Les indulgences papales et les marchés « impersonnels ». Par Gary M. Galles

Gary M. Galles

Gary M. Galles

Paru dans la revue « The Freeman » du 3 mars 2014

Traduit par Jacques Peter, Institut Coppet

Gary M. Galles est professeur d’économie à Pepperdine University – Université privée catholique située à Los Angeles, CA

Les marchés sont peut-être impersonnels, mais au moins ils ne nécessitent pas de coercition

L’adoration de l’ancien veau d’or… est revenue sous un déguisement nouveau et implacable sous la forme de l’idolâtrie de l’argent et de la dictature d’une économie impersonnelle dépourvue d’un but vraiment humain. – Le Pape François

Depuis longtemps des critiques ont reproché aux systèmes de marché d’être « impersonnels ». Ceci implique que les marchés violeraient d’une certaine manière la morale en traitant les tiers de simples moyens plutôt que de fins précieuses en soi. Dans sa première exhortation apostolique, le Pape François a bondi sur ce train en marche en présentant les systèmes de marché comme « la dictature d’une économie impersonnelle dépourvue d’un but vraiment humain ».

Attribuer le terme « dictature » aux systèmes de marché ne peut manquer de prêter à confusion. Alors au fait, c’est quoi les marchés ?

Les marchés sont ce qui se passe lorsque les gens sont libres de choisir comment s’associer entre eux en l’absence de coercition. La seule « dictature » est la restriction que ces arrangements soient volontaires. Voilà qui fait clairement progresser les fins poursuivies par les hommes – celles de chaque individu impliqué dans un échange. C’est une bien curieuse sorte de dictature qui consiste pour les gens à ne pas dicter leurs choix aux autres.

Les marchés n’ont pas de fins ou d’intentions propres autres que de faciliter la coopération sociale des participants. Dès que nous allons au-delà de vastes généralités, nous reconnaissons que les gens ne s’accordent pas sur qui doit avoir quoi et en quelle quantité pour pratiquement tous les biens et services. Mais certains pensent que l’économie devrait refléter un but précis qui supposerait un accord universel sur les fins et ignorerait les divergences inhérentes aux désirs et aux besoins de personnes différentes. Il en résulte que la poursuite d’un but social particulier nécessite l’imposition de coercition de la part de certains sur d’autres.

La confusion apparaît aussi lorsque des critiques veulent traiter les arrangements du marché comme s’ils englobaient toutes les interactions sociales. Si les systèmes de marché étaient totalement isolés d’autres arrangements sociaux, ils pourraient en effet être qualifiés d’insensibles. Mais ils ne sont qu’une partie d’une société plus vaste qui inclut toutes sortes de phénomènes hors marché, comme les communautés, les associations humanitaires et les organisations religieuses.

Les sociétés qui reposent pour une grande partie sur des arrangements volontaires de marché sont celles qui  produisent quand même bien plus de richesse permettant d’aider les autres. Et elles n’ignorent pas la pauvreté et l’injustice, mais utilisent d’importantes ressources pour offrir de nombreuses formes d’aides et d’assistances aux plus vulnérables d’entre nous. Et pourtant lorsque le secteur social du gouvernement s’accroît, le secteur volontaire se réduit.

De plus le système capitaliste, bien qu’il soit délibérément mal nommé pour faire croire que seuls les capitalistes « gagnent », profite directement aux travailleurs de tous niveaux en augmentant leur productivité et leur potentiel de gains. Comme le dit l’économiste Paul Heyne :

Dans un système de marché, les pauvres ont des revenus plus faibles que les riches ; mais le développement des marchés a accordé ses plus grands bienfaits aux pauvres, faisant des plus pauvres d’un système de marché, l’envie des habitants des sociétés où les marchés ne se sont pas épanouis.

Ensuite il y a la confusion entre les gens et les produits. Dans chaque échange libre, les deux parties considèrent les biens ou services offerts par leur contrepartie comme un moyen pour atteindre leur but ; une contribution à la poursuite de leur but ultime. Mais c’est très différent de considérer les contreparties elle-mêmes comme des moyens. En réalité, comme les deux parties à un échange libre sont gagnantes (sinon elles ne l’auraient pas accepté), chacune contribue à promouvoir les fins de l’autre. Et elles le font en dépit du handicap auquel nous devons tous presque toujours faire face – une connaissance insuffisante de ce qui rendrait le plus service à nos contreparties – car elles le savent mieux que nous. Si elles ne pouvaient profiter de leur propre connaissance pour savoir à quoi elles attribuent de la valeur, et quels choix elles sont disposées à faire, notre capacité à promouvoir leurs fins serait sérieusement affectée et elles se retrouveraient dans une situation moins favorable.

Puis il y a l’argument que les marchés contribuent à priver les hommes de relations riches. Ils permettent certes d’établir des relations impersonnelles pour ceux qui le souhaitent – ce qui se produit souvent, permettant des gains importants pour tous par la spécialisation à l’échelle mondiale et l’échange.

Mais la liberté économique n’impose nullement que les échanges et les relations soient totalement impersonnels. Pour s’en apercevoir, il suffit d’observer les cas nombreux où employés, employeurs, vendeurs et clients échangent aussi leur amitié. Leurs interactions ne sont ni impersonnelles ni de nature à isoler socialement les acteurs.

