L’homme aux quarante écus et les physiocrates, par Anselme Batbie

Dans cette conférence donnée en 1864, Anselme Batbie examine l’origine et les mérites du livre que Voltaire consacra aux questions fiscales et économiques sous le titre de L’homme aux quarante écus (1768). Il retrace d’abord les progrès de la science économique au XVIIIsiècle sous l’impulsion des physiocrates et explique leur conception de l’impôt unique. Enfin Batbie étudie la valeur de la critique que Voltaire a spirituellement adressée dans son livre aux physiocrates et à ce principe fiscal plus tard renié par la science.

 


 

CONFÉRENCES DE LA SORBONNE.

(SÉANCE DU LUNDI 19 DÉCEMBRE 1864.)

 

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUSET LES PHYSIOCRATES

PAR

ANSELME BATBIE

PROFESSEUR D’ÉCONOMIE POLITIQUE ÀLA FACULTÉ DE DROIT.

Extrait de la REVUE CRITIQUE DE LÉGISLATION ET DE JURISPRUDENCE

 

PARIS

COTILLON, ÉDITEUR, LIBRAIRE DU CONSEIL D’ÉTAT,

24, rue Soumot, 24.

1865

 

 

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUSET LES PHYSIOCRATES[1].

 

Mesdames,

Messieurs,

J’éprouve un véritable chagrin en voyant un si grand nombre de dames dans cet auditoire. Comme vous êtes douées d’une sensibilité plus vive que la nôtre, je crois aussi, Mesdames, que vous êtes, plus que nous, accessibles à l’ennui. Or je ne dois pas vous dissimuler que je vous entretiendrai d’économie politique, et qu’un grand orateur, M. Thiers, a reproché aux économistes d’avoir créé une littérature peu divertissante. Si j’avais les ressources oratoires de cet homme illustre, je vous prouverais qu’on peut employer au profit de l’économie politique l’esprit qu’il a dépensé en se moquant de nos travaux. Mais n’ayant pas, comme M. Thiers, été gâté par la nature, je suis condamné à vous parler le langage austère et un peu triste de la science. Je pourrais, pour égayer cet entretien, choisir dans l’Homme aux quarante écus des passages piquants, particulièrement les pages où Voltaire raille les moines et les docteurs en Sorbonne ; mais ce serait recourir à un moyen bien usé, et mal reconnaître d’ailleurs l’hospitalité que vous et moi nous recevons ce soir. Ne m’accusez donc pas, Mesdames, de vous avoir prises en traître, puisque je vous préviens dès le début, c’est-à-dire lorsque le mal est encore réparable. Tout ce que je puis faire pour vous retenir, c’est de vous dire que je parlerai d’une grande époque, le XVIIIsiècle, d’un grand nom, celui de Voltaire, et que vous assisterez à la naissance de la science économique, dont les physiocrates ont été les premiers promoteurs.

Nous assisterons à la naissance de l’économie politique dans notre pays ; car les physiocrates (dont le nom sera expliqué plus tard) ont été les premiers économistes français. On peut même, je crois, soutenir qu’ils ont été les premiers d’une manière absolue, puisque Adam Smith, qui passe pour le créateur de cette science, fréquenta beaucoup le fondateur et les disciples de l’école physiocratique, pendant son séjour en France, et que les Recherches sur la richesse des nations ne parurent qu’après les travaux des principaux physiocrates.[2]

Lorsqu’une science naît, il est rare qu’un fait aussi important se produise arbitrairement, et, si on étudie les circonstances au milieu desquelles il arrive, l’influence des temps ne tarde pas à se montrer ; on voit que si la découverte sort de la tête d’un homme, toutes les circonstances extérieures ont concouru à favoriser l’éclosion. Esquissons donc, à grands traits, le XVIIIsiècle pour rechercher si cette époque était le milieu naturel dans lequel la science nouvelle devait naître.

Lorsque le XVIIIsiècle s’ouvrit, il y avait déjà longtemps que l’individu était opprimé. Il est vrai que la féodalité était vaincue au sommet, que les grands barons n’avaient plus de puissance politique, qu’ils ne tenaient plus la royauté en échec; mais la royauté n’avait pas enlevé à la noblesse de second ordre le droit de tourmenter le vassal. La tête de l’arbre féodal n’attaquait plus le trône, mais les racines n’étaient pas encoreextirpées, et les hobereaux, comme l’indique leur nom, étaient de petits oiseaux de proie pour leur entourage. Le régime féodal, qui à une certaine époque avait rendu d’incontestablesservices en créant une sorte de hiérarchie au milieu de la désorganisation générale, n’était plus maintenant qu’une oppression d’autant plus odieuse qu’elle était inutile ; car le roi s’était chargé de faire la police et d’assurer l’ordre public.

À l’oppression des pouvoirs locaux se joignait celle de la fiscalité royale. Les rois, qui autrefois vivaient du produit de leur domaine, ne pouvaient plus se contenter de cette ressource. D’abord une grande partie des domaines avait été aliénée avant le XVIsiècle, et depuis, l’aliénation étant prohibée, la vente et la donation avaient été remplacées par l’emprunt accompagné de l’engagement des biens domaniaux. Tandis que le revenu normal diminuait, les dépenses royales ordinaires avaient augmenté d’une manière considérable depuis que, pour assurer la paix générale, les rois entretenaient des armées permanentes. Enfin les dépenses extraordinaires s’étaient multipliées pour soutenir d’interminables guerres ou payer des plaisirs extravagants. Des impôts nombreux avaient été la conséquence de l’aggravation des charges ; peu à peu, et au fur et à mesure des besoins, s’était formé un système financier des plus compliqués, sans régularité ni cohérence, né de circonstances extrêmes, dont chacune avait apporté sa taxe, contraire à la justice et propre à entraver le développement de la richesse publique. Le pays était couvert d’un réseau de barrières qui arrêtaient le mouvement commercial et retenaient sur place les produits agricoles. Il est vrai que Colbert avait beaucoup fait pour reporter à la frontière tous les droits de douane qui, à l’intérieur, gênaient la circulation des produits. Cependant sa réforme n’avait réussi que partiellement, et bien des barrières fiscales séparaient encore les provinces, indépendamment des obstacles qu’opposait aux communications le mauvais état des routes.

