Le caractère incomplet de la liberté commerciale en Angleterre

Les aménagements prévus par l’Édit de 1763, en faveur d’une plus grande liberté du commerce, sont conçus comme insuffisants par plusieurs Physiocrates, comme Louis-Paul Abeille, dans cette brochure de 1764. Il y montre que l’exemple anglais n’en est pas un, que le commerce n’y est qu’à moitié libre, et qu’en France comme en Angleterre la solution se trouve dans une liberté totale, tant pour l’importation que pour l’exportation.


Réflexions sur la police des grains en France et en Angleterre

par Louis-Paul Abeille

1764

Quand deux opinions opposées trouvent des partisans, les personnes qui flottent dans la neutralité doivent penser, ou que les deux partis sont dans l’erreur, ou que celui qui défend la vérité n’expose pas assez clairement ses raisons, ou que le parti opposé a des motifs d’incapacité ou d’intérêt particulier qui l’empêchent de se rendre à la lumière. Dans quelle classe placer ceux qui demandent la liberté du commerce des grains, comme une opération salutaire pour un Royaume épuisé, et ceux qui, regardant la prohibition comme le salut de l’État, envisagent l’exportation comme le germe de la disette et de la famine ? Ce serait aux personnes neutres à décider entre ces deux partis, s’il pouvait y avoir de la neutralité, sur la question de l’exportation parmi ceux qui l’ont examinée. Quelque puisse être le degré de lumières de ceux qui hasardent leur avis sur cette question, il ne leur sera peut-être pas inutile d’entrer dans la discussion d’un fait principal qui est devenu, pour ainsi dire, l’arsenal où chacun puise des armes.

Ceux qui forment des vœux pour que le Gouvernement accorde une entière liberté à l’exportation s’appuient communément sur deux raisons : l’une est tirée de notre propre expérience, l’autre de l’expérience des Anglais. La France était épuisée lorsque Henri IV monta sur le trône. Non seulement elle se rétablit, mais elle devint opulente pendant l’administration du Duc de Sully. Le plus actif de ses principes, disent les partisans de la liberté, fut de favoriser l’exportation des grains. Nous avons donc le plus grand intérêt à reprendre ce principe vivifiant.

Ceux qui aiment le despotisme des prohibitions n’ont pas répondu, mais ils pourraient répondre que la liberté d’exporter dont on jouit sous le ministère du Duc de Sully, ne fut que de tolérance ; que son opération fut secondée par les saisons, par le peu d’étendue de notre commerce, par l’inertie de nos voisins ; mais que la liberté ne fut point légale, puisque l’Édit du 12 Mars 1595, qui défend d’exporter les grains, sous peine d’être poursuivi comme criminel de lèse-majesté, n’a jamais été révoqué. Cet édit avait été rendu sous les yeux du Duc de Sully, et peut-être par son avis ; car quoi qu’il n’ait été surintendant qu’en 1599, il entra dans le ministère des finances dès 1595. Si ce Ministre eût regardé la liberté de l’exportation comme un principe fondamental, l’eût-il exposée à être renversée par l’incapacité, ou la timidité de ses successeurs, excusés et même secondés par un Édit ? Il eût cherché à perpétuer, par l’autorité d’une loi publique, l’usage de cette liberté qu’il se contenta de tolérer, de permettre, ou même de favoriser. Qu’on ne dise pas que Sully a prouvé ses principes par le fait. Les contradictions qu’éprouvait sa tolérance lui devaient faire sentir tout l’ascendant des lois connues. Il avait assez de pouvoir pour favoriser l’exportation malgré la loi il se serait servi de ce même pouvoir pour la faire abroger par une loi nouvelle, si l’utilité d’une liberté perpétuelle eut été dans ses principes. On peut donc regarder comme vraisemblable, que la faveur qu’il accorda à l’exportation tenait plus aux circonstances qu’aux principes qu’on lui attribue sur cette matière.

L’expérience des Anglais est le second point d’appui de ceux qui désirent la libre exportation. Le commerce, la population, les forces nationales, disent-ils, se sont prodigieusement augmentées en Angleterre, depuis que la sortie des grains est non seulement permise chez eux, mais de plus encouragée par des gratifications. Une expérience heureuse et soutenue pendant plus d’un siècle doit faire taire les préjugés les plus enracinés.

Les partisans des prohibitions se plaignent à cet égard, de ce qu’on veut introduire en France des maximes Anglaises. Ce qui convient dans un pays, disent-ils, ne convient pas dans un autre. La police des Anglais appellerait parmi nous la disette et la famine. Ils ont eux-mêmes senti la nécessité d’interdire quelquefois la sortie de leurs grains.

Il paraîtrait bien étonnant sans doute, qu’on objectât aux partisans de la prohibition, qu’ils se rapprochent beaucoup plus des principes Anglais qu’ils cherchent à écarter, que les partisans de la liberté qui réclament continuellement ces principes. C’est cependant un fait qu’il ne paraît pas difficile de prouver.

Nos prohibitions à la sortie empêchent le blé étranger d’entrer dans le Royaume. C’est aussi le principal but de la Police Anglaise, que de chasser le blé étranger. Nous repoussons nos voisins, en les avertissant qu’ils seront retenus dans nos ports dès qu’ils y seront entrés. L’Angleterre repousse l’Étranger, en chargeant sa denrée de droits si énormes, qu’il perdrait beaucoup à l’y conduire. Les Anglais veulent se passer de toutes les nations sur cet objet : nous formons le même vœu, puisque nous ne retenons la totalité de nos grains, que dans l’espérance de nous suffire à nous-même. Il est vrai que l’Anglais chasse le blé qu’il n’a pas cultivé, de peur qu’on n’en apporte trop et que c’est au contraire la crainte d’en manquer qui nous porte à réserver toutes nos récoltes. Mais il n’en est pas moins vrai que, de part et d’autre, on parvient au même but quoique par des voies différentes. Nos prohibitions ne nous éloignent donc pas beaucoup, quant aux effets, de la Police Anglaise.

À l’égard de l’exportation telle qu’on la demande aujourd’hui, on veut qu’elle soit entière, perpétuelle, indépendante des bonnes ou des mauvaises récoltes ; un de ses principaux effets sera de prévenir les disettes, en attirant les blés étrangers dans les mauvaises années. Ce n’est point sur ces principes qu’elle est établie en Angleterre. Il est donc certain que la liberté qu’on sollicite pour le commerce de France, ne ressemble que faiblement à celle dont jouit le commerce des Anglais.

Une connaissance exacte de leur police et de l’objet qu’ils se sont proposé est un point de fait dont il semble qu’on aurait dû s’assurer avant de la décrier en France, ou d’en solliciter l’adoption. On s’en est si peu occupé, qu’il est aisé de faire voir que la police Anglaise, la nôtre et celle qui n’aurait pour principe qu’une entière liberté, forment trois plans d’administration très distincts. Le commerce des grains n’est pas proprement libre en Angleterre, puisqu’il est chargé d’entraves au-dedans et au dehors. En France il est permis pour l’entrée, et prohibé pour la sortie. On demande aujourd’hui, pour ce commerce, une liberté absolue et permanente. Voila trois plans différents. Mais c’est principalement dans le but et dans les moyens qu’ils diffèrent entre eux.