Dans un système de marché nous pouvons traiter avec les autres de la manière que nous voulons, aussi longtemps que nous ne violons pas leurs droits. Par exemple rien n’empêche le propriétaire d’un restaurant ou d’une épicerie d’offrir de la nourriture comme geste charitable à quelqu’un qui n’a pas les moyens de l’acheter, ou d’agir comme donateur en faveur d’associations ou d’organisations communales d’entraide. Et en économie de marché rien n’empêche les gens de former des sociétés coopératives.

De même rien dans un système de marché ne restreint la communauté sociale fondamentale qu’est la famille.  Cette communauté de ceux que nous connaissons bien et aimons consiste essentiellement en comportements non marchands. En réalité il est difficile d’imaginer plus impersonnel que de substituer à la capacité de la famille à prendre soin d’elle-même, des versements de l’État ne représentant qu’une partie des ressources qui auraient été mobilisées.

Ceci vaut pour les relations personnelles avec des tiers dans les églises ou les organisations volontaires. Les relations de marché n’érigent pas de barrière à de telles relations communautaires.

Restreindre les marchés ne signifie pas que ce qui les remplacerait conduirait à des relations bienveillantes et personnelles – il pourrait bien s’agir d’abus des gens par les gouvernements (ainsi que notre siècle écoulé l’a si dramatiquement démontré). Passer outre les arrangements volontaires que les gens mettent en place pour eux-mêmes, signifie les priver de leur liberté et les forcer dans des alternatives collectivistes qu’ils ne choisissent pas. Cela ne garantit certainement pas une société plus aimante et plus bienveillante. La force ne peut y parvenir.

C’est exact que certaines institutions du marché, telles que les bourses et les marchés à terme, sont d’une certaine manière impersonnelles – néanmoins cela ne les empêche pas de prendre en compte les désirs spécifiques des gens et leur situation particulière. De fait elles ne se seraient pas développées, et n’auraient pas durées, si un grand nombre d’individus n’avaient pas vu les gains qu’ils pouvaient en tirer. Après tout, les gens n’adoptent pas les bourses et les marchés financiers contre leur gré.

En ce sens donc, les marchés sont loin d’être impersonnels. Ils reflètent chaque aspect des arrangements économiques souhaités par les gens. Comme le disait Leonard Read dans Leave it to the Free Market :

Le marché libre est intimement personnel… chacun décidant pour lui-même quoi produire, où travailler, quoi acheter et quoi vendre, et quelles sont les conditions acceptables de l’échange. Moi, qui en sait plus sur moi que quiconque, me prenant moi-même en charge ! Comment se pourrait-il qu’il y ait un mode de vie plus intimement personnel que celui qui fait de chacun son propre décideur !

Bien entendu les préférences et les circonstances changent. Les marchés libres prennent en compte ces changements sans violence, via les prix. En contraste, les obligations gouvernementales ignorent les préférences d’un grand nombre de gens et entravent les ajustements nécessités par le changement. Dans les mots de Read :

Le marché… en permanence et automatiquement, conduit les changements incessants des satisfactions et des aspirations – offre et demande de biens et services spécifiques – vers une harmonie générale…

L’alternative au marché libre est le marché truqué, planifié, dictatorial, coercitif, interventionniste, autoritaire, connu sous les vocables divers d’économie planifiée, d’État-providence, de gouvernement omnipotent… perturbateur et antisocial… amenant nécessairement le changement permanent des satisfactions et des aspirations vers un état non harmonieux – pénurie de ceci, surplus de cela… [ne tenant pas compte] de vos préférences innombrables et toujours changeantes ou de ce qui est votre idée de votre propre bien-être.

C’est particulièrement important, puisque les opposants aux marchés affirment que ceux-ci ne sont pas seulement impersonnels, mais « injustes ». Cela aggrave la confusion avec un faux critère de la justice qui ignore le fait que le seul moyen de déterminer la justice économique aux yeux des parties concernées par une transaction est ce qui a été volontairement accepté. Ceux qui ont réciproquement bénéficié d’une transaction volontaire ne se plaignent pas d’une injustice.

Qu’en est-il du résultat des arrangements de marché ? Sont-ils inhumains comme le prétendent parfois les critiques ? Cette affirmation veut dire que les gens sont moins concernés par les autres que ces critiques ne le voudraient (et que d’une certaine façon l’alternative préférée des critiques conduirait comme par magie à davantage d’humanité).

Mais cela ne traite pas la question qui se pose à nous : comment organiser au mieux la société pour les gens tels qu’ils sont. Cela reviendrait à tordre la formule de James Madison, « si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire », pour lui faire dire que la forme de gouvernement choisie est responsable de tous les manquements des gens à être angéliques. En réalité, la bonté humaine sera d’autant plus grande que les gens seront libres et responsables, car la liberté offre le plus de potentiel de développement personnel et moral, une possibilité qui est étouffée par toute forme de « charité » gouvernementale imposée.

Les être humains veulent venir en aide à ceux qui sont dans le besoin. Loin de saper cette humanité, les marchés impersonnels augmentent le nombre de personnes qui sont en mesure de porter aide. La durée de nos vies est trop courte pour construire de véritables amitiés avec tous les gens qui pourraient nous aider à améliorer notre sort. Si