Le plus grand vice de l’Ancien régime venait de ce qu’il méconnaissait le sentiment de la justice, et en cela peut-être consistait la plus grande oppression ; car rien n’est odieux aux hommes comme le spectacle de l’injustice, même quandils ne se sentent pas personnellement atteints. Or l’injustice se montrait partout. La noblesse et le clergé étaient exempts de l’ancien impôt des tailles, c’est-à-dire de ce que nous appelons aujourd’hui l’impôt foncier ; la corvée supposant un travail personnel ne pouvait pas être demandée aux nobles ni aux prêtres ; la milice (le dur impôt du sang) épargnait non seulement les nobles et les prêtres (les nobles d’ailleurs se battaient vaillamment comme officiers), mais aussi une foule de personnes qui étaient attachées à leur service. Chaque seigneur, dans l’intérêt de ses fermiers, cherchait à user de son influence pour diminuer la part d’impôt mise à la charge de son village, et à rejeter le fardeau sur les autres communautés.L’impôt du sel, sous le nom de gabelle, était perçu sur un minimum de consommation que chaque ménage était censé faire, et sur laquelle en tout cas il devait payer la taxe ; car cela s’appelait le sel du devoir. À côté des pays qui devaient cet impôt (et c’était le plus grand nombre), il y avait des pays exempts qui s’appelaient les pays de franc-salé. Le clergé et quelquefois les seigneurs levaient la dîme en nature sur les récoltes de toute espèce. Or remarquez que ce prélèvement ne se prenait pas sur le produit net de la récolte, mais sur le produit brut, de sorte que la dîme équivalait au cinquième du revenu réel.Enfin nul respect pour la liberté humaine ; emprisonnements arbitraires, excès de pouvoir de toutes sortes, mauvais traitements, tel était le triste cortège qui venait à la suite des injustices et des oppressions fiscales. Vous comprenez que cette époque était admirablement disposée pour la naissance de la théorie d’un impôt unique, payé par tout le monde sans exception et remplaçant les droits multipliés qui, à chaque instant, arrêtaient la circulation des produits et gênaient l’exercice de la liberté individuelle.

Bien avant le XVIIIsiècle, l’individu avait crié contre l’oppression qui l’étouffait ; mais ses cris s’étaient perdus dans le vide parce que l’opinion publique était encore impuissante, et que les voix isolées, qui s’élevaient par intervalle, tombaient sur des poitrines résignées. Entre les faits et l’état des esprits ne s’était pas encore élevé l’antagonismequi prépare les déchirements. D’un côté le régime oppresseur était tout-puissant, et de l’autre les opprimés n’osaient même pas espérer la fin de leurs douleurs. L’illustre maréchal Vauban, ému de tant de maux, avait écrit un livre pour demander l’établissement d’un impôt unique sous le nom de dîme royale, prélevé en nature sur les récoltes au profit du trésor royal. Ce cri d’humanité, parti d’un homme qui avait rendu tant de services au roi, fut mal reçu à la cour, et le maréchal mourut de chagrin pour avoir encouru la disgrâce de Louis XIV. Il faut convenir, au reste, que la proposition d’une dîme prélevée en nature était peu praticable et que, sous ce régime, le Trésor aurait souvent été embarrassé de non-valeurs ou, tout au moins, de denrées difficiles à vendre. Le projet de dîme royale fut repris, quelques années après, parBoisguilbert, qui substitua seulement le paiement en argent au prélèvement en nature. Mais ces protestations n’avaient trouvé aucun écho ni à la cour ni dans le peuple.

Au XVIIIsiècle, au contraire, l’antagonisme entre les idées et les faits éclate de toutes parts. Tout à coup une vive lumière pénètre les replis et les vices de l’Ancien régime ; l’opinionpublique se forme, et l’individu, soutenu par cette puissance nouvelle, est moins disposé à la résignation.

Les hommes du XVIIIsiècle aspirèrent à un état meilleur. D’abord naquirent les rêves, les systèmes chimériques, les projets de réforme impossibles ; mais peu à peu le mouvement se régularisa, et la nation formula ses doléances et ses voeux. Qu’est-ce qui aurait pu arrêter le flot de l’opinion ? Les grands pouvoirs avaient perdu leur prestige et ne pouvaient exercer une action sérieuse qu’à la condition de suivre le courant. La grande noblesse vaincue ne servait plus qu’à l’ornement du trône. La puissance politique de l’aristocratie était nulle au sommet, et l’oppression qu’exerçait la petite noblesse, loin d’augmenter sa puissance, préparait sa ruine prochaine. C’est même une chose digne de remarque que la grande noblesse était favorable au mouvement des esprits, tandis que la petite noblesse était très résistante. Cela s’explique parce qu’au fond la petite noblesse était seule attaquée depuis que Montmorency avait marqué de son sang la défaite définitive des grands barons. La royauté elle-même déclinait. Assurément c’était une grande puissance que celle de la royauté, et la personne du roi était encore environnée de prestige. Cependant chacun se croyait désormais autorisé à regarder en face et à juger la personne et la mission du souverain. Louis XIV, la plus haute personnification de la monarchie, avait eu un bien triste coucher de soleil. Son testament avait été cassé par le parlement qui se rappelait encore, avec indignation, l’entrée du jeune roi, botté et éperonné. Sur le passage du convoi royal, la foule avait murmuré ; quelques voix avaient laissé échapper des injures qui semblaient reprocher au roi les malheurs des dernières années. La royauté avait encore été bien plus compromise par les désordres de la régence et les scandales du règne de Louis XV ; car il était plus juste d’imputer au régent et à Louis XV le volontaire abaissement de la dignité royale que d’insulter les restes d’un roi malheureux. Ainsi la grande puissance qui dominait tout, qui avait vaincu la noblesse par la bourgeoisie et combattu la bourgeoisie avec la noblesse, était percée à jour ; elle ne pouvait redevenir ou rester puissante qu’à la condition de se retremper dans le vœu national. La situation était donc celle-ci : d’un côté, une aspiration énergique vers les réformes, un désir violent de secouer les chaînes qui opprimaient l’individu ; de l’autre, une aristocratie sans puissance politique et une royauté discutée et jugée. De semblables circonstances étaient admirablement disposées pour l’éclosion des théories. Pendant trop longtemps l’opinion publique fut absorbée par les préoccupations de la guerre ; mais lorsqu’en 1748 fut signée la paix d’Aix-la-Chapelle, les esprits retournèrent à leurs théories, à leurs plans, à leurs rêves. C’est surtout à partir de ce moment que s’accéléra le mouvement scientifique.

