Le Journal des économistes, une plateforme de débats

Le Journal des économistes (fondé en 1841), organe de l’école libérale française d’économie politique, qui accueillit certaines des plus grandes contributions d’auteurs comme Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari, Charles Coquelin, Joseph Garnier, Adolphe Blanqui, J.-G. Courcelle-Seneuil, et tant d’autres du même calibre, passe traditionnellement pour représenter la voix de l’orthodoxie libérale et radicale dans un paysage académique en construction et provisoirement sans grand concurrent. Cette image qui lui est restée ne correspond pas, néanmoins, à la réalité. Loin d’avoir constitué un véhicule de dissémination d’une doctrine libérale pure, fixée dans le marbre, et qu’il ne se serait agit que de clamer sur tous les tons, le Journal des économistes accordait en vérité une large place au débat contradictoire et accueillait avec bienveillance les doctrines les plus opposées. De fait, la position libérale radicale, brillamment portée par plusieurs esprits de premier rang, dont le nom est resté célèbre, était à peine dominante dans ses pages. Des démarches concurrentes, réformistes, modérées, conservatrices, parfois même distinctement interventionnistes, trouvaient aussi bien leur place, donnant au recueil un caractère unique.


Le Journal des économistes, une plateforme de débats

 Par Benoît Malbranque

 Notice insérée dans le 4evolume des Œuvres complètes de Gustave de Molinari(pages 221-238)

 

Le Journal des économistes (fondé en 1841), organe de l’école libérale française d’économie politique, qui accueillit certaines des plus grandes contributions d’auteurs comme Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari, Charles Coquelin, Joseph Garnier, Adolphe Blanqui, J.-G. Courcelle-Seneuil, et tant d’autres du même calibre, passe traditionnellement pour représenter la voix de l’orthodoxie libérale et radicale dans un paysage académique en construction et provisoirement sans grand concurrent. Cette image qui lui est restée ne correspond pas, néanmoins, à la réalité. Loin d’avoir constitué un véhicule de dissémination d’une doctrine libérale pure, fixée dans le marbre, et qu’il ne se serait agit que de clamer sur tous les tons, le Journal des économistes accordait en vérité une large place au débat contradictoire et accueillait avec bienveillance les doctrines les plus opposées. De fait, la position libérale radicale, brillamment portée par plusieurs esprits de premier rang, dont le nom est resté célèbre, était à peine dominante dans ses pages. Des démarches concurrentes, réformistes, modérées, conservatrices, parfois même distinctement interventionnistes, trouvaient aussi bien leur place, donnant au recueil un caractère unique.

Dire qu’à côté des plus célèbres libéraux français, le Journal des économistes eut aussi comme contributeurs des hommes comme P.-J. Proudhon, Charles Dupont-White ou Léon Walras, dont l’adhésion au socle de base du libéralisme n’était pas vraiment acquise, ne suffirait pas à déterminer correctement le tempérament et l’essence de cette publication. Si ces célébrités alter- ou anti-libérales devaient compter seules, l’image d’un journal libéral orthodoxe pourrait se maintenir, et on louerait plutôt l’ouverture d’esprit et la tolérance de ces libéraux qui formaient une école et qui, fermement unis, craignaient peu de mettre leurs théories en confrontation avec celles du camp ennemi.

Mais ici la situation est tout autre : il n’y avait pour ainsi dire pas d’école, et si certains ennemis (l’étatisme, le socialisme, le communisme) paraissaient communs à tous, ou à l’écrasante majorité, il n’y avait pas non plus de doctrine véritablement commune. Le libre-échange, l’intervention de l’État dans l’économie, le paupérisme, la fiscalité, la colonisation, les crises, etc., toutes les grandes questions de l’économie politique du temps étaient jugées par les contributeurs de façon plurielle et parfois même ouvertement contradictoire.

En cela, le Journal des économistes se distinguait très sensiblement des journaux de tendance physiocratiques, dont pourtant il héritait, j’ai presque dit se revendiquait, comme le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances (1765-1766) et les Éphémérides du Citoyen (1766-1772), où la doctrine commune de l’école était défendue avec intransigeance et sans écarts. L’historien des doctrines économiques, Joseph Schumpeter, eut l’occasion d’ailleurs, à propos du dernier de ces deux périodiques, d’insister sur son grand caractère orthodoxe et sectaire, dans des termes qui méritent d’être cités, tant le constat dressé s’oppose avec l’essence du Journal des économistesdont nous ambitionnons de présenter le caractère. « Les impressions que les lecteurs pourront retirer en parcourant les volumes des Éphémérides, écrit ainsi Schumpeter, varieront évidemment beaucoup de l’un à l’autre. Personnellement, j’ai été extrêmement frappé par une certaine analogie entre cette publication et les journaux qui représentaient l’orthodoxie marxiste scientifique à la fin du XIXsiècle, en particulier la Neue Zeit : même ferveur de conviction, même talent polémique, exactement la même impossibilité d’avoir sur quoi que ce soit une opinion autre qu’orthodoxe, même capacité d’amer ressentiment, même absence d’esprit autocritique. » [1]