L’Angleterre languissait autrefois dans les liens d’une prohibition absolue. Elle éprouva les mêmes effets que nous éprouvons aujourd’hui : l’abandon de la culture, la réduction des salaires, la pauvreté pour quiconque n’avait que de la santé et des bras. Un écrit publié en 1621 par le Chevalier Thomas Culpeper, nous apprend qu’alors les Français avec leur blé, et les Hollandais avec ceux de Pologne, fournissaient les marchés Anglais, et que les blés nationaux étaient habituellement au-dessous de leur vraie valeur. « À présent, dit Culpeper, que le blé et les autres denrées que la terre produit sont à vil prix, on abandonne la bêche et la charrue. Les pauvres gens trouvent peu à travailler, et les salaires, sont extrêmement bas. Si les Propriétaires des terres trouvaient leur compte à les amender, c’est-à-dire à améliorer leurs terres, il y aurait bientôt beaucoup plus de monde occupé à les cultiver qu’il n’y en a aujourd’hui, et les salaires seraient plus forts. Tout homme qui aurait de la santé et des bras ne serait pauvre que par une extrême paresse. »

L’ascendant des préjugés sur la multitude, et l’impression faible et lente des principes les plus solides et les plus lumineux sur des esprits prévenus, ne permirent pas aux Anglais de démêler promptement les causes de leur pauvreté. Ce n’est qu’en 1660 que nos succès et leurs pertes entr’ouvrirent leurs yeux. Ils essayèrent de permettre l’exportation de leurs grains quand le quarter[1] ne vaudrait que 24 schellings. Cet essai timide produisit des effets si avantageux, qu’en 1663 l’exportation fut permise jusqu’à ce que le quarter montât à 48 schellings, c’est-à-dire à 27 liv. le setier de Paris.

On vient de voir que pendant la durée de la prohibition en Angleterre, les blés de France et de Pologne y garnissaient tous les marchés. On crut donc qu’il ne suffisait pas de fortifier la culture par le libre commerce des grains à la sortie, et qu’on devait encore la favoriser en repoussant les blés étrangers par des droits d’entrée. Ces droits augmentèrent par degrés : ils furent d’abord de 5 schellings 4 deniers, ensuite de 10, de 16 schellings ; enfin ils montèrent jusqu’à 20 schellings par quarter (22 livres 10 sols de notre monnaie). Il est aisé de concevoir, qu’à l’exception d’un temps de famine, l’importation des grains étrangers est impossible lorsque chaque setier, mesure de Paris, est chargé de 11 liv. 5 sols de droits d’entrée. Cette branche de l’opération anglaise était une grande faute, comme on le verra bientôt.

De succès en succès, le Gouvernement d’Angleterre sentit qu’il pouvait ne se pas borner à repousser le blé étranger en le chargeant de droits et à permettre la sortie des blés nationaux à quelque prix qu’ils pussent monter. Il accorda de plus en 1689 une gratification de 5 schelins pour chaque quarter de blé qui serait exporté. C’est un peu plus de 3 liv. de notre monnaie pour chaque setier, mesure de Paris.

Voilà l’origine, les progrès et l’état actuel de la police anglaise par rapport au commerce des grains. Elle s’est établie en passant par tous les degrés d’expérience nécessaires pour former avec connaissance de cause un plan permanent. Recommencer ces expériences parmi nous, ce serait faire l’aveu humiliant que nous sommes à plus d’un siècle de l’Angleterre, dans les progrès de l’esprit humain, sur la science économique et politique. Il ne tient qu’à nous de les surpasser, puisqu’en profitant de leurs bonnes vues, nous pouvons nous épargner les fautes qu’ils ont faites, et perfectionner le plan d’administration auquel ils se sont fixés.

Que nous importe, en effet, ce que le duc de Sully pensait à l’égard du commerce des grains, puisque d’un côté il n’a pas imprimé le sceau de la loi à ce qu’on regarde comme ses principes, et que d’un autre côté la liberté, qu’il a certainement favorisée, fait partie des bonnes opérations avec lesquelles il a sauvé le royaume ?  Que nous importe ce qu’on fait et ce que font les Anglais, puisqu’il est certain que leur police est incomplète, et qu’elle a des inconvénients marqués qui seront irrémédiables tant que la gratification subsistera ? Sommes-nous assez bornés pour n’oser faire un pas sans nous vouer à une imitation servile ?

Les hommes de tout pays, de tout siècle découvriront infailliblement les vraies routes de l’administration, lorsqu’après s’être délivré des préjugés et des maximes d’habitude, ils chercheront de bonne foi la vérité dans le principe des choses, ou dans leurs conséquences.

Sully agît en ministre en favorisant l’exportation des grains. Il vit dans les principes des choses, le contraire de ce que le chancelier de l’Hôpital et l’auteur de l’Édit de 1595 avaient légalement ordonné. Culpeper et celui qui en 1660 proposa au parlement d’Angleterre de briser les entraves de la prohibition, virent aussi cette opération en ministres. Le dernier vit comme Sully, mais il vit plus loin puisqu’il fit rendre perpétuel par une loi ce que Sully ne pouvait rendre que momentané, puisque c’était le fruit de son autorité particulière, et que ce fruit devait ou pouvait disparaître avec lui.

On peut aujourd’hui avec beaucoup moins de génie que Sully, Culpeper, etc., se promettre de décider avec sagesse la question de la libre exportation des grains, et de rectifier sans méprise les détails défectueux qui se sont glissés dans une administration bonne en elle-même, puisque l’expérience l’a toujours justifiée. Le plan auquel se sont fixés les Anglais n’est point celui d’une liberté entière de commerce, puisque l’entrée des blés étrangers est proscrite par les droits auxquels ils sont assujettis. Ce n’est point non plus celui d’une prohibition absolue, puisque la sortie du blé national est toujours permise, et qu’elle est même encouragée par une gratification, tant que le prix du quarter n’excède pas 48 schelins. C’est un plan mixte, et par là un plan défectueux. Jetons un coup d’œil sur les inconvénients qu’il renferme.