Il ne m’appartient pas de vous dire ce que fut le XVIIIsiècle au point de vue des sciences physiques et naturelles. Je vous rappelle seulement que sa place est grande dans l’histoire des sciences, que par la méthode analytique il a dissipé bien des fantômes, et qu’il a créé la chimie jusqu’alors embarrassée dans les langes de l’alchimie. Son rôle a été le même en matière de sciences morales et politiques. L’analyse, c’est-à-dire la grande méthode scientifique du XVIIIsiècle, a détruit bien des conceptions absurdes en matière de gouvernement, et c’est au XVIIIsiècle que nous devons la création d’une nouvelle science, de l’économie politique, qui est à l’ordre des sciences morales ce que la chimie est à l’ordre des sciences naturelles.

Même au XVIIIsiècle, les plus grands esprits croyaient à la toute-puissance du gouvernement sur la société. On cherchait des combinaisons, plus ou moins ingénieuses, pour faire le bonheur des peuples, et tous les réformateurs étaient convaincus qu’il suffirait de déclarer une réforme pour que le peuple s’y conformât et se laissât pétrir comme une cire molle. Rousseau, dans le Contrat social, n’avait cherché que le moyen de faire prévaloir la volonté nationale. Après l’avoir constituée souveraine, il avait jugé que rien plus n’était à faire et qu’une nation devait être heureuse par cela seul qu’elle disposait d’elle-même.Entre les théoriciens de la monarchie et les disciples de Rousseau, la différence n’était donc pas grande, et elle consistait tout entière en ce que les premiers attribuaient à la volonté du monarque la puissance que Rousseau transportait à la volonté du peuple.

Un jour, au contraire, un homme se demanda si la société n’obéissait pas à certaines lois naturelles, indépendantes de la forme des gouvernements, que tout pouvoir devait respecter, et toujours semblables à elles-mêmes sous le gouvernement d’un seul aussi bien que sous l’autorité de plusieurs. Il était naturel que cette pensée naquit dans la tête d’un médecin,par l’effet d’une simple comparaison avec le mécanisme du corps humain. Il avait vu que, malgré tous les changements de régime, l’organisme de l’homme obéissait constamment à certaines lois dont rien ne peut supprimer l’action, rien si ce n’est la mort. Pourquoi n’en serait-il pas de même de la société ? N’est-elle pas un véritable organisme ayant ses fonctions et ses lois propres, que toute constitution doit respecter de même quenul régime médical ne peut impunément arrêter ni la respiration ni la circulation du sang ? Ce médecin se mit à la recherche de ces lois, devint chef d’école et fonda la science nouvelle. Le docteur Quesnay, né en 1694 (la même année que Voltaire), à Merey, près de Monfort-l’Amaury, commença par exercer la médecine, avec distinction, dans la petite ville de Mantes. Ayant eu l’occasion de connaître le maréchal de Noailles, il fut appelé à Paris par ce puissant personnage. Mais les chirurgiens de Paris formaient une corporation qui ne s’ouvrait qu’à la condition de subir des épreuves spéciales, et Quesnay, qui avait déjà acquisune certaine célébrité en combattant l’ouvrage de Sylva sur la saignée, ne voulait pas s’exposer à la décision de juges dont il redoutait la partialité. On leva la difficulté en le nommant chirurgien du roi, ce qui emportait de droit l’introduction dans la corporation des chirurgiens de Paris.

Quesnay était un esprit méditatif auquel rien n’échappait ; médecin savant et habile, il joignait à son mérite professionnel des connaissances variées et surtout une grande puissance d’observation. On l’appelait le penseur. Il n’avait pas été gâté par la nature et, suivant une tradition assez accréditée, sa figure rappelait le masque de Socrate. D’autres lui attribuent le sourire de Voltaire. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il avait l’ironie de l’un et de l’autre et qu’on cite des réponses spirituelles qu’il aurait faites en certaines circonstances. Un jour, fatigué d’une longue discussion sur les affaires publiques, un de ses interlocuteurs s’écria : « Ah ! vous en conviendrez, c’est la hallebarde qui nous mène. » La réponsede Quesnay est bien connue, quoique cependant ceux qui la citent ne l’attribuent pas à son véritable auteur. — « Oui, dit-il, mais qui pousse les hallebardes ? N’est-ce pas l’opinionpublique ? Dès lors c’est sur l’opinion publique qu’il faut agir. » — Un médecin appelé auprès d’un malade, émit un avis qui fut suivi dès le lendemain de sa visite ; après l’exécution de son ordonnance, il vint trouver Quesnay dont il demanda l’avis afin de couvrir le sien. « Je mets quelquefois à la loterie, répondit Quesnay, mais jamais lorsque je sais qu’elle est tirée. » — Je vous demande pardon de raconter ces détailsfrivoles; mais puisque nous sommes accusés d’avoir créé une littérature peu divertissante, j’aime à faire remarquer que notre science a été fondée par un homme d’esprit.