À l’opposé des pratiques physiocratiques, le Journal des économistes cultivait une ouverture d’esprit et une sympathie pour le débat d’idées. Ce caractère, assurément, ne plaisait pas à tous, et on peut dire qu’il s’imposa malgré les récriminations de quelques auteurs notoires, au poids insuffisant. Frédéric Bastiat, notamment, qui avouait dans sa correspondance : « cette revue ne me satisfait pas complètement »[2], eut un temps l’ambition d’en reprendre la direction, avec certainement des projets de correctifs. De même Louis Reybaud, en introduisant le premier numéro, s’imaginait que la revue servirait de réceptacle à une certaine orthodoxie, plus ou moins large, qui puisse lutter contre les multiples courants et contradicteurs qui s’opposaient aux derniers disciples des Turgot, des Smith, des Ricardo et des J.-B. Say. D’après lui, il valait toujours mieux populariser les principes économiques bien établis que de poursuivre les querelles incessantes. « Saint Paul, proclame-t-il, a dit depuis longtemps que les schismes profitaient aux religions. Oui, mais pour que les schismes soient utiles, il faut d’abord que l’église soit solidement assise, et que les hérésiarques ne se multiplient pas au point de l’ébranler. C’est là malheureusement la situation de la grande école que Smith a fondée en Angleterre, et que Say a rendue populaire parmi nous. » [3] Charles Dunoyer aussi, qui offrit quelques textes, issus de précédents travaux, voyait le Journal des économistes comme le moyen d’expression du petit groupe des « économistes de la vieille école »[4] et il est douteux qu’il entendît étendre aux hétérodoxes le privilège d’une collaboration. [5]

L’ambition n’était pas toutefois de fixer uniformément la doctrine, mais plutôt, pour reprendre les mots de Louis Reybaud dans son introduction au premier volume, de « réunir les opinions éparses et leur donner un centre commun ». [6] L’accent était donné sur le socle intellectuel, à partir duquel chacun pouvait bien avancer à sa guise, mais en conservant une cohérence commune. Le même Louis Reybaud répétait dans le deuxième numéro que « pour être prise au sérieux, une science a besoin d’apporter quelque mesure dans les modifications qu’elle subit : elle ne peut pas se laisser refaire, tous les dix ans, de fond en comble ; offrir table rase à tous les essais, à tous les systèmes ». [7] Toutes les audaces n’étaient donc pas permises.

La solidité et le succès de ce programme dépendait des bornes dans lesquelles les différents contributeurs se conformeraient à ce socle théorique de base, ou au contraire s’échapperaient dans la conception d’applications pratiques ou de plans de réformes personnels. Jusqu’en 1847, la tension se maintint, vivace, au point qu’à côté de la lecture optimiste qui pourrait être faite des différents numéros de cette revue, mettant en valeur les convictions communes, une autre lecture, réaliste ou pessimiste, pourrait insister à l’inverse sur l’incroyable fréquence des écarts, des désaccords et des disputes.

Il n’y a certainement rien de coupable dans l’optimisme et dans la reconstruction historique de l’école libérale française d’après le prisme de l’unité. Cette lecture, cependant, me paraît déjà faite, et en outre elle s’impose si fortement dans tout esprit qui envisage rétrospectivement l’œuvre de ce groupe d’intellectuels, que, ne serait-ce que pour fournir des explications à l’échec qui sera le leur à cette période, il est utile aussi de documenter la très fragile paix armée des différents courants et les points de fracture qui s’élargissaient et promettaient déjà des dangers. [8]

Sur bien des sujets, et non des moindres, la position des contributeurs du Journal des économistes était multiple, faite de distinctions et d’aménagements divers. Nous en détaillerons ici quelques-uns.

LES OPPOSITIONS INVINCIBLES

Réforme commerciale contre libre-échange intégral

Sur la question de la liberté du commerce s’opposaient les partisans des réformes modérées et accomplies sans précipitation, aux radicaux, disciples de la Ligue anglaise, qui réclamaient l’adoption sans retard du libre-échange intégral.

Le camp des modérés était avantageusement composé. S’y groupaient les principales notabilités de l’économie politique du temps, Léon Faucher, Michel Chevalier, Horace Say, notamment.

Léon Faucher se présentait comme un « partisan de la douane, mais de la douane qui ne protègepas, et qui cependant approvisionne le Trésor public »[9]. Il repoussait en outre la précipitation, recommandant plutôt, dans l’application du libre-échange, de joindre prudence et mesure. Chacune de ses prises de position était pour lui l’occasion de réaffirmer sa modération et son soi-disant sens des réalités. « En indiquant les modifications qui me paraissaient dès aujourd’hui praticables dans le tarif des fers, écrivit-il ainsi en conclusion d’une étude donnée au Journal des économistes, je ne me suis pas proposé de donner une satisfaction immédiate ni complète aux besoins de l’industrie, et je n’ai pas songé à réaliser de plein saut le principe de la liberté des échanges ; j’ai tenu compte du passé, j’ai voulu ménager une transition, j’ai cherché à montrer que les économistes n’étaient pas des niveleurs dont la science ne se complût qu’au milieu des ruines. »[10]

Les libre-échangistes radicaux, présentés donc comme des anarchistes, des destructeurs, qui dépassent les bornes du possible et même du souhaitable, étaient en ligne de mire d’un autre des modérés, Théodore Fix.

