Le negro problem aux États-Unis 

Après avoir accueilli quelques années auparavant une contribution sur la même question, le Journal des Économistes traite à nouveau, en 1897, du problème des Noirs aux États-Unis, cette fois par la plume de son rédacteur en chef, Gustave de Molinari. Celui-ci ne partage pas les sentiments des agitateurs américains, aveuglés, dit-il, par leur préjugé de couleur. Il constate toutefois comme eux que la population noire aux États-Unis est tombée dans une déchéance morale et économique après l’émancipation. Comme solution, Molinari repousse les mesures d’oppression ou d’éviction : il souhaiterait plutôt que le Noir, trop jeune encore pour la liberté, soit protégé par une forme de tutelle.


Gustave de Molinari, « Le negro problem aux États-Unis », Journal des économistes, avril 1897.

LE NEGRO PROBLEM AUX ÉTATS-UNIS

Race traits and tendencies of the American negro, by Frederick L. Hoffman. F. SS., statistician to theprudencial insurance company ofAmerica[1].

C’était une idée généralement répandue, il n’y a pas bien longtemps encore, que la servitude était l’obstacle principal, sinon unique, à l’élévation du niveau intellectuel et moral des races inférieures ; qu’il suffisait en conséquence de leur accorder le bienfait de la liberté et du self government pour qu’elles réalisassent les mêmes progrès que les races au sein desquelles l’individu est libre de disposer de ses facultés et maître de se gouverner lui-même ; que d’ailleurs, les préjugés qui élevaient une barrière infranchissable entre la classe asservie et ses maîtres ne manqueraient pas de disparaître, et que des unions de plus en plus fréquentes et nombreuses contribueraient a effacer la distinction des races à l’avantage final de l’espèce. Telle était, notamment, la conviction robuste des philanthropes plus généreux qu’éclairés qui entreprirent une croisade en faveur de l’abolition de l’esclavage des nègres. Ils n’hésitaient pas même à escompter les résultats de l’émancipation avant que l’expérience les eût assurés, et l’auteur d’un rapport adressé à l’Anti Slavery society, au moment où l’Angleterre venait d’affranchir les nègres de ses colonies, déclarait avec emphase que l’événement, avait dépassé toutes les prévisions.« L’abolition de l’esclavage, disait-il, a porté un coup mortel aux penchants vicieux de la race. L’émancipation immédiate au lieu de leur ouvrir la porte, l’a fermée. Ces grands véhicules de la moralité, le respect de soi-même, l’attachement à la loi, l’amour de Dieu que l’esclavage avait détruits, la liberté les a ressuscités. » Quant à la fusion des races, elle apparaissait comme une conséquence sinon prochaine, du moins inévitable de la libération de la population asservie. « Nous ne doutons pas, disait l’auteur d’un article de l’Edinburgh Review, que lorsque les lois qui créent une distinction entre les races auront été complètement abolies, un très petit nombre de générations suffiront pour adoucir les préjugés que les lois ont engendrés et qu’elles entretiennent aujourd’hui. Alors, la jeune fille noire, qui dans l’état d’esclavage se serait livrée à un blanc, ne trouvera aucune difficulté à se procurer un mari de race blanche si son père lui a donné une bonne éducation et peut lui laisser cent mille dollars. » Le DLeffingwell affirmait en même temps, qu’avant quelques siècles les nègres seraient aussi complètement fondus dans les 300 millions d’Américains que les Phéniciens, les Grecs, les Sarrazius, les Romains et les Normands qui forment aujourd’hui le peuple Napolitain. »

L’événement n’a pas justifié ces prévisions optimistes. Au lieu de s’élever physiquement et moralement, la population de couleur, considérée dans son ensemble, s’est affaiblie et dégradée depuis qu’elle a été mise en possession du self government, et au lieu de se fondre dans la population blanche, elle en est plus que jamais séparée. Bien qu’elle n’ait pas cessé de se multiplier, son taux d’accroissement est moindre que celui des blancs. Pendant les dix années de 1880 à 1890, elle s’est accrue seulement de 13,24% dans les États du Sud de l’Union américaine, tandis que la population blanche des mêmes États s’est augmentée de 23.91%. Dans la même période, le taux d accroissement de la population d’origine européenne a été double de celui de la race noire (26.68% contre 13.51.) Cette inégalité de développement est due surtout à la différence énorme et croissante du taux de la mortalité. À l’époque de l’esclavage, ce taux semble avoir été le même pour les deux races. Il s’est élevé d’une manière progressive pour la population de couleur depuis l’émancipation. À Charleston, par exemple, où les registres de l’état civil ont été tenus avec soin, l’auteur des Race traits and tendencies of the american negro a relevé les chiffres suivants :

MORTS PAR 100 000

                     Population blanche.              de couleur.