Les Anglais, convaincus que la prohibition de la sortie des blés avait détérioré leur culture, et achèverait de la détruire, permirent l’exportation : c’était le remède qu’indiquait le mal même. Ils remarquèrent en même temps que le blé étranger s’introduisait chez eux ; ils le chargèrent de droits pour en empêcher l’entrée. C’était une faute. Ils la commirent, parce qu’ils ne virent pas que les versements de blés étrangers n’étaient qu’une suite, qu’un effet de la diminution de culture causée par les prohibitions. L’embarras de leurs positions, l’engourdissement inséparable d’une longue habitude, les empêchèrent de sentir que l’exportation favorisant la culture, opposerait au blé étranger la plus puissante des barrières, l’abondance ; que ce blé ne serait attiré et ne s’introduirait que dans des temps de disette, parce que le commerce ne porte point les denrées où elles abondent, et les verse toujours où elles manquent ; que par conséquent il était superflu de repousser le blé dans les temps d’abondance par des droits excessifs, et dangereux de les chasser par le même moyen dans les temps de disette. Cette méprise a jeté les Anglais dans des embarras minutieux et journaliers, et quelquefois dans le péril de manquer de grains. Tant une seule erreur, en fait d’administration, est dangereuse, par la suite d’erreurs qu’elle entraîne après soi !

Les succès incroyables de la libre exportation chez eux, et plus encore l’intérêt qu’avait Guillaume III à mettre dans son parti les propriétaires des terres, donnèrent lieu à la gratification établie en 1689. Ils ne virent pas que l’exportation a nécessairement des limites indépendantes de la fécondité du sol, et de la faveur des lois humaines ; que c’est sur l’étendue des besoins que se mesurera toujours la quantité des ventes ; que les besoins et la population ayant partout un terme, c’est une chimère que d’imaginer un accroissement de richesses sans bornes, d’après une exportation qui s’accroîtrait toujours. Cette fausse route, en les conduisant à la gratification, fortifia l’obstacle qui écartait le blé étranger, et le rendit même nécessaire. Cette gratification n’était destinée qu’à l’encouragement de la culture nationale ; il fallait donc empêcher le blé étranger d’en profiter dans le cas de réexportation ; et le seul moyen de prévenir cet inconvénient était de continuer à en interdire l’entrée. On va voir les suites de ces fausses mesures.

Le pays le plus fécond, le mieux cultivé n’est pas à l’abri d’une mauvaise année. Il est tout simple qu’alors l’insuffisance des grains soit moindre dans un État qui cultive et pour lui et pour son commerce, que dans celui qui mesure habituellement sa culture sur ses besoins ; cependant il est possible que la récolte se trouve insuffisante pour la consommation intérieure. L’Angleterre en est une preuve, quoique depuis que l’exportation y est libre, les exemples en soient excessivement rares. Quand on y éprouve une de ces années fâcheuses, la disette est inévitable, à moins qu’on ouvre les ports au blé étranger. Il devient donc indispensable de faire fléchir une loi qui écarterait des secours que les circonstances rendent étroitement nécessaires.

Les Anglais ont senti cette difficulté, mais leur attachement à la gratification ne leur a pas permis de chercher à la prévenir par un moyen qui fut à la fois simple et solide. Ils ont compliqué leur police au lieu de la changer.

Les droits d’entrée sur les blés étrangers ne sont pas fixes. Ils varient comme le prix du blé national. Ainsi quand le blé anglais est à bon marché, les droits d’entrée sur les blés étrangers sont excessifs. On se propose par là de favoriser la vente de la denrée nationale et d’empêcher l’introduction de la denrée étrangère. Quand les blés montent à un haut prix, et qu’enfin ils deviennent chers, les droits d’entrée sur les blés étrangers diminuent en proportion de l’augmentation du prix du marché. C’est un appas pour attirer l’étranger, afin qu’il supplée par ses exportations, ce qui manque à la subsistance du peuple.

Il est aisé de concevoir que la gratification d’un côté, et de l’autre l’augmentation ou la diminution des droits d’entrée dépendant de la valeur du blé en Angleterre, c’est un article essentiel de police que de savoir toujours le prix des grains. Comme ces prix varient nécessairement et dans des intervalles assez courts, surtout dans les mauvaises années, il serait d’une difficulté insurmontable d’avoir des points fixes soit pour accorder ou refuser la gratification aux commerçants régnicoles soit pour augmenter ou réduire les droits d’entrée que payent les blés étrangers.

À l’égard des commerçants régnicoles, on a été forcé de s’abandonner à leur bonne foi, sans cependant cesser d’embarrasser leurs opérations par des formalités et par des gênes très préjudiciables. Le marchand est obligé d’apporter un certificat du magistrat du lieu où les achats ont été faits, portant le prix du marché. L’inspecteur de la douane exige de plus le serment du marchand, ou telle autre précaution qu’il juge nécessaire lorsqu’il se défie de la sincérité du certificat et de la fidélité du serment. Enfin le marchand fournit une caution assez forte pour sûreté de sa déclaration et de la décharge qu’il doit faire en pays étranger ; décharge qui doit aussi être constatée par un certificat. Qu’on supprime la gratification anglaise, toutes ces formalités puériles et gênantes deviendront superflues. Le blé sortira d’Angleterre lorsqu’il y sera trop abondant et par conséquent à trop bas prix. Il y restera lorsque sa proportion avec la consommation intérieure le fera monter à un prix raisonnable. Il y restera plus sûrement encore, si la rareté en rend le prix avantageux.

À l’égard des commerçants étrangers, ils n’ont aucune boussole pour se conduire. Car si le blé vaut en Angleterre de 33 l. à 45 l. le setier argent de France, au moment du départ de leurs vaisseaux, ils comptent sur 4 l. 7 s. de droits d’entrée par setier (8 sch. 7 d. 5/10 par quarter). Mais si, par une de ces révolutions si promptes et si fréquentes sur le prix des grains, le setier de blé ne vaut plus en Angleterre, lorsque ces vaisseaux étrangers arrivent, que d’environ 25 à 33 l. de notre monnaie, les droits d’entrée doivent être payés sur le pied d’environ 9 l. 11 s. de notre monnaie par setier (16 sch. 7 den. 3/5 par quarter), ces droits sont si énormes, qu’en supposant que le blé importé revînt à 25 l. le setier au vendeur, et ce serait un prix exorbitant, il payerait, dans le premier cas, plus de 17% de droits d’entrée, et dans le second, plus de 36%. [2] Quel est le commerce qui puisse supporter un impôt si démesuré et comment concilier les justes profits d’une spéculation sage, avec des droits si excessifs en eux-mêmes, et qui peuvent être portés au double de ceux sur lesquels on a compté ? Les variations dans la réduction de droits destinées à attirer le blé étranger, ne peuvent donc que détourner de faire des spéculations pour approvisionner l’Angleterre, lorsque ces grains ne suffisent pas à ses besoins. Elle s’y est exposée par cette mauvaise police ; aussi l’a-t-elle éprouvé. Alors la réduction des droits d’entrée ne l’a point rassurée ;  et la peur qui ne fait rien calculer, l’a égarée jusqu’à suspendre par une loi particulière la liberté d’exporter les grains. Qu’on supprime et la gratification et les droits d’entrée, le péril disparaîtra. Les Anglais n’exporteront point dans les mauvaises années parce que le haut prix empêchera plus sûrement les blés de sortir qu’aucune loi prohibitive. Les étrangers seront attirés par ce haut prix. Ils importeront tant qu’il se soutiendra, c’est-à-dire tant que le besoin subsistera. Ils cesseront d’importer, et les Anglais reprendront leurs exportations, dès que l’abondance sera constatée par le bas prix.

