Les colonies et la politique coloniale de la France

En 1865, la parution d’un ouvrage sur ce thème est l’occasion pour Michel Chevalier d’engager devant l’Académie des sciences morales et politiques, où les libéraux sont majoritaires, une discussion sur les colonies et la politique coloniale de la France. Au sein de ce cercle du libéralisme officiel, le scepticisme envers le bien-fondé de la colonisation ne trouve pas de place : l’un après l’autre, les orateurs, tous célèbres pour leur contribution au libéralisme, étudient les raisons pour lesquelles la France peine encore à développer ses colonies, toujours d’après un présupposé partagé, que la colonisation est une visée noble pour la France.


Les colonies et la politique coloniale de la France

Par Michel Chevalier

Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques 

(Année 1865 ; Volume 74, p. 127-154.)

 

RAPPORT SUR UN OUVRAGE DE M. JULES DUVAL INTITULÉ :
LES COLONIES ET LA POLITIQUE COLONIALE DE LA FRANCE

PAR M. MICHEL CHEVALIER.

 

M. Michel CHEVALIER : — Je dépose, en accompagnant ce dépôt de quelques observations, un livre de M. Jules Duval, un de nos lauréats, un de ceux que vous avez accueillis avec le plus de faveur. Le titre de ce livre est celui-ci : Les colonies et la politique coloniale de la France. Ce titre suffit à vous montrer combien le sujet est important. Le travail de M. Duval est une belle étude historique des tentatives modernes de la France pour fonder des colonies. Il fait connaître les idées ou les systèmes divers qui président aujourd’hui à nos entreprises de ce genre. Il expose, avec des détails circonstanciés, l’état présent de nos possessions hors de l’Europe et du bassin de la Méditerranée. Dans l’ordre de la politique générale des États, la politique coloniale en particulier occupe une place considérable, et ainsi un bon livre sur les colonies et la colonisation mérite l’attention des hommes qui se consacrent aux études politiques.

Je demande à l’Académie, la permission de lui présenter rapidement un aperçu analytique et critique de l’œuvre nouvelle de M. Duval ; je prends le mot de critique dans le sens d’une appréciation raisonnée.

M. Jules Duval décrit nos colonies telles qu’elles existent, et non pas notre empire colonial tel qu’il fut jadis ou qu’il sembla un moment devoir être. S’il se fût proposé de raconter tout ce qui s’est passé à cet égard et toutes les expériences tentées, le travail eût été d’une étendue infinie, et l’auteur aurait eu trop de regrets à exprimer. À son point de vue, le passé un peu reculé, celui qui remonterait par exemple à un siècle environ, ne pouvait entrer dans son cadre, car l’objet de M. Duval a été moins d’écrire l’histoire coloniale de la France que de rechercher le moyen de tirer bon parti des colonies qui lui restent.

Les colonies que possède aujourd’hui la France sont : le Sénégal, vaste contrée peuplée de noirs et n’admettant les blancs que par exception ; le climat les repousse ; deux petites îles parmi les Antilles, la Martinique et la Guadeloupe ; une possession continentale en Amérique, la Guyane, qui est fort spacieuse, mais est à peine peuplée : elle compte 20 000 habitants, sur une superficie qui en Europe suffirait à un empire ; l’ile de la Réunion, sur la côte d’Afrique ; l’île de la Nouvelle-Calédonie, qui a de l’importance par sa situation et ses ressources naturelles, mais où il n’y a que quelques indigènes impossibles à civiliser ; elle est comme perdue à coté des possessions immenses de l’Angleterre en Australie ; quelques positions qui n’ont aucune étendue territoriale, et qu’il faut envisager comme des postes militaires, pouvant devenir un jour des stations commerciales, telles que les îles Marquises, les îles de la Société, Nossi-Bé, Mayotte ; puis nos villes asiatiques de Pondichéry et de Chandernagor, que nous semblons garder pour ne pas perdre absolument la mémoire de ce que nous fûmes autrefois dans l’Inde ; des droits de pêcherie à Terre-Neuve, avec une petite île à côté, Saint Pierre-Miquelon ; et enfin des droits sur le papier relativement à Madagascar.

Nous avons aussi à notre porte une possession considérable, l’Algérie, qui est l’objet, pour les uns de beaucoup d’espérances, pour les autres de certaines appréhensions, et dont l’avenir reste plein de mystère. Mais M. Jules Duval l’a laissée de côté, la considérant sans doute comme une annexe de notre propre territoire, dont elle n’est séparée, en effet, que par un passage de quarante heures.

M. Jules Duval décrit successivement chacune des colonies, et passe en revue leurs ressources. Il s’est entouré de tous les renseignements qu’il a pu recueillir. Il a une aptitude spéciale pour traiter un pareil sujet ; personnellement, il a fait une longue résidence en Algérie, il y a été colon, et c’est peut-être cette circonstance qui l’a porté à l’étude des colonies et de la colonisation.

L’intérêt principal du livre de M. Jules Duval consiste dans une description exacte de nos colonies, non pas seulement sous le rapport géographique, mais aussi sous celui des événements qui s’y sont accomplis récemment, et de l’organisation agricole, commerciale et sociale qui y est établie. Pour le Sénégal, par exemple, on lira avec un intérêt particulier l’histoire qu’il en a faite. C’est une colonie qui est en développement par le moyen des alliances que nous y contractons avec les diverses populations du voisinage, et par l’ascendant que nous nous y assurons. Le nom du colonel, aujourd’hui général, Faidherbe est étroitement lié à jamais à celui de cette colonie et à ses espérances d’avenir.

Nos deux colonies des Antilles, qui sont des iles d’une superficie très médiocre, ont, dans le chiffre de leur population et l’état des cultures, une compensation à leur exiguïté ; leur prospérité était plus grande il y a vingt ans ; l’émancipation des nègres a été un défilé pénible à franchir, et les difficultés de la transition ne sont pas encore toutes écartées.

