spoliation et de la lutte des classes. C’est la spoliation qui permet de comprendre l’histoire humaine, c’est-à-dire toutes les formes de violence exercées dans la société par les forts sur les faibles, par les plus rusés, par les beaux parleurs.

Autrement dit, lorsque la loi, au nom d’une fausse philanthropie, se met à distribuer des avantages sociaux par la fiscalité, les prestations sociales et autres subventions, elle devient l’enjeu d’une lutte entre les groupes d’intérêts pour s’assurer un maximum de profits immérités. C’est alors un jeu à somme nulle. Ce que les uns gagnent, les autres le perdent. Le sentiment d’inégalité et d’injustice ne peut alors que s’accroître et générer des conflits.

« Vous ouvrez la porte à une série sans fin de plaintes, de haines, de troubles et de révolutions », écrit encore Bastiat. Si la loi promet de répondre à toutes les attentes, il est probable qu’elle échoue et qu’au bout de chaque déception, il y ait une révolution.

À l’inverse, écrit Bastiat : « je défie qu’on me dise d’où pourrait venir la pensée d’une révolution, d’une insurrection, d’une simple émeute contre une force publique bornée à réprimer l’injustice. Sous un tel régime, il y aurait plus de bien-être, le bien-être serait plus également réparti, et quant aux souffrances inséparables de l’humanité, nul ne songerait à en accuser le gouvernement, qui y serait aussi étranger qu’il l’est aux variations de la température. (…) Mais faites la Loi sur le principe fraternitaire, proclamez que c’est d’elle que découlent les biens et les maux, qu’elle est responsable de toute douleur individuelle, de toute inégalité sociale, et vous ouvrez la porte à une série sans fin de plaintes, de haines, de troubles et de révolutions ».

Certains groupes d’intérêts particuliers ont compris qu’il était plus facile de gagner de l’argent par l’engagement politique que par des comportements productifs. Ils cherchent alors à voler l’argent des autres sous l’égide de l’État, sapant la capacité de production du marché par la multiplication des lois, des taxes et des contraintes bureaucratiques. Ainsi, « l’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde », écrit Frédéric Bastiat dans un autre pamphlet bien connu et intitulé L’État.

« Il est dans la nature des hommes de réagir contre l’iniquité dont ils sont victimes. Lors donc que la Spoliation est organisée par la Loi, au profit des classes qui la font, toutes les classes spoliées tendent, par des voies pacifiques ou par des voies révolutionnaires, à entrer pour quelque chose dans la confection des Lois ».

Bastiat rejoint ici son collègue Alexis de Tocqueville qui avait analysé la relation entre le désir d’égalité et le changement social. C’est la thèse bien connue de la frustration relative. Selon Tocqueville, plus les inégalités se réduisent, plus on va vers l’égalité et plus les inégalités qui restent sont insupportables, d’où naissance des conflits sociaux. Donc plus on réduit les inégalités, plus il y a de conflits et de crises. Cette thèse s’oppose radicalement à celle de Karl Marx, qui soutient que plus les inégalités augmentent, plus il y a de conflits.

Et Frédéric Bastiat de conclure, à l’opposé de Marx, pour ainsi dire : « Sortez de là, faites la Loi religieuse, fraternitaire, égalitaire, philanthropique, industrielle, littéraire, artistique, aussitôt vous êtes dans l’infini, dans l’incertain, dans l’inconnu, dans l’utopie imposée, ou, qui pis est, dans la multitude des utopies combattant pour s’emparer de la Loi et s’imposer ; car la fraternité, la philanthropie n’ont pas comme la justice des limites fixes. Où vous arrêterez-vous? Où s’arrêtera la Loi ? (…) Vous serez conduits ainsi jusqu’au communisme, ou plutôt la législation sera… ce qu’elle est déjà : — le champ de bataille de toutes les rêveries et de toutes les cupidités ».

5° La loi ne peut être que négative

« Ce n’est pas la Justice qui a une existence propre, c’est l’Injustice. »

Bastiat met en avant ce qu’il appelle une conception négative de la loi. Pour lui, la loi est un outil qui n’a pas d’autre fonction que de prévenir l’injustice, c’est-à-dire certaines actions qui portent atteinte aux autres ou à leurs propriétés. Quand la loi agit de façon positive, elle devient spoliatrice.

a.5) La loi ne peut agir positivement sans créer de faux droits

« Quand la Loi, — par l’intermédiaire de son agent nécessaire, la Force — impose un mode de travail, une méthode ou une matière d’enseignement, une foi ou un culte, ce n’est plus négativement, c’est positivement qu’elle agit sur les hommes ».