Il n’est pas vraisemblable que parmi ceux qui sentent la nécessité de réparer le fonds des richesses du royaume, par la libre exportation des grains, il s’en trouvât un seul qui voulût que la police anglaise fut adoptée. 1° Parce qu’avec un peu de connaissance des hommes, on sait qu’il est inutile de récompenser l’exportation. Elle porte avec soi sa récompense par les profits du commerce. On peut laisser aux commerçants le soin de ne s’engager que dans les opérations qui leur promettent des bénéfices. L’exportation de nos vins, de nos eaux-de-vie, de nos toiles, etc., n’est point excitée par des gratifications. Cependant le commerce nous délivre de notre superflu sur ces articles. 2° Parce que la gratification nous obligerait à prendre des mesures pour repousser le blé étranger ; et il est très important au contraire de l’attirer, jusqu’à ce que notre commerce extérieur soit assez bien établi pour faire cesser, ou pour borner l’importation du blé étranger par notre propre abondance. 3° Parce que la gratification, d’un côté, et de l’autre, l’expulsion du blé étranger, demanderaient que toutes les différences et toutes les variations de prix de nos blés fussent épiées et constatées, ce qui entraînerait une multitude de gênes, d’embarras, de formalités qui suffiraient pour empêcher notre commerce d’exportation de s’établir. Le blé vaut à présent (Février 1764) 140 liv. le tonneau à Nantes, 200 liv. à Bordeaux, 230 liv. à Marseille. Ces prix peuvent et doivent même changer avant un mois. Il nous faudrait donc aujourd’hui des règles diverses pour ces trois ports, et en établir de nouvelles dans un mois d’ici.

Il n’est pas plus vraisemblable que les partisans de la prohibition voulussent adopter la police anglaise. Sans examiner le besoin pressant de ranimer notre fonds productif, et les avantages de toute espèce qui résulteraient de l’exportation, ce mot seul jetterait l’épouvante dans le parti. Cependant il y gagnerait, 1° l’avantage de voir le blé étranger repoussé de toutes parts, aussi sûrement que par nos prohibitions actuelles ; 2° celui de voir notre commerce trop embarrassé, trop contrarié pour pouvoir s’étendre, parce qu’en France on ne se contenterait nullement du certificat d’un juge de village, du serment d’un marchand, etc., pour constater un prix que contredirait d’un jour à l’autre le prix du marché du lieu où se ferait le chargement.

Il est donc certain que la police anglaise ne conviendrait ni à ceux qui la regardent comme la base et l’appui de leur opinion, ni ceux qui la décrient comme dangereuse. Il n’est pas moins certain qu’à la considérer uniquement par ses effets elle se rapproche beaucoup plus du système des prohibitions que de celui de la liberté.

Ce qu’on demande aujourd’hui en France, ce dont nous avons le besoin le plus pressant, c’est que le commerce des grains soit libre. La liberté suppose qu’en tout temps, en toutes circonstances, on pourra importer ou exporter nos grains. On vient de voir que c’est pour avoir proscrit l’importation que l’Angleterre s’est trouvée dans la nécessité de suspendre quelque fois cette liberté d’exporter, à laquelle les Anglais doivent la supériorité de leur culture, et par conséquent les forces du fonds national. C’est cette richesse du territoire qui a rendu les cas, où la liberté a été suspendue, si rares, qu’on ne peut les regarder que comme une exception. Mais cette exception même est un mal. Ainsi, puisque la cause en est connue, puisque nous savons qu’elle réside dans la faute qu’ont fait les Anglais en repoussant le blé étranger (faute irrémédiable tant que la gratification subsistera), nous devons l’éviter, et nous ne le pouvons que par une liberté entière. Si le gouvernement l’accorde aux vœux et aux besoins de la nation, nous pouvons calculer d’avance les avantages qui en résultent. Notre culture détériorée se fortifiera, et ne tardera pas à devenir florissante. Les disettes ne se feront jamais sentir parce que l’étranger suppléera ce qui pourrait nous manquer dans les mauvaises années, et l’on sait qu’elles sont peu redoutables dans les pays bien cultivés. Nous gagnerons, outre une branche d’exportation, l’avantage d’être l’entrepôt des nations du Nord qui remplissent le vide des greniers du Midi. Les mers du Nord ne sont pas toujours libres ; elles sont plus éloignées des lieux qui ont besoin de secours : ainsi l’intérêt de l’étranger serait d’entreposer chez nous sa denrée. Il serait inutile de pousser plus loin l’examen des avantages que nous retirerions d’une entière liberté, seule police qui soit fondée sur la nature, sur la raison, sur l’expérience. Ces avantages ont été démontrés par plus d’un côté dans les ouvrages qui sont entre les mains de tout le monde ; et le public ne connaît aucun écrivain qui se soit rendu l’apologiste des prohibitions.

Mais on croit qu’après avoir exposé les faits qui constituent la police anglaise, il peut n’être pas inutile d’examiner deux difficultés qui ont arrêté des personnes remplies de patriotisme, et qui d’ailleurs sentaient toute l’utilité et même toute la nécessité de rendre l’exportation de nos grains perpétuellement libre.

PREMIÈRE DIFFICULTÉ.

La France a éprouvé des disettes marquées après des exportations générales permises par le gouvernement. 

 

Les personnes instruites ne nieront certainement pas que les exportations dont il s’agit ici ont été permises fort tard. Le gouvernement a toujours commencé par s’assurer que, de toutes parts, l’extrême surabondance des récoltes ruinait le cultivateur, le propriétaire, et rendait le recouvrement de l’impôt presque impossible. Ce recouvrement, comme on le sait, se fait en argent, et dans les années surabondantes les contribuables n’ont que des denrées qu’ils ne peuvent vendre, et que l’impôt ne veut pas recevoir en payement.

De longs retardements dans une opération qui demande la plus grande célérité, anéantissent d’avance tout le fruit qu’on aurait retiré d’une prompte exportation. Le mal était fait avant que le signal de la liberté fût donné. C’est ce qu’on va développer.

Il est excessivement rare qu’une seule année soit assez féconde pour produire cette surabondance de production, sans laquelle on n’accorderait certainement pas en France une permission générale d’exporter. La surabondance n’est assez marquée pour ébranler nos préjugés, que quand une ou deux bonnes années consécutives sont suivies d’une très ample récolte. Les grains tombent alors à si bas prix, qu’il faudrait que la consommation triplât, pour que le cultivateur pût retirer de la vente de ses grains, l’argent nécessaire pour les frais de culture, pour le revenu du propriétaire, et pour le payement de l’impôt. Tout est donc suspendu à la fois par l’impossibilité d’une vente à beaucoup près suffisante.