M. Jules Duval insiste trop, je crois, sur Madagascar. La possession de cette île, si nous y avions des établissements sérieux, pourrait offrir des avantages, mais elle aurait des inconvénients certains ; je pourrais parler du climat qui, sur le littoral du moins, paraît extrêmement dangereux pour les Européens, mais il faut que j’abrège. Au point de vue du droit, nos titres à posséder Madagascar sont assez équivoques ; les cabinets européens ne paraissent pas avoir fait jamais beaucoup d’objections à nos prétentions à cet égard ; il est vrai aussi que ces prétentions n’ont jamais pris corps d’une manière saisissable. Mais il y a au procès une partie essentielle, les naturels du pays, qui ne nous reconnaissent aucun droit quelconque sur eux. Ils opposeraient à toute tentative que nous risquerions pour exercer notre domination une résistance acharnée, pour laquelle ils trouveraient dans leur climat un puissant auxiliaire. Ce serait s’aventurer fort que de recommander à la France de revendiquer la souveraineté que quelques personnes lui attribuent sur la grande île africaine. Le soleil meurtrier de ces régions ne serait pas le seul allié qu’auraient les naturels si nous tentions de les subjuguer. Ils trouveraient de l’assistance dans les missionnaires anglais qui semblent fort hostiles à l’influence française. Sans doute, la description faite par M. Duval, de cette île, a des côtés séduisants. Un jour peut-être, probablement même, la civilisation y pénètrera, mais avant de se charger de l’y introduire, il y a grandement lieu de réfléchir. La tâche est de la difficulté la plus grande. La population paraît être peu sympathique au travail ; elle aime la guerre et ne travaille que sous la loi de la contrainte. Elle ressemble, avec quelques défauts et aussi avec quelques qualités de moins, aux anciennes peuplades du nord de l’Amérique, parmi lesquelles on remarquait de l’intelligence, de la bravoure, de la dignité ; mais ces dons étaient associés à une insurmontable répugnance pour la culture du sol. C’était un obstacle, non seulement à la colonisation, mais aussi à une civilisation autochtone. Aussi a-t-on été conduit à comprimer ces peuplades, à les refouler et à les vouer à la destruction. Quand les Espagnols débarquèrent au Mexique, ils trouvèrent une population indigène qui, comme les Indiens de l’Amérique plus septentrionale, était intelligente, pleine de courage dans les combats, mais qui au rebours de ces mêmes Indiens, avait l’amour du travail et s’y consacrait régulièrement. Elle avait aussi une disposition qui permettait à une nation conquérante de la dominer et de la gouverner facilement une fois vaincue ; elle était disciplinée, elle obéissait volontiers. C’est ainsi que, une fois la résistance des Mexicains surmontée sur les champs de bataille, les Espagnols purent organiser au Mexique une société relativement civilisée et un ordre politique stable, dont la base fut la population indienne. C’est par la même raison que sur les bords du Gange, les Anglais ont pu, malgré leur petit nombre, rester les maîtres. Mais aucune organisation sociale, fondée sur l’emploi actif et régulier de la population indigène, n’a pu être tentée dans l’Amérique septentrionale, au nord du Mexique, par les Anglais ou par les Français. L’Indien qu’on y a rencontré détestait le travail et n’aimait que la chasse et la guerre. Il laissait la culture et tout autre labeur aux femmes, qu’il considérait comme des êtres inférieurs. Pour lui l’idéal, la vie future même, c’était la chasse, toujours la chasse, la chasse qui fournit des fourrures pour se vêtir et de la chair pour se nourrir. Enfin la domination des blancs lui était antipathique. Il ne pouvait même pas vivre à côté d’eux, car il ne comprenait pas leurs usages, et, pour chasser, il lui fallait la conservation des forêts, que le blanc détruit pour mettre le sol en culture. Une telle population devait disparaître devant les blancs. On peut et on doit plaindre cette race d’avoir eu ce triste sort, mais c’était inévitable, du moment que tuer les bêtes des bois était pour elle le dernier mot de la civilisation. La population de Madagascar a des idées moins arriérées que l’Indien des États-Unis ; il s’en faut qu’elle soit aussi complètement étrangère aux arts utiles. Mais ses notions sur la civilisation n’ont guère rien de commun avec les nôtres. Elle n’est pas facile à soumettre et à discipliner comme celle que les Espagnols trouvèrent au Mexique et au Pérou, ou celles qui, en Asie, reconnaissent la domination anglaise. Elle ne pourrait, comme les unes et les autres, être ployée à une existence paisible ; elle n’accepterait pas aussi bien, à beaucoup près, l’autorité des Européens, elle ne la subirait jamais qu’avec l’espoir et le ferme propos de s’y soustraire par la force ouverte ou par la trahison, où elle excelle.

Aujourd’hui du moins, toute tentative de coloniser Madagascar échouerait, et il n’y a lieu de recommander rien de semblable à la France. Il ne faut donc pas compter sur Madagascar, quand on s’occupe de la question coloniale, au point de vue des possibilités actuelles. Je dois la vérité à l’Académie. Par ce motif, je ne puis taire que M. Jules Duval eût été mieux inspiré, s’il eût donné moins de place dans son livre à l’île de Madagascar. L’intérêt dramatique qui s’attache à l’infortuné Radama, si traitreusement assassiné par le parti anti-européen ou anti-français, pourra donner lieu à des légendes touchantes ; il ne peut servir de base à un plan de colonisation.

M. Duval examine incidemment une question fort agitée de nos jours, en France comme à l’étranger, celle de savoir si la race française possède la puissance de coloniser. Il n’a point fait de cette question l’objet d’un chapitre distinct ; mais il est évident qu’elle préoccupe son esprit, qui est animé d’un patriotisme ardent et noble, et l’exposé qu’il trace fournit beaucoup d’éléments propres à aider à la résoudre.

Une telle question est évidemment du domaine académique et l’Académie ne m’en voudra pas d’en dire un mot.

Il est hors de doute que, dans le passé, nous avons fourni la preuve de notre aptitude à coloniser. Nous fîmes avec un remarquable succès une grande entreprise de colonisation à Saint-Domingue. C’est peut-être la plus belle colonie qui ait jamais existé dans ces parages. Cette île était bien certainement, il y a quatre-vingts ans, la reine des Antilles. Cuba, aujourd’hui si florissante, était alors négligée, et donnait peu de résultats. Au Canada la population française n’était pas considérable quand nous le perdîmes ; mais la colonisation y était assise sur des bases solides. La population y était animée d’un bon esprit, et la preuve qu’elle était douée d’une grande faculté d’expansion, c’est qu’elle a décuplé depuis. Le Canada offrait beaucoup de bons Français, dévoués à la mère-patrie. Colons et officiers rivalisaient de zèle pour étendre au loin le drapeau de la France, avec ses lois et ses mœurs. Ils exploitaient le sol avec intelligence. Ils préparaient un avenir qui ne s’est pas réalisé au profit de la France. J’ai pu voir, lorsque je parcourais l’Amérique, des traces bien reconnaissables encore de leur passage : les petits villages qu’ils avaient fondés, sont devenus des villes ; les forts qu’ils avaient admirablement placés, se sont changés en cités importantes ; telle la ville de Détroit, telle Pittsburg, qui au temps des Français s’appelait fort Duquesne. Cette dernière localité a changé de nom, mais une multitude d’autres fondations françaises ont conservé leurs dénominations primitives ; je citerai au hasard Fond du Lac, à l’extrémité du lac Supérieur, et Prairie du Chien, dans la vallée du Mississippi. Il est donc bien difficile, de contester que la race française ait jadis possédé à un haut degré la faculté de coloniser. Puisqu’elle l’a eue, elle peut la retrouver et l’exercer encore.

