L’Alsace et la France

Dans cet article publié en mai 1895, Frédéric Passy rappelle l’urgence de traiter pacifiquement, en hommes raisonnables, la question restée pendante de l’Alsace-Lorraine. Si l’on veut éviter de violer la libre détermination des peuples, et si l’on veut en même temps faire taire les partisans de la revanche, il faut discuter et s’entendre, sauf à risquer « quelque conflagration suprême », qui fasse couler le sang, et apporte la ruine et la banqueroute totale. 


 

Frédéric Passy, L’Alsace et la France, Le Siècle, 27 mai 1895.

L’Alsace et la France

 

Y a-t-il ou n’y a-t-il pas une question d’Alsace ? Et s’il y eu a une, de quelle façon peut-on espérer la voir un jour résolue ?

Ce sont des points sur lesquels malheureusement l’accord est loin d’être fait, non seulement entre ceux qui, des deux côtés du Rhin, représentent ce patriotisme agressif et étroit qu’on appelle le chauvinisme, mais entre ceux-là mêmes qui travaillent avec le plus de sincérité et de constance à écarter de leur pays et de l’Europe les dangers dont les menacent encore les souvenirs trop vivaces de leurs compétitions et de leurs luttes.

Je n’ai point la prétention de traiter pour mon compte, en quelques lignes, un si grave et si délicat sujet. Je voudrais seulement le rappeler à l’attention de tous les esprits impartiaux et prévoyants, et j’en trouve l’occasion dans un article publié récemment, le 4 mai, par la Revue bleue, sous la signature du sympathique Alsacien qui a rendu populaire son pseudonyme de Heimweh.

C’est un écrit récent de M.Franz Wirth, président de la Société de la Paix de Francfort-sur-le-Mein, qui a motive cet article de Jean Heimweh. M. Franz Wirth, démocrate socialiste, comme il le rappelle, ennemi de la guerre, comme il s’en fait honneur et, en cette double qualité, professant que, quant à lui, il concéderait aux Alsaciens ou à ceux qui le réclament pour eux le droit de faire connaître par un plébiscite, à quelle nationalité il leur convient d’appartenir, n’en déclare pas moins, de la façon la plus péremptoire, qu’il est inutile de perdre un mot sur cette affaire ; qu’il n’y a point et ne peut y avoir de question d’Alsace; que ce qui a été fait est bien et définitivement fait, et que le rôle des amis de la paix doit se borner à enseigner à cet égard aux Français et aux Alsaciens la résignation la plus absolue.

Déclarations quelque peu contradictoires, comme le remarque Jean Heimweh, et qui peuvent le paraître davantage encore, lorsqu’on voit le même Franz Wirth défier la France d’accepter la réunion d’un congrès européen et de se déclarer prête à désarmer, moyennant les conditions qui seraient fixées par ce congrès.Qu’en sait-il et qui l’autorise à préjuger les résultats d’un pareil congrès ?

Heimweh, il est inutile de le dire, est d’un autre avis, Homme de paix, lui aussi, mais convaincu que la véritable paix se fonde sur la justice et que, tôt ou tard, entre gens de bonne foi et de bonnes intentions l’entente doit devenir possible, il essaie d’examiner sous quelles conditions pourrait être résolue cette question d’Alsace qu’il considère lui, avec beaucoup d’autres, comme la question fondamentale de l’heure actuelle, et dont M. Franz Wirth, en la niant, constate lui-même l’importance.

La première de ces conditions, il faut le dire, c’est, après la reconnaissance du droit des populations à disposer d’elles-mêmes, celle de sacrifices à faire par la France si l’Alsace votait pour son indépendance ou pour le retour à son ancienne patrie. Les faits accomplis, quelque douloureux qu’ils soient, ne peuvent être tenus pour non avenus. L’Allemagne ne saurait, sans compensation, renoncer aux avantages réels ou prétendus qu’elle a cru s’assurer par le traité de Francfort et elle a droit à des garanties pour sa sécurité, le jour où elle renoncerait à celle qu’elle a cru, bien à tort peut-être, se procurer par la possession de nos anciennes provinces de l’Est.

Ainsi pense et parle le patriote alsacien, qui propose, après d’autres, une neutralisation de l’Alsace ; non pas, comme d’autres l’ont suggéré, une neutralisation pure et simple par la constitution d’un État-tampon indépendant ; mais la rétrocession à la France, en échange d’une colonie, le Tonkin ou Madagascar, de sa récalcitrante et ruineuse conquête, laquelle serait militairement neutralisée, verrait ses forteresses démantelées, ses garnisons limitées au chiffre strictement nécessaire pour le maintien de l’ordre intérieur, supporterait sa part des dettes contractées par l’Allemagne, ainsi que des dépenses faites sur son territoire et, comme satisfaction d’amour-propre, destinée à faire disparaître la méfiance de l’Allemagne, verrait Strasbourg érigé en ville libre, sous la condition que les habitants y consentiraient