Quesnay répandit d’abord sa doctrine par l’enseignement oral ou plutôt par la conversation, et ce n’est qu’en 1756 qu’il en exposa les principes dans deux articles de l’Encyclopédie : c’étaient les mots Grains et Fermiers. Cette publication produisit une grande sensation, parce qu’on y trouva la formule d’une théorie qui avait déjà des disciples nombreux, et dont l’expression était attendue avec une curiosité générale. Le mot Grains lui fournit une belle occasion de développer ses idées sur la liberté commerciale et de s’élever contre toutes les entraves dont une législation arbitraire avait chargé l’activité individuelle. La pratique constante des gouvernements avait, en temps de disette, arrêté les exportations de blé ; à cela se bornaient les procédés empiriques de l’administration sous l’Ancien régime. Depuis lors ces procédés ont été perfectionnés, et au lieu de nous borner à défendre les exportations en temps de disette, nous avons prohibé les importations en temps d’abondance. Il faut avouer que cette réciproque était commandée par la logique et qu’il y avait justice à agir ainsi. En effet, quand on prohibe l’exportation en temps de disette et que, par conséquent, on empêche les propriétaires de vendre leur blé aussi cher que possible, il paraît juste de les protéger contre le bon marché en temps d’abondance. Une protection en amène une autre, et lorsqu’une production est protégée, les autres réclament une faveur semblable. Au temps de Quesnay, les blés n’étaient pas protégés contre l’importation en temps d’abondance, mais en temps de disette on en défendait l’exportation. La prohibition d’exporter était une violation du droit de propriété. On ne comprend pas, en effet, pourquoi le propriétaire serait empêché de vendre son bien à celui qui offre le meilleur prix, que l’acheteur soit étranger ou indigène. Les indigènes ont un moyen bien simple d’arrêter l’exportation, c’est de payer les denrées aussi cher que les étrangers. Quesnay n’eut pas de peine à démontrer que ces mesures gouvernementales n’étaient que des procédés propres à tourmenter les lois naturelles du corps social, et qu’elles constituaient des violations de la propriété, c’est-à-dire de la première des lois, de celle qui sert de fondement à toutes les sociétés civilisées. La conclusion qu’il tirait de là, c’est qu’il faut laisser faire et laisser passer. Voilà le grand mot prononcé, voilà la formule devenue célèbre, soit par la répétition fréquente qui se trouve dans les livres des économistes, soit par les railleries de nos adversaires. Cependant si vous pénétrez au fond de cette proposition, vous verrez qu’elle est juste et belle. Quesnay avait vu que la propriété, la liberté du travail, en un mot le développement libre de l’activité humaine, étaient des lois naturelles instituées par l’ordonnateur de toutes choses ; il en concluait que ce qu’il y avait ordinairement de mieux à faire, c’était de laisser agir les lois instituées par la Providence, d’abandonner à elle-même l’œuvre créée et de ne point substituer des lois artificielles à celles qui constituent la nature des choses. Laisser faire et laisser passer, cette formule est donc heureusement trouvée et il est vraiment extraordinaire qu’on la tourne en ridicule ; car elle peut se traduire en ces termes : « Laissez passer la volonté de la Providence, et n’y substituez pas celle de l’homme. » Le mot physiocratie ne voulait pas dire autre chose ; car, ce nom pédantesque est formé de deux mots grecs qui signifient la puissance de la nature, c’est-à-dire gouvernement des lois naturelles.

Quesnay s’éleva contre la doctrine alors puissante de la balance du commerce, et démontra que la richesse d’un pays ne consistait pas dans l’abondance de son numéraire.

Tout le monde croyait alors que la monnaie était la valeur par excellence puisqu’on trouvait à l’échanger contre les produits de toute espèce. De ce principe on tirait cette conclusion que la véritable richesse consistait à retenir le numéraire dans le pays. Il fallait donc favoriser l’exportation et restreindre l’importation, tout excédent d’importation ayant pour effet de faire sortir le solde en numéraire de la différence. Quesnaydémontra que les produits s’échangent contre des produits, que le numéraire est surtout un instrument d’échange et que les produits importés ne peuvent pas être une cause d’appauvrissement pour le pays qui les reçoit. Somme toute, l’échange étant réciproque, chaque nation doit nécessairement recevoir l’équivalent de ce qu’elle donne. En admettant que le solde des différences en numéraire amenât une sortie considérable des espèces d’or et d’argent, la baisse des prix ne tarderait pas à ramener le numéraire par l’excédent de l’exportation.Là, en effet, où l’argent est rare, il acquiert une valeur élevée qui fait baisser le prix de toutes les denrées et qui ramène le numéraire des pays où il abonde; car, dans les lieux où il  est abondant, sa valeur tombe très bas, et les détenteurs cherchent un emploi meilleur que celui qu’ils trouvent à faire dans leur pays. [3]

Ce fut la partie vraie de la doctrine de Quesnay ; malheureusement à côté de la partie vraie, qui est demeurée le fond de la science économique, il développa une théorie erronée qui a longtemps pesé sur les progrès de la science nouvelle. Il soutint que, de toutes les industries, l’agriculture est la seule productive et que toutes les autres, quelque utiles qu’elles soient, ne peuvent pas augmenter le revenu national. Les manufactures et le commerce n’ajoutent pas un atome à la masse des subsistances ; elles approprient les matières premières, fournies par l’agriculture, à la satisfaction de nos besoins ou elles les rapprochent des consommateurs. Assurément ce sont là des services signalés, mais tout leur effet ne va pas jusqu’à augmenter, de quoi que ce soit, la somme des produits. Lorsque Quesnay appelait ces industries stériles, il ne voulait pas dire qu’elles étaient inutiles, mais seulement qu’elles ne donnaient aucun produit substantiel nouveau, et qu’elles se bornaient à transformer des matières déjàexistantes.

De cette théorie abstraite, les physiocrates tiraient les conséquences pratiques les plus importantes, et cela devait être ; car, en économie politique, rien n’est indifférent, et il importe de veiller sur l’analyse des idées, parce que la plus petite erreur commise à l’origine produit plus tard des écartsconsidérables.

Puisque la terre seule donne un revenu et que les industries manufacturières n’y ajoutent rien, Quesnay en concluait que tous les impôts, sous quelque forme qu’ils soient établis, sont en définitive supportés par le propriétaire du sol. Directement ou indirectement toutes les taxes retombent sur la terre parce que la terre seule produit et peut payer. L’industrie manufacturière et le commerce ne sont, en somme, que des dépenses nécessaires à la charge de l’agriculture, qui supporte ces charges pour écouler ses produits. Les droits fiscaux exigés du commerçant et de l’industriel ne sont donc qu’une augmentation des frais imposés à l’agriculteur, et les industriels ou commerçants les recouvrent sur l’agriculteur en lui payant moins cher ses produits. La conclusion qu’en tiraient les physiocrates, c’est qu’il est inutile d’établir un système compliqué d’impôts multiples, et préférable de se borner à un impôt unique sur le revenu territorial. On éviterait, de cette manière, la multiplicité des régies financières, on réduirait les frais de perception et l’on diminuerait les gênes qui entravent la circulation des produits ; car, l’impôt unique sur le revenu foncier étant une fois payé, la voie serait entièrement libre. Dans une de ses maximes économiques, Quesnay avança cette proposition : « Impôts de consommation, pauvres paysans : pauvres paysans, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre souverain. »

Il ne suffit pas de dire, Messieurs, que la doctrine physiocratique fut une grande erreur ; encore faut-il le prouver, puisque cette erreur a été partagée par toute une école d’hommes éminents, par Dupont de Nemours, par Mercier de la Rivière, par l’abbé Baudeau, par Le Trosne, par Condorcet, enfin par Turgot qui fut l’homme d’État des économistes. Une erreur patronnée par de tels noms est encore respectable, et nous lui devons les honneurs d’une discussion sérieuse.