1822/30                     457                            447

1831/40                     331                            320

1841/48                     268                            266

1865/74                     198                            411

1875/84                     255                            668

1885/94                     189                            627

Moyennes

1822/48                     347                                   342

1865/91                     213                                   546

Sans remonter aussi haut, les relevés statistiques de plusieurs autres villes du Sud attestent une décroissance analogue de la mortalité des blancs et une augmentation de celle des noirs. À Mobile, la diminution a été de 48,20‰ dans la période de 1843-55 à 24,13 dans celle de 1870-94, et l’augmentation de 30,31 à35,00 dansle même intervalle. À Washington, sur un millier de blancs nés en 1880, 739 survivaient à leur cinquième année, et 469 seulement, dans la population de couleur. L’accroissement de l’aisance et les progrès de l’hygiène expliquent la diminution de la mortalité des blancs, la pauvreté, le manque de surveillance, de soins des enfants, et l’affaiblissement de la vitalité des parents apparaissent comme les causes déterminantes de la mortalité croissante de la population de couleur. Déjà, sous le régime de l’esclavage, on constatait le peu de soins que les négresses apportaient à l’élève de leurs propres enfants, tandis qu’elles témoignaient l’affection la plus vive et la sollicitude la plus tendre pour leurs nourrissons blancs : un abolitionniste, M. Caulkins, dénonçait alors la barbarie des planteurs qui rendaient les négresses responsables de la mort de leurs enfants et les faisaient fouetter. L’effroyable accroissement de la mortalité infantile depuis l’émancipation semblerait justifier cette pratique inhumaine. « La négligence des enfants par les parents nègres est si fréquente, lisons-nous dans un rapport de l’officier du bureau de santé de Savannah, qu’il est indispensable d’appeler l’attention sur cette question. Très souvent, ils n’appellent pas de médecin, quoique la ville leur procure gratis l’assistance médicale. » D’après un autre rapport, 50% du nombre des enfants meurent sans avoir jamais reçu les soins d’un médecin. « Dans beaucoup de cas, disait l’auteur de ce rapport, le Dr Brunner, les parents prétendent que l’enfant est mort avant qu’ils aient eu le temps d’appeler un médecin, quoique un examen attentif atteste qu’il avait été malade de deux à dix jours avant de mourir. Depuis des années, la ville de Savannah pourvoit aux frais d’assistance médicale et cependant les nègres persistent à en refuser le bénéfice pour leurs enfants ; peut-on faire davantage ? Et faudra-t-il faire appel à la loi pour obliger les parents à prendre soin de leurs enfants ? »

Si les nègres ne recourent pas volontiers aux médecins, ce n’est pas qu’ils manquent de confiance dans la médecine[2]. À la moindre indisposition, il bourrent leurs enfants de laudanum, d’huile de castor et d’autres drogues, et peut-être cette médecine sans médecin contribue-t-elle pour sa bonne part àla mortalité infantile.

L’affaiblissement de la vitalité de la race, depuis que le nègre se gouverne lui-même, contribue peut-être plus encore que le manque de soins et de surveillance à l’accroissement, de la mortalité infantile. Avant l’émancipation, la population de couleur était moins sujette à certaines maladies que la population blanche. D’après l’opinion presque unanime des médecins du sud, la consomption était beaucoup plus rare chez les nègres que chez les blancs ; elle est maintenant plus fréquente. ÀCharleston, la mortalité annuelle de la population de couleur de 1822 à 1830 n’était de ce chef que de 447 sur 100 000 ; celle de la population blanche s’élevait alors à 457. De 1880 a 1894, celle-ci est descendue à 189, tandis que celle-là a monté à 627. Avant l’émancipation, les nègres n’étaient pas sujets àla fièvre jaune ; aujourd’hui l’immunité dont ils jouissaient à cet égard a disparu. Enfin l’alcoolisme fait des progrès manifestes dans les nouvelles générations, et accélère leur décadence physique. Il y a trente ans, on s’accordait àconsidérer le nègre comme égal et même supérieur en vigueur au blanc. « Sous le rapport de la symétrie, de la force musculaire et de l’endurance, disait le Dr John Forster, je ne pense pas que la population noire du Kentucky puisse être surpassée par n’importe quel peuple de la terre. Je suis persuadé que le nègre, s’il était mieux élevé et possédait en conséquence plus de force morale, serait plus apte au travail, comme il est certainement doué d’une plus forte musculature que le blanc. Il a la poitrine mieux développée. La race nègre, au témoignage d’un autre médecin, le DrStevenson de Camden, est physiquement bien conformée et vigoureuse. À l’exception d’une plus grande tendance aux affections scrofuleuses, elle est presque aussi exempte de maladies que la race blanche. Le nègre semble particulièrement capable de supporter la fatigue d’une longue marche, et pour le travail manuel, il doit être supérieur au blanc. »

Malheureusement, l’incapacité du nègre à gouverner sa vie et à opposer un frein à ses appétits a déterminé une dégénérescence de plus en plus marquée de la race. Les nouvelles générations valent moins au physique et au moral que celles qui les ont précédées. Elles sont de moins en moins aptes au travail et plus adonnées aux vices qui grossissent les contingents du paupérisme et de la criminalité.

Sauf dans quatre États de l’extrême sud, la Géorgie, la Floride, la Caroline du sud et la Louisiane, où il n’existe qu’un petit nombre d’institutions charitables, la population de couleur est proportionnellement plus nombreuse dans les maisons de charité que la population blanche. La proportion est plus forte encore pour les secours à domicile. ÀCincinnati, où la population de couleur n’est que de 3.93% du nombre total des habitants, elle figure pour 4.89% dans les maisons de charité, (indoor relief), pour 20.41% dans les secours en aliments, 19.09 en combustible et 32.49 en funérailles. Dans toutes les villes, la proportion des pauvres de couleur, enterrés aux frais de la municipalité, dépasse beaucoup celle des blancs. À Washington elle est de 84.36%, quoique la proportion de la population de couleur ne soit que de 32.09. ÀCharleston elle s’élève à 96.76 sur une proportion de 56.48. Dans cette dernière ville, un noir sur quatre est enterré aux dépens du public. Ajoutons que rien n’est plus triste que l’aspect d’un cimetière nègre. « Les tombes, au dire de M. Hoffman, ne sont pas même surmontées d’une croix et ornées d’une fleur ; elles sont livrées à tous les ravages des intempéries, et offrent le plus désolant témoignage de la négligence et de l’apathie de la race. »