Mais pour qu’il en soit ainsi, il y a des conditions à remplir. C’est ainsi que je signalerai certaines fâcheuses tendances administratives qu’il faudrait surmonter. Il y a eu aussi de graves accidents historiques dont l’influence a été immense et se fait sentir encore, et dont il faudrait effacer les derniers effets. Il est bien évident, par exemple, que les guerres de la république et du premier empire, en nous mettant à l’état de lutte acharnée pendant un quart de siècle avec la première puissance maritime du monde, ont gêné et interrompu nos rapports avec nos colonies ; elles ont même fini par nous faire perdre les principales. Comment aurions-nous colonisé, quand nos ports étaient bloqués ? Comment aurions-nous envoyé des colons dans des pays où flottait le pavillon anglais substitué au nôtre ? Quand le premier Consul cédait aux États-Unis, pour une somme bien peu considérable, 80 millions, l’immensité de la Louisiane, il ne prenait pas une mesure condamnable. On la lui aurait prise, s’il ne l’avait vendue ; elle fût devenue possession anglaise. Il n’en est pas moins vrai que nous perdions ainsi une vaste région où tout semblait nous convier à une colonisation florissante.

Il faut le dire, une cause particulière, et de nos jours extrêmement active, qui paralyse le goût que les Français pourraient éprouver et éprouvent certainement encore pour la colonisation, c’est l’excès de la centralisation administrative. À force de tout vouloir centraliser à Paris, on a suscité des obstacles insurmontables à l’expansion de la population française, au dehors et au loin, dans des contrées soumises à notre domination. Aujourd’hui la guerre avec l’Angleterre est terminée, grâce à Dieu, et il y a tout lieu d’espérer que nous avons devant nous de longues années de paix avec cette puissance. Les hommes énergiques qui voudraient s’expatrier hésitent cependant, et restent chez eux, ou s’en vont dans les colonies étrangères, parce qu’ils savent, par l’expérience d’autrui, qu’ils trouveraient dans les colonies françaises un régime incompatible avec l’esprit d’initiative et d’indépendance dont ils sont animés. Iront-ils à Alger dont la proximité est si grande ? Mais là, à plus forte raison, tout dépend de la métropole. Pour faire un barrage sur une rivière, il faut en obtenir la permission à Paris ; l’affaire se traite dans le Conseil général des ponts et chaussées, les incidents se succèdent, les suppléments d’information sont demandés et l’affaire s’éternise. La vie politique locale était et reste nulle dans les colonies. Enchaînées par le régime prohibitif, elles ne pouvaient nouer presque aucun rapport avec les pays qui les avoisinaient. Il n’en fallait pas davantage pour que la production y fût entravée et les transactions languissantes. Comment un homme entreprenant s’y serait-il transporté volontiers ? Il préférait, s’il quittait la France, aller dans des contrées où il trouverait plus de liberté pour agir à son gré.

Les idées de centralisation exagérée ne sont plus en faveur ; il y a dans cette enceinte même des personnes qui les ont combattues avec talent. Ce système abusif est visiblement en retraite. Ce sera un encouragement pour les entreprises coloniales de la France. Toutefois, il faut le dire, la centralisation exagérée n’est encore vaincue qu’en théorie, et l’encouragement n’existe qu’en perspective.

Il y a un autre obstacle qui barre le chemin chez nous à l’esprit de colonisation. Je veux parler ici de la lenteur avec laquelle se développe notre population. En ce qui concerne celle-ci, nous avons un avantage : le bloc de la population en France est homogène plus que chez toute autre puissance. L’Angleterre, la Russie ne sont pas à nous comparer sous ce rapport ; il suffit pour le prouver, en ce qui concerne l’Angleterre, de citer l’Irlande. L’Autriche est un État composé de pièces hétérogènes ; c’est la raison pour laquelle son gouvernement rencontre tant de difficultés intérieures contre lesquelles il lutte avec peu de succès. Mais parmi cette population française, d’une homogénéité remarquable, la puissance d’accroissement est extrêmement faible, elle l’est à ce point qu’il y a lieu d’en être alarmé. Les autres pays voient leur population se multiplier avec énergie pendant que la nôtre se développe à peine. De là une entrave sérieuse à toute grande entreprise coloniale. La population française augmente à peine de 100 000 par année ; l’Angleterre, au contraire, fournit annuellement plus de 200 000 personnes à l’émigration et en outre elle augmente d’une quantité égale sa population propre. Quand une nation est dépourvue de ce ressort, elle ne peut avoir d’expansion extérieure. Ce n’est pas le lieu de rechercher pourquoi la population française manque ainsi au précepte croissez et multipliez. Je prends le fait en lui-même. Cette stagnation de la population a sur notre puissance de colonisation une bien plus grande influence que l’habitude, contractée pendant la guerre, de rester chez soi.

La colonisation est un art, les règles qui y président peuvent constituer une vraie science. Les Anglais ont fait sur cette matière des ouvrages fort intéressants. M. Herman Merivale, économiste distingué, a composé sur la colonisation un livre qui est comme un traité méthodique. Un autre auteur anglais, M. Wakefield, a publié sur le même sujet un ouvrage remarqué aussi. Le premier a traité la question coloniale d’une manière philosophique et générale et en même temps historique. Le second s’est donné un cadre plus restreint, il s’est spécialement attaché à rechercher comment, dans une colonie où l’autorité peut disposer des terres, il fallait se servir de ce domaine dans le but de développer la colonisation. La colonisation peut être elle-même déterminée par la facilité avec laquelle les individus peuvent se procurer des terres pour se fonder un patrimoine. Les Américains ont organisé la vente des terres publiques d’une manière qui a eu un succès merveilleux. Cet excellent système est dû, j’ai lieu de le croire, à un homme tout à fait éminent que plusieurs des membres de l’Académie ont pu voir à Paris, il y a trente-cinq ans environ, lorsqu’il y était ministre des États-Unis, M. Gallatin. La vente se fait par petits lots de 64 et de 32 hectares ; le terrain est arpenté à l’avance, et les lots, en nombre indéfini, sont tracés sur le sol. Le prix est fixé 1 dollar 1/4 l’acre, 16 fr. 50 c. l’hectare. Le colon qui veut acquérir un lot de ces terres publiques n’a qu’à se transporter dans la région où il désire s’établir et à passer, son argent à la main, chez le receveur des deniers publics. Il devient, par le fait du spécial paiement de cette modique somme, propriétaire incommutable. M. Wakefield a modifié cette combinaison pour l’appliquer aux vastes possessions de l’Angleterre dans le Canada et l’Australie, et son programme a réussi. D’après ce programme on vend plus cher qu’aux États-Unis, mais à l’aide des sommes que procure la vente des terrains, on paie une partie des frais de voyage des émigrants. L’émigration d’Europe en Amérique coûte peu : à Hambourg, à Brême, au Havre et à plus forte raison à Liverpool, l’émigrant, qui veut se rendre à New-York, est assuré de trouver des navires qui, à peu de frais, lui font traverser l’océan Atlantique. De même à New-York, des moyens de transport commodes et économiques s’offrent à lui pour atteindre les régions de l’ouest où sont les terres publiques. Pour l’Australie, au contraire, la distance est si grande que les frais de voyage sont élevés. Le produit des terres sert à payer en partie le voyage. Pour qu’il remplisse mieux cet objet, on l’a élevé fort au-dessus de celui qui est en vigueur aux États-Unis.

M. Duval touche légèrement, mais dans un bon esprit, ce côté de la question. Il parle avec la même intelligence des règles de l’art de coloniser. On peut regretter cependant qu’il n’y ait pas consacré plus d’espace, qu’il n’ait pas jugé à propos de traiter à fond le sujet qui le méritait bien.