Ce n’est pas seulement, comme on se l’imagine, parce que le cultivateur craint une nouvelle surcharge de grains, qu’il diminue alors sa culture. C’est parce qu’il lui est impossible de faire les frais de la culture annuelle, lorsqu’il ne peut convertir en argent le produit de ses cultures antérieures. Elles lui ont beaucoup coûté, et elles ne lui rendent rien pour le défaut de vente : il arrive donc qu’il manque personnellement d’argent et que le propriétaire qui ne reçoit point alors ses revenus, ne peut les reverser dans la main des cultivateurs par l’achat de tous ses objets de consommation. Est-il étonnant que la culture diminue ? Il est aussi impossible à un cultivateur de soutenir son exploitation avec des denrées qu’il ne peut vendre, qu’il serait impossible au souverain de soutenir l’administration, s’il ne recevait pour subsides que des denrées qui ne pourraient être converties en argent.

La cessation, ou du moins la diminution de la culture, est donc un effet inévitable partout où il y a surabondance intérieure, et impossibilité de vendre au dehors. Cet effet précède nécessairement les permissions d’exporter ; ainsi le mal est consommé, lorsque ces permissions sont tardives. Le temps de préparer et d’ensemencer les terres est passé, avant qu’on ait pu profiter de ces permissions, et faire rentrer dans la main du cultivateur le prix de sa denrée. Voilà une cause décisive d’insuffisance pour la récolte suivante. En voici une autre.

Il n’y a pas un seul exemple de permissions générales accordées par le gouvernement en forme légale et quelque forme qu’on ait suivie, on n’a jamais promis, ni même laissé espérer à la nation que ces permissions dussent être perpétuelles, ou même durables. Elles portent toutes ces clauses jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné. Dans ce système on aurait dû prévoir que les exportations seraient aussi excessives qu’il serait possible, 1° Parce que, comme on l’a dit, les grains étant à très bas prix, il faut que le cultivateur en vende trois fois plus qu’à l’ordinaire, pour trouver dans le prix de sa vente de quoi faire face à ses frais de culture, au revenu du propriétaire, à l’impôt : trois espèces de dépenses qui ne peuvent se faire qu’avec de l’argent comptant. 2° Parce que le commerçant qui prévoit le retour de la prohibition, à l’instant même qu’elle est levée, se hâte de faire des magasins chez l’étranger, ou pour son compte, ou pour le compte de ses correspondants. Il n’a garde d’établir ses magasins en France, où il ne serait pas longtemps maître de sa denrée et des combinaisons de son commerce. Ces différentes causes agissant à la fois il est nécessaire que le royaume manque de grains l’année suivante et que le besoin fasse racheter fort cher les blés qui ont été vendus ou emmagasinés chez l’étranger à très bas prix.

Il faudrait s’aveugler volontairement, pour attribuer un effet si fâcheux à la liberté de l’exportation. Ce sont au contraire les prohibitions qui donnent lieu aux greniers français de s’engorger ; qui, en privant le cultivateur et le propriétaire d’une vente assez prompte, pour procurer l’argent nécessaire à la culture et à la consommation des denrées de toute espèce, mettent un obstacle invincible au renouvellement des productions et des consommations ; qui, enfin menaçant continuellement le commerce, le forcent à chercher chez l’étranger un asile à la denrée qu’il n’a achetée que pour la vendre à profit. Qu’on renonce aux prohibitions pour jamais, et aucun de ces accidents n’arrivera et ne pourra arriver.

Après avoir éprouvé ces fruits amers de la prohibition, elle vient mettre le comble à nos maux en reparaissant en France. Le temps de besoin, ou, si l’on veut, de disette, ce temps où le blé est si cher, qu’il ne peut sortir du royaume parce qu’il ne pourrait être vendu nulle part à si haut prix ; où le blé étranger nous est indispensablement nécessaire, puisque nous ne pouvons suffire à notre subsistance, est celui qu’on choisit pour renouveler les défenses de faire sortir des grains du royaume. Comment le négociant français ne se féliciterait-il pas alors d’avoir établi ses magasins dans des pays où il est maître d’en disposer ? Comment le négociant étranger viendrait-il apporter son superflu dans nos ports tandis que nos lois l’avertissent qu’il n’en pourra sortir qu’après avoir vendu sa denrée à quelque prix que la concurrence et l’abondance puissent la faire tomber ?

Dans ces circonstances si critiques, la France ne peut avoir qu’une ressource contre les obstacles qu’elle met elle-même à sa subsistance. C’est de faire acheter des grains chez l’étranger. Mais par qui se font ces achats ? Par des commissionnaires chargés d’ordres de la part du gouvernement. Dans ce moment les négociants se gardent bien de hasarder pour leur compte l’achat de grains étrangers. Il y aurait tout à parier qu’ils perdraient sur leurs spéculations. Il arrive donc que le royaume est mal pourvu et à très grand frais. Mal pourvu, parce que l’État ne fait jamais acheter à beaucoup près une aussi grande quantité de grains qui en attirerait la concurrence des commerçants du royaume. À très grand frais, parce que les commissionnaires de l’État n’ont aucun intérêt à mettre de l’économie dans leurs achats, à épier les temps et les lieux où ils pourraient les faire avec plus d’avantages. Leur objet principal, et même leur objet unique lorsqu’ils ont l’âme honnête, est de remplir leur mission avec célérité. La qualité des grains, l’économie du prix n’entrent pour rien dans leurs opérations.

Tels sont les effets inséparables des prohibitions converties en principe d’administration. Elles appellent la disette par la surabondance même. Lorsqu’on a l’esprit bien pénétré de l’enchaînement des effets qu’on vient de rapporter, avec les causes d’où ils découlent, on n’est pas tenté de regarder comme un obstacle à la liberté, que la France a éprouvé des disettes marquées après des exportations générales permises par le gouvernement. Sur ce point comme sur tous ceux qui importent à la chose publique, il s’agit moins de faire le bien que de le bien faire. Il n’y a qu’une liberté entière et permanente, qui puisse assurer au cultivateur l’argent de sa denrée, au moment précis où il en a besoin pour jeter les fondements de la récolte future. Il n’y a que cette liberté qui puisse déterminer les acheteurs à établir leurs magasins en France. Il n’y a que cette liberté qui puisse attirer les étrangers dans nos ports, lorsque nous sommes dans le besoin, et assurer persévéramment un prix moyen aux grains, par la concurrence de ces marchands étrangers. Toute autre police sera nécessairement et éternellement désastreuse.

Voilà les réponses fondamentales qui se présentent, en réfléchissant sur cette première difficulté ; mais comme elle a fait quelque impression sur des personnes aussi prudentes qu’éclairées, qui certainement favoriseraient le parti de la liberté de l’exportation, si elles étaient convaincues que les suites en seront heureuses ; qui ne sont retenues que par la circonspection qu’inspirent les expériences qui n’ont pas réussi ; c’est un devoir que d’envisager par tous ses côtés la dernière de ces opérations qui ait été faite, afin de mieux juger si nous avons les mêmes suites à craindre.