La statistique fournit des renseignements d’un caractère plus affligeant encore sur les progrès de la criminalité. « À l’époque de l’esclavage, dit M. Hoffman, les nègres commettaient moins de crimes que les blancs, et c’était seulement dans de rares occasions qu’ils se rendaient coupables des attentats les plus atroces, tels que le viol et le meurtre des femmes blanches. Soit couardise, soit vénération et amour de leur maître, ils respectaient les membres de sa famille, et il y avait peu d’exemples de révoltes parmi les esclaves du sud. Quoique les statistiques criminelles de la population de couleur avant l’émancipation soient difficiles à obtenir, c’est un fait bien connu que le crime et le paupérisme n’existaient qu’à un faible degré dans cette population sous le régime de l’esclavage. »

Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Voici, d’après le census de 1890, quelles étaient le chiffre et la composition de la population des prisons aux États-Unis :

                                    Mâle.                  Féminine.          Total.

Blanche.                    53 519                4 433                   58 052

De couleur.               22 305               1 972                    24 277

Total.                         75 924               6 405                   82 329

Proportion de la population de couleur dans les prisons.

                                  29.38%               30.79

Proportionde la population de couleur au-dessus de 15 ans aux États-Unis.

                                  10.20                  11.09

Cette statistique atteste donc que la criminalité de la population de couleur est triple de celle de la population blanche. Si l’on considère la nature des offenses, la proportion s’élève encore pour les crimes les plus graves et les plus atroces : elle est de 36.1 pour l’homicide et de 40.88 pour le viol.

Au moins, la liberté a-t-elle augmenté la valeur productive du nègre ? Avant l’émancipation, c’était une opinion généralement répandue que le travail de l’homme libre était supérieur à celui de l’esclave, et par conséquent que l’abolition de l’esclavage serait, au point de vue économique, une bonne affaire. On sait à quel point l’expérience a déjoué ces prévisions dans les colonies anglaises et françaises. Elle ne les a pas justifiées davantage aux États-Unis. Les cultures qui dépendent du travail de la population de couleur sont tombées en décadence ou n’ont pu se maintenir que grâce à l’immigration du travail blanc. Dans cinq comtés de la Virginie où l’on cultive principalement le tabac et où la population de couleur est en majorité, la production est tombée de 30 504 090 livres en 1859 à 12 123 204, en 1889, soit de près des deux tiers. Dans quatre comtés du Kentucky, au contraire, où la culture du tabac est presque entièrement entre les mains des blancs, la production s’en est élevée, pendant le même intervalle de trente ans,de 90338 livres, à 10 044 856. En outre, le tabac cultivé par les nègres a décliné en qualité, faute des soins nécessaires. « Dans l’ancien système, dit l’auteur d’une étude sur le nègre comme travailleur libre, M. Bruce, chaque plantation avait son atelier d’esclaves dressés et appliqués depuis l’enfance aux différentes opérations que réclame cette culture difficile ; cet apprentissage ne peut plus être obtenu aujourd’hui et la qualité du travail a baissé[3]. » Même déclin dans la culture du riz. La Caroline du sud qui en produisait 160 millions de livres en 1850 n’en récoltait plus que 70 millions en 1894, et la production totale des États-Unis descendait de 215 millions à 115.5. Quant à la production du coton, la branche la plus importante de l’agriculteur du sud, elle demeure stationnaire dans les États où domine la population de couleur, tandis qu’elle se développe rapidement dans ceux où la population blanche est en majorité. Dans l’État de Mississippi, où la population de couleur s’est élevée de 437404 individus à747720 en 1890 et où elle se trouve dans la proportion de 68% contre 32, la production du coton s’est abaissée de 1202 507 balles de 461 livres à 1 154 725 de 478 livres, tandis qu’au Texas, où la proportion de la population de couleur est descendue de 43% en 1860 à 28% en 1890, la production du coton a monté de 431 462 balles de 461 livres en 1860, à 1 471 242 balles de 478 livres en 1890 et à 3 073 821 balles de 474 livres en 1894. Dans un rapport publié en 1895, sur la situation des producteurs du coton, le comité de l’agriculture du Sénat attribue sa décadence à l’infériorité croissante du travail des nègres dans les États où la population de couleur est prédominante.

« De toutes les causes qui contribuent à la dépression financière du producteur de coton, y lisons-nous, le manque de bon travail est peut-être la plus importante et celle à laquelle il est le plus difficile de remédier. » Comme autrefois, le coton est produit principalement par le travail noir. Pendant les années qui ont suivi la fin de la guerre, l’esclave affranchi est resté, grâce à son apprentissage précédent et à la force de l’habitude, un travailleur désirable, mais à mesure que la génération des anciens esclaves s’est éteinte et qu’une nouvelle génération est apparue, le travailleur est devenu plus paresseux et moins capable ; il passe peu à peu à l’état de non valeur. C’est tout au plus s’il consent à travailler quatre heures par jour et trois jours par semaine. « … Je ne connais qu’un remède à cet état de choses, ajoute le rapporteur, et ce remède, j’admets qu’il est impraticable sinon impossible. Ce serait de déporter, de coloniser les nègres à Libéria ou aux îles Sandwich. Si cela pouvait se faire, nous souffririons des inconvénients et une perte temporaires, mais la place des nègres serait bientôt remplie par des travailleurs blancs, honnêtes, actifs et industrieux des États du centre, du nord et de l’ouest de l’Europe. Débarrassez-nous de cet incube et votre nom sera béni jusqu’à la dixième génération. »