En résumé, je considère le livre de M. Duval comme destiné à rendre service aux entreprises de colonisation et à en exciter le goût en France. Il est bien à désirer que ce goût renaisse parmi nous. Un peuple ne pèse pas beaucoup dans la balance du monde, si l’esprit de colonisation est éteint chez lui. C’est donc être utile à la patrie que de l’éclairer sur ce sujet et sur les questions qui s’y rattachent. Si nous n’y faisons attention, la race Anglo-Saxonne, continuant de développer sa force d’expansion, acquerra sur la terre une influence près de laquelle la nôtre ne sera plus que secondaire. On peut indiquer dès à présent le moment où il en serait ainsi, dans le cas où la marche actuelle ne se modifierait en rien. Il ne faudrait pas deux cents ans pour que la race française ne format plus sur la surface de la planète que de rares oasis.

Les moyens de colonisation qui existent dans la civilisation aujourd’hui sont immenses, et les Anglais les mettent à profit. Pour le transport des émigrants au-delà des mers, on a des navires qui contiennent plusieurs centaines de passagers. On avait même essayé, en construisant le Great-Eastern, d’en faire qui pussent en tenir dans leurs flancs plusieurs milliers. Tel est le mouvement d’émigration, que les États-Unis ont reçu, dans une seule année, jusqu’à 400 000 émigrants ; assez souvent il leur en est venu 200 000. Il y a ainsi un flot de population qui se dirige vers l’ouest du nouveau continent. Souvent les émigrants s’établissent sur le littoral, mais la population du littoral elle-même se déplace pour aller à l’ouest. C’est ainsi que, de 1850 à 1860, la population de l’État d’Illinois a doublé : de 851 000, elle s’est élevée à 1 712 000. La Californie, quand notre défunt confrère l’illustre Humboldt la décrivit, comptait à peine 15 000 âmes ; elle en a aujourd’hui 500 000 à 600 000. San-Francisco, qui en 1848 dénombrait 200 habitants, en a maintenant 80 000 et possède tous les établissements qui, en Europe, distinguent les capitales. Ces faits si imposants sont tout récents. Au commencement du siècle, le Mexique, la première des colonies de l’Espagne, ne recevait chaque année que 800 personnes de l’ancien continent. Par l’émigration européenne, combinée avec une procréation très active, les États-Unis ont acquis une force extraordinaire de développement. C’est pour eux le gage d’une puissance qui, dans un avenir prochain, sera prodigieuse, et qui doit dès à présent inquiéter l’Europe. Malheur aux grands peuples du jour qui seraient privés de cette faculté de se propager et se répandre par des moyens semblables ! Leur autorités dans le monde et leur influence sur les événements ne pourraient qu’aller en s’amoindrissant suivant la même proportion que leur force numérique et l’espace sur lequel il seraient assis. Il est vrai que la France a une ressource particulière, c’est la colonisation intellectuelle, suivant l’heureuse expression de M. Villemain ; mais la différence des races compromet ou atténue fort ce genre d’ascendant, et si la force d’expansion matérielle continuait à nous faire défaut, l’action de l’esprit français serait fort exposée, sinon à cesser, du moins à s’affaiblir extrêmement.

M. Duval ressent vivement le désir de voir la France reprendre ses entreprises de colonisation, et par là agrandir ou tout au moins conserver le degré d’autorité qu’elle a eu jusqu’ici. Ce vif désir donne un charme particulier à son livre, qui tire aussi beaucoup d’intérêt des recherches laborieuses auxquelles s’est livré l’auteur. C’est donc une production fort recommandable, et je n’hésite pas à la signaler à l’Académie comme parfaitement digne de son attention et de sa bienveillance.

MICHEL CHEVALIER.

À la suite de la lecture du rapport qui précède, plusieurs membres de l’Académie ont présenté des observations que nous reproduisons en substance.

M. Ch. GIRAUD : — Si l’Académie le permet, j’ajouterai quelques mots aux excellentes observations de M. Michel Chevalier, mais plutôt sur la question elle-même de l’aptitude française à la colonisation, que sur le livre de M. Duval. Je veux brièvement indiquer, à mon point de vue, de quelle manière la France est douée du génie de la colonisation et quel est son avenir à cet égard. Et d’abord la race française est-elle propre à la colonisation ? La question, suivant moi, n’est pas nettement posée ; elle est complexe, et, dans les termes généraux employés par M. Michel Chevalier, elle resterait assez ambiguë. La France se compose d’éléments divers de population ; les uns ont du penchant pour la colonisation, les autres n’en ont pas ; dans certains départements, l’esprit d’émigration règne avec une grande puissance ; je citerai en exemple les départements pyrénéens, et spécialement le Béarn : la race gasconne peuple aujourd’hui plusieurs établissements importants de l’Amérique méridionale. Chez ces populations des Pyrénées, le goût de l’émigration s’est propagé et conservé parce que l’émigration a réussi. Autrefois c’était de la Bretagne, de la Normandie, du pays d’Aunis, que l’on partait pour l’Amérique du Nord, et spécialement pour le Canada, où la population française a été jadis fort considérable et l’est encore aujourd’hui, bien plus qu’à Saint-Domingue, où a toujours dominé l’élément noir. De nos jours encore, si on veut connaître nos anciennes lois coutumières, ou tout au moins un côté de l’ancienne société française, on peut aller au Canada, et on est certain d’y trouver une ample matière d’observations. Le Canada, cela est incontestable, a été une de nos plus grandes colonies. Nos provinces de Bretagne et de Normandie en avaient fourni les habitants ; nos provinces du centre n’ont jamais eu ces goûts de colonisation. Nos établissements dans les Indes ont eu un autre caractère : c’étaient plutôt des comptoirs que des colonies, et nos provinces du midi y affluaient.

D’où est venue la perte de l’esprit de colonisation ? De la conviction plus que séculaire qui est entrée dans les âmes, à l’endroit de la durée de nos établissements coloniaux. Nos colonies avaient été plus puissantes, au XVIe et au XVIIe siècle, et même dans la première moitié du XVIIIe, que les colonies anglaises. Les fautes du règne de Louis XV les ont ruinées, et notamment la guerre de la succession d’Autriche, entreprise contre Marie-Thérèse, au mépris de la foi jurée. Après avoir soutenu Marie-Thérèse de ses conseils, l’Angleterre lui vint bientôt en aide de ses subsides et du concours de ses forces maritimes ; l’impossibilité pour la France mal gouvernée de soutenir cette lutte, sur mer, contre les Anglais, fut un premier échec pour nos établissements coloniaux. Les dépêches du cardinal de Fleury témoignent des embarras de la France à ce moment. Vainement s’empressa-t-on, pour sortir des méchantes affaires dans lesquelles on s’était engagé, de terminer la guerre ; le prestige de notre puissance coloniale était perdu.

