Le commerce français

Ernest Martineau, « Le commerce français » (Revue économique de Bordeaux, n°13, septembre 1890).


LE COMMERCE FRANÇAIS

La Petite Gironde du 4 juillet dernier contient un premier article portant ce titre : Le commerce français, dans lequel, après d’excellentes réflexions au sujet de l’envahissement des carrières dites libérales et des fonctions publiques au détriment de l’industrie, de l’agriculture et du commerce, elle conclut à l’encouragement par tous les moyens possibles des études industrielles et commerciales dans notre pays.

On ne saurait mieux dire, et nous partageons entièrement à ce sujet l’opinion du rédacteur de l’article.

Mais, pour remédier au mal, il importe de remonter jusqu’à la racine et de voir si, avant de chercher à encourager l’enseignement industriel et commercial, il ne faut pas décourager, ou plutôt réformer, un enseignement beaucoup trop accrédité et qui produit précisément le mal dont souffre notre pays. 

Cet enseignement, dont on vient de discuter récemment au Sénat la portée et les effets, et qui a donné lieu à une brillante joute oratoire entre un sénateur de la Charente-Inférieure et M. J. Simon : c’est l’enseignement classique.

Loin de nous la pensée de nier, au point de vue littéraire, les heureux effets des lettres grecques et latines, et de nous attirer, par ce manque de goût, les foudres de l’éloquence indignée de M. J. Simon : ce que nous critiquons, et nous allons nous expliquer à ce sujet, c’est la méthode d’enseignement adoptée notamment dans nos écoles d’enseignement supérieur, au point de vue des idées morales et politiques développées dans les ouvrages des auteurs anciens.

On oublie trop, dans nos écoles, que les anciens étaient des possesseurs d’esclaves, qui, comme tels, méprisaient le travail, le commerce (servile opus), et on inculque à nos jeunes générations le mépris aristocratique des Grecs et des Romains pour le travail manuel et pour le commerce.

En outre, on inculque aux élèves et étudiants les notions les plus fausses au sujet de la liberté et de la propriété.

Les possesseurs d’esclaves anciens ne pouvaient avoir que des idées fausses sur ce sujet. Propriétaires d’hommes réduits au rang des choses, dont ils s’appropriaient les produits, ils ne pouvaient admettre la liberté comme un droit fondé sur la nature de l’homme ; de même pour la propriété : ils ne pouvaient, sous peine d’anéantir l’esclavage, admettre que les fruits du travail appartinssent à celui qui les avait produits.

De là leurs fausses définitions de la liberté et de la propriété

Chez les Romains, notamment, la lance était le symbole de la propriété, et ils considéraient surtout comme leur propriété — nous dit Gaïus, un de leurs jurisconsultes — le butin pris sur l’ennemi.

C’est-à-dire que la propriété romaine, c’était le vol organisé.

Voilà les fruits de l’enseignement classique ! et quel que soit le talent de M. Jules Simon, je ne vois pas comment il pourrait contester ce qui est l’évidence même et ce qui ressort des textes les plus formels du droit romain. 

J’ajoute que la définition du droit de propriété de notre Code civil est la traduction même de la définition du droit romain.

Comment veut-on, dans de pareilles conditions, que nos législateurs puissent organiser notre démocratie moderne, cette démocratie laborieuse, sur des bases solides, quand ils sont imprégnés de ces fausses idées sur la liberté et la propriété ?

C’est là qu’il faut frapper, pour porter remède au mal.

L’enseignement classique, tel qu’il est actuellement organisé, est la source — source empoisonnée — à laquelle s’abreuvent les classes moyennes. 

Tant que cette source ne sera pas épuisée, le mal subsistera : le commerce, l’industrie, l’agriculture, opus servile, seront méprisés et délaissés ; les carrières libérales — l’armée, la marine, les fonctions publiques — seront encombrées.

E. MARTINEAU.

Note additionnel du rédacteur en chef : 

Il y a un fonds de vérité dans les observations de notre correspondant ; il est certain que l’enseignement classique, dont le programme embrasse principalement l’étude des auteurs de la Grèce et de Rome, doit exercer une influence fâcheuse sur les idées de la jeunesse, appelée plus tard à prendre part à la direction des affaires publiques. Les sociétés antiques différaient essentiellement de nos sociétés modernes, et avant d’aborder l’étude des langues mortes, qui renferment incontestablement des trésors au point de vue littéraire, il faudrait que le jugement de l’élève fût assez formé pour faire cette différence. Mais M. Martineau nous paraît un peu trop sévère pour notre Code civil ; l’influence du droit romain s’y trouve incontestablement, mais la philosophie du XVIIIe siècle y a également marqué son empreinte. Voici, par exemple, la définition du droit de propriété donnée par Portalis, qui fut un des principaux rédacteurs de notre Code.

« Le principe du droit de propriété, dit Portalis, est en nous ; il est dans la constitution de notre être et dans les relations avec les objets extérieurs. »

On ne saurait trouver une définition plus juste et plus conforme aux données de la science.

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