La grande majorité de la population de couleur dans les États du Sud est appliquée aux travaux de l’agriculture. Cependant, déjà sous le régime de l’esclavage, elle fournissait son contingent aux autres branches de travail ; les esclaves et les affranchis, ceux-ci en petit nombre, exerçaient les métiers de charpentiers, de maçons, de tailleurs, etc. Le Census de 1848 fournit à cet égard des renseignements intéressants. À Charleston, sur une population mâle de 3685 esclaves de 10 à 70 ans, 3530 étaient occupés à une grande variété de métiers, la moitié environ de ce nombre (1888) étaient employés à la domesticité. Sur 343 affranchis, 264 exerçaient les mêmes métiers que les esclaves. Quant à la population féminine, esclave ou libre, elle se composait presque entièrement de servantes. Il en est encore ainsi aujourd’hui. À en juger par la différence du taux des salaires, le travail des nègres serait inférieur d’un cinquième à celui des blancs. L’intendant d’un charbonnage de l’Alabama assigne cette infériorité à la cause suivante : « L’ouvrier anglais et l’allemand, dit-il, ont l’ambition d’améliorer leur condition. Le nègre n’a aucune aspiration de ce genre. S’il fait un travail supplémentaire, il n’est bon à rien le lendemain, et reste ordinairement chez lui. »

Cependant, la population de couleur n’est pas complètement dépourvue du besoin d’améliorer son sort et de l’esprit d’économie qui fournir les moyens d’y pourvoir. Elle a acquis une portion, à la vérité assez faible, du domaine territorial de ses anciens propriétaires. D’après le rapport même que nous avons cité plus haut, la proportion des affranchis qui cultivent leur propre terre serait de 4% dans le Tennessee et l’Alabama, de 3% dans la Caroline du Sud et le Texas, de 4 à 5% dans la Caroline du Nord et la Georgie, de 5 à 6% dans le Mississippi, la Louisiane et l’Arkansas et de 8% dans la Floride. Dans la Virginie, l’augmentation a été considérable de 1891 à 1895 : de 697084 acres, d’une valeur de 2 938 064 dollars, le domaine de la population de couleur s’est élevé à 833 147 acres d’une valeur de 3 450 247 dollars. C’est la baisse du prix des terres qui a facilité ces acquisitions ; mais si elles sont incontestablement avantageuses à ceux qui les font, le sont-elles au point de vue de la prospérité générale du pays ? C’est un point qui est fortement contesté. « Nous ne croyons pas, dit le Progressive South, que le nègre puisse contribuer aux progrès de l’agriculture. Ses méthodes sont les plus arriérées et ses travaux les moins intelligents que l’on puisse trouver dans le Sud. Il n’est pas possible de mettre en valeur des terres incultes soit par l’extension de la propriété des nègres, soit par quelque système de tenure qui permette aux nègres de cultiver des fermes sans une direction plus intelligente. Tout le monde s’accorde à reconnaître que le nègre est un bon travailleur quand son travail est dirigé par des hommes compétents. Mais il est rare qu’on trouve dans le nègre une habileté d’exécution suffisante pour lui permettre de cultiver même une petite ferme. Lorsqu’il devient propriétaire, son travail reste sans valeur pour la communauté dans laquelle il vit, car sa consommation est presque nulle et il travaille seulement quand la nécessité l’y oblige. »

Un autre grief non moins sérieux que les blancs élèvent contre les nègres, c’est qu’ils sont loin de contribuer pour leur juste part aux dépenses publiques, et qu’ils sont autant qu’ils le peuvent des « fraudeurs de taxes ».D’après une statistique dressée par M. Morton Marye, auditeur de la Virginie, la population de couleur de cet État contribuait aux recettes du Trésor seulement pour la somme de 105 565 dollars, et elle lui coûtait :

En frais de criminalité.                     204 018

              d’éducation.                           324 864

              d’entretien des fous.                      80

Total.                                                    608 383

D’où il résulte que la population de couleur, non seulement ne participe en rien aux dépenses des autres services publics, mais qu’elle coûte pour ceux-là 504 817 de plus qu’elle n’y contribue. Quoiqu’elle compte pour 38% dans la population totale, elle ne fournit au Trésor que6,2% de ses recettes. Enfin, sur le seul impôt de la capitation, les cotes irrécouvrables figurent pour 23,6% au compte des blancs et pour 48% à celui des nègres.

Est-ce à dire que rien n’ait été tente pour élever l’état moral des nègres depuis l’émancipation ? Sous le régime de l’esclavage, les propriétaires étaient intéressés à veiller à leur bon entretien matériel comme à celui des autres bêtes de somme, mais ils considéraient leur développement moral plutôt comme un danger, et ils s’efforçaient de l’empêcher. Dans plusieurs États, l’instruction des esclaves était formellement prohibée. Une loi de la Caroline du Sud, passée en 1800, autorisait à infliger 20 coups de fouet à tout esclave trouvé dans une réunion ayant pour objet « l’instruction mentale », tenue même en présence d’un blanc. Une autre loi soumettait à une amende de 100 dollars tout individu qui apprendrait à écrire à un esclave. Dans la Caroline du Nord, le crime d’apprendre à lire ou à écrire à un esclave ou de lui vendre un livre (la Bible non exceptée) était puni de 35 coups de fouet si le coupable était un nègre libre, et d’une amende de 200 dollars si le coupable était un blanc. Le préambule de la loi justifiait de la manière suivante ces pénalités. « Apprendre aux esclaves à lire, tend à exciter la désaffection dans leur esprit et à produire le désordre et la rébellion. » L’instruction religieuse n’était guère mieux traitée. À peu d’exceptions près, les gouvernements des États du Sud l’entravaient matériellement. Dans la Géorgie, tout agent de l’autorité avait le droit de dissoudre une assemblée religieuse composée d’esclaves et de leur faire administrer 25 coups de fouet. Dans la Virginie, toute réunion d’esclaves dans un but religieux était de même rigoureusement défendue. Aussi l’immense majorité de la population esclave demeurait-elle plongée dans la primitive idolâtrie[4].