L’industrie agricole, pas plus que l’industrie manufacturière et l’industrie commerciale, ne crée un atome de substance, le pouvoir de créer n’appartenant pas à l’homme. Qui que nous soyons, nous ne pouvons que transformer, combiner les choses matérielles, nous rendre mutuellement des services, et tous les services se valent du moment qu’on les accepte librement en échange d’autres services. D’après l’analyse des physiocrates, l’agriculture aurait pour mission de fournir des matières premières aux autres industries, et celles-ci ne lui rendraient pas un service analogue. Or l’agriculture emploie des produits chimiques fournis par les manufactures et des engrais transportés par le commerce, produits chimiques et engrais qui entrent comme matière première dans la production agricole. Il y a donc réciprocité entre toutes les industries pour la provision des matières premières, et la vérité est que nous échangeons des services contre des services, du travail contre du travail, sans que nul d’entre nous puisse prétendre au monopole de la production ; car, partout où un travail crée de l’utilité, il y a un travail productif, qu’il consiste à extraire des fruits de la terre, à les transporter ou à leur donner une façon qui les approprie à nos besoins.

Si la doctrine est fausse dans son principe, elle doit l’être dans ses conséquences, et c’est là en effet surtout que se manifeste l’erreur des physiocrates.

En admettant que l’agriculture produise tout le revenu national, il est incontestable qu’une partie de ce revenu est cédée par l’agriculteur à l’industriel et au commerçant, en échange des services qu’ils rendent à l’agriculteur. Pourquoi l’impôt ne saisirait-il pas cette part du revenu agricole entre les mains des manufacturiers, des commerçants, et généralement de ceux qui exercent les professions, autres que celles qui se rattachent à l’agriculture ? Les physiocrates faisaient remarquer qu’en augmentant, par des taxes, les charges du commerce et de l’industrie, on élèverait les dépenses de l’agriculture. Ils en donnaient pour raison que le commerce et industrie feraient payer plus cher les services taxés queles services non taxés, de sorte que l’impôt retomberait indirectement sur l’agriculture. Rien n’était moins certain que ce résultat. L’agriculture ne dépend pas plus du commerce et de l’industrie que ceux-ci ne dépendent de l’agriculture ; on peut même assurer que l’agriculture est la plus indépendante des professions, et qu’elle est en état de faire la loi aux autres plutôt qu’elle n’est obligée de la recevoir. Les commerçants qui gagnent paieront donc la taxe sur leurs bénéfices,et réduiront leurs profits plutôt que de faire retomber l’impôt sur les agriculteurs. Il est vrai que ceux qui font seulement leurs frais seront constitués en perte par l’établissement d’une taxe et que, par découragement, ils abandonneront la partie. Mais les maisons bien constituées acquitteront les impôts sur leurs bénéfices et ne les feront pas retomber sur l’agriculture. Il en est de même pour certains métiers ou professions très lucratifs, auxquels l’impôt peut être demandé sans qu’il retombe sur l’agriculteur. C’est d’ailleurs une question bien difficile à résoudre que celle de savoir sur qui retombe l’impôt, s’il est supporté définitivement par ceux qui le payent ou s’il est répercuté sur d’autres par ceux qui en ont fait l’avance. L’incidence de l’impôt est une des questions les plus compliquées ; sur certains points elle est insoluble, et je la comparerais volontiers à ces lois romaines que les commentateurs appellent avec effroi les croix des interprètes (cruces interpretum). On peut affirmer hardiment que les physiocrates erraient, au moins par exagération, lorsqu’ils affirmaient que les taxes de consommation retombaient toutes sur le propriétaire du sol.

Voici surtout où apparait, jusqu’à l’évidence, le vice de la doctrine physiocratique. Supposons que tous les impôts soient accumulés sur la propriété foncière. Comment le propriétaire foncier se tirera-t-il d’affaire ? Les physiocrates répondaient que son revenu sera augmenté par la suppression des taxesde consommation, et que le produit ayant la liberté entière de circuler se vendra plus cher, de sorte que l’agriculteur fera supporter l’impôt par d’autres que par lui, en le répercutant sur les acheteurs. On y aurait toujours gagné l’unitéde régie, la simplification des rouages et la diminution des dépenses d’administration. Mais qu’auraient répondu les physiocrates, si on leur avait objecté l’exemple assez fréquent des agriculteurs qui ne vendent rien, qui produisent seulement ce qui leur est nécessaire pour vivre, et qui n’ayant pas d’excédent à porter sur le marché, sont dans l’impossibilité de recouvrer les taxes au moyen d’une élévation des prix ? Ceux-là auraient été bien et définitivement écrasés. Or, même avant 1789, cet exemple n’était pas rare puisque le tiers du sol appartenait aux petits propriétaires, et qu’à cette époque déjà, Arth. Young, lecélèbre agronome anglais qui voyageait en France, se plaignait de ce que notre sol était trop divisé. Ce morcellement a été augmenté par l’effet des lois de la Révolution et quoiqu’on s’effraye outre mesure de ce phénomène, quoiqu’on s’exagère ses progrès, il est incontestable cependant qu’il y a des cultivateurs, en très grand nombre, qui ne produisent pas au-delà de ce qu’il faut de subsistances pour entretenir eux et leur famille. On ne pourrait pas, sans injustice, les écraserd’impôts parce qu’ils seraient hors d’état de les acquitter, et que leur position de petits producteurs rendrait la répercussionimpossible.