La France a eu d’abondantes récoltes depuis 1733 jusqu’en 1738. M. Orry, alors Contrôleur général, permit l’exportation des grains, parce qu’on en était surchargé depuis plusieurs années. Après la diminution de la culture causée par l’impuissance progressive et le découragement du cultivateur, un hiver rigoureux se fit sentir. On fut menacé d’une disette en 1740.

En isolant cet événement de ses causes économiques, physiques et politiques, on peut être porté à l’attribuer au défaut de magasins dans le royaume. Ils étaient alors défendus. On peut alléguer aussi que la circulation des grains étant alors interdite, les négociants n’avaient pu faire de spéculations sur les grains, en sorte qu’ils manquèrent tout à coup. Le changement survenu dans la législation peut conduire de plus à penser, qu’avant d’accorder une entière liberté d’exporter, il serait peut-être prudent d’attendre l’effet de la Déclaration du 25 Mai 1763. Enfin on peut supposer que la sortie des farines étant aujourd’hui permise, c’est un moyen d’exportation qui tient immédiatement aux grains, et qui en favorisera la culture. Examinons chacun de ces objets en particulier.

On va donner des preuves qu’en 1740 il y avait en France beaucoup de magasins, ou, si l’on veut, beaucoup de greniers remplis. La cherté des grains les fit fermer ; malheur inévitable partout où ceux qui possèdent des blés n’ont point à craindre la concurrence des négociants du dehors. Si la liberté eût laissé à la concurrence ce ressort dont les effets sont si prodigieux et si continuels dans toutes les autres branches de commerce, les greniers des particuliers se fussent ouverts d’eux-mêmes. Ceci n’est point une conjecture. M. Orry fit venir pour 13 millions de blé. On n’en vendit point, et ces blés germèrent, parce qu’à l’arrivée de ce secours, quelque modique qu’il fut pour un grand royaume où l’on parlait de disette, la crainte de perdre détermina tous les propriétaires à ouvrir leurs greniers. [3] Comment les magasins des marchands, toujours très inférieurs aux greniers des cultivateurs, des fermiers de grandes terres, et des propriétaires laïcs et ecclésiastiques, pourraient-ils rassurer une administration qui a promis par une loi publique, que ceux qui formeront de ces magasins ne pourront être inquiétés ni astreints à aucunes formalités ? L’avidité les fera fermer, comme elle a fait fermer des greniers. On ne peut donc trouver de motifs de sécurité que dans la concurrence du blé étranger. Lorsqu’elle pourra agir dans toute son étendue, elle sera bien plus efficace pour faire ouvrir et les magasins, et les greniers, que ne le fut la petite quantité de blé achetée par les ordres de M. Orry, qui cependant produisit ce bon effet. Les seuls magasins suffisamment garnis et toujours ouverts sont ceux de l’Europe. Le seul moyen de disposer des grains qu’ils renferment, c’est de laisser à ceux qui les possèdent la liberté de les apporter en France, où de les remporter. Ils ne les remporteront certainement pas, tant que nous serons dans le besoin, parce que c’est toujours, et partout, le bon prix qui appelle et qui retient la denrée.

2° Le défaut de liberté dans la circulation intérieure peut tout à coup faire manquer ou resserrer les grains dans quelques provinces ; mais alors il n’y a qu’une disette partielle, au lieu que celle qu’on craignait sous le Ministère de M. Orry semblait devoir être générale. Ainsi quand même la circulation eut été permise, les spéculations des négociants n’eussent point dégarni les endroits pourvus de grains pour les porter ailleurs. Quand l’alarme, bien ou mal fondée, est répandue partout, le blé ne circule point. Le haut prix, effet prompt et nécessaire de la crainte, les retient où ils sont. Le vrai remède contre ces terreurs, c’est la liberté de l’exportation ; parce qu’en inspirant la confiance aux étrangers, elle les attire, et que la frayeur cesse, quelques faibles que soient leurs importations, l’opération même de M. Orry en est une preuve. Le défaut de circulation n’influe donc en rien sur l’événement qu’on craint de voir se renouveller.

3° La Déclaration du 25 mai 1763 est une bonne loi en elle-même ; mais cette loi est très insuffisante pour remédier aux maux causés par les prohibitions au dedans et au dehors. Le commerce des grains est si dérouté, et depuis si longtemps, qu’il ne peut se rétablir que très lentement, même dans l’intérieur. On en peut juger par un fait rapporté n°4 de la Gazette du Commerce du samedi 14 janvier dernier.

Un commerçant de Paris envoie un homme de confiance en Champagne et en Lorraine, pour acheter des grains qu’il voulait faire passer à Marseille par le Havre. Cet homme de confiance trouve les grains à un peu moins de 9 livres 5 sols le setier de Paris (7 liv. le rezal pesant 182 livres). Les propriétaires de cette denrée ne connaissant que le marché le plus prochain de leur habitation, ne comprirent pas même ce qu’on voulait leur dire, quand on leur proposa de fournir du blé, et de le transporter par la Marne et la Seine jusqu’au Havre. Il aurait fallu louer des greniers ou des magasins. Il n’y en a point. On n’aurait pu acheter les blés que par petites parties dans les différents marchés ; c’eût été une opération de quatre mois que d’en rassembler 2000 setiers. On n’aurait pu les faire enlever sans occasionner, si ce n’est la disette, au moins un surhaussement de prix, et des terreurs paniques. Cependant qu’est-ce que 2000 setiers de blé !

« Cela vient, dit le commerçant qui a fait cette tentative, de ce que cette abondance excessive dont on a parlé, n’était réelle que proportionnellement au peu de débouché du blé de ces provinces. Mais que dans la réalité il n’y a, ni ne peut y avoir une certaine abondance dans un pays où les débouchés n’existent pas ; parce qu’on y mesure la quantité des ensemencements aux besoins de la consommation intérieure et jamais aux besoins du commerce, de la circulation, ou de l’exportation dont on a aucune idée… Est-il rien de plus affligeant que dans deux provinces à blé, les propriétaires de cette denrée croient qu’on leur parle des antipodes, lorsqu’on leur propose de livrer à un bon prix leurs blés au Havre-de-Grace ? … Un Provençal saisit au premier coup d’œil, que la Lorraine et la Champagne peuvent approvisionner la Provence du blé dont elle manque. Un Champenois et un Lorrain ne conçoivent pas la possibilité de transporter leur blé jusqu’au Havre, pour en avoir un prix double de celui qu’ils en trouvent chez eux. »

Si l’on attend, pour autoriser l’exportation, que la circulation soit pleinement rétablie, on attendra longtemps. Il semble donc que tout doit dépendre aujourd’hui de la décision de cette question. Le royaume est-il dans une position à pouvoir, sans péril, éloigner un moyen de ranimer sa culture, d’augmenter le prix de ses denrées, et d’en assurer la vente ? S’il est dans cette heureuse position, on peut attendre, sans courir aucun risque ; mais si le besoin est urgent, si la production, le revenu, l’impôt sont dans un état de souffrance, s’il est pressant de les ranimer, c’est tout risquer que d’éloigner une opération qui serait trop lente, et qui ne produirait aucun effet si le mal augmentait à un certain point.