Les hommes pratiques et ceux qui ont le sens des responsabilités devaient, d’après lui, se méfier fortement des recommandations de tous ces « économistes avancés, qui n’admettent aucune exception, veulent procéder avec toute l’énergie et la rapidité qu’inspirent de profondes convictions ; ils veulent abattre d’un seul coup les douanes, les monopoles, et le personnel qui les soutient. Quelles seraient les conséquences d’une pareille réforme ? Si on laissait entrer aujourd’hui en franchise tous les tissus étrangers, les fers et les métaux ouvrés, les consommateurs s’en trouveraient bien au moins pendant un certain temps, et quelques industries y trouveraient un grand profit. Mais il est certain que ce changement instantané et inattendu causerait d’immenses désastres dans l’industrie : d’énormes capitaux deviendraient improductifs, des centaines de milliers d’ouvriers se trouveraient tout à coup sans travail et sans ressources… Les hommes d’État qui étaient et qui sont encore le plus vivement attachés aux théories économiques d’Adam Smith ont reculé devant une entreprise de cette nature, et pour mon compte, j’avoue que je la trouve pleine de périls et de sombres menaces. »[11] C’est que, d’après Fix, la recommandation d’un démantèlement intégral et immédiat du système protecteur répondait à une folie, une sorte de frénésie intellectuelle, qui touche fréquemment les esprits faibles qui s’imaginent avoir trouvé la pierre philosophale. [12] Ainsi, dans le domaine de l’économie politique, « les douanes sont devenues le cheval de bataille d’un grand nombre d’économistes. À les entendre, toute la science est concentrée dans cette seule question, et s’il n’y avait plus de douanes, l’humanité serait délivrée d’une grande partie de ses maux… L’animosité contre les douanes et les tarifs a dégénéré chez certains hommes en une sorte de monomanie, et, selon eux, le problème ne peut être résolu que par la destruction absolue et complète de toutes les barrières et de tous les obstacles. Ils ne tiennent aucun compte de l’organisation politique des États, des intérêts établis, des nécessités financières et d’une foule d’autres circonstances qui s’opposent à un changement brusque et instantané. »[13] En intellectuel raisonnable, et qui tient compte des réalités, Fix croyait donc devoir compter avec la situation sociale, politique, économique et même technologique des différentes nations. Or, le contexte du temps présent, considérait-il, c’était que « l’industrie et le commerce se sont développés dans les divers États de l’Europe sous l’empire de lois particulières à chacun de ces États. Presque partout, le système restrictif a eu la prépondérance, et cette généralité même devait rendre les exceptions sinon impossibles, du moins périlleuses. »[14] Avec Faucher et les esprits timides du camp libre-échangiste, Fix appelait de ses vœux la réforme des tarifs dans la modération et avec le sens de la temporisation. « La France, dans l’intérêt de sa production, des transactions de tout genre et de sa prospérité générale, doit modifier graduellement, avec mesure et prudence toutefois, son système douanier ; réduire les droits, leur ôter leur caractère protecteur, et ne les conserver que comme source d’un revenu pour l’État. »[15] En soutien du maintien d’une douane fiscale, l’auteur faisait valoir la force de la nécessité. « Dans presque tous les pays, les douanes forment une branche importante du revenu public, et lors même que leur destruction procurerait des avantages immédiats ou éloignés à certains producteurs ou à certains consommateurs, le gouvernement ne pourrait pas les supprimer d’un seul trait de plume. »[16] Quant à la temporisation, elle s’imposait pour une autre raison, à savoir qu’il fallait respecter ce qui existait et ne pas compromettre la prospérité de plusieurs branches importances de l’économie française, sous le prétexte de mettre en application une théorie d’économie politique. « Nous admettons que la production qui est fondée sur le système restrictif repose sur une base vicieuse, notait-il ; mais il ne s’ensuit pas de là qu’il faille détruire brusquement ce qui existe, et se livrer à une transition qui serait mortelle à plusieurs branches industrielles »[17].

D’autres grands noms de la scène économique libérale du temps se rangeaient à cette démarche prudente et modérée, que nous avons pris la peine de détailler en suivant Fix, afin de ne plus devoir y insister outre mesure. Michel Chevalier, professeur d’économie au Collège de France, adoptait ce même credo. « La France, disait-il, est soumise à un tarif de douanes dont la pensée fondamentale est la prohibition. Il serait temps de la faire passer à un régime dont la base serait la liberté du commerce, sauf les besoins du Trésor qui réclame pour les besoins de l’État des ressources qu’il est légitime de se procurer par un impôt sur les produits venant du dehors ; la liberté, sauf les ménagements provisoires qu’il est convenable d’accorder aux industries existantes, afin qu’elles aient le temps de se reconnaître et de se retourner. »[18] Quant à Horace Say, lors d’une occasion particulière où il proposa au Conseil général de la Seine, au sein duquel il siégeait, de formuler un vœu en faveur de la liberté des échanges, il exposa sa modération sans faux semblants : il proposa ce jour là « un vœu modéré, conciliant, mais en même temps progressif »[19] en faveur du libre-échange, présenté comme étant avant tout l’affaire de « modifications prudentes, sans doute, mais cependant libérales, efficaces et progressives »[20].

Cette position timide, qui n’était pas, nous le savons bien, celle de Frédéric Bastiat ou de Gustave de Molinari, séduisait majoritairement les auteurs de la plus vieille génération, ceux qui avaient vécu la majorité de leur carrière à un âge où, ainsi que nous l’avons également rappelé, le camp libéral s’était étonnamment rangé à une sorte de protectionnisme doux. Naturellement, ces auteurs à l’âge avancé étaient aussi les plus en vue ; ils siégeaient seuls dans les conseils électoraux et disposaient seuls des chaires d’enseignement.

À plus forte raison, les auteurs qui, du fait de leur âge ou par égard pour leur carrière officielle, se tenaient volontairement en retrait du mouvement intellectuel du temps, ne pouvaient manquer de se signaler par la même modération sur la question du libre-échange. Ainsi de Charles Dunoyer, grande autorité libérale au demeurant, pour qui la prudence dans cette réforme des douanes était de la plus haute nécessité. « La chose que doivent le moins ignorer des réformateurs habiles, avertissait-il, c’est qu’il faut savoir se résigner, au moins temporairement, à des transactions, et que demander tout à la fois serait souvent le moyen de ne rien obtenir, et obtenir tout à la fois le moyen encore plus assuré de ne rien posséder d’une manière stable. »[21] Aussi présentait-il la demande d’une liberté totale et immédiate comme une « extrême exagération »[22].