La doctrine des physiocrates choqua l’esprit de Voltaire et il entreprit de les réfuter dans l’Homme aux quarante écus, espèce de composition qui tient du dialogue et du récit, de la démonstration et du roman. L’ouvrage parut en 1768. L’année précédente avait été publié un ouvrage de Mercier de la Rivière, sous le titre de : Ordre essentiel des sociétés. Cet ouvrage avait fait à son auteur une telle notoriété, que l’impératrice Catherine le convoqua à la réunion des députés qui devaient se réunir à Moscou pour donner une législation à tous les sujets de l’empire de Russie. D’après la convocation, Mercier devait aller à Pétersbourg pour de là se rendre à Moscou, à la suite de l’impératrice ; mais le physiocrate se fit attendre et l’assemblée se tint en son absence. On raconte que plus tard Mercier de la Rivière eut avec Catherine la conversation suivante :

« La czarine. — Monsieur, pourriez-vous m’indiquer la meilleure manière de gouverner un État ?

Mercier. — Madame, il n’y en a qu’une ; c’est d’être juste et de faire exécuter les lois.

La czarine. — Mais sur quelle base est-il juste d’appuyer les lois d’un empire ?

Mercier. — Il n’y a qu’une base, madame ; la nature des choses et des hommes.

La czarine. — Fort bien ; mais quand on veut donner des lois à un peuple, quelles règles peuvent plus sûrement indiquer celles qui conviennent le mieux ?

Mercier. — Donner ou faire des lois est une tâche, madame,que Dieu n’a laissée à personne.

La czarine. — À quoi réduisez-vous donc la science du gouvernement ?

Mercier. — À reconnaître et à manifester les lois que Dieu a gravées dans l’organisation des hommes. Vouloir aller plus loin, serait un grand malheur et un entreprise téméraire.

La czarine. — Monsieur, je suis bien aise de vous avoir entendu ; je vous souhaite le bonjour. »

L’impératrice était imbue de l’idée que la puissance des souverains fait les lois et elle ne comprit pas l’idée générale,si juste et si vraie, de Mercier de la Rivière. Considérant l’auteur de l’Ordre essentielcomme un esprit chimérique, sans aucune portée pratique, Catherine ne regretta pas le retard qu’il avait mis à se rendre à Moscou.

Cet ouvrage déplut à Voltaire, suivant l’aveu qu’il a fait dans une lettre à Damilaville. Son bon sens était révolté par les conséquences que les physiocrates tiraient de leur théorie générale ; il était d’ailleurs offusqué par le succès de l’auteur. Je ne veux pas dire qu’il fût jaloux de la réputation de Mercier de la Rivière (Voltaire avait eu des succès d’un ordre tellement supérieur qu’il y aurait eu, de sa part, non seulement petitesse mais ridicule à s’inquiéter de la réputation de Mercier) ; maisil était fatigué de tout ce bruit comme l’Athénien qui ne pouvait plus supporter qu’on parlât d’Aristide le Juste. Voltaire composa l’Homme aux quarante écus, où les théories de Mercier furent livrées à la risée publique et, il faut en convenir, plutôt raillées que réfutées.

D’où vient d’abord ce titre piquant qui tout de suite attire l’attention (je puis même ajouter qu’il a attiré du monde à cette conférence) : l’Homme aux quarante écus ? Quoique la statistique ne fût pas très avancée à cette époque, on avait calculé d’une manière, à peu près exacte,que la population de la France s’élevait à environ 20 millions d’habitants[4]. Des calculs approximatifs évaluaient la contenance du sol de la France à 130 millions d’arpents, dont la moitié seulement était cultivée. On ne peut compter que 75 millions d’arpents en rapport, « mais, ajoutait Voltaire, mettons-en 80 millions ; on ne saurait trop faire pour sa patrie. »— Le rapport de chaque arpent ne pouvait pas être porté à plus de 25 livres par an : « Mettons-en 30, disait Voltaire, pour ne pas trop décourager nos concitoyens. » Les 80 millions d’arpents à 30 livres donnaient un revenu foncier de 2 400 000 000. — Cette somme de revenu, partagée entre 20 millions d’habitants, donnait une moyenne de 120 livres ou de 40 écus, le petit écu valant 3 livres. L’homme aux 40 écus est donc celui qui n’a pas au-delà de la moyenne du revenu individuel foncier, c’est-à-dire le rapport de 4 arpents. Pour compléter cette statistique, Voltaire ajoute que la moyenne de la vie humaine est de vingt-trois ans, d’après les calculs accrédités à cette époque, c’est-à-dire selon les tables de Deparcieux. Il en faut retrancher l’enfance, le sommeil, l’ennui, et il ne reste qu’environ une moyenne de six ans « passés dans les douleurs, les chagrins, quelques plaisirs et l’espérance».