Concevoir la loi de façon positive, c’est faire de la loi un outil pour forcer les gens à agir d’une manière quelconque. C’est, dit Bastiat, « l’idée bizarre de faire découler de la Loi ce qui n’y est pas : le Bien, en mode positif, la Richesse, la Science, la Religion ». C’est faire de la loi un outil d’égalisation, comme nous l’avons vu plus haut : organiser la fraternité, la solidarité, l’éducation, la santé etc.

Quelles sont alors les conséquences sur le peuple d’une loi qui agit de manière positive ? Bastiat répond : « Essayez d’imaginer une forme de travail imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la Liberté ; une transmission de richesse imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la Propriété. Si vous n’y parvenez
pas, convenez donc que la Loi ne peut organiser le travail et l’industrie sans organiser l’Injustice ».

Un thème qui revient souvent dans son œuvre, et en particulier dans La Loi, c’est que la solidarité forcée par la loi n’est pas la charité. En effet, lorsqu’un don est rendu obligatoire, ce n’est plus de la charité, car la charité se définit comme un don volontaire. Quand un individu est contraint de donner, il devient la victime d’un vol. L’attitude morale du don est remplacée par la revendication « de droits à », qui sont des revendications sur le travail d’autrui. La redistribution forcée n’a donc rien à voir avec la solidarité humaine authentique. Elle supprime la charité au profit de la coercition étatique pure, qui forme la base du totalitarisme.

Seule la reconnaissance et la protection du droit de propriété nous offre la possibilité d’être généreux. Il faut bien posséder quelque chose pour pouvoir le donner. Je n’ai pas le droit de consommer ce qui ne m’appartient pas, ni le droit de faire payer par les autres ce que je consomme. Ainsi, l’argent qu’on prend au riche par l’impôt pour le distribuer aux pauvres ne fait pas de ce riche un homme bon. La solidarité forcée n’est pas la fraternité, c’est la loi du plus fort.

Un autre problème est que Loi et Justice tendent à se confondre dans l’esprit des masses. Ainsi, dit Bastiat, « il suffit donc que la Loi ordonne et consacre la Spoliation pour que la spoliation semble juste et sacrée à beaucoup de consciences ».

Aujourd’hui, comme en témoigne l’augmentation massive de la taille du gouvernement, les politiciens sont largement en faveur d’une conception positive de la loi, au nom précisément de cette « fausse philanthropie » que nous avons exposée plus haut. L’un des dangers les plus courants, mais aussi les plus graves de cette tendance à rendre la loi positive est donc l’émergence et la généralisation de la spoliation légale.

Cette tendance existait bien à l’époque de Bastiat. Prenons l’exemple du fameux « droit au travail », contre lequel Tocqueville s’est brillamment battu en 1848 à l’Assemblée constituante. Le « droit au travail » était défendu par Louis Blanc et Victor Considérant. Il consistait à défendre l’idée que l’État avait le devoir de procurer du travail à tous ceux qui en demandaient. Au contraire, Dunoyer, puis Bastiat et Tocqueville réclamaient « la liberté » de travailler et de récolter les fruits de son travail

La spoliation légale qui résulte nécessairement de la création de faux droits apparaît encore plus clairement de nos jours. Il suffit par exemple de lire la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, notamment dans ses articles 22 (« tout personne a droit à la sécurité sociale »), 23 (« toute personne a droit au travail »), 24 (« toute personne a droit au repos et aux loisirs »), 25 (« toute personne a droit à un niveau de vie suffisant »), 26 (« toute personne a droit à l’éducation »). En effet, pour que tous ces faux-droits soient satisfaits, il faut nécessairement « prendre aux uns pour donner aux autres », sans leur consentement et sans dédommagement, ce qui est la définition que donne Bastiat de la spoliation dans La Loi.

b.5 La loi doit agir négativement pour rester juste

« Quand la loi et la Force retiennent un homme dans la Justice elles ne lui imposent rien qu’une pure négation. Elles ne lui imposent que l’abstention de nuire. Elles n’attentent ni à sa Personnalité, ni à sa Liberté, ni à sa Propriété. Seulement elles sauvegardent la Personnalité, la Liberté et la Propriété d’autrui ».

Quel doit être alors le rôle des lois ? Il est faux, explique notre auteur, de dire que « le but de la Loi est de faire régner la Justice », il faudrait plutôt dire : « le but de la Loi est d’empêcher l’Injustice ». Son rôle est alors de remédier à certains maux. Mais selon Bastiat, il faut distinguer deux sortes de maux :

1) Les maux faits à autrui par la violence, c’est-à-dire les injustices. Ceux-là doivent être combattus par la loi.

2) Les maux qui résultent d’erreurs, d’imprévoyances et de mauvais choix. Ceux-ci ne doivent pas être combattus par la loi mais corrigés par le double mécanisme naturel de la responsabilité et de la solidarité spontanée. Tout ce que la loi peut faire c’est éventuellement régulariser l’action de ce mécanisme par une sanction qui a l’avantage d’être plus immédiate et plus sûre que la sanction naturelle.