Après la guerre de la succession d’Autriche est venue la guerre de Sept-Ans. On comptait sur une revanche avec l’Angleterre. La guerre de Sept-Ans fut plus malheureuse que n’avait été la guerre précédente. Notre marine, notre commerce, nos colonies eurent plus à en souffrir. Le traité de Paris a mis fin à la guerre de Sept-Ans ; mais, par ce traité, la France humiliée abandonnait le Canada à l’Angleterre. Le contre-coup fut immense ; les mémoires du temps gardent le témoignage de l’émotion que ressentirent alors toutes les villes maritimes du royaume. C’était en définitive deux grands échecs dans un siècle pour notre fortune coloniale. Dans la guerre d’Amérique notre puissance maritime s’est relevée, non notre puissance coloniale ; et il n’est pas inexact de dire que, malgré des succès brillants, toute cette affaire fut assez mal conduite. La révolution vint : notre marine en souffrit, et par suite nos colonies, que nous ne pûmes défendre. De plus, un grand événement, excellent en soi, mais fatal pour nos colons, l’affranchissement de la race noire, a porté le découragement dans l’âme des créoles, trop peu industrieux peut-être, pour lutter contre les difficultés que suscitait l’émancipation. D’ailleurs, la politique française était devenue exclusivement continentale, et, par l’effet de nos révolutions intérieures, les établissements lointains et le transport des capitaux dans les colonies, ont cessé d’être dans nos habitudes commerciales. La spéculation a été de plus en plus centralisée, parce que c’est là que le trafic trouvait encore le plus de garanties et de sûreté, La poursuite de ce résultat, qui a si vivement préoccupé les esprits, notamment pendant un quart de siècle, a exercé une influence en sens inverse de la colonisation. D’une part, on a cru que, sans les Nègres, on ne pouvait plus cultiver le sol de nos colonies ; et d’autre part, l’instabilité de notre assiette politique a ôté toute garantie à la grande spéculation coloniale. Voilà les causes diverses qui ont amené ce découragement et ce mouvement d’opinion contre lequel nous ne pouvons plus lutter, et c’est ainsi que les Indes orientales et occidentales nous ont échappé, peut-être pour toujours. Eh bien, tant que ce mouvement d’opinion ne sera pas modifié, on fera vainement des tentatives de colonisation ; on ne croit plus à la durée des colonies. La possession de l’Algérie est évidemment plus assurée pour nous que celle des autres colonies ; et cependant, il n’est personne qui ne prévoie qu’au jour d’une grande guerre européenne, la défense et la conservation de l’Algérie seraient inévitablement pour la France un sujet sérieux de préoccupation.

En résumé, ce n’est point le Français qui manque à l’esprit de colonisation. Pendant deux siècles, les colonies de la France ont été plus prospères que celles de l’Angleterre ; mais, devant un siècle et demi de ruines et de malheurs, le courant de l’opinion s’est retiré de la spéculation coloniale. Une longue période de prospérité peut seule y ramener les esprits.

M. Ch. Dupin présente aussi des observations que nous reproduirons ultérieurement.

M. Michel CHEVALIER. — Je désirerais, si ce n’est pas abuser de l’attention de l’Académie, répondre aux observations qu’a provoquées, de la part de quelques-uns de mes collègues, et particulièrement de MM. Giraud et Ch. Dupin, le rapport que j’ai présenté à la dernière séance, sur l’ouvrage de M. Jules Duval dont le sujet est la colonisation.

Quelles sont les causes pour lesquelles la France développe si peu ses colonies ? La race française a-t-elle l’aptitude à coloniser, ou en est-elle dépourvue ? En supposant qu’elle l’ait eue dans le passé, ce qu’il est impossible de méconnaître, comment ne l’a-t-elle plus dans le présent ? Peut-on espérer qu’elle la recouvrera ?

M. Giraud a recherché quelles sont les causes qui ont fait perdre à la France les colonies qu’elle avait fondées, et fait renoncer nos concitoyens aux établissements d’outre-mer. Il lui a semblé que c’étaient des causes particulières, accidentelles. Sans les guerres dans lesquelles la France se trouva engagée au siècle dernier, elle n’eût pas perdu le Canada et ses possessions de l’Inde. Si, au début du XIXe siècle, Napoléon n’eût pas été en guerre avec l’Angleterre, il n’eût pas vendu la Louisiane aux États-Unis, à un prix qui sans doute était de quelque ressource pour ses finances, mais qui n’en était pas moins tout à fait hors de proportion avec la valeur réelle de la colonie. Mais ce sont là des faits accomplis, irrévocables, qui n’ont pas de rapport bien intime avec la question vraiment importante qui doit nous occuper aujourd’hui. Cette question est celle-ci : La France a-t-elle actuellement la virtualité nécessaire pour reprendre dans le monde un grand rôle colonisateur, et en a-t-elle les dispositions ?

M. Giraud ne le croit pas. Selon lui, comme on sent que l’Angleterre est maîtresse de la mer, il n’y a pas de sécurité pour les établissements coloniaux des autres peuples, et les particuliers n’osent pas s’aventurer dans de telles entreprises.

Cette considération me paraît tout à fait secondaire. La prépondérance de l’Angleterre sur les mers a diminué. À une certaine époque, cette puissance avait émis, au sujet de ses droits sur les mers, une théorie que maintenant, par égard pour la vérité et par pudeur, elle n’ose plus soutenir. Sans doute elle possède encore une marine supérieure à chacune des autres ; mais il y a d’autres puissances navales qui se sont élevées ou relevées. Nous avons une flotte très respectable. La marine militaire des États-Unis, nulle au commencement de ce siècle, révéla son existence dans la guerre de 1812 à 1815, et pendant la guerre civile qui vient enfin de se clore, elle s’est montrée formidable, elle a reçu de grands accroissements, et, le cas échéant, elle en prendrait d’indéfinis. On peut affirmer que désormais, la flotte française réunie à celle des États-Unis et aux marines secondaires, formerait une masse supérieure à la puissance navale de l’Angleterre. Il ne faut donc pas voir dans la crainte qu’inspirerait celle-ci, une cause suffisante pour arrêter le développement colonial d’aucun peuple.

M. Ch. Dupin a présenté une série d’observations qui me paraissent moins concluantes encore que celles de M. Giraud.

Ainsi, M. Ch. Dupin voit une cause de la supériorité coloniale de l’Angleterre dans les révolutions qui ont agité ce pays. Mais les révolutions ne nous ont pas manqué, surtout depuis un siècle, et l’on ne voit pas qu’elles aient eu pour nous les mêmes effets. Il est bien vrai que les révolutions politiques et religieuses jetèrent hors de l’Angleterre beaucoup d’hommes énergiques, qui se répandirent dans les colonies, où ils avaient l’espoir d’être moins inquiétés que dans la mère-patrie. Est-il besoin de rappeler ici cette phalange admirable des puritains, qui se réfugièrent d’abord en Hollande, puis émigrèrent en Amérique où ils s’établirent dans le Massachusetts, le Connecticut, le Rhode Island. L’esprit de ces premiers colons vit toujours au sein des sociétés qu’ils ont fondées, et cet esprit vient tout récemment de remporter une victoire éclatante, car c’est lui qui a triomphé dans la guerre civile dont nous venons d’apprendre la fin. Tout cela est vrai. Mais l’Angleterre a fondé d’autres colonies où ces causes ne sont pour rien, et si elle n’avait créé que celles qui se formèrent à la suite des dissensions intérieures du XVIIe siècle, elle n’en aurait plus aujourd’hui, puisque les anciennes provinces du continent américain, peuplées de têtes rondes et de cavaliers, se sont détachées de la métropole et sont devenues les États-Unis. Les révolutions ont pris fin sur le sol britannique, depuis 1688, et cependant la race anglo-saxonne a continué de se répandre sur le globe. Ainsi de nos jours, en ce moment même, l’Australie, qui comprend six belles provinces, la Nouvelle Zélande, le Cap, et d’autres que je pourrais citer, sont un éclatant témoignage de la puissance colonisatrice de l’Angleterre.