Voltaire suppose qu’un édit conforme aux opinions émises dans l’Ordre essentiel des sociétés, par Mercier de la Rivière, a portél’impôt unique sur la terre à la moitié du revenu foncier. Le pauvre homme aux quarante écus, qui est obligé d’en donner vingt, se plaint de la puissance législatrice et exécutrice. « Il parut quelques édits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l’État du coin de leur feu. Le préambule de ces édits était que la puissance législatrice et exécutrice est née de droit divin copropriétaire de la moitié de ma terre, et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange. L’énormité de l’estomac de la puissance législatrice et exécutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui préside à l’ordre essentiel des sociétés, avait ma terre en entier ! l’un est encore plus divin que l’autre. »— Il se plaint d’autant plus vivement, qu’il trouve un gros homme jouflu et vermeil qui avait 400 000 livres de rentes gagnées dans les spéculations commerciales, et qui promenait sa rubiconde personne dans un carrosse à six chevaux. Or le naïf homme aux quarante écus lui demande s’il paye la moitié de son revenu, c’est-à-dire 200 000 livres au souverain : « Moi, dit-il, que je contribue aux dépenses publiques ! vous voulez rire, mon ami. J’ai hérité d’un oncle qui a gagné 8 millions à Cadix et à Surate; je n’ai pas un pouce de terre ; tout mon bien est en contrats, en billets sur la place ; je ne dois rien à l’État ; c’est à vous à donner la moitié de votre subsistance, vous qui êtes un seigneur terrien. » — L’argument qui se trouve sous cette forme plaisante, c’est que les industries les plus productives ne seraient pas atteintes par l’impôt tandis que les plus pauvres propriétaires seraient frappés.La réfutation n’était pas complète et, pour la rendre telle, il y avait à démontrer que les impôts payés par ce gros capitaliste ne seraient pas retombés sur les propriétaires fonciers avec lesquels il était en rapport. Pour cela, il aurait fallu faire une analyse des phénomènes économiques qui aurait montré le vice de la doctrine physiocratique. Cette analyse est faite d’une manière à peu près exacte dans un passage où Voltaire montre que l’industriel et le commerçant s’enrichissent en prenant une part sur le produit agricole. « Cette industrie (la fabrication des tissus) vous a certainement ôté une partie de vos 120 livres et se les est appropriées, en vous vendant vos chemises et votre habit plus cher qu’ils ne vous auraient coûté si vous les aviez faits vous-même. » Il est donc juste que cette industrie contribue aux charges de l’État. Toute la question ne se réduit pas à cela puisqu’il s’agit de savoir si le résultat est possible, et si les sommes exigées de l’industriel et du commerçant ne seront pas répétées contre l’agriculteur. C’est ce que Voltaire n’examine pas, et c’est en cela cependant que devait consister toute la réfutation de l’Ordre essentiel. — Plus loin, il ajoute une plaisanterie sur le système de l’impôt unique : L’homme aux quarante écus interroge le géomètre pour savoir si d’autres pays jouissent de ce beau privilège de l’impôt unique : « Pas une nation opulente, répond le géomètre. Les Anglais, qui ne rient guère, se sont mis à rire quand ils ont entendu que des gens d’esprit avaient proposé parmi nous cette administration. Les Chinois exigent une taxe de tous les vaisseaux marchands qui abordent à Canton; les Hollandais payent à Nagansaqui, quand ils sont reçus au Japon, sous prétexte qu’ils ne sont pas chrétiens ; les Lapons et les Samoièdes, à la vérité, sont soumis à un impôt unique en peaux de martres ; la république de Saint-Marin ne paye que des dîmes pour entretenir l’État dans sa splendeur. » Voilà la réfutation de Voltaire contre les physiocrates et contre l’impôt unique ; elle est, comme vous le voyez, loin d’être complète, et tout en reconnaissant qu’elle est étincelante d’esprit, il est impossible de ne pas ajouter qu’elle a le défaut d’être superficielle. Voltaire a élevé contre la physiocratie le cri du bon sens qui se révolte instinctivement contre une erreur, mais il n’a pas mis à nu le défaut scientifique de cette doctrine.

La situation financière de l’époque était tellement embarrassée, l’opinion publique si inquiète et le gouvernement si perplexe, que chacun se mit à rêver des moyens d’y porter remède. On vit naître beaucoup de projets, chimériques pour la plupart, inspirés, les uns par une bonne volonté peu éclairée, les autres par le désir de se faire valoir. Voltaire a fustigé tous ces produits de la niaiserie ou du charlatanisme dans un passage où il raconte une visite de l’homme aux quarante écus chez le contrôleur général des finances. « Des hommes d’un génie profond lui présentèrent des projets. L’un avait imaginé de mettre un impôt sur l’esprit. — Tout le monde, disait-il, s’empressera de payer, personne ne voulant passer pour un sot. — Le ministre lui dit : Je vous déclare exempt de la taxe.

Un autre proposa d’établir l’impôt unique sur les chansons et sur le rire, attendu que la nation était la plus gaie du monde et qu’une chanson la consolait de tout. — Mais le ministre observa que, depuis quelque temps, on ne faisait plus guère de chanson plaisante, et il craignait que, pour échapper à la taxe, on ne devînt trop sérieux.

Vint un brave et sage citoyen qui offrit trois fois plus en faisant payer par la nation trois fois moins. Le ministre lui conseilla d’apprendre l’arithmétique[5]. »

Je ne voudrais pas laisser à mon auditoire une impression pénible sur le sort de l’homme aux quarante écus. Tous ses maux sont réparés par la succession d’un oncle opulent et par un mariage qui le rend heureux. Le bonheur qui succède à des années si douloureuses rend son caractère bienveillant, et il passe la fin de sa vie dans une condition douce dont il fait profiter les autres ; car il reçoit ses amis et donne des soupers à des hommes d’esprit. M. André (c’est le nom de l’homme aux quarante écus) a l’humeur conciliante ; il calme facilement les partis les plus extrêmes et les plus irrités. Ainsi à un de ces soupers s’élève, entre des docteurs d’opinionadverse, une controverse très vive sur le point de savoir si l’âme de l’empereur Antonin est ou non en enfer. M. André invite les damnants et les damnés, « et, quand ils furent un peu en pointe de vin, il leur fit signer que l’âme de Marc-Antonin resterait in statu quo, c’est-à-dire je ne sais où, en attendant un jugement définitif. » À partir de ce moment, les discussions se terminent souvent par cette réflexion devenue à peu près proverbiale : « Messieurs, allez souper chez M. André. »

Le mariage de l’homme aux quarante écus fournit à Voltaire l’occasion d’aborder des sujets scientifiques et de railler des théories scientifiques très diverses. Ici je m’arrête.Le sujet sort de ma compétence, et vous trouveriez fort singulier qu’un économiste se permit d’empiéter sur le domaine des savants qui parlent le vendredi dans cette enceinte. Alors même que la capacité ne me ferait pas défaut, je me garderais bien de suivre Voltaire dans les questions où il engage ses lecteurs. Il aborde des mystères difficiles à exposer autrement qu’en latin, et entre dans des détails dontseraient offensées les chastes oreilles qui m’entendent.

D’ailleurs l’horloge m’avertit qu’il est temps de finir et me reproche d’avoir trop prolongé cet entretien. Je ne voudrais cependant pas me séparer de vous sans avoir donné quelques aperçus généraux qui seront comme le résumé et la conclusion des développements précédents.

Voltaire, Messieurs, peut être examiné à bien des points de vue, puisqu’il fut doué d’un esprit universel, qu’il aborda toutes les matières et tous les genres, et qu’un grand génie de l’Allemagne a pu dire de lui : « Quand la nature eut produit Voltaire, elle se reposa. » — Je ne prendrai de ce grand homme qu’un seul côté pour mieux approprier la fin de mon entretien avec le commencement. Je ne veux pas juger le poète, l’historien, l’auteur du Traité de la tolérance, le philosophe même, et je ne m’occuperai que du rôle qu’il a joué en matière scientifique.

