Les coulisses de la protection aux États-Unis

Ernest Martineau, « Les coulisses de la protection aux États-Unis » (Revue économique de Bordeaux, n°16, janvier 1891).


LES COULISSES DE LA PROTECTION AUX ÉTATS-UNIS

D’où vient l’argent et où il va.

Le Petit Journal — organe des protectionnistes français — tout en applaudissant au désastre que viennent de subir aux élections dernières les protectionnistes des États-Unis, disait dans son numéro du 9 novembre dernier que les poètes seuls pourraient expliquer les causes de l’effondrement d’un système qui paraissait si solidement établi ; les politiques, dit-il, s’y perdent, eux, leurs calculs et leur sagesse.

Si les politiques dont le Petit Journal reçoit les confidences avaient suivi avec un peu d’attention le mouvement de l’opinion publique dans ce grand pays, dans cette grande démocratie des États-Unis, ils ne seraient pas plongés, comme ils sont, dans la stupéfaction en face d’une révolution économique qui leur apparaît comme une énigme indéchiffrable.

On sait quelle émotion a produite en France, il y a quelques mois, la publication, dans le Figaro, des Coulisses du Boulangisme. 

D’où vient l’argent ? — Telle était la question posée depuis longtemps par l’opinion et répétée dans tous les journaux anti-boulangistes en face des dépenses, des prodigalités grâce auxquelles le parti boulangiste avait pu inonder le pays de gravures et de publications de toute sorte, en même temps qu’il avait fourni aux frais si considérables des élections multiples du général.

C’est à cette question, toujours éludée de la part des journaux boulangistes, que les Coulisses du Boulangisme venaient apporter une réponse, en établissant que l’argent avait été fourni par Mme la duchesse d’Uzès.

Cette révélation fit scandale, un gros scandale, et comme elle était accompagnée de documents circonstanciés qui rendaient le doute impossible, elle amena à sa suite la désorganisation et finalement l’effondrement du Boulangisme.

Ce qui est arrivé en France pour le Boulangisme s’est produit également aux États-Unis, pour le système protectionniste, et on peut dire que le protectionnisme s’est désorganisé et a succombé dans ce pays, par suite d’une série de révélations qui ont été la publication des Coulisses de la Protection.

Deux questions, et non une seule, étaient posées devant l’opinion publique au sujet de la protection : D’où vient l’argent et où va-t-il ?

À ces deux questions, la presse protectionniste et les orateurs de ce parti répondaient : L’argent vient des producteurs étrangers dont les produits sont frappés du droit de douane protecteur ; quant à sa destination, il va dans la caisse du Trésor fédéral.

Les incrédules — il y en a partout — ne trouvaient pas ces réponses satisfaisantes ; le droit de douane, disaient-ils, est un impôt DE CONSOMMATION, de l’aveu de tout le monde, et ce qui caractérise ces sortes d’impôts c’est, comme le nom même l’indique, d’être payés en définitive PAR LES CONSOMMATEURS.

Les producteurs étrangers font l’avance du droit à la douane, mais ils font entrer la taxe dans leur prix de revient et par suite dans leur prix de vente, en sorte que ce sont les consommateurs des États-Unis qui la paient définitivement.

Voilà d’où vient l’argent : il sort de la poche de Jonathan, comme on dit aux États-Unis, pour désigner le peuple ; nous dirions, en France, de la poche de Jacques Bonhomme.

Quant à sa destination, il n’est pas vrai de dire non plus, comme font les protectionnistes, qu’il a pour but d’alimenter le Trésor fédéral. Il y a là une illusion à dissiper, il suffit pour cela d’expliquer le mécanisme du système protecteur.

Dans cette tâche, les libre-échangistes des États-Unis ont été puissamment aidés par la publication d’un livre paru en France l’an dernier, ayant pour titre la Révolution économique, livre publié par M. Domergue, sous le patronage du leader incontesté des protectionnistes français, de M. J. Méline.

Dans ce livre, sous le chapitre II, intitulé : Notre défense douanière, MM. Domergue et Méline disent : « C’EST POUR LE PRODUCTEUR NATIONAL QUE LES DROITS DE DOUANE ONT ÉTÉ INSTITUÉS. »

Quoi de plus formel ?

C’est pour le producteur national ; donc ce n’est pas pour le Trésor public.

Partant de là, les libre-échangistes américains ont dit : Il est évident, de l’aveu même des protectionnistes, que la douane a été détournée de sa destination réelle — qui est de fournir des ressources au Trésor public —, pour servir de barrière contre l’entrée des produits étrangers, en vue de renchérir les produits des producteurs protégés, et de grossir ainsi leur bourse, leur trésor particulier, aux dépens de la bourse du public consommateur. 