M. Ch. Dupin a expliqué la richesse et le nombre des colonies anglaises, par une raison qui est juste à un autre point de vue, et à laquelle une assemblée telle que l’Académie des sciences morales et politiques ne peut qu’applaudir. Il a dit : l’Angleterre a toujours cherché à obtenir le plus grand résultat possible avec le moindre nombre d’hommes. Elle l’a fait et le pratique continuellement dans l’agriculture comme dans l’industrie. De là résulte qu’il y a toujours chez elle un excédent de population prêt à émigrer. Cette observation de notre savant confrère est parfaitement exacte ; à mon gré, c’est pour l’Angleterre un sujet d’éloges, quoique M. le baron Ch. Dupin semble penser le contraire. Mais le fait même n’est pas particulier à l’Angleterre. Réduire la main-d’ouvre au minimum, produire le plus possible avec le moins de bras possible, c’est ce que tout le monde cherche et doit chercher : c’est le progrès de l’économie sociale. L’Angleterre, il est vrai, avait en cela pris les devants sur les autres ; mais tous les peuples marchent dans la même voie, et font bien. Si je ne craignais de m’égarer dans une longue digression, je citerais quelques exemples du progrès réalisé sous ce rapport, non seulement chez les Anglais, mais aussi chez les autres peuples. Autrefois, lorsque pour moudre le blé on l’écrasait entre deux pierres, dont l’une était promenée sur l’autre par les bras des esclaves, ce qu’il fallait de bras pour préparer une médiocre quantité de farine, était énorme. À la petite cour d’Ulysse ou de Pénélope, douze femmes étaient constamment occupées à ce travail et en gémissaient. Peu à peu les procédés ont été perfectionnés, et aujourd’hui que les moulins mus par l’eau ou par la vapeur sont si habilement établis, la mécanique y a une telle place, que lorsqu’on entre dans ces moulins, on demande où sont les ouvriers, tant la main-d’œuvre y est peu apparente.

Ce qui est vrai du moulin l’est également d’un grand nombre d’autres usines. En général partout on emploie de moins en moins d’hommes pour obtenir le même résultat. Chaque individu produit ainsi davantage, et l’homme est affranchi de ces travaux qui écrasaient à la fois son corps et son intelligence. C’est là un progrès auquel il faut hautement applaudir ; il est certain que, dans l’agriculture spécialement, les Anglais font usage plus que nous des moyens mécaniques. La grande propriété, qu’ils ont plus que nous, s’y prête mieux qu’un sol très divisé ; mais pourtant les machines agricoles ne laissent pas de se multiplier en France.

Ce mouvement qui, en Angleterre, tend sans cesse à faire accomplir le même travail par un moindre nombre de bras, n’explique pas pourquoi depuis deux cents ans la France a moins colonisé, tandis que l’Angleterre continuait et accélérait sans cesse ses entreprises de colonisation ; il ne l’explique pas puisqu’on l’observe aussi en France. Il faut donc chercher ailleurs.

M. Ch. Dupin a accusé du mal qu’il signale et que nous déplorons tous la diminution de la fécondité des mariages. Assurément cette diminution est très réelle ; je l’avais signalée aussi en rendant compte de l’ouvrage de M. Duval, puisque j’avais fait remarquer à l’Académie le faible accroissement de la population française. Nous sommes donc d’accord à cet égard. Toutefois, à ce que mon savant confrère et moi avons dit sur ce point, on pourrait ajouter la réflexion suivante : Il ne faut pas confondre l’effet avec la cause. Lequel des deux est le vrai, que la stérilité des mariages est la cause pour laquelle les Français colonisent peu, ou que le défaut de coloniser est la cause de cette stérilité même ? L’un aussi bien que l’autre peut se soutenir.

Pour moi, je ne saurais voir dans ce qui passe par rapport à nos colonies, la preuve de l’affaiblissement de notre patrie, un symptôme de décadence. Non, la France ne décline pas ; elle a, de nos jours, un prestige qui la maintient autant que jamais au rang d’une nation de premier ordre. Le temps d’arrêt que nous éprouvons dans notre colonisation est un fait accidentel, contre lequel on peut et on doit réagir avec succès.

Mais quelles sont-elles ces causes possibles à surmonter, qui arrêtent en France le développement de l’esprit colonisateur ? Ces causes sont multiples, elles sont politiques, administratives, il y en a même de sociales. La principale, c’est l’erreur qui domine l’administration et qui peut se résumer en un mot, l’excès de centralisation ; c’est l’application au gouvernement des colonies, de règles qui, dans une certaine mesure, peuvent être bonnes et utiles, quand il s’agit des 89 départements, et qui, là même, ont été portées au-delà des limites où elles eussent dû être enfermées, mais qui, étendues à des possessions lointaines, deviennent des fléaux. Tout en France est subordonné à l’autorité centrale, ce qui est un mal ; mais vouloir appliquer cette dépendance aux colonies, est une aberration funeste. Il n’y a pas de motif qui éloigne davantage d’aller s’y établir.

Il est une chose que Tocqueville avait parfaitement mise en relief dans son bel ouvrage de la Démocratie en Amérique, c’est la force extrême de la vie communale, et la latitude qui lui est laissée parmi les Anglo-Saxons. La commune forme un tout compact ; l’autorité communale, élective elle-même, règle tout. Elle a de très grands pouvoirs, mais elle en use dans un bon esprit, de telle sorte que nul n’y soit opprimé par son voisin. Cet esprit communal est une des forces qui exercent la plus heureuse influence sur le développement de la prospérité coloniale. Du moment qu’il manque dans nos colonies, par cela même celles ci doivent languir.

Malheureusement les circonstances politiques ont amené les rois, en France, à extirper l’esprit communal ; en cela Louis XIV, à tort ou à raison surnommé le Grand, aurait de sévères comptes à rendre. Le peu qui en subsistait encore en 1789 s’est évanoui en présence de la Convention et de Napoléon Ier. Ces deux gouvernements, absolus et centralisateurs, n’ont pas fait, par caprice, de la centralisation à outrance. Quand on a toute l’Europe sur les bras, lorsqu’il faut à tout prix mettre en œuvre toutes les forces vives du pays, on est naturellement amené à briser les existences locales, afin de tout centraliser dans ses propres mains ; mais qu’on ait été ou non excusable de le faire, on l’a fait. Quand l’esprit communal est détruit chez un peuple, il renaît difficilement ; on ne peut le ressusciter que par une longue suite d’efforts intelligents et patients. Cette destruction non réparée encore de l’esprit communal parmi les Français, est, selon moi, le plus grand obstacle à la fondation de colonies nouvelles par la race française.