Face aux modérés, en surnombre, et disposant surtout d’appuis de choix, les radicaux développaient leur position avec audace. Joseph Garnier, qui était l’un d’eux, avec Molinari et Bastiat, soutenait que le radicalisme en la matière était la seule opinion valable pour un économiste adepte de la liberté. Avec des précautions oratoires plus ou moins subtiles, il condamnait les modérés comme des traîtres. « En quoi l’association, osa-t-il affirmer une fois, si elle ne se proposait pas de poursuivre l’affranchissement immédiat, absolu des échanges, différerait-elle de la phalange des protecteurs ? »[23] C’était asséner une charge particulièrement féroce.

Toutefois les modérés songeaient peu à répondre : présenter leur opinion suffisait, car à tout prendre ils étaient dominants et les évènements se passeraient selon leur bon vouloir. Déjà, au sein du Journal des économistes, leur tendance l’emportait. Non seulement un bon nombre d’auteurs étaient acquis, mais les colonnes étaient aussi tenues grandes ouvertes à Michel Chevalier, Léon Faucher, Horace Say, dès qu’ils trouvaient quelque chose à insérer. En outre le camp radical était démuni : Molinari, malgré son jeune talent, n’avait pas encore été invité à prendre part à l’œuvre commune, et Frédéric Bastiat, autre nouvelle gloire, était prié de s’occuper plutôt de son propre journal, Le Libre-Échange, comme une façon d’aller s’amuser ailleurs.

L’opposition entre radicalisme et modérantisme, et la supériorité de rang et de prestige des partisans de la seconde opinion, provoqua l’adoption d’un programme libre-échangiste commun aux accents très modérés. Pour rappel, il fut rédigé comme suit :

« Les soussignés ne contestent pas à la société le droit d’établir, sur les marchandises qui passent la frontière, des taxes destinées aux dépenses communes, pourvu qu’elles soient déterminées par la seule considération des besoins du Trésor.

Mais sitôt que la taxe, perdant son caractère fiscal, a pour but de repousser le produit étranger, au détriment du fisc lui-même, afin d’exhausser artificiellement le prix du produit national similaire et de rançonner ainsi la communauté au profit d’une classe, dès cet instant la protection ou plutôt la spoliation se manifeste, et c’est là le principe que l’association aspire à ruiner dans les esprits et à effacer complétement de nos lois, indépendamment de toute réciprocité et des systèmes qui prévalent ailleurs.

De ce que l’association poursuit la destruction complète du régime protecteur, il ne s’ensuit pas qu’elle demande qu’une telle réforme s’accomplisse en un jour et sorte d’un seul scrutin. Même pour revenir du mal au bien et d’un état de choses artificiel à une situation naturelle, des précautions peuvent être commandées par la prudence. Ces détails d’exécution appartiennent aux pouvoirs de l’État ; la mission de l’association est de propager, de populariser le principe. »[24]

Ce manifeste reprenait les propositions de Léon Faucher, Horace Say et Michel Chevalier. Léon Faucher lui-même en louait la modération : « Consultez le manifeste de l’Association, dit-il une fois. Je ne connais rien de moins radical, ni qui porte à un plus haut degré l’empreinte d’une pensée pratique. L’Association admet la douane sous la forme naturelle, qui est l’impôt ; et tout en combattant le système protecteur ou plutôt prohibitif, elle demande que la réforme des tarifs s’opère graduellement et sans secousse. »[25]

Bastiat, quant à lui, se rangea à l’opinion majoritaire, ou du moins à l’opinion des plus forts. Il ne résista pas toutefois, et malgré le programme commun adopté, à égratigner avec sa verve coutumière les paradoxes de la position modérée. Ainsi, lors de la même réunion publique où Faucher et Chevalier développaient sereinement au pupitre la nécessité des concessions et de la douceur, lui attaquait de front les partisans des transitions par une fable mémorable, celle du menuisier devenu aveugle qui hésite à visiter l’oculiste qui peut le guérir, sous le vain prétexte de ménager la transition. [26]

Les chemins de fer entre initiative privée et intervention publique

La question des chemins de fer, qui nous intéresse particulièrement, du fait de son importance dans l’œuvre de Molinari, offrait encore un terrain aux mêlées et démêlées. Entre le soutien public et la liberté totale de la concurrence, les positions étaient nombreuses et l’écart entre elles particulièrement sensible. Pour Michel Chevalier, par exemple, il paraissait tout à fait naturel et éminemment pratique de confier à la puissance publique l’affaire des chemins de fer. « Des esprits distingués, affirmait-il sans ménagement dans son cours, ont enseigné pendant longtemps qu’il n’appartenait pas à un gouvernement de s’immiscer dans les travaux publics, qu’il ne saurait y réussir, que l’industrie privée seule pouvait s’en charger avec succès. Dès à présent, je tiens à vous déclarer que je ne partage pas cette opinion absolue. »[27] « J’ai prononcé le mot, et je le répète avec insistance, les voies de communication et les travaux publics sont maintenant des affaires d’État. Voilà pourquoi les gouvernements, au lieu de s’en tenir à l’écart, doivent s’en mêler de plus en plus. Y intervenir n’est pas pour eux un droit, c’est un devoir. »[28] Dans le détail, il arguait notamment en faveur de la garantie public d’un minimum d’intérêt, comme devant permettre la construction rapide, économique, rentable et sûre du plus grand nombre possible de voies de chemins de fer en France.

Cette position, néanmoins, ne satisfaisait pas tout le monde. Louis Reybaud consacra à sa réfutation une longue étude intitulée « Des largesses de l’État envers les industries privées (primes, subventions, prêts d’argent, garanties d’un minimum d’intérêt, indemnités) ». Ici tout y passait, et professeur au Collège de France ou non, les défenseurs de l’intervention directe de l’État dans le monde industriel étaient tous attaqués. La proposition particulière de Chevalier le fut également. « Le désir d’avoir des chemins de fer, écrivit ainsi Reybaud, a suggéré un troisième mode de concours : la garantie d’un minimum d’intérêt. Cette forme de largesse a trouvé des défenseurs habiles et fort compétents, hors de ce recueil et dans ce recueil même. » [29] Et après cette précaution oratoire, il entreprit la démolition de cette erreur économique.