« Après avoir entretenu la discorde d’une rive à l’autre du Rhin, Strasbourg, dit Heimweh, deviendrait ainsi pour les deux peuples un gage de paix et de relations amicales. Et pour manifester plus hautement son désir de concorde, la France proposerait d’instituer dans cette ville internationale, une grande université mixte, où se mêleraient les savants et les étudiants des deux nations au grand avantage de la culture générale et de la bonne entente des peuples. »

Encore une fois, je ne juge point, j’expose, sans autre dessein que de solliciter le lecteur à prendre de ces idées d’Heimweh une connaissance plus complète, en lisant dans son texte ce que je ne fais qu’indiquer certaines coïncidences qui me frappent cependant, parmi beaucoup d’autres, qui, sans diminuer la valeur de cet article et l’autorité de son auteur, en y ajoutant peut-être au contraire, montrent qu’il n’est ni le premier ni le seul à avoir tourné ses regards et essayé d’orienter la politique contemporaine dans le sens qu’il indique. J’avais sur ma table, depuis un certain temps déjà, avec le regret de n’avoir pu encore la lire, une brochure du contre-amiral Réveillère dont le titre ne semble pas avoir grand rapport avec la question d’Alsace.

Elle est intitulée : Gaules et Gaulois. Je viens d’en prendre enfin connaissance et, parmi des considérations historiques et économiques des plus intéressantes et des plus originales, je trouve, ce qui ne doit point surprendre de la part d’un membre fondateur de la Sociétéfrançaise pour l’arbitrage, des phrases comme celle-ci :

« Autres temps, autres mœurs ! Aujourd’hui les conquérants, ce sont les ingénieurs, les banquiers, les industriels et les marchands. Quant au soldat, son rôle se purifie et se grandit en se bornant à la défense de la patrie. »

Et cette autre phrase :

« Au régime de la concurrence politique et guerrière a succédé le régime de la concurrence industrielle. Le champ de bataille, c’est le marché. »

Ailleurs, l’honorable amiral parle de la nécessité de préparer ce tribunal européen préconisé par Gladstone, et, après avoir montré la Suisse par sa situation, par sa neutralité séculaire, par les conditions exceptionnelles d’impartialité dans lesquelles elle se trouve, désignée pour être le siège de ce tribunal, il ajoute :

« Reste à vider la question de frontière entre nous et l’Allemagne, question que l’histoire semble se complaire à embrouiller, question intempestivement soulevée par l’annexion de l’Alsace-Lorraine et qui n’a d’autre solution possible que la création d’un État indépendant et neutre pour nous séparer. »

Pour nous séparer, c’est-à-dire pour nous réunir.

« Il n’y a donc pas deux solutions, dit-il encore, il n’y en a qu’une : la constitution sur le Rhin d’un État neutre, que la France et l’Allemagne auront un égal intérêt à respecter. »

Ce n’est pas tout à fait, on le voit, la même solution que celle de Heimweh : c’est la même préoccupation : préoccupation prévoyante et pacifique, préoccupation patriotique et humanitaire, car si nous savons ce que coûte la défaite, l’Allemagne, dit-il, sait ce que coûte la victoire ; financièrement, cela se ressemble beaucoup.

Comme Heimweh, d’ailleurs, ce n’est pas sans compensations et sans conditions qu’il entend voir l’Allemagne consentir à cette neutralisation de sa conquête.

« Quand sera venu le moment propice, écrit-il lui aussi, nous dirons le front haut : que demandez-vous pour la libération de l’Alsace-Lorraine, pour que Alsaciens et Lorrains cessent d’être Allemands, puisqu’ils ne veulent pas l’être ? Nous sommes prêts à payer cette délivrance d’un haut prix, en or ou en colonies.

Qui parle de revanche ? dit-il encore. Quelques grotesques dont on rit ; quelques maniaques dont on s’impatiente ; mais tout le inonde doit parler de la question d’Alsace-Lorraine, ceux-là surtout qui, comme nous, veulent la paix ; qui la veulent de toute leur âme. Car la paix est impossible sans la justice.