Pour compléter leur démonstration, ils ont eu recours aux déclarations suivantes, qu’ils ont puisées dans la discussion du droit de douane sur les maïs à la Chambre des députés de France :

Dans la séance du 2 juin 1890, le rapporteur, M. Viger, disait : « On prétend que la protection ne sert à rien. Vous pouvez cependant constater ses effets ; depuis l’établissement des droits sur les alcools étrangers, IL N’ENTRE PLUS de ces alcools en France, ou du moins il n’en entre QU’UNE QUANTITÉ INFINITÉSIMALE. »

Voilà bien, ont dit les libre-échangistes américains, la preuve que l’on vous trompe en prétendant que l’argent est destiné à alimenter le Trésor public.

La protection utilise le tarif de douane comme une barrière qui empêche l’entrée : « il n’en entre plus ou il n’en entre qu’une quantité infinitésimale » ; par conséquent le Trésor public est mis à sec, puisque les produits étrangers n’entrent plus et, par suite de la disette faite sur le marché, c’est le producteur américain protégé qui vend plus cher et grossit ainsi son trésor particulier.

À cette déclaration du rapporteur, les libre-échangistes d’Amérique ont joint cette déclaration, non moins importante, du président de la Commission, M. Méline, déclaration faite dans la séance du 9 juin dernier à la Chambre des députés : « SI VOUS PROTÉGEZ L’UN, VOUS ATTEIGNEZ FORCÉMENT L’AUTRE, C’EST INÉVITABLE. »

Cette déclaration du leader le plus autorisé du protectionnisme français suffit à elle seule, ont dit les libre-échangistes américains, pour condamner, dans un pays de démocratie, le système de la protection.

Ce système, en effet, viole manifestement deux principes fondamentaux de toute démocratie véritable : 1° le principe qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État ; 2° le principe d’égalité des citoyens devant la loi.

D’abord que le principe : On ne doit d’impôt qu’à l’État, soit un des fondements de la démocratie, c’est ce qui ne saurait être contesté sérieusement.

Cela est si vrai que, même dans les pays de monarchie constitutionnelle, même dans l’Allemagne impériale, dans ce pays par excellence de socialisme d’État, un des publicistes les plus autorisés, M. Bluntschli, dans son livre sur l’État, dit formellement que « l’État n’a le droit de prélever des impôts que dans un intérêt public » ; en un mot, tous les publicistes qui ont écrit sur le droit public sont unanimes à définir l’impôt : le prix d’un service public, UNE DETTE SOCIALE que les contribuables doivent exclusivement à la collectivité.

Le vote de toute taxe protectrice est donc un vote inconstitutionnel, puisque c’est une loi d’impôt dont le produit est destiné à enrichir une classe de la nation favorisée aux dépens de la masse du public, et l’existence de pareilles lois est un scandale intolérable particulièrement dans un pays de démocratie.

De même, le principe d’égalité des citoyens devant la loi est manifestement violé.

Si l’impôt n’est dû qu’à l’État et si les régimes de bon plaisir et de despotisme absolu sont les seuls où ait fleuri ce favoritisme, grâce auquel certains individus ou certaines classes ont pu obtenir des privilèges aux dépens de la masse du peuple, il s’ensuit que la protection est incompatible avec une véritable démocratie, puisqu’il faudrait, pour être démocratique, que la loi de protection fût égale pour tous.

Or l’égalité dans la protection est impossible, radicalement impossible, étant donné le mécanisme du système ; c’est par le moyen des tarifs de douane que s’exerce la protection, dès lors il est clair qu’on ne peut favoriser ainsi que les producteurs dont les produits ont des similaires susceptibles de franchir la frontière. Donc, ce système laisse forcément en dehors de ses faveurs tous les producteurs qui sont, ou des intermédiaires comme la classe entière des commerçants, ou bien comme les ouvriers, des travailleurs qui vendent directement leur travail, et subissent la concurrence des ouvriers étrangers que n’atteint pas le tarif douanier, lequel taxe exclusivement les produits.

D’ailleurs, ajoutent les libre-échangistes américains, en admettant que l’égalité dans la protection fût possible, on aboutirait à une déception et à une véritable mystification : la protection étant un régime de faveur qui ne protège l’un qu’en atteignant forcément les autres, suivant l’expression de M. Méline, ne peut être efficace qu’à la condition d’être inégale. 

Les privilèges universalisés ne sont plus des privilèges : comme le disait Proudhon, « si tout le monde est mon frère, je n’ai plus de frère » ; de même, si tout le monde est protégé, personne ne l’est efficacement : et si chaque producteur est protégé également de manière à se faire rembourser le montant des taxes protectrices qu’il a payées aux autres, il serait bien plus simple d’établir entre tous les producteurs le système de la compensation.