C’est l’American Missionary Association qui a ouvert, en 1861, les premières écoles pour l’instruction des noirs. En 1865 un office spécial, le Freedman’s bureau, a été chargé d’y pourvoir et il a subsisté jusqu’en 1871. Depuis cette époque, ce sont les États particuliers qui ont rempli cette tâche, mais ils ont été largement aidés parles associations religieuses et philanthropiques. Les progrès ont été remarquables. De 1880 à 1890, le nombre des enfants de la population de couleur dans les écoles primaires s’est élevé de 856 123 à 1 410 602, et la proportion de l’écolage était, à l’époque du dernier recensement, à peu près la même pour les noirs que pour les blancs. Le progrès n’a pas été moins sensible pour l’instruction moyenne et supérieure. De 22 963 en 1885-1886, le nombre des étudiants s’est élevé à34 129 en 1801-1892. Le plus grand nombre d’entre eux se destinent à l’enseignement. On n’en compte que 457 dans les écoles de médecine, et moins encore, 119, dans les écoles de droit. Mais c’est presque entièrement aux frais de la population blanche que ce progrès s’est réalisé : d’après l’estimation du Bureau d’éducation, les États du Sud ont dépensé depuis 1876 une somme de 75 à 80 millions pour l’éducation des enfants de couleur, et les nègres n’ont contribué que pour un chiffre insignifiant à cette dépense.

Le progrès religieux n’a pas été moindre que celui de l’instruction. En 1860, les sectes religieuses ne comptaient pas plus d’un demi-million de membres pratiquants sur une population de couleur de 4 442 000 individus. En 1890, le census dénombre 23 402 organisations avec 23 770 églises, 2 073 977 membres et une propriété ecclésiastique évaluée à 26 626 448 dollars. À la vérité une partie de cette propriété est due aux dons et aux subventions des associations religieuses ou philanthropiques de la race blanche.

Mais ces progrès de l’instruction et de la religion ont-ils contribué d’une manière appréciableà l’élévation morale des nègres? D’après tous les témoignages, ils y ont complètement échoué. « Quels que soient les bénéfices individuels que les hommes de couleur aient pu retirer des progrès de la religion et de l’éducation, dit M. Hoffman, la race prise dans son ensemble a dégénéré au lieu de s’améliorer. Quoiqu’il ne soit pas possible de démontrer au moyen de documents statistiques que la condition morale des esclaves fut exceptionnellement bonne, tous les faits attestent qu’ils étaient physiquement supérieurs à la génération actuelle, et il est certain qu’une bonne condition physique implique un certain degré de moralité. » Les progrès de la criminalité depuis l’émancipation n’attestent-ils pas d’ailleurs, avec une triste évidence, la décadence morale de la race ?

II

Que les prévisions optimistes des abolitionnistes sur les conséquences de l’émancipation ne se soient point réalisées, que la population de couleur n’ait point participé aux progrès de la richesse et de la civilisation américaine, qu’elle apparaisse au contraire comme un obstacle à ces progrès, qu’elle soit, dans sa condition actuelle, un fardeau au lieu d’être une aide et que ce fardeau aille s’alourdissant de manière à devenir insupportable dans un avenir plus ou moins prochain, voila ce que les faits semblent démontrer et ce qui appelle de plus en plus l’attention publique sur le « negro problem ».Mais il est permis de se demander si la responsabilité de cet échec devenu manifeste doit retomber tout entière sur la race émancipée, s’il ne serait pas juste d’en attribuer une partie aux émancipateurs. Écartons, pour un moment, la question cependant essentielle et à laquelle il aurait fallu s’attacher d’abord, du régime adapté à l’état mental et moral des esclaves émancipés, et voyons si l’accueil qui leur a été fait dans la communauté libre de l’Union était bien propre à faciliter leur accès à la civilisation. Sans doute, on ne leur a pas marchandé les secours matériels. Les différents États de l’Union se sont chargés de leurs frais d’éducation, les associations religieuses ont contribué à la fondation et à l’entretien de leurs églises ; mais ont-ils trouvé chez leurs frères blancs les sympathies et l’assistance morale dont ils avaient besoin pour se relever de la condition méprisée à laquelle les avait condamnés l’esclavage? Après les avoir traités comme des bêtes, les a-t-on considérés comme des hommes ? Le préjugé de couleur qui les reléguait dans les limbes sociales a-t-il disparu? Il s’est au contraire fortifié et endurci, et chose singulière, c’est dans les États émancipateurs du Nord qu’il est, aujourd’hui, le plus fort et le plus dur, qu’il inflige aux hommes de couleur, n’eussent-ils dans les veines qu’une dose infinitésimale de sang noir, les exclusions sociales les moins justifiables et les avanies les plus humiliantes.