Colonisation : pour ou contre

Le même Louis Reybaud, auteur célèbre, quoique oublié de nos jours, nous permettra encore d’évoquer un autre sujet de tension palpable : la colonisation. Comme bon nombre de ses collègues rédacteurs dans la revue de Guillaumin, Reybaud considérait que le peuple français, à l’image du peuple anglais, était appelé à développer son influence partout dans le monde. « Il y a quelques inconvénients attachés à ce rôle, reconnaissait-il, comme un gage donné à ses contradicteurs ; mais aussi que de gloire ! Laisser partout son empreinte, sa langue, ses mœurs, sa nationalité, est une ambition digne d’un grand peuple, et cette tâche, que la nature semble lui avoir déléguée, ne saurait être désavouée par la science. » [30] Regrettant que « le principe des colonisations ne jouit pas encore, auprès des économistes, de toute l’estime qu’il mérite »[31] Reybaud faisait, comme Molinari, la promotion de l’envoi aux colonies de l’excédent de population française comme d’une solution pratique de grande valeur. « L’expatriation, affirmait-il, est une propagande de la civilisation contre la barbarie »[32], et à ce titre elle était autre chose qu’une saine politique économique — elle était un impératif moral.

Dans l’esprit de quelques autres, il en allait bien autrement. Pour Joseph Garnier, le système colonial n’était en vérité rien d’autre qu’un « énorme préjugé »[33]. De même, d’après Charles Dunoyer, la colonisation que quelques-uns osaient proposer devait s’avérer pleine d’embuches et de déceptions futures ; c’était en somme pour lui s’y prendre tout à fait de travers. « Ce n’est pas avec les populations de pacotille nées dans les grands centres industriels qu’on ira fonder au loin de nouveaux peuples » clama-t-il dans le Journal des économistes. [34]

Toute charité est-elle condamnable ?

En apparence, la question du paupérisme était consensuelle. Numéro après numéro, tous les auteurs répétaient que la condition du peuple était en progrès par rapport aux époques antérieures et que la classe ouvrière était, pour citer les mots de Charles Dunoyer, « aujourd’hui mieux logée, mieux meublée, mieux vêtue ». [35] « Jamais la France n’a été plus prospère et plus favorisée sous le rapport économique, jamais il n’y a eu moins de misère et moins de pauvres, dans le sens rigoureux du mot, que depuis cinquante ans » soutenait aussi Théodore Fix. [36] Se répétant ad nauseam les uns les autres, Hippolyte Dussard écrivait encore qu’« on ne peut nier que la classe ouvrière, aujourd’hui mieux logée, mieux vêtue, mieux nourrie même qu’elle ne l’était autrefois, ait profité en quelque chose de l’accroissement du capital social »[37], tandis que Chevalier faisait remarquer à l’auditoire de son cours « ce progrès du bien-être dont nous sommes les témoins ». [38]

Néanmoins, des divergences notables existaient encore, même sur ce sujet.

Dunoyer, par exemple, jetait l’opprobre sur toute charité et condamnait ses effets pervers. D’après lui il convenait essentiellement pour la puissance publique de ne rien faire. Les pauvres seraient plus aidés par une législation juste et libérale que par la charité légale. « Leurs progrès doivent être surtout leur propre ouvrage, disait-il ; on ne peut, pour ainsi dire, rien attendre pour elles que d’elles-mêmes ». [39] Aussi la charité n’avait pas sa place dans la question des pauvres. « C’est réellement leur nuire, soutenait-il encore, que de leur accorder des secours abusifs, que d’alimenter leur paresse, que d’inspirer de la sécurité à leur imprévoyance, que d’éveiller prématurément leur sensibilité, que de ne pas laisser le progrès de leur éducation se subordonner naturellement à celui de leur fortune ». [40] Loin d’être un malheur ultime, auquel il aurait fallu à tout prix palier, la misère offrait l’avantage, d’une certaine manière, de servir de repoussoir et de motiver au travail, à l’effort et à la frugalité. « Il est bon, écrivait-il ainsi, un peu cavalièrement, qu’il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal, et d’où elles ne puissent se relever qu’à force de se bien conduire. » [41] Un économiste distingué comme Pellegrino Rossi n’admettait pas de tels propos. D’après lui, la société devait assistance, car l’homme ne pouvait rester insensible à la déchéance physique et morale de l’homme, son semblable. Il écrivait ainsi contre l’opinion de Dunoyer : « Si, par une cause quelconque, des multitudes de travailleurs manquaient d’emploi, si l’émigration leur devenait impossible et qu’ils errassent dans les rues en proie à la faim, à la misère, au désespoir, la société pourrait-elle fermer les yeux et dire froidement ce qu’elle dirait d’un excédent de bœufs ou de moulins à vent ? Sous une forme ou sous une autre, le pays viendra au secours de ces infortunés, qui sont des hommes, et parce qu’ils sont des hommes. On peut, sous l’empire de quelque idée spéculative ou de quelque passion politique, discuter avec violence la question de savoir si en venant au secours du pauvre sans travail, la société accomplit un devoir strict ou fait un acte de charité ; toujours est-il que pendant la discussion, les secours ne manqueront pas, et que la logique ne fera jamais oublier à une société chrétienne qu’elle a des entrailles. »[42] Là encore, derrière la politesse des manières s’illustrait un ton vindicatif et une charge tout à fait directe portée contre un collègue.