Mais voici pourtant la preuve que le mal n’est pas irrémédiable. On peut citer des faits nombreux qui prouvent que les Français, lorsqu’ils se trouvent encadrés dans un bon régime communal, s’y comportent fort bien et y remplissent très bien leur rôle. Je ne reviendrai pas sur le Canada qui fournit un excellent argument, mais je dirai un mot de la Californie, où les Français se montrent utiles, actifs, pleins d’initiative. C’est à des Français qu’est due l’une des plus belles entreprises qui aient été accomplies dans ce pays. Ils ont créé des canaux qui amènent, des glaciers de la Sierrae Nevada jusqu’aux placers, des masses d’eau suffisantes pour laver, à un prix extrêmement modéré, de grandes quantités de sable ; ils ont ainsi facilité l’adoption pour l’exploitation des gisements aurifères, d’un procédé supérieur qui a été décrit avec détail par un ingénieur français envoyé sur les lieux par notre gouvernement, M. Laur.

Il faut donc, pour une bonne part, attribuer le peu d’empressement des Français pour la colonisation à de mauvaises habitudes administratives, imposées par les gouvernements, dans d’autres temps : à une centralisation abusive, à la dépendance excessive des individus vis-à-vis de l’autorité, à l’anéantissement de l’esprit communal. À chaque instant le Français a besoin d’une autorisation ; il ne peut rien faire sans l’intervention du Maire, du Commissaire, du Sous-Préfet, du Préfet, du Ministre. Cet état de subordination excessive le suit partout où flotte le drapeau national. Il en est ainsi dans les colonies françaises comme dans la métropole. Aussi l’homme qui a dans le caractère de l’indépendance et de l’initiative ne se plaît-il pas dans les colonies françaises, il se plaît au contraire dans certains pays étrangers. C’est ce qui explique, en partie au moins, pourquoi nos émigrants ne vont pas en Algérie, mais se rendent sur les bords de la Plata ou du Sacramento, ou dans quelques autres parties des États-Unis, à des distances infinies. Le Français pourtant aime son pays et son drapeau ; s’il trouvait quelque part, sous ce drapeau, les avantages qu’il rencontre dans des contrées étrangères, il est bien probable qu’il y accourrait.

M. PASSY : — Je ne prends la parole que pour soumettre à l’Académie deux observations sur les faits mentionnés dans le débat auquel vient de donner lieu le rapport de mon honorable confrère M. Michel Chevalier. Ce qu’a dit M. C. Dupin du mouvement de la population en France est exact, et il est certain que, vu le peu de fécondité actuelle des mariages, la France ne produit pas l’excédent de population qu’obtiennent d’autres pays et qui en sort pour aller peupler des colonies lointaines : mais le fait, considéré en lui-même, n’a ni le caractère fâcheux ni la nouveauté qu’on lui attribue. Il naît moins d’enfants en France ; mais il s’en conserve beaucoup plus que durant le siècle dernier. Alors, sur cent enfants, cinquante seulement atteignaient leur treizième année ; aujourd’hui, cinquante sur cent arrivent à l’âge de trente-deux ans ; et il en résulte que la population générale, composée, en bien plus grande partie, de personnes dans la force de l’âge, fournit, à quantité égale, plus de bras au travail, et peut tirer bien meilleur parti de ses forces productives.

Quant aux causes qui ont réduit le chiffre des naissances par mariage, il y en a de factices dont l’exposé demanderait beaucoup de temps ; mais il en est une naturelle qui opère largement, et, à mon avis, avec excès : c’est la crainte des embarras qui viennent peser sur les familles nombreuses. Jusque parmi les journaliers des campagnes, existe, avec la possibilité, le désir d’arriver à la propriété, et agit puissamment la crainte des charges qu’entraîne un trop grand nombre d’enfants. De là, des mariages, qui, plus tardifs que ceux d’autrefois, contribuent moins au développement de la population. Ce fait, sur lequel il y aurait bien des observations à faire, n’est pas, au reste, particulier à la France. On le retrouve non moins caractérisé sur d’autres points de l’Europe, et notamment en Suisse, où la population n’augmente presque plus, et où le chiffre des naissances l’emporte maintenant à peine sur celui des décès.

Chose qu’il importe de remarquer. Le fait n’est pas non plus de date récente dans notre pays. En 1778, Mohault le signalait dans ses recherches sur la population. On trouve dans son livre des pages où il se plaint, à mois peu couverts, du peu de fécondité des mariages contractés dans les classes riches, et de ce que le mauvais exemple qu’on y donne commence à être imité dans les campagnes.

Voici la seconde observation que je crois devoir soumettre à l’Académie : c’est que la véritable cause de la perte de nos établissements d’outre-mer, pendant le cours du dix-huitième siècle, s’est rencontrée principalement dans l’impuissance où nous mettait notre situation territoriale et géographique de faire à l’entretien de nos forces navales tous les sacrifices nécessaires. En qualité de puissance continentale, exposée à des invasions ennemies, la France avait besoin de tenir constamment sur pied des armées beaucoup trop considérables pour qu’elle pût en même temps subvenir aux dépenses d’une marine de guerre en état de soutenir constamment la lutte contre la marine de l’Angleterre. La situation insulaire de l’Angleterre assurait au contraire à celle-ci des avantages faciles à recueillir. Défendue par la mer contre les attaques du dehors, elle échappait à l’obligation qui pesait constamment sur la France de garder et de solder des armées d’un chiffre énorme ; elle pourrait, sans péril pour la sûreté de ses frontières, consacrer à ses flottes la presque totalité du produit des impôts perçus au nom de l’État, et telle fut en effet la conduite qu’elle ne manqua pas de tenir. Certes, les ministres de Louis XV ont commis des fautes nombreuses ; mais entre la France et l’Angleterre la différence des situations respectives a rempli le rôle le plus décisif. L’empire des mers devait à la fin passer à celle des deux nations qui disposait le plus librement des ressources dont les armements maritimes réclamaient l’emploi, et, en effet, la France était battue sur mer et en Amérique au moment même ou à la victoire de Fontenoy elle ajoutait celles de Raucoux et de Lawfeld.