Une société libre n’a pas besoin de beaucoup de lois mais simplement de quelques règles de droit qui garantissent et protègent la propriété et la responsabilité. Ceci rejoint les propos de Benjamin Constant : « Les fonctions du gouvernement sont purement négatives. Il doit réprimer les désordres, écarter les obstacles, empêcher en un mot que le mal n’ait lieu. On peut ensuite se fier aux individus pour trouver le bien ». [3] Dans ce cadre, une frontière doit donc être tracée entre le domaine de la vie privée et celui de l’autorité publique. Et Constant résume bien cette idée dans une formule célèbre : « Que l’autorité se borne à être juste. Nous nous chargeons de notre bonheur »[4].

L’État n’est pas responsable de notre bonheur. « Le Socialisme, comme la vieille politique d’où il émane, confond le Gouvernement et la Société », dit Bastiat. C’est à chacun de prendre ses responsabilités. Et le malheur ne donne aucun droit, ni aucun privilège. Le rôle positif de l’État et donc de la loi consiste tout à au plus à reconnaître et à protéger le droit de propriété de chacun, à faire appliquer les contrats et donc à faire en sorte que chacun puisse exercer sa responsabilité personnelle.

Conclusion : la solution du problème social est dans la liberté

« À quelque point de l’horizon scientifique que je place le point de départ de mes recherches, toujours invariablement j’aboutis à ceci : la solution du problème social est dans la Liberté ».

Je voudrais pour finir souligner le profond humanisme social et politique qui sous-tend la philosophie de Bastiat et répondre à quelques objections au sujet du « libéralisme » faussement compris par beaucoup comme un économisme, indifférent au bien commun.

Dans la dernière partie de son texte, Bastiat réfute l’idée communément admise par les élites françaises à l’époque, que l’homme n’a aucune « impulsion » et doit être poussé à l’action par un législateur ou une règle. Il s’appuie pour cela sur de nombreux auteur comme Bossuet, Mably, Robespierre et Louis Blanc qui ont tous préconisé l’intervention de la loi comme solution du problème social.

Pour Bastiat, cette croyance que seuls les gouvernements sont capables de fournir certains services procède d’un regard faussé sur l’humanité : un regard qui prétend que les individus libres sont incapables de compassion et de charité envers ceux qui sont faibles. Cette croyance prévaut aujourd’hui et contribue à expliquer pourquoi tant de gens privilégient le socialisme, qu’il soit de droite ou de gauche.

« Quoi donc ! De ce que nous serons libres, s’ensuit-il que nous cesserons d’agir ? De ce que nous ne recevrons pas l’impulsion de la Loi, s’ensuit-il que nous serons dénués d’impulsion ? De ce que la Loi se bornera à nous garantir le libre exercice de nos facultés, s’ensuit-il que nos facultés seront frappées d’inertie ? De ce que la Loi ne nous imposera pas des formes de religion, des modes d’association, des méthodes d’enseignement, des procédés de travail, des directions d’échange, des plans de charité, s’ensuit-il que nous nous empresserons de nous plonger dans l’athéisme, l’isolement, l’ignorance, la misère et l’égoïsme ? S’ensuit-il que nous ne saurons plus reconnaître la puissance et la bonté de Dieu, nous associer, nous entraider, aimer et secourir nos frères malheureux, étudier les secrets de la nature, aspirer aux perfectionnements de notre être ? »

Si la solution du problème social est dans la liberté et la responsabilité individuelle, c’est parce qu’elle est le véritable socle du droit et de la justice. Dès lors il est particulièrement incohérent d’alléguer que Bastiat écarterait le « bien commun ». Au contraire tout son effort dans La Loi consiste à affirmer précisément ce qu’est le bien commun. Il montre que nous vivrons tous dans un monde meilleur si la loi protège la liberté et la propriété et si elle reste dans son rôle. « C’est sous la Loi de justice, sous le régime du droit, sous l’influence de la liberté, de la sécurité, de la stabilité, de la responsabilité, que chaque homme arrivera à toute sa valeur, à toute la dignité de son être ». Loin d’avoir renoncé au bien commun, il le définit négativement comme l’absence de spoliation et d’oppression et positivement comme la paix publique qui résulte du respect du droit et de la justice. « Quels sont les peuples les plus heureux, les plus moraux, les plus paisibles ? Ceux où la loi intervient le moins dans l’activité privée », dit Bastiat. En revanche, la spoliation légale, fondée sur des motifs philanthropiques, est bien une perversion du bien commun et finalement sa destruction.