UNE BIEN CURIEUSE OUVERTURE D’ESPRIT

L’omniprésence des débats entre les différentes sensibilités du mouvement économique libéral n’était qu’un aspect de l’hétérodoxie du Journal des économistes. Au cours de ses premières années de parution, les articles sortant notoirement du périmètre, même étendu, de la foi libérale, se multiplièrent aussi, donnant au recueil un parfum d’éclectisme.

Le premier grand cas de sortie hors des chemins battus fut occasionné par un article de Victor Schœlcher, le grand abolitionniste, sur la relation entre l’ignorance des masses et la criminalité.

Tout comme aujourd’hui, la prétention selon laquelle la société est ultimement responsable des crimes commis par les individus qui vivent en son sein dans la pauvreté et l’hébétement, trouvait habituellement peu de place dans l’argumentaire des adeptes du libéralisme. C’est pourtant l’opinion précise que, sur la base de statistiques diverses, Schœlcher entreprit de défendre. Ses conclusions étaient audacieuses et affirmées sans faux-fuyants. « Puisque, clamait-il, sur 100 de tels coupables, 88 étaient dans l’ignorance la plus entière, ne faut-il pas penser que leurs crimes sont le résultat de leur ignorance et doivent être imputés bien plus à la mauvaise organisation sociale qu’à eux-mêmes ?… N’est-il pas de la plus affreuse évidence que la très grande majorité des coupables n’est coupable que d’ignorance ? N’est-il pas clair qu’en refusant au peuple, aux pauvres, l’éducation à laquelle ils ont droit, on les condamne fatalement au vice et au crime ? Ne voyez-vous pas qu’en les jetant dans les écoles, vous les enlevez aux maisons centrales, aux bagnes, à l’échafaud ? »[43] Et en guise de conclusion, le célèbre abolitionniste écrivait : « Nous avons donné des chiffres irréfutables ; on n’en peut plus douter, l’homme est d’autant moins criminel qu’il sait mieux lire ; apprenez-lui donc à lire. »[44] Il s’en allait alors tout à son aise proposer, pour les enfants, l’éducation gratuite et obligatoire, et pour les adultes, une énigmatique « rétribution équitable du travail », les présentant tous deux comme « des droits que tout homme apporte avec lui en naissant »[45].

Cet éclectisme dans la doctrine ne plut pas à Charles Dunoyer, lequel publia dans le numéro suivant une grande étude sur la liberté dans le domaine de l’enseignement. « Quels sont, relativement à l’enseignement, les droits et les devoirs de la société ? Telle est la question qui est devenue, dans ces derniers temps, l’objet d’un débat si vif, si universel, et sur laquelle, puisqu’il n’est personne qui ne s’en mêle, je veux prendre aussi la liberté de dire mon sentiment. »[46] Passé cette pique d’humeur, qui, lue correctement, excommuniait proprement Schœlcher pour incompétence dans le domaine de l’économie politique, Dunoyer démontrait pourquoi la liberté était supérieure, et pourquoi l’éducation imposée à tous était en vérité un leurre. Il finissait par avertir les esprits aisément séduits, que l’abandon de la liberté totale de l’enseignement était un dangereux pas fait dans la voie du socialisme. « S’il est quelqu’un qui soit en mesure d’établir par de bonnes et solides raisons que l’État, qui doit, dit-on, l’instruction primaire aux classes pauvres, leur doit cela sans leur devoir néanmoins autre chose ; qu’il est obligé de les instruire et n’est pas obligé de les vêtir, de les loger, de les nourrir, je prie ce quelqu’un de me dire ces raisons, difficiles à surprendre, car je les ai souvent cherchées et je n’ai jamais pu les saisir. »[47] Il fallait donc coûte que coûte se tenir fermement au principe libéral, auquel Schœlcher proposait de transiger.

Le cas de Proudhon, particulièrement représentatif, ne peut toutefois nous arrêter excessivement, car nous y reviendrons plus loin dans ce volume. Qu’il nous soit permis toutefois de dire que cet auteur aux doctrines pour le moins audacieuses et particulièrement compromettantes pour le camp des libéraux radicaux, reçut dans le Journal des économistes un accueil étonnamment bienveillant. Lors d’une recension, Joseph Garnier présenta l’auteur sous un jour très favorable, comme « l’un de ces pionniers, qui a droit, pour cela seul qu’il s’aventure loin, à notre considération ; car, remarquez-le bien, il est parti avec toutes les précautions nécessaires, l’instruction, l’amour de la vérité, le bon sens et la clarté dans les idées »[48]. Aussi la lecture de son ouvrage sera « utile », soutenait Garnier, en ce qu’il « semble propre à agrandir l’horizon scientifique »[49].

Proudhon eut encore le privilège de publier un très vaste article dans le Journal des économistes. Hippolyte Dussard le fit précéder d’un avertissement, dans le but de « prévenir le lecteur contre ses conclusions »[50]. La démarche n’était pas injustifiée. Proudhon y réclamait en effet rien de moins que la nationalisation du chemin de fer et l’établissement du transport ferroviaire gratuit, à la suite de considérations qu’il présentait lui-même, un peu honteux, comme « empreintes de quelque socialisme »[51].

Enfin, Charles Dupont-White eut l’occasion de développer à sa guise ses thèses sur l’intervention de l’État dans les relations du travail avec le capital. [52] L’auteur, déjà publié par la librairie Guillaumin, reproduisait dans le Journal des économistes ses principales conclusions. La rédaction du journal s’empressa, naturellement, de « faire ses réserves »[53]. Mais l’auteur n’en était pas moins libre de défendre l’intervention de l’État sur le marché du travail et notamment la création d’ateliers de travaux publics, pourtant sévèrement repoussée par la majorité des économistes libéraux du temps.