« Au Massachusetts, où se trouvait en quelque sorte le foyer du mouvement anti-esclavagiste, dit l’auteur d’une étude remarquable que nous avons publiée sur la question des noirs, quelle est la situation faite aux nègres ? La même qu’il y a cinquante ans : on leur laisse les besognes dont nul ne veut, les positions considérées comme avilissantes par les blancs. Sans doute, les hommes de couleur peuvent devenir clergymen, médecins ou avocats si cela leur convient ; mais ils ont alors de grandes chances de mourir de faim s’ils ne possèdent que leur profession pour toute richesse, car la clientèle se trouve naturellement restreinte aux individus de leur race. Aujourd’hui même, à Boston, les marchands de nouveautés refusent d’employer les nègres ou négresses comme garçons ou demoiselles de magasin. — À Asbury Park (New-Jersey) les gens de couleur ne peuvent se baigner dans l’océan aux mêmes heures que les blancs.— ÀBrooklyn, l’Association chrétienne des jeunes hommes est absolument fermée aux noirs, et ce qu’il est plus pénible encore de constater, les vétérans de couleur de la guerre de sécession ne peuvent, dans les solennités, prendre place à côté de leurs compagnons d’armes blancs. — À Washington, on retrouve la même prohibition qu’à Brooklyn, concernant l’admission des noirs à la « Young men Christian Association ». Dans une société de dames et de jeunes filles, la « Wimodanghsis », le choix d’une institutrice de couleur a suscité récemment des troubles tels que la fondatrice de l’institution a du donner sa démission. À Pittsburgh, il y a trois ou quatre ans, dans une des principales écoles, une des élèves les plus brillantes de l’établissement, fut dénoncée comme étant « sang mêlé » — ce dont il était impossible de s’apercevoir —, et renvoyée, par suite, dans sa famille sans délai[5].

Non seulement les gens de couleur sont exclus des hôtels fréquentés par les blancs, mais ceux-ci, même lorsqu’ils appartiennent aux plus basses classes, ne veulent pas les tolérer dans leur voisinage. Dans la plupart des villes de l’Union, les gens de couleur habitent un quartier à part, une « Afrique», où les services municipaux les plus nécessaires font défaut et on se localisent les repaires du vice et du crime. Quant à la fusion des races par le mélange des sangs que prédisaient les abolitionnistes, elle est moins que jamais en voie de s’accomplir. Dans plusieurs États les mariages entre blancs et noirs sont interdits par la loi, et partout l’opinion leur oppose une barrière insurmontable. Même avec une dot de 100 000 dollars, une jeune fille de couleur ne trouverait point un mari quelque peu respectable de race blanche.

« Que les mariages entre les deux races soient rares et même moins fréquents aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a trente ans, dit M. Hoffman, c’est un fait qui ressort de toutes les statistiques que j’ai pu recueillir. Les unions ont diminué de manière à cesser presque entièrement en dehors des villes où les unions ayant un caractère accidentel sont plus fréquentes. Ceci est du à la répugnance des blancs, car les négresses sont généralement moins modestes qu’elles ne l’étaient avant l’abolition de l’esclavage. Par suite de cette réserve de la part des hommes blancs, les mulâtres décroissent rapidement en nombre et les nègres en masse reviennent graduellement mais sûrement au type africain. Comme la peau du nègre devient plus noire par le retour à ses ancêtres éloignés, la perspective d’un mélange du sang des deux races recule au plus épais des nuages de probabilités. Le petit nombre des femmes blanches qui ont donné naissance à des mulâtres ont toujours été regardées comme des monstres, et elles ont appartenu sans exception à la classe la plus pauvre et la plus dégradée des blancs, parmi lesquels elles sont rigoureusement mises à l’index comme des créatures descendues au niveau des bêtes. »

C’est en effet une opinion généralement répandue aux États-Unis que le mélange du sang noir et du sang blanc est une cause de dégradationnon seulement pour la race supérieure mais pour la race inférieure elle-même. « Tout ce que la race a pu gagner en intelligence, ce qui est matière a controverse, dit encore M. Hoffman, elle l’a perdu du côté des grandes ressources nécessaires à la lutte pour la vie, un organisme physique sain et un pouvoir de rapide reproduction. » Sous n’avons pas besoin de dire que cette opinion, influencée sinon dictée par le préjugé de couleur, n’est aucunement confirmée par les résultats de l’expérience. Si des unions entre des individus dégradés des deux races donnent des produits physiquement et moralement inférieurs, il n’est nullement prouvé que le mélange des deux sangs dans des conditions normales soit nuisible à l’un et à l’autre. Dans son Histoire générale des races humaines, M. de Quatrefages rappelle à ce propos que notre Alexandre Dumas était un tierceron, le grand poète Pouchkine, petit-fis du nègre Annibal, qui s’éleva par son activité aux premiers grades de l’armée russe, et Lislet Geolfroy, le mulâtre, correspondant de notre académie des sciences. Mais Alexandre Dumas n’aurait pas été reçu dans la société sélect de New-York ou de Chicago, et il aurait été probablement obligé de se loger dans quelque hôtel borgne du quartier de « l’Afrique ».

III

La conclusion à laquelle arrive l’auteur des Race traits and tendencies of the american negro et les autres écrivains qui ont étudié le problème sous l’influence du préjugé de couleur, c’est que la race africaine est condamnée à disparaître aux États-Unis de même que s’éteignent les races autochtones des îles Sandwich, de la Nouvelle-Zélande et des autres îles de l’Océanie au contact de la civilisation ; mais qu’en attendant, l’existence de cette race inférieure et réfractaire au progrès retarde le développement de la richesse et de la puissance de l’Union, en un mot qu’elle est une nuisance politique et économique. Cette nuisance, le peuple américain est-il disposé à la supporter toujours ? Les sentiments de répulsion et de mépris qu’inspirent les hommes de couleur à toutes les classes de la population blanche, et qui creusent d’année en année un fossé plus profond entre les deux races, rendent de moins en moins possible la continuation de l’état actuel des choses. Les conflits deviennent chaque jour plus fréquents entre les ouvriers des deux races ; dans le Sud, on peut constater une recrudescence alarmante de la pratique sommaire du lynchage, même dans les cas ou elle n’est motivée que par de simples soupçons, et de l’atrocité des supplices auxquels les exécuteurs des sentences du juge Lynch ont recours pour assouvir leur soif de vengeance. Une solution du negro problem s’impose donc, si l’on veut éviter les pires extrémités où peuvent conduire les intérêts antagoniques et les antipathies de race. Cette solution n’est autre que l’émigration volontaire ou forcée de la population de couleur. Après avoir interdit l’accès du territoire de l’Union à la race jaune, il s’agirait de le purger de la présence de la race noire.