Jean-Claude Michéa, l’auteur contemporain à succès que tous les anti-libéraux adorent, consacre dans un de ses livres un passage à Bastiat. Il lui reconnaît un « esprit original » et le mérite d’avoir pris au sérieux les objections des socialistes de son époque. Comme l’écrit Michéa, « loin de défendre l’égoïsme calculateur dénoncé par les ‘Écoles socialistes’, Bastiat partage pour son compte personnel le même idéal d’une communauté solidaire et décente que celui de ses adversaires. » [5] Mais plus loin, il ajoute que pour Bastiat, « la libéralisation intégrale des échanges économiques (…) en plaçant la société juste sous la figure tutélaire des lois de l’offre et de la demande, va se charger elle-même par un processus purement mécanique, d’engendrer cette communauté à la fois pacifique et solidaire ». [6] Michéa conclut alors : pour les libéraux, « la croissance est bien l’énigme résolue de l’Histoire ».

Malheureusement, c’est très clair, Michéa n’a pas bien lu Bastiat et ne l’a pas compris. Pour ce dernier, comme nous l’avons vu, ce n’est pas la croissance économique qui est le problème, c’est la propriété et le rôle que la loi joue dans la protection ou la restriction de la propriété. La clé du problème est de nature institutionnelle et non économique. Dès lors, la critique de Michéa tombe complètement à plat.

En réalité, un certain nombre d’effets pervers attribués abusivement par Michéa au libéralisme, sont directement attribuables à la perversion de la loi dans la démocratie, à son détournement par des groupes de pression, à des fins de spoliation.

Autrement dit, ce que Bastiat nous montre dans La Loi, c’est que le suffrage universel et la règle majoritaire ne suffisent pas à garantir que les allocations du marché politique soient plus justes que celles qui résultent du libre fonctionnement du marché économique. À moins que la loi se contente de réprimer les atteintes au droit. Mais le paradoxe c’est que la démocratie sans la liberté, c’est-à-dire sans le respect intégral du droit de propriété, tend à se détruire elle-même par l’accroissement exponentiel de l’État et des lois.

Pour Bastiat, les souffrances de la société, bien loin d’avoir leur origine dans la liberté, entendue comme droit de disposer de soi et de ce qui nous appartient légitimement, proviennent, au contraire, d’atteintes directement ou indirectement portées à ce principe. D’où il conclut que la solution du problème de l’amélioration du sort des pauvres consiste à affranchir la propriété de toute entrave directe ou indirecte que des intérêts à courte vue, des passions aveugles ou des préjugés ont opposés depuis des siècles à la liberté et à la propriété.

Un des rares intellectuels qui ont compris très tôt la philosophie sociale de Bastiat est Franz Oppenheimer (1864-1943), le sociologue allemand et théoricien de l’État. Selon lui, « Bastiat établit clairement la distinction entre la ‘production’ et la ‘spoliation’ et nomme les principales formes de spoliation : la guerre, l’esclavage, la théocratie, et le monopole ».

Une note que l’on trouve dans l’édition Guillaumin de la première série des Sophismes économiques, nous révèle que Bastiat avait déclaré, à la veille de sa mort : « Un travail bien important à faire, pour l’économie politique, c’est d’écrire l’histoire de la Spoliation. C’est une longue histoire dans laquelle apparaissent les conquêtes, les migrations des peuples, les invasions et tous les funestes excès de la force aux prises avec la justice. De tout cela il reste encore aujourd’hui des traces vivantes, et c’est une grande difficulté pour la solution des questions posées dans notre siècle. On n’arrivera pas à cette solution tant qu’on n’aura pas bien constaté en quoi et comment l’injustice, faisant sa part au milieu de nous, s’est impatronisée dans nos murs et dans nos lois. » [7]

Damien Theillier

Bibliographie

Frédéric Bastiat, La Loi, édition numérique téléchargeable gratuitement : //www.institutcoppet.org/2011/01/19/bastiat-la-loi-1850

À paraître en novembre 2015, les Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, aux Éditions de l’Institut Coppet.

Adolphe Imbert, Frédéric Bastiat et le socialisme de son temps, Éditions de l’Institut Coppet, 2014

Robert Leroux, Lire Bastiat : Science sociale et libéralisme, Éditions Hermann, 2008

Conseils de lectures indispensables pour compléter l’étude de La Loi :

Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Hachette, Paris, 1972

Bruno Leoni, La liberté et le droit, préface de Carlo Lottieri, Les Belles Lettres, 2006

Pascal Salin, Libéralisme, Odile Jacob, 2000.

 

___________________

NOTES

[1] Karl Marx, Le Capital, postface de la deuxième édition allemande, 24 janvier 1873

[2] Toutes les citations de Frédéric Bastiat dans cet article, sauf mention contraire, sont extraites de La Loi

[3] Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, 1822

[4] Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819

[5] Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Paris, Flammarion/ Coll. Climats, 2007

[6] Ibid.

[7] Note de Prosper Paillottet dans la conclusion de la première série des Sophismes Économiques, 1845

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