L’ouvrage lui-même, Joseph Garnier en rendit compte très longuement, mais il ne se sentit pas forcé à la bienveillance. Il asséna plutôt de fortes critiques, mettant notamment en avant les préjugés antilibéraux de l’auteur à l’écriture du livre, écrivant que Dupont-White « a commencé son livre avec cette conviction toute faite, que les capitalistes sont forcément les ennemis des travailleurs »[54] et que ceci enlevait à son œuvre une bonne partie de sa solidité.

MOLINARI AU JOURNAL DES ÉCONOMISTES

À ce stade, une question se pose : le Journal des économistes offrait-il un terrain propice pour le jeune économiste qu’était Molinari ?

Dans l’absolu, et en considération notamment du fait que Molinari était attaché à la tradition libérale orthodoxe, sans toutefois s’y laisser enfermer, on serait tenté de répondre par l’affirmative. Le journal était, après tout, très ouvert aux débats et accueillait semble-t-il sans rechigner les opinions libérales les plus radicales.

Toutefois, l’association de notre auteur à l’œuvre commune pouvait être rendue difficile par la très médiocre opinion que beaucoup d’auteurs du réseau Guillaumin partageaient envers certaines des idées qu’il avait adoptées. Ainsi, sur le libre-échange, sa position était minoritaire et les grands noms de l’époque, les personnalités les plus influentes, étaient adeptes d’une autre voie que lui.

Sur l’organisation du travail et les bourses de travail, Molinari pouvait même se promettre de grandes réticences. Théodore Fix en donna la mesure quand il affirma que « de tous les opuscules que j’ai lus sur l’organisation du travail, pas un seul ne contenait une idée neuve. Partout on avait pillé Pythagore, Platon, Morus et Campanella. Partout encore, il fallait prendre aux uns pour donner aux autres, c’est-à-dire qu’il fallait commencer l’organisation du travail par une spoliation, par une iniquité, par une désorganisation ou par un retour aux anciennes institutions. » [55] Les mots mêmes d’organisation du travail étaient suspects, comme l’étaient aussi, dans un a priori assez terrible pour notre auteur, certaines des publications qui avaient tout particulièrement à cœur de creuser cette problématique. Joseph Garnier, évoquant le sens tout à fait nébuleux de cette « organisation du travail » qui faisait le fond de tant et tant d’écrits nouveaux, mettait au pilori certains de ses principaux organes : « Ces honorables représentants de la nation, et ceux de leurs collègues qui ont pu se servir de la formule en vogue, seraient tout aussi embarrassés de lui donner un sens net et précis que la Démocratie pacifique, que la Réforme, que le Courrier français, que la Revue des Deux-Mondes, que la Revue indépendante, que l’Atelier, et toutes les petites revues qui s’impriment aux frais de quelques cercles d’ouvriers, que toutes les brochures enfin qui parlent pour ou contre ou sur l’organisation du travail. » [56]

Il n’était pas impossible de croire qu’apprenant à mieux connaître les idées de Molinari, ils auraient peu à peu vu ses propositions sous un meilleur jour. À dire vrai, Théodore Fix lui-même évoqua en 1845 la constitution d’associations permettant de communiquer aux travailleurs les prix du travail et de favoriser le déplacement des ouvriers, les présentant de manière très positive. [57] Cependant, les termes dans lesquels Molinari exprimait ses idées et son encombrant passé littéraire, qui, à l’âge qu’il avait, ne pouvait que lui coller à la peau, jouaient fortement contre lui.

Quant à sa solution de l’émigration des travailleurs, il ne pouvait non plus se promettre un accueil très chaleureux. Au-delà de la question coloniale, qui divisait fortement les rédacteurs du Journal des économistes, la stricte émigration était considérée par beaucoup comme impraticable. Pour Pellegrino Rossi, l’émigration, l’enrôlement, et même tout déplacement quelconque étaient des « ressources, des moyens d’échapper à la misère, qui peuvent se concevoir pour l’homme qui est dans la force de l’âge et célibataire : mais pour un mari, pour un père de famille, pour l’homme entouré d’enfants en bas âge, faut-il répéter que ces moyens ne sont presque toujours que de cruels expédients ; expédients que condamnent également l’humanité et la morale ? »[58] Et il finissait par une conclusion lapidaire : « L’histoire vous le dit, la route de ces émigrations est semée de cadavres. » [59]

De façon identique, Joseph Garnier ne craignait pas de repousser ces « émigrations et colonisations sur lesquelles l’opinion publique semble tant compter aujourd’hui pour le soulagement du malaise. Je me bornerai à dire qu’Adam Smith, Malthus, J.-B. Say et M. Rossi ont réduit à leur véritable expression les services de second ordre qu’on peut en attendre. Elles sont coûteuses pour la société ; tyranniques pour le pauvre qu’on exile ; insuffisantes, puisqu’elles ne retirent guère que quelques milliers d’hommes de certains pays où l’excès se mesure par millions. » [60]

Au-delà même de ces quelques positions non-conventionnelles de notre auteur, que l’approfondissement de la science de l’économie politique pourrait peut-être parvenir à lui faire abandonner tout à fait, l’ouverture au débat n’était pas absolue dans les colonnes du Journal des économistes, et les audaces exagérées pouvaient être mal accueillies. Sur le libre-échange, des frictions fortes existaient, et une certaine paix armée régnait, pour le bien supérieur de la cause. Sur d’autres aspects, non encore débattus, la convergence d’opinion, quoique fragile, n’empêchait pas un rejet de la contestation. Sur le point fameux de la « production de la sécurité », la route était pour ainsi dire barrée. Le caractère nécessairement étatique des missions dites régaliennes était un credo unanimement accepté, qu’on ne daignait mentionner que par effet de rhétorique, la position étant vue comme irrécusable. À l’occasion, la position radicale ou anarchiste était sévèrement rejetée.