Il n’est plus possible de faire le silence sur cette question d’Alsace-Lorraine. C’est pour l’Europe la robe de Déjanire. Lorsqu’un peuple se propose une réforme, comme toute réforme aboutit au budget, le fantôme de l’Alsace-Lorraine se dresse et met son veto. Cela est juste : le fardeau qui écrase l’Europe est le fardeau de ses iniquités. »

Ce fardeau, il faut qu’il soit déposé d’un commun accord. La République rhénane sera la bonne réconciliatrice entre ces frères trop longtemps ennemis, Gaulois et Teutons. Je n’insiste pas sur la ressemblance de cette dernière phrase avec celle d’Heimweh sur le rôle qu’il réserve à Strasbourg. Mais voici que ces idées communes aux deux auteurs réveillent dans ma mémoire un souvenir depuis longtemps endormi. Je rouvre un volume bien ancien (il est de 1873), l’Offrande à l’Alsace, et je retrouve sous ce titre même : Un souvenir et une espérance, quelques pages qu’à cette époque, le cœur plein encore des deuils personnels et des deuils de la patrie j’avais écrites sur la situation faite à l’Europe par la guerre de 1870. Ces pages, je ne puis songer à les citer tout entières ; je dirai seulement qu’après y avoir montré l’Alsace tour à tour champ de bataille et enjeu de toutes les luttes et de toutes les convoitises, arrachée comme un arbre qu’on déplante aussitôt qu’il commence à s’enraciner, déchirée, souillée, dévastée, tour à tour par les incendies de Turenne et par ceux de Werder, je rêvais une Alsace placée comme une lumière et comme un trait d’union entre la France et l’Allemagne, réconciliées dans une reconnaissance commune de leurs erreurs et de leurs torts. À une faute commune, disais-je, il faut une réparation commune. Tous y ont participé ; que tous participent aux tardifs remords et à la sagesse tardive qui seuls peuvent en effacer lentement les traces.

Qu’à tes pieds, pauvre Alsace, d’un commun accord tous viennent réclamer l’oubli de leurs erreurs et de leurs crimes en te rendant à toi-même. Que ton sol béni, sous cette loi nouvelle, devienne le premier anneau de la confédération sainte de la civilisation humaine et chrétienne, le noyau d’une zone de neutralité chaque jour plus étendue et plus assurée, tampon élastique d’abord, entre les chocs trop à redouter encore, puis, peu à peu, ferment d’apaisement et de réconciliation. Qu’à toi enfin soit réservé l’honneur de triompher à la fin et des vainqueurs et des vaincus en devenant non plus un trait d’union seulement, mais un lumineux foyer de vie commune et de vie meilleure.

Qu’il me soit permis en terminant d’invoquer encore, à l’appui de ces paroles lointaines le nom qui, plus que tout autre peut-être, représente à la fois l’amour de la patrie alsacienne et l’amour de l’humanité, celui de Jean Dollfus. Quinze ans après avoir écrit les lignes que l’on vient de lire, je rendais à ce grand homme de bien, au nom de l’Académie des sciences morales et politiques, dans la séance publique des cinq Académies, un hommage auquel s’associait tout entier l’Institut de France. Et voici par quelles paroles je terminais :

« Il croyait, disais-je, n’être infidèle ni à sa patrie française, dont sa petite patrie de Mulhouse était le joyau, ni à cette société plus haute des nations à l’avènement de laquelle il n’avait cessé de travailler. Il croyait servir l’une et l’autre en poursuivant, comme il l’a fait jusqu’à sa dernière heure, le redressement des iniquités, l’apaisement des animosités et l’allégement des charges qui en sont la triste conséquence. Il pensait, avec notre grand confrère M. Renouard, qu’il ne faut pas sacrifier à ses rancunes, même les plus légitimes, la cause de la civilisation. Il osait dire, avec le doyen actuel de la faculté protestante de Paris, le pasteur Lichtenberger, chassé de sa chaire de Strasbourg, pour y avoir tenu, dès 1871, cet admirable langage : ‘Qu’il y a d’autres moyens pour rétablir dans le monde l’ordre et la justice, pour mettre fin à l’esprit de conquête, en réviser les actes et en redresser les erreurs que de convier l’Europe à de nouveaux massacres.’

Et volontiers, pour conclure d’un mot, il eût, dans sa sereine et indomptable foi dans l’avenir, pris pour devise cette phrase tombée un jour d’une bouche qui ne fut pas toujours pacifique (celle de Gambetta) : ‘Ayons confiance ; la paix a des ressources que l’on ne soupçonne pas encore.’ »

Sera-t-il dit qu’il faille renoncer à de telles espérances ? Sera-t-il dit que, malgré les souffrances et les aspirations des peuples, malgré les efforts des esprits généreux et des nobles cœurs, qui, des deux côtés de la frontière, travaillent à préparer une ère de justice et de sécurité, la Vénétie de l’Allemagne du Nord perpétuera à jamais, jusqu’au jour de quelque conflagration suprême, l’insécurité, la méfiance et la haine ? On ne veut point qu’il y ait de question d’Alsace. On veut s’enfermer dans le cercle de fer du statu quo. « Cependant, dit Heimweh, que nous a-t-il donné, ce statu quo ? Il nous a donné la paix armée, le militarisme, la gêne financière, la haine des races et des classes, et il nous vaudra, s’il persiste, la guerre, la ruine et la banqueroute totale. Il serait temps de sortir de l’inconscience ou de l’inconséquence, de raisonner, de discuter et de s’entendre. »

FRÉDÉRIC PASSY.

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