L’alcoolisme

En cette fin de XIXsiècle, une croisade continue est menée contre l’alcool et l’alcoolisme : selon les pays, elle aboutira à la prohibition pure, au monopole, aux règlements ou à la fiscalité, en fonction des tempéraments nationaux. En France, Yves Guyot fait face aux médecins et aux partisans bornés de l’hygiénisme, qui veulent protéger l’individu contre ses passions, ses goûts et ses besoins. C’est là du socialisme, et il s’y oppose.

 

 

L’alcoolisme, Le Siècle, 8 juin 1895.

L’ALCOOLISME

M. le docteur Lannelongue a prononcé un savant discours sur l’alcoolisme. Député de l’Armagnac et médecin, il a fait entendre les plus ardentes récriminations contre les alcools d’industrie.

Toutefois il a reconnu que les alcools de cidres et de poirés n’étaient point sans contenir quelques essences nocives, et il a même fait cette concession pour le vin.

Si l’alcool d’industrie est un poison, il y a une conclusion simple : c’est sa suppression. M. le docteur Lannelongue n’a pas osé aller jusque-là.

Alors que veut-il ?On ne cesse de crier contre l’alcoolisme : plus on s’en occupe et plus la production d’alcool se développe :

1850  940 000 hectolitres

1859  1 032 000

1869  1 411 000 —

1879  1 488 000 —

1889  2 246 000 —

1893  2 476 000 —

1894  2 329 000

Par tête d’habitant, voici la progression :

 Litres

1850  1 46

1859  2 28

1869  2 63

1879  3 22

1889  4 »

1893  4 32

1894  4 04

Ces chiffres sont au-dessous de la vérité, car l’administration des contributions indirectes évalue seulement la production des bouilleurs de cru à 159 000 hectolitres en 1893 et à 214 000 hectolitres en 1894. Or, la production du cidre a été en 1893 de 31 600 000 hectolitres contre une production de 9 000 000, 11 000 000, 15 000 000 de hectolitres dans les années ordinaires. Qu’est devenu le sur-plus ? On en a bu davantage, soit, mais on en a distillé aussi davantage : on n’aurait pas eu assez de futailles pour mettre une pareille récolte ; il fallait donc brûler. Supposons qu’il y ait eu 10 millions d’hectolitres de cidres ainsi employés ; à 4 degrés, nous avons 400 000 hectolitres d’alcool. La récolte des vins a été de 50 070 000 hectolitres en 1893, de 39 053 000 hectolitres en 1894. En admettant même que les bouilleurs de cru en aient peu distillé, la plupart n’ont certainement pas laissé perdre leurs marcs. La régie ne compte pour 1893 que 44 761 hectolitres venant de la distillation des cidres, que 100 829 hectolitres venant de la distillation des vins et 74 773 venant de la distillation des marcs et lies. Pour 1894, elle donne les chiffres suivants : 72 135 pour les cidres, 161 660 pour les vins, 77 274 pour les marcs et lies. Évidemment, c’est trop peu.

On peut donc dire que la quotité moyenne de la production de l’alcool est de beaucoup supérieure aux chiffres de 4,56, 4,32 4,04 litres par individu que l’administration des contributions indirectes donne pour ces dernières années.

Il est vrai que toute la production n’est pas consommée en France ; nous exportons 260 000 hectolitres d’alcool pur, auxquels il faut ajouter une moyenne de 20 000 hectolitres de liqueurs en volume : soit 280 000 hectolitres.

Mais nous en importons à peu près 150 000, qu’il faut ajouter à notre consommation : restent donc 130 000 hectolitres en plus pour notre exportation, à déduire par conséquent de notre consommation.

Sur les 2 295 000 hectolitres d’alcool connus par la régie en 1893, il y en a 1 642 000 hectolitres soumis au droit de consommation : 1 265 000 chez les débitants de boissons ; 209 500 chez les simples consommateurs, achetant en gros, en tous lieux ; 167 800 chez les débitants et le simple consommateur à Paris.

On parle beaucoup des absinthes ; mais il ne faudrait pas exagérer, elles ne comptent que pour 27 992 hectolitres en bouteilles et 80 272 hectolitres en cercles ; les similaires d’absinthe comptent pour 12 846 hectolitres en cercles et 3 969 en bouteilles.

Le bitter sucré compte pour 4 850 hectolitres en cercles et 3 500 en bouteilles ; le bitter non sucré pour 18 774 hectolitres en cercles et 8 388 en bouteilles.

M. Lannelongue, comme tous les médecins, voudrait supprimer toutes ces liqueurs ; il voudrait supprimer la consommation de tous les alcools qui ne sont pas chimiquement purs ; c’est le vendeur qu’il rend responsable ; et il voudrait rendre le Laboratoire municipal encore plus tyrannique qu’il ne l’est.

M. Lannelongue a fait une conférence qu’il a terminée par ces mots :

« Vous avez un devoir plus élevé que celui de vous borner à rechercher le rendement le meilleur de l’impôt. Ce devoir, c’est la protection de la vie de l’homme, le soin de son travail et de la valeur morale et physique de sa descendance. »

J’en suis fâché pour M. Lannelongue, mais c’est là une conception socialiste, d’après laquelle l’État doit protéger l’individu contre ses passions, ses entraînements, ses goûts, ses besoins ; d’après laquelle l’État doit veiller sur sa reproduction. Que M. Lannelongue prenne garde. Il aboutirait vite aux conceptions de la République de Platon.

Mais M. Lannelongue est député. Il peut transformer ces vœux oratoires en proposition de loi. Il verra alors la différence qu’il y a entre les phrases de ce genre et la compétence du législateur.

YVES GUYOT.

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