Cependant, s’il a suffi d’une loi pour mettre fin à l’invasion chinoise, l’expulsion de la population de souche africaine présenterait des difficultés autrement sérieuses et elle soulèverait des objections plus graves encore au point de vue des intérêts même que l’on invoque pour débarrasser l’Union de « l’incube noir ».

Des tentatives ont été faites à diverses reprises pour engager les anciens esclaves des États du Sud à retourner dans leur pays d’origine, et c’est surtout dans cette intention qu’avait été fondée la république nègre de Libéria ; mais on sait que la pensée de retrouver la patrie de leurs ancêtres et d’être maîtres chez eux n’a pas séduit les nègres transplantés dans le nouveau monde, si peu enviable que soit la situation qui leur est faite. D’autres essais d’émigration n’ont pas mieux réussi. Il y a quelques années, un syndicat s’était constitué pour coloniser les nègres du sud dans l’État de Durango au Mexique, et il avait recruté, dans ce but, sept ou huit cents familles. Les frais de transport leur avaient été avancés ainsi que les capitaux nécessaires à la mise en exploitations des terres qui leur étaient concédées à raison de 60 acres par familles. Le syndicat devait se rembourser de ses avances au moyen d’une participation aux produits des récoltes. Les colons s’étaient engagés pour cinq ans. Au bout de la première année, la plupart d’entre eux s’étaient soustraits à leurs engagements et leur désertion avait mis fin à la colonie. Il faudrait donc recourir à l’émigration forcée, et nous n’avons pas besoin d’insister sur les difficultés que présenterait une entreprise aussi colossale. D’ailleurs, il n’est nullement démontré, en dépit des affirmations des écrivainsimbus du préjugé de couleur, quel’agriculture du Sud puisse se passer du travail des noirs. Même ceux qui réclament l’expulsion de « l’incube » reconnaissent que ce travail, quand il est bien dirigé, est tout à fait irréprochable. Les témoignages abondent à cet égard. « Dans le cours de plusieurs années, dit un fermier dont la déposition est reproduite par le Country gentleman, je ne puis pas citer une seule occasion dans laquelle les nègres ne se soient pas montrés d’excellents travailleurs. Ceux que j’ai employés étaient d’une scrupuleuse honnêteté, et ils possédaient une habileté et un bon sens qui n’étaient égalés par aucun de mes autres ouvriers. » Dans la culture des grands produits du Sud, le coton, le sucre, le riz, le tabac, dit M. Killebrcw, commissaire de l’agriculture du Tennessee, les ouvriers de couleur réussissent parfaitement quand ils sont dirigés par des contremaîtres intelligents. M. Massey parle d’eux comme des travailleurs les plus dociles et les plus avantageux, quand ils sont placés sous une bonne direction. Un correspondant de l’Evening Post de New-York rapporte ainsi le témoignage d’un directeur d’une exploitation minière de l’Alabama. « J’emploie une troupe de nègres qui sont d’aussi bons travailleurs qu’on peut le souhaiter, mais mettez à leur tête un homme qui ne les comprenne pas, ils ne vaudront pas une pincée de poudre. » M. Bruce, l’auteur de The plantation negro as a freeman remarque aussi qu’une surveillance sans interruption est nécessaire pour les tenir en haleine. « Sous une surveillance attentive, dit-il, ils travaillent avec ardeur, mais aussitôt qu’elle vient à se relâcher, leur travail languit et devient irrégulier. » L’emploi utile du nègre se résout ainsi simplement en une question de direction, d’où l’on peut conclure que sous un régime adapté à son état mental, il ne fournirait pas un travail moins efficace que celui d’un blanc. D’ailleurs, il est plus que douteux que des émigrants d’Europe puissent, sans subir une dégénérescence physique et morale, être employés à la culture du coton, du riz, du sucre, sous un climat torride. Ce ne serait donc pas un dommage temporaire que causerait aux États du Sud l’expulsion de « l’incube noir », ce serait, selon toute apparence, une décadence complète.

Mais ne serait-il pas possible de trouver un remède moins coûteux et d’une efficacité moins incertaine aux maux et aux dangers qu’a fait surgir l’application prématurée du régime du self government à une race encore presque toute entière mineure ? Voilà ce qu’il nous reste à examiner.

IV

Que l’individu puisse, sous un régime de liberté, développer ses facultés au plus haut point et en tirer le meilleur parti possible, rien n’est plus certain ; seulement c’est sous une condition, à laquelle les émancipateurs de la race noire et même de la race blanche n’ont pas accordé toujours une attention suffisante, savoir qu’à la liberté se joigne la capacité d’en user. Or, l’expérience a montré que l’aptitude à se gouverner soi-même est naturellement inégale, que si elle existe chez les individualités supérieures à un degré assez élevé pour leur permettre de s’acquitter, d’une manière à peu près satisfaisante, de leurs obligations envers autrui et envers elles-mêmes,en un mot, de résoudre utilement le problème de l’existence, elle demeure chez un grand nombre au-dessous du nécessaire. L’expérience a montré encore qu’à mesure que les sociétés progressent en richesse et en civilisation, elles exigent chez l’individu un taux plus élevé de capacité gouvernante, qu’il lui faut une force morale plus grande pour résister à des tentations plus nombreuses.