4° Le commerce extérieur des farines n’est qu’un objet borné, et qui ne peut s’étendre dans tous les lieux où il y a surabondance de grains. Il n’y a pas de moulins convenables partout ; et tous les moulins, ainsi que tous les grains, ne sont pas propres à faire des farines qui puissent être exportées. Les farines sont plus chères que les grains, parce qu’on a une main-d’œuvre à payer. Il suffit d’avoir des greniers, pour conserver des grains. À l’égard des farines, il faut de plus faire la dépense, ou de les mettre en sacs, ce qui n’empêche point le risque extrême de les voir avarier dans la plus courte traversée ; ou dans des barils, ce qui augmente considérablement les avances et les frais des négociants. La garde en est très dispendieuse, et elles sont sujettes à beaucoup de déchet. Voilà bien des motifs pour détourner nos commerçants de faire des exportations suffisantes en ce genre. Mais il faut songer de plus que les nations qui manquent de grains sont dans l’usage d’acheter les grains mêmes, et de s’épargner le remboursement de cette main d’œuvre dont nous voudrions profiter. Elles ont des moulins qu’elles n’abandonneront pas pour se prêter à nos arrangements particuliers, tandis que d’autres nations continueront à leur fournir des blés en nature.

Ces réflexions, ou plutôt ces faits, ne permettent pas de faire dépendre la liberté d’exporter les grains, des suites de l’opération qui fut faite sous le ministère de M. Orry. La France n’est pas aujourd’hui surchargée de grains ; et quand même elle le serait, il ne s’en ferait que de faibles exportations, si la liberté était générale et perpétuelle, au lieu d’être momentanée. Les motifs actuels doivent être tirés de l’état des choses, c’est-à-dire de la connaissance des besoins de la culture, et de l’expérience du commerce. On ne trouverait pas un seul commerçant, un seul propriétaire de terres, un seul cultivateur en état de raisonner sur son exploitation, qui ne demandassent la liberté d’exporter les grains. Serait-il possible de trouver des juges plus instruits et plus intéressés à rendre un bon jugement ?

Le fait tiré de la Gazette du Commerce, n°4, semble être contredit par deux lettres insérées dans la feuille n°17. Il faut, dit-on, que le commissionnaire envoyé en Champagne et en Lorraine, soit tombé dans les plus mauvais cantons. Mais ces deux lettres sont de nouvelles preuves qu’en effet on n’a pas d’idée en Champagne du commerce de grains. Nous avons, dit l’auteur de la première, des grains en abondance. Il avoue que le setier de Paris du plus beau froment ne vaut que 10 liv., que cependant on a tous les moyens possibles pour exporter. On ne fait donc pas usage de ces moyens. Mais où veut-on, ajoute-t-il, que nous transportions du grain, lorsqu’on ne nous en demande pas, et qu’il n’est pas permis de faire des provisions dans les grandes villes ? Question étonnante, et qui prouve deux choses : l’une, que le commerce des grains est absolument inconnu ; l’autre, qu’on y connaît même pas la Déclaration du 25 mai 1763. Aussi l’auteur demande-t-il, pour que les denrées puissent circuler, qu’on joigne les rivières les unes aux autres par des canaux et des écluses ; qu’on fasse construire des ports ; qu’on rende praticables les chemins de village à village, etc. Si la circulation des grains ne s’établit qu’après que ces conditions seront remplies, nous serons longtemps sans en jouir.

L’autre lettre assure que les greniers de Chalons renferment actuellement 20 mille setiers de froment, 40 mille d’avoine ; qu’il y en a au moins autant à Vitri-le-François, et qu’il y a beaucoup d’autres endroits de Champagne et de Lorraine qui en emmagasinent continuellement.

Il est évident que tous ces grains ne circulent pas. Si l’exportation était permise, les Négociants sauraient bien mettre en mouvement cette précieuse denrée, qui est si aisé de rendre plus précieuse encore. Et on ne lirait pas dans la même feuille, n°17, que « malgré la grande quantité de blé qui arrive de Nîmes, de la Bourgogne et du Dauphiné, le prix s’en soutient toujours et que les blés du crû se vendirent au marché le 9 Février, 38 liv. la salmée, pesant trois livres de plus que le setier de Paris ». Le Cultivateur et le Propriétaire de Champagne s’épuisent donc à emmagasiner les grains qu’ils ne peuvent vendre que 10 livres le setier, tandis que les habitants de Nîmes et des environs le payent plus du double de ce qu’il coûterait si l’exportation était perpétuellement libre.

SECONDE DIFFICULTÉ

L’Angleterre a reconnu elle-même la nécessité de défendre quelquefois la sortie des grains. 

 

Ceux qui supposent que le commerce des grains est libre en Angleterre, ont raison de conclure, de l’exemple de cette nation, qu’il est quelquefois nécessaire d’en défendre la sortie. Mais ceux qui savent que ce commerce n’y jouit que d’une demi-liberté ; que l’exportation étant toujours permise, l’importation est toujours repoussée ; que le pays le plus fécond et le mieux cultivé a quelquefois des récoltes insuffisantes, ne sont pas étonnés que les Anglais éprouvent quelquefois la nécessité de défendre la sortie des grains nationaux. Il n’y a partout que deux moyens de subsister : la consommation de ses propres denrées, ou celle des denrées étrangères. Les Anglais diminuent les droits d’entrée pour appeler le grain étranger, lorsqu’ils sentent le besoin de ce secours ; mais ces droits diminués sont toujours très forts, et ils peuvent doubler et tripler d’un jour à l’autre par la moindre révolution de prix dans les marchés anglais. C’est prohiber l’importation plus fortement par des droits d’entrée, que nous ne la prohibons par de simples défenses de sortie. On s’imagine donc alors qu’il est indispensable de retenir tout le blé national, puisque c’est l’unique moyen de subsistance. C’est une erreur. Mais l’erreur est le domaine de la multitude et ceux qui savent lui échapper sont rares partout, et ne sont écoutés nulle part.