M. Henri BAUDRILLART : — Je n’aurai que peu de chose à ajouter aux observations présentées par M. Michel Chevalier, qui expliquent si bien pourquoi la France n’a obtenu qu’un médiocre succès comme puissance colonisatrice. Le mauvais régime administratif et commercial imposé aux colonies figure certainement pour une grande part parmi ces causes ; toutefois, quoique très réelles et très graves, elles sont jusqu’à un certain point accidentelles. Peut-être en est-il de plus durables, de plus permanentes, qui sont telles qu’il ne suffirait pas de changer ce mauvais régime en un meilleur, pour que la France prenne place au premier rang parmi les nations colonisatrices. Nulle ne me semble y opposer un obstacle plus efficace que la constitution même de la propriété. Cette propriété, étant très divisée, attache les hommes à leur pays natal et écarte la pensée d’émigrer. Pourquoi, par exemple, nos 25 millions de paysans iraient-ils au loin chercher la terre, à travers les difficultés et les risques de l’émigration et de la colonisation, au prix d’une expatriation toujours pénible ? Cette terre, ils la possèdent en toute sécurité, ils la possèdent avec un revenu agricole qui depuis un demi-siècle est allé croissant. Ne peut-on appeler cette propriété morcelée, cultivée avec tant de soin, une véritable colonisation à l’intérieur ? Il y a, dit-on, à côté de la petite propriété aisée, la petite propriété pauvre. Soit, mais n’est-ce pas le miracle de la propriété même indigente, de retenir, tant est grand son appât, l’homme enraciné au sol ? Les salariés de l’agriculture, ceux qui ne possèdent point, n’ont-ils pas vu eux-mêmes leurs salaires s’accroître en général et dans une forte proportion auprès des villes ? Ne dit-on pas souvent que les bras manquent à l’agriculture ? Combien de raisons d’émigrer moins qu’ailleurs !

Nos paysans émigrent pourtant, mais où ? dans les villes. Les uns y restent attirés et fixés par les salaires de l’industrie et les travaux publics, comme par le goût de l’existence urbaine ; les autres n’y viennent qu’en vue même de s’y créer un pécule qui leur permettra d’acheter dans leur pays quelques morceaux de terre. Parmi ces émigrants avec esprit de retour, je citerai par exemple ces maçons de la Creuse, qui viennent à Paris chaque année au nombre d’environ 20 000. Ils y passent six ou huit mois, puis retournent une partie de l’année dans leur pays acheter de la terre, tour à tour ouvriers et propriétaires ruraux. Avec cela, on n’a pas grande envie d’aller coloniser au-delà des mers.

C’est à la même cause que je rapporterai en grande partie le peu de développement de la population, qui explique la faible proportion de l’émigration. Notre population s’accroît, mais lentement. On a dit que si les paysans qui avaient autrefois quatre enfants n’en ont plus que trois, c’est qu’ils aiment mieux dépenser en sensualités et en jouissances ce que leur coûteraient la nourriture et l’éducation de ce quatrième enfant. Si, pour un certain nombre de paysans, le tableau tracé par M. le baron Dupin est exact, la très grande majorité n’est-elle pas beaucoup plus près de l’épargne parcimonieuse qui s’impose des privations, que de la prodigalité qui veut jouir ? N’est-il pas naturel d’expliquer ce ralentissement dans la procréation des enfants par la crainte de voir morceler encore plus l’héritage déjà bien divisé ? Telle est, en effet, la cause la plus déterminante ; plusieurs personnes en prennent occasion d’accuser la petite propriété, le morcellement, le code civil, c’est-à-dire la loi de succession. Peut-être on se hâterait moins si on réfléchissait que si on accuse la petite propriété de diminuer les naissances, on risque fort de faire remonter le procès à la propriété elle-même, à l’aisance, au capital mobilier ; car le fait se produit dans les villes comme dans les campagnes. N’est-ce pas une loi, que l’aisance multiplie moins que la misère ? C’est ce qui s’explique suffisamment par cette prévoyance, par cette crainte de déchoir qu’engendre la propriété partout où elle se développe et quelque forme qu’elle prenne. 

Est-ce donc un mal, et faut-il au nom de l’émigration pousser la population à se développer sans mesure ? Certes, je suis loin d’absoudre entièrement ce ralentissement dans le développement de la population qui se produit chez nous. Il y a une part à faire à des causes condamnables ; mais n’en doit-on voir que les mauvais côtés, sur lesquels a paru surtout insister M. le baron Dupin ? Si, par exemple, le développement modéré, gradué de la population, était dû à des mariages un peu plus tardifs dans les classes pauvres, n’y aurait-il pas là plus de bien que de mal ? Est-on sûr que, dans cette Angleterre que l’on cite, la population ne se développe pas trop vite, si la nôtre augmente trop lentement ? Au point de vue de la force et de la prospérité nationale, il est aujourd’hui bien connu que cette force et cette prospérité ne se mesurent pas au nombre des naissances, mais à la durée de la vie probable et moyenne. Les naissances qui aboutissent à des morts prématurées ne sont qu’une cause d’affaiblissement ; les enfants constituent non une richesse, mais une charge. La Russie, avec ses 60 millions d’habitants, n’a pas tant d’adultes en état de porter les armes que telle autre nation dont la population est de moitié moins nombreuse.

Il est bien de revendiquer pour la France une part dans l’œuvre générale de la colonisation du globe. C’est une grande pensée à laquelle nous ne pensons pas que notre pays doive renoncer. Mais il y a telles conditions auxquelles nous ne voudrions pas acheter pour elle un pareil honneur et un tel avantage. C’est presque toujours l’excès de la misère qui a produit les grands mouvements d’émigration. Ce serait payer trop cher le titre de peuple émigrant et colonisateur que de l’acquérir au prix d’une Irlande. La plus grande émigration dont la France ait été témoin, se rattache à un souvenir funeste, celui de la révocation de l’édit de Nantes.

En résumé, s’il est possible à la France en s’y prenant mieux, de coloniser avec plus de succès que par le passé, son rôle de colonisateur n’en est pas moins renfermé dans des bornes assez étroites, beaucoup plus étroites que les États-Unis, peuple dans toute la force de son expansion, et que l’Angleterre, nation insulaire, commerciale, voyageuse, qui semble faite pour essaimer au loin. Ajoutons que l’Angleterre est une nation aristocratique, ayant à ce titre des cadets à placer et des masses trop souvent, du moins jusqu’à ces derniers temps, exclues de la propriété foncière et de la possession du capital, chez nous divisé entre tant de mains.

Les aptitudes de race s’opposeront-elles à ce que, dans ces limites tracées par la constitution de la propriété et par sa répartition, la France remplisse bien son rôle colonisateur ? Non, l’esprit d’entreprise lointaine ne manque pas à cette nation qui a fait les croisades, les guerres de la Révolution et de l’empire ; il ne lui manque ni un esprit fertile en ressources dans les pays lointains, ni la sociabilité sympathique et attirante : on l’a vu dans nos anciennes colonies, on le voit aujourd’hui en Californie, par l’exemple des Français qui s’y trouvent et qu’a cité M. Michiel Chevalier : on l’a vu, on le verra partout. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’elle devra chercher surtout les éléments de sa grandeur dans la force même de ses racines, dans son homogénéité, dans le développement de ses ressources intérieures, dans son influence soit militaire soit surtout intellectuelle et morale. N’est-ce pas plus sûr après tout que de fonder sa puissance sur la possession de ces colonies appelées à s’émanciper, comme les États-Unis, destinés peut-être à faire un jour comme ces enfants dont parle Montaigne, qui battent leur nourrice, drus et forts du lait qui les a nourris ?

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