À la longue, les maux causés par l’insuffisance du gouvernement individuel, à laquelle se joignaient l’imperfection et les vices du gouvernement de la société, se sont accumulés et ils ont provoqué la réaction anti-libérale dont nous sommes actuellement témoins. Parce que la liberté n’a pas eu la vertu d’une panacée, parce qu’elle n’a profité qu’à ceux qui étaient capables d’en user, on l’a déclaré impuissante ou malfaisante. De prétendus novateurs ont cru que le progrès consistait à remplacer le gouvernement de l’individu par celui de la société et ils ont entrepris de rétablir, sous une forme modernisée, un régime de servitude universelle ; d’autres, plus modérés, se contentent de confier à l’État la tutelle des classes ouvrières, sans s’enquérir de la capacité du tuteur et des convenances du pupille.

Faut-il s’étonner si la capacité nécessaire au gouvernement de soi-même se rencontre dans une race sortie d’hier de l’état sauvage àun degré plus faible que dans les populations anciennement civilisées ? On se plaît à dénoncer l’état de dégradation physique et morale auquel la race noire est réduite aux États-Unis depuis qu’on l’a placée sous le même régime que la race blanche, en poussant même la générosité jusqu’à lui accorder des droits politiques, et on en conclut qu’elle est décidément inférieure, que les nègres appartiennent à une espèce plus voisine du singe que de l’homme, et que la civilisation dont des philanthropes aveugles ont voulu leur faire goûter les fruits, est pour eux un poison mortel. Ces amis imprudents ont cru, dit-on, leur procurer un inestimable bienfait en les élevant au-dessus de leur condition naturelle qui est celle des bêtes de somme, et ils les ont exposés à subir le sort de toutes les espèces que l’on transporte dans un milieu nouveau auquel elles ne peuvent s’adapter. C’est donc rendre service à la population de couleur elle-même que de l’exclure d’une communauté civilisée à laquelle elle n’est point assimilable.

Seulement, les écrivains tels que M. Hoffman qui ne voient d’autre solution que celle-là au negro problem, ne se demandent pas si entre le régime de l’esclavage et celui du self government il n’y a point de place pour un régime intermédiaire. Ils pourraient observer cependant que dans les pays les plus libres, tous les membres de la communauté ne sont pas considérés comme mûrs pour l’exercice de la liberté, qu’une portion nombreuse de la population est placée sous une tutelle jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’âge de la majorité, et qu’en admettant que des réformateurs, émus des abus de l’autorité paternelle, voulussent avancer cet âge, sans attendre le développement naturel des facultés gouvernantes des enfants, et les émanciper par exemple dès l’âge de dix ans, il y a grande apparence que cette émancipation hâtive aurait pour résultat l’affaiblissement physique et la dégradation morale des jeunes générations. Or les nègres sont encore, pour le plus grand nombre, des enfants ; ils ne possèdent guère qu’à l’état embryonnaire la force morale qu’exige le gouvernement de leurs appétits et l’exercice de la prévoyance— la plus nécessaire des qualités de l’homme libre, mais responsable de sa destinée. C’est pourquoi la tutelle de l’esclavage si oppressive et onéreuse qu’elle fut, leur était plus avantageuse qu’un régime de self government pour lequel ils n’étaient point mûrs, de même que la tutelle paternelle, si imparfaite et défectueuse qu’elle soit trop souvent, est plus favorable à l’enfant qu’une liberté prématurée.

Mais ne peut-on concevoir la tutelle que sous la forme d’esclavage ? Aux États-Unis même, où l’armée se recrute au moyen d’engagements volontaires, les nègres aussi bien que les blancs n’en remplissent-ils pas les cadres, quoiqu’ils s’y trouvent placés sous la plus étroite et la plus dure des tutelles ? Les unions de travail qui vont se multipliant et se diversifiant tous les jours ne sont-elles pas, sous une forme encore grossière, des organismes tutélaires ? Nous ne voulons pas insister sur l’application qui peut être faite des combinaisons de l’association à la protection des races « mineures »[6], mais nous croyons qu’elles fourniraient une solution plus humaine et même plus économique que la loi de Lynch et l’expulsion en masse, au negro problem.

______________

[1] Publications of the american economic association. August 1896.

[2] Pendant mon séjour a Haïti, j’avais pu constater de visu ce goût particulier des nègres pour les médicaments. À Port-au-Prince, les enseignes voyantes des pharmacies, situées généralement au coin des rues, me servaient de point de repère, et il n’y a point de magasins mieux achalandés. Les paysannes qui descendent le matin des hauts mornes, les unes à pied, en portant sur la tête leur lourd fardeau de légumes et de fruits, les autres assises sur leurs ânons au milieu des gerbes d’herbe de Guinée, affluent, au sortir du marché, dans les pharmacies, et y laissent une bonne partie de leur recette. Elles désignent du doigt leurs bocaux préférés et sont gourmandes de médecines, comme les Parisiennes de gâteaux et de petits fours.

À Panama, p. 222.

[3] Bruce, The plantation negro as a freeman.

[4] Dictionnaire de l’Économie politique. Esclavage.

[5] La question des noirs aux États-Unis par Georges Nestler Tricoche. Journal des Économistes du 15 octobre 1894.

[6] Voir sur les applications possibles de l’association en cette matière, les Bourses du travail et les Lois naturelles de l’Économie politique.

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