Peut-être aussi que ce groupe, faussement uni, disséminait un triomphalisme sans substance, capable de faire tourner les têtes les plus capables. Dans le bilan dressé par le journal à la fin de l’année 1846, c’est-à-dire juste avant l’entrée de Molinari, les directeurs se faisaient fort d’avoir remporté la bataille. « Depuis cinq ans, affirmaient-ils, le bruit de toutes les écoles antiéconomiques s’affaiblit ; la voix des hommes qui ont appris à ne s’inspirer que de l’étude de la nature et de la science a acquis un véritable ascendant sur un grand nombre d’esprits d’élite, dont l’influence doit nécessairement réagir sur l’opinion publique encore prévenue mais sensiblement ébranlée. » [61] De même, l’union des libéraux était présentée comme assurée, le journal lui-même ayant déjà avec succès « réuni les membres épars de l’école économique »[62].

Et pourtant, en quelques mois, le camp des économistes libéraux allait se représenter sous un jour nettement moins favorable. Les défections, les échecs, se présenteraient sur la route. Le vent de l’Histoire se chargerait aussi de montrer qu’il avait soufflé et soufflait encore décidément en sens contraire.

 

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[1] Joseph A. Schumpeter, History of Economic Analysis, Oxford, 1954, p. 227 ; trad. française, Gallimard, 1983, t. I, p. 319.

[2] Lettre à Richard Cobden, 9 novembre 1847 ; Œuvres, I, p. 166

[3] Journal des économistes, décembre 1841, p. 3-4

[4] Journal des économistes, janvier 1842, p. 143

[5] Au-delà des divergences théoriques, touchant directement la science économique, le Journal des économistes entendait également faire cohabiter des intellectuels ralliés à différents partis politiques, ce qui ajoutait de la difficulté.

[6] Journal des économistes, décembre 1841, p. 4

[7] Journal des économistes, janvier 1842, p. 186

[8] Les éditeurs du journal reconnaissaient cette grande divergence des opinions et tachèrent tant bien que mal de s’en défendre. Dès la fin de la deuxième année d’existence, ils crurent bon d’écrire les lignes suivantes : « Si, dans le langage serré et technique des uns, et l’abondance chaleureuse des autres, les esprits superficiels ont cru voir des contradictions, ces anomalies ne sont qu’apparentes, et, dans tous les Mémoires de ce recueil, les plus saines vérités de l’économie politique n’ont pas un instant cessé d’être respectées. » (Journal des économistes, décembre 1843, p. 2) Ils maintenaient que « l’économie politique n’est point une science d’exclusion » (Ibid., p. 5) et raccommodaient comme ils le pouvaient les résultats avec les ambitions.

[9] Journal des économistes, septembre 1846, p. 181

[10] Journal des économistes, novembre 1846, p. 336

[11] Journal des économistes, juin 1842, p. 247

[12] L’auteur n’exprime pas précisément les choses dans ces termes, mais son accusation possède la même portée. De même que les recherches des alchimistes étaient vaines et stériles, « la guerre à mort qu’on fait aux douanes, dit Théodore Fix, nous paraît un pur enfantillage » (Journal des économistes, février 1844, p. 238).

[13] Journal des économistes, février 1844, p. 238

[14] Ibid.

[15] Ibid., p. 241

[16] Ibid., p. 238

[17] Ibid.

[18] Journal des économistes, octobre 1846, p. 282

[19] Journal des économistes, novembre 1846, p. 377

[20] Ibid.

[21] Journal des économistes, août 1845, p. 18

[22] Ibid., p. 19

[23] Journal des économistes, mars 1845, p. 406

[24] Journal des économistes, juillet 1846, p. 306-307

[25] Journal des économistes, septembre 1846, p. 193

[26] Œuvres, t. II, p. 238-240.

[27] Journal des économistes, décembre 1842, p. 323

[28] Ibid., p. 325

[29] Journal des économistes, mai 1842, p. 112

[30] Journal des économistes, janvier 1842, p. 193

[31] Ibid., p. 195

[32] Ibid.

[33] Journal des économistes, juillet 1844, p. 341

[34] Journal des économistes, décembre 1841, p. 141

[35] Journal des économistes, décembre 1841, p. 21

[36] Journal des économistes, juin 1842, p. 231

[37] Journal des économistes, octobre 1842, p. 227

[38] Journal des économistes, février 1843, p. 321

[39] Journal des économistes, janvier 1842, p. 134

[40] Ibid., p. 146

[41] Ibid., p. 136

[42] Journal des économistes, décembre 1843, p. 119

[43] Journal des économistes, avril 1844, p. 46-47

[44] Ibid., p. 48

[45] Ibid., p. 49

[46] Journal des économistes, mai 1844, p. 101

[47] Ibid., p. 112

[48] Journal des économistes, novembre 1843, p. 294

[49] Ibid., p. 295

[50] Journal des économistes, avril 1845, p. 161

[51] Ibid., p. 161

[52] On peut aussi évoquer le compte-rendu du livre de Friedrich Engels, Situation des classes laborieuses en Angleterre, dans le numéro de juillet 1846 (p. 400-402)Cet ouvrage qualifié d’« ultra-radical », aux conclusions très excessives, méritait toutefois, semble-t-il, d’être présenté aux lecteurs.

[53] Journal des économistes, janvier 1846, p. 146

[54] Journal des économistes, août 1846, p. 41

[55] Journal des économistes, juin 1842, p. 233

[56] Journal des économistes, juillet 1845, p. 421

[57] Journal des économistes, décembre 1845, p. 38-39

[58] Journal des économistes, mars 1845, p. 341

[59] Ibid.

[60] Journal des économistes, septembre 1846, p. 131

[61] Journal des économistes, décembre 1846, p. 1-2

[62] Ibid., p. 2

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