La solidarité économique de l’Espagne et de la France

Ernest Martineau, « La solidarité économique de l’Espagne et de la France » (Revue économique de Bordeaux, n°13, septembre 1890).


LA SOLIDARITÉ ÉCONOMIQUE DE L’ESPAGNE ET DE LA FRANCE.

Le nouvel ambassadeur d’Espagne, le duc de Mandas, en remettant le 27 juillet dernier ses lettres de créance à M. Carnot, a prononcé un discours dans lequel nous remarquons ces paroles :

« L’Espagne et la France ne peuvent pas avoir seulement des rapports de bon voisinage, car elles ont des intérêts positifs variés et considérables qui les rapprochent à toute heure.

LA PROSPÉRITÉ DE L’UNE EST LIÉE À LA PROSPÉRITÉ DE L’AUTRE. »

Un tel langage a une portée bien autre que les formules banales qui sont l’accompagnement ordinaire de ces cérémonies diplomatiques.

Dans la bouche de l’éminent ambassadeur, il a une signification des plus importantes.

M. le duc de Mandas affirme qu’il y a solidarité, harmonie parfaite entre les deux grands peuples voisins, le peuple espagnol et le peuple français.

La prospérité de l’un, dit-il, est liée à la prospérité de l’autre ; que nous voilà loin de la formule empruntée par Montaigne à l’antiquité classique : « Le profit de l’un est le dommage de l’autre » !

À cette maxime de Sénèque le philosophe, maxime vraie en apparence dans ces sociétés antiques vivant de butin, de rapines et du fruit du travail des esclaves, où la propriété n’était autre chose que le vol organisé, voici que le noble duc oppose la maxime diamétralement opposée :

Le profit de l’un est le profit de l’autre.

Entre ces deux formules, il y a toute la différence qui sépare les civilisations guerrières et aristocratiques, vivant de rapines et de brigandages, des civilisations pacifiques et démocratiques, basées sur le travail, la paix féconde et la liberté, et — ce qui est un signe des temps — c’est dans la bouche d’un grand seigneur espagnol que nous rencontrons l’expression des aspirations des démocraties modernes.

Chose étrange, en même temps que M. le duc de Mandas tient ce langage, la majorité de notre Parlement, par l’organe de MM. Méline, Pouyer-Quertier et consorts, imbue des préjugés des peuples possesseurs d’esclaves, par suite de l’enseignement classique qui nous plonge dans les sociétés grecque et romaine, en nous en faisant stupidement admirer les institutions et les lois, cette majorité, dis-je, reprend la formule de Montaigne et s’apprête à isoler la France par des barrières de douanes, en affirmant l’antagonisme des intérêts des peuples, et en proclamant que « le profit de l’un est effectivement le dommage de l’autre ».

Écoutez, en effet, ce que dit l’auteur du manuel du parfait protectionniste, M. Domergue, dans le livre de la Révolution économique, écrit sous l’inspiration du grand-prêtre du système, M. Méline :

« Les théoriciens du libre-échange se laissent égarer par le beau rêve de paix universelle, de fraternité humanitaire ; ils échappent ainsi au spectacle affligeant que nous donne cette fin de siècle…

La lutte économique pourra-t-elle jamais prendre fin ? Il faudrait pour cela que les richesses et l’activité humaine fussent également réparties sur tous les points du globe : or, la nature ne l’a pas voulu ainsi. »

Ainsi, voilà l’idée d’antagonisme entre les nations, idée qui est la base du système de soi-disant protection, voila la maxime empruntée par Montaigne à Sénèque le philosophe, reprise et rééditée par nos restrictionnistes.

Heureusement que ces sophistes se contredisent d’une telle manière qu’ils nous épargnent la peine de les réfuter, car après avoir dit : « la lutte économique ne pourra prendre fin, la nature ne l’a pas voulu », ils ajoutent : « il peut se faire, qu’à un moment donné, le libre-échange entre dans le domaine des choses réalisables, quand l’évolution économique du globe sera terminée. » Autant dire que le progrès se réalisera lorsque le monde aura pris fin ! À ces arguties, au milieu desquelles la raison se perd ; nous sommes heureux d’opposer le langage du nouvel ambassadeur d’Espagne.

Joignons-y ces paroles de M. Carnot :

« Vous appréciez avec autant de justesse que d’élévation la nature des rapports qui doivent exister, POUR LEUR BIEN RÉCIPROQUE, entre deux peuples voisins et amis, pénétrés comme vous de ce sentiment QUE LES INTÉRÊTS DES DEUX NATIONS SONT SOLIDAIRES. »

Nous voilà loin du langage de M. le député Michou disant « que l’étranger est toujours l’ennemi et qu’il faut bien se garder de lui porter notre argent en lui payant tribut ». Nous voilà loin également du langage d’un membre important de la Société d’agriculture des Deux-Sèvres, affirmant que « s’il est beau d’être humain, il est bon d’être Français », et affirmant, avec MM. Méline et Domergue, par ses attaques contre la liberté des échanges, l’antagonisme des intérêts des peuples.

E. MARTINEAU.

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