On le répète, si l’envie, raisonnable en soi, de n’accorder la gratification qu’aux Anglais seuls, n’avait pas forcé à établir des droits énormes à l’entrée sur les grains étrangers ; si le surhaussement de ces droits n’augmentait pas en proportion de ce que le grain est plus commun, et par conséquent à meilleur marché en Angleterre, la loi générale qui autorise l’exportation ne recevrait jamais d’atteinte. On ne se trouverait jamais dans la nécessité de suspendre la liberté par des lois particulières. Ainsi c’est le défaut de liberté dans l’importation, qui force à restreindre quelquefois celle du commerce d’exportation. Les Anglais ne souffrent que rarement de leur mauvaise police sur l’entrée des grains, parce que leur culture s’est augmentée au point de n’éprouver presque jamais de grands vides dans leurs récoltes. Nous souffrons continuellement de nos prohibitions à la sortie, parce que nos cultivateurs et par conséquent la culture sont ruinés dans les années abondantes, et que l’étranger ne veut pas courir les risques de nous secourir, lorsque nous sommes dans le besoin. Ainsi c’est en Angleterre comme en France, le défaut d’une liberté entière qui nuit au bien public. Il n’y a que les prohibitions qui puissent nuire, comme il n’y a que la liberté entière et perpétuelle qui puisse mettre à l’abri des mauvaises années. Il est contre nature de défendre à une nation de vendre une denrée qu’on l’exhorte à multiplier : et tout ce qui est contre nature est destructif, et ne peut produire que de funestes effets.

Qu’il soit permis d’ajouter à cette discussion une observation qui paraît bien propre à rassurer les personnes à qui la liberté d’exporter présente de bonne foi la même idée que la disette. Les calculateurs les plus modérés, on pourrait dire les plus timides, portent à 35 millions de setiers, déduction faite des semences, le produit annuel de nos récoltes. Si elles suffisent ordinairement à notre subsistance (l’on ne peut en douter) il est évident qu’il faudrait faire sortir une partie considérable de ces 35 millions de setiers pour nous jeter dans la disette. Or une forte exportation deviendra absolument impossible lorsque la liberté perpétuelle d’exporter détournera nos commerçants d’aller établir des magasins chez l’étranger.

On sait à peu près à quoi montent les exportations annuelles dans l’Europe. L’année commune de celles de l’Angleterre, prise sur 25 années, est de 1 020 000 setiers. Celle des blés de Pologne par Dantzig (ce qui embrasse toutes les exportations des peuples du Nord et des Hollandais) monte, année commune, à 800 000 tonneaux de mer qui font 7 350 000 setiers, Ainsi 8 350 000 setiers forment presque la totalité du commerce des grains dans l’Europe. On dit presque la totalité, parce qu’on n’ignore pas qu’il s’exporte des grains de Sicile, de Barbarie, de l’Archipel. Mais c’est un objet qui ne peut entrer en aucune proportion avec ceux dont on vient de parler. Ce serait donc outrer les suppositions, que d’admettre qu’en total les exportations montent, année commune, à 10 millions de setiers.

D’après cet élément qui pèche certainement en excès, comment imaginer que quand les prohibitions ne forcent plus nos négociants à entreposer nos grains chez l’étranger, il leur fût possible d’en exporter une assez grande quantité pour opérer une sensation fâcheuse en France ? Les besoins des peuples qui manquent de grains, parmi lesquels il faut compter les Hollandais, ne consomment en tout que 10 millions de setiers et ils leur sont annuellement fournis par les nations pour qui l’exportation est libre. Le commerce de ces nations est tout monté, tout accrédité. Que pourraient donc faire de plus les Français que d’entrer en concurrence pour une petite portion de ce commerce ? Supposons que cette portion pût être d’un cinquième, malgré les efforts que feraient les Anglais, les Hollandais, etc. pour nous empêcher de diminuer leurs ventes habituelles. Il arriverait qu’avec les plus grands efforts de nos commerçants, il sortirait, année commune, deux millions de setiers de blé de France. Or c’est à peine ce qui se perd annuellement par la pourriture, par le dégât des insectes et des autres animaux. Il est même assez vraisemblable qu’il nous serait impossible d’exporter ce que la prohibition fait tomber en pure perte. L’exportation ne serait donc qu’une distraction insensible sur nos récoltes.

Mais envisageons par un autre côté les effets de cette petite branche d’exportation. Supposons que les achats de ces deux millions de setiers fissent monter les grains à 18 livres, il se ferait donc annuellement un versement de 36 millions sur nos campagnes. Il faudrait bien peu connaître la situation actuelle du royaume et ignorer jusqu’aux premiers éléments de la science économique, pour ne pas sentir quel accroissement de production et de revenu opérerait un capital annuel de 36 millions dans notre agriculture.

Si on demande quel usage nous ferons de nos grains, après que l’exportation en aura augmenté la culture, puisqu’il est impossible d’en exporter plus de deux millions de setiers, la réponse se présentera d’elle-même aux gens instruits. La libre exportation, quelque bornée qu’elle soit, fera augmenter, 1° la production ; 2° le prix de la denrée qui est presque toujours en France au-dessous de sa valeur ; 3° les revenus des particuliers et de l’État ; 4° les salaires de ceux pour qui le travail est l’unique moyen de subsister ; 5° les consommations, qui seules peuvent perpétuer le cercle de la reproduction ; et enfin la population, parce qu’elle augmente toujours partout où il y a abondance de subsistances et de salaires. Peut-être y a-t-il parmi nous beaucoup de gens qui ignorent que la population diminue nécessairement et très utilement pour l’État, lorsque les subsistances et les revenus sont bornés, par la seule raison que la multitude manque et de salaires et de travail. Elle devient un fardeau pour un État obéré, comme elle est la force d’un État opulent. Dans le premier on s’épuise à soutenir une population oisive ; dans le second, on s’enrichit par le travail et l’emploi des salaires d’une population laborieuse.

Ceux qui ne sont pas touchés de ces raisons, devraient bien nous dire celles qui les déterminent. On doit au bien de sa Patrie ou des lumières, ou de la docilité.

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[1] Le quarter est une mesure qui pèse 460 livres, c’est-à-dire 20 livres de moins que deux setiers de Paris. Le schelling répond à 1 liv. 2 s. 6 den. de notre monnaie. Ainsi la sortie du blé d’Angleterre ne fut d’abord permise que lorsqu’il ne passait pas 13 liv. 10 s. argent de France par setier.

[2] Dans ces prix et dans ces calculs, on n’a employé que des nombres ronds, parce que les fractions ne servent qu’à embarrasser le lecteur, lorsqu’une précision rigoureuse n’est pas absolument nécessaire.

[3] Si ces blés ne coûtèrent que 20 liv. le setier, il en entra 650 mille setiers. S’ils coûtèrent 25 liv., ce qui est beaucoup plus vraisemblable, il n’en entra que 520 mille. C’est un peu moins que la 67e partie de la consommation annuelle du royaume, et par conséquent, ce n’était que pour environ cinq jours de subsistance. On peut juger par cet exemple à quel point on s’exagère le péril, lorsqu’on entend parler de disette, puisqu’un si petit secours arrêta le mal dont on était alarmé. On peut juger en même temps à quel point il est important d’attirer le blé étranger par la libre sortie de nos ports, puisqu’avec un effort de 13 millions de la part du gouvernement, on n’aurait de subsistance que pour quelques jours dans les années où la disette serait réelle. Il est évident qu’elle ne l’était pas en 1740, puisque tous les blés que fit acheter M. Orry germèrent.

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