Incontestablement Voltaire a rendu de grands services à la science ; directement en exposant les doctrines des autres et particulièrement en vulgarisant les doctrines de Newton ; indirectement en ouvrant l’esprit de ses contemporains et en les rendant capables de comprendre les grands travaux scientifiques de l’époque. Il n’était cependant pas un savant véritable, et les travaux qu’il a faits pour concourir à l’Académie lui furent inspirés plutôt par le désir du renom que par un sincère attachement à la science. Il comprit à temps qu’il ne serait jamais qu’un savant médiocre, et il revint à ses études ordinaires après avoir, pour ainsi dire, satisfait une simple fantaisie scientifique.

Nonseulement Voltaire ne fut pas un savant, mais il ne professa pas pour les savants le respect auquel ont droit ces chercheurs inquiets et désintéressés de la vérité. Il ne s’inclina que devant les théories adoptées, devant les positions faites, et ne prononça pas une parole d’encouragement pour ceux qui luttent courageusement en faveur d’une idée nouvelle, pour ces héros qui frappent avec ardeur à la porte de l’inconnu, afin de forcer les mystères à s’ouvrir, pour ces hommes qui caressent leurs découvertes avec passion et qui ont droit au respect qu’obtient la maternité douloureuse. Il fut trop enclin à traiter ces intrépides chercheurs d’esprits chimériques, à les railler et à les accuser de charlatanisme. Ne l’oublions pas, c’est la science qui gouverne le monde, parce que c’est elle qui découvre les lois générales auxquelles l’univers physique et moral obéit. Toutes les révolutions profondes, celles qui ont duré, celles qui ont répondu des bienfaits sur les sociétés ont été faites par des savants, et beaucoup des avantages dont nous jouissons sont dus à la patience, au dévouement de quelques hommes que le monde a raillés, avant et après Voltaire. Oui, Voltaire, sous ce rapport, a donné le mauvais exemple, et il l’a donné principalement dans l’Homme aux quarante écus. Voyez quelle a été sa conduite envers l’école de Quesnay. Cette école avait fondé une science nouvelle, mis à découvert une vérité fondamentale, dégagé les lois sociales, qui sont éternelles, des questions politiques, qui passent. Voltaire a-t-il exalté cette école pour ce qu’elle avait fait de bien, pour la partie organique de son œuvre ? Non, il n’a pas parlé de la partie vraie, et l’on peut dire qu’il a vu naître, sous ses yeux, une science nouvelle sans la reconnaître et lui rendre hommage. Les mêmes hommes ont adopté une erreur, la soutiennent avec obstination et en tirent des conséquences inacceptables ; c’est par là qu’il les prend, les attaque et les livre à la risée publique. Un homme doué du véritable esprit scientifique aurait, au contraire, exalté la partie vraie et réfuté avec bienveillance la partie fausse. Autre grief ! Le maréchal Vaubanétait bien l’auteur de la Dîme royale, et je vous ai dit que, après la mort de l’illustre maréchal, son projet avait été repris et modifié par Boisguilbert. Voltaire, dans l’Homme aux quarante écus, se moque de la Dîme royale, qu’il prétend avoir été attribuée faussement à Vauban, et dit assez dédaigneusement qu’elle était d’un certain Boisguilbert, comme si un bon livre ne lui paraissait digne d’être loué qu’autant qu’il vient d’un personnage.

Il faut que je le dise, et je dis avec regret, c’est Voltaire qui a donné le ton aux hommes du monde pour la manière dont ils traitent les savants et la science. Certes je puis en parler avec un grand désintéressement, puisqu’à aucun titre je n’ai le droit de prendre cette qualité ; il ne serait d’ailleurs pas juste d’adresser mes doléances à ceux qui m’entendent, puisqu’ils ont une bienveillance extrême, nonseulement pour les vrais savants, mais encore pour celui qui, aujourd’hui, en usurpe la place. N’imitons pas les railleries de Voltaire, que je trouve funestes au développement scientifique ; mais, si nous les imitons, que ce soit à la condition d’avoir autant d’esprit que lui et d’avoir rendu les mêmes services à la culture générale de l’entendement humain. Ces deux conditions auront, je le crois, le bon résultat de diminuer beaucoup le nombre des railleurs. Si, après cette réduction, il reste encore quelques moqueurs qui soient capables d’imiter Voltaire, je les prie de renoncer à leurs droits et de venir à nos soirées de la Sorbonne. Je suis assuré que, cédant à l’influence du milieu où nous parlons, ils imiteront l’extrême bienveillance que cet auditoire accorde aux hommes de bonne volonté et que, sous la plume des critiques, les paroles d’encouragement remplaceront la meurtrière plaisanterie.

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[1] Cette conférence a été reproduite par la Revue critique de législation d’après une sténographie.

[2] Le mémoire de Turgot sur la production, la distribution et la consommation des richesses a été composé neuf ans avant l’ouvrage d’Adam Smith.

V. notre Turgot, philosophe, économiste et administrateur, p. 163.

[3] Je reconnais cependant que le retour du numéraire dans les lieux où la rareté lui a donné beaucoup de valeur ne se fait pas instantanément et que temporairement la rareté peut causer une crise monétaire et commerciale. J’ai exposé cette proposition dans mon Précis de droit public et administratif, 2édition, page 441, note 1. Elle a depuis été développée avec beaucoup de force et de talent par M. de Laveleye (REVUE DES DEUX-MONDES, 1 et 15 janvier 1865, Crises commerciales).

[4] Vauban, dans la Dîme royale, portait le chiffre à 19 millions et demi pour l’année 1700. En 1762, d’Expilly évaluait le total de notre population à plus de 21 millions. Voltaire donne un chiffre qui a le double mérite d’être un nombre rond et une moyenne.

[5] La critique de Voltaire sur ce troisième point n’est pas juste ; car des expériences récentes ont démontré qu’avec une taxe trois fois moins élevée on peut, par une grande augmentation de la consommation, attirer dans les caisses du Trésor une somme supérieure à celle que rapportaient les anciennes taxes.

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