Cette argumentation, basée sur des documents précis émanés des leaders les plus autorisés du protectionnisme et sur la structure intime et le mécanisme du système protecteur, a produit, on le comprend, un mouvement d’opinion formidable contre la protection aux États-Unis : ç’a été, comme nous le disions, le pendant de la publication des Coulisses du Boulangisme en France.

D’où vient l’argent et où va-t-il sous le régime protecteur ? Voilà la double question à laquelle ont répondu clairement les libre-échangistes américains.

Les citoyens de la démocratie des États-Unis connaissent à cette heure la vérité : ils savent, de l’aveu même des chefs du protectionnisme, que l’argent ne sort pas de la bourse des duchesses, mais de celle de Jonathan, de Jacques Bonhomme, du peuple tout entier ; il savent aussi qu’il n’est pas destiné à grossir le Trésor fédéral, mais le trésor particulier des producteurs protégés.

D’ailleurs, comme s’ils eussent voulu dissiper tous les doutes, justifier les accusations des libre-échangistes, les protectionnistes américains, sous la direction du célèbre major Mac-Kinley, ont voté dernièrement le bill connu sous le nom de Tarif-bill, qui a surélevé les droits protecteurs, notamment sur les cotons, les laines et les métaux, au point d’établir une complète prohibition.

Les Américains ne pouvaient pas se tromper sur la signification et la portée de cette mesure protectrice : ils ont compris que c’était, non dans l’intérêt du Trésor fédéral, mais pour enrichir le syndicat des gros manufacturiers qui avaient contribué à l’élection du président Harrison, que ces surtaxes avaient été votées ; d’autre part, les droits étant prohibitifs, il était clair comme le jour que ces surtaxes avaient pour but le surenchérissement du prix des produits protégés aux dépens de la masse du public consommateur.

De là la défaite, le désastre des protectionnistes aux élections des représentants du Congrès, et l’ex-président, le futur président des États-Unis, Cleveland, a résumé de la manière la plus précise et la plus nette la signification de ce vote mémorable en disant à un reporter de l’Association Press qui l’interviewait à ce sujet :

« Le parti démocrate qui a la grande majorité dans la Chambre des députés doit réclamer l’abolition du système protecteur qui ENRICHIT UNE CLASSE FAVORISÉE AUX DÉPENS DE LA MASSE DU PEUPLE ; il ne sera libéré de ses engagements vis-à-vis des électeurs que lorsque cette législation aura été complètement abrogée. »

Voilà les causes véritables de l’effondrement du système protectionniste aux États-Unis ; aucun témoignage plus autorisé ne pourrait être invoqué à cet égard que celui de l’ex-président Cleveland.

Comme pour les Coulisses du Boulangisme en France, la publication des coulisses de la protection a ruiné aux États-Unis le système du protectionnisme jusque dans ses fondements.

E. MARTINEAU.

***

Notre correspondant et ami M. Martineau nous paraît aller trop loin en disant que les taxes douanières n’ont pas profité au Trésor des États-Unis.

Ce qu’il y a de vrai, c’est que ces taxes ont été supportées par le peuple américain, et non par les expéditeurs français ou anglais, comme nous l’avions, du reste, démontré dans le numéro de novembre 1889 de notre Revue sous ce titre : « Les États-Unis et le régime prohibitif. »

Ce qu’il y a de vrai encore c’est que le régime prohibitif n’a pas précisément pour but d’alimenter le Trésor public, puisqu’il tend au contraire à mettre obstacle à l’entrée des produits soumis aux taxes douanières. Mais un raisonnement abstrait ne peut rien contre un fait. Il est certain que les États-Unis ont trouvé dans ces taxes des ressources pour combler la dette occasionnée par la guerre de la sécession.

Il existait avec ce vaste pays un grand mouvement d’affaires ; ce mouvement ne s’est pas arrêté inopinément malgré l’élévation des taxes. Ainsi, jusqu’en 1883, malgré le droit de 480 fr. par tonneau qui frappait nos vins de cargaison, de nombreuses expéditions avaient lieu chaque semaine de Bordeaux pour New-York et la Nouvelle-Orléans.

Les maisons qui faisaient ces envois, portaient en ligne de compte ces 480 fr. dans leurs ordres de vente, mais il n’en est pas moins vrai que ces 480 fr. tombaient dans le Trésor public. 

Il y a deux manières pour les États-Unis de diminuer, dans une juste mesure, les recettes du Trésor, qui retombent en définitive sur la population comme un impôt : c’est de réduire graduellement les taxes, ou de les élever encore au point de les rendre prohibitives. C’est contre cette dernière mesure votée par la Chambre sur la proposition des Mac-Kinley, des Blaine, des Harrison, que le peuple américain a protesté dans les dernières élections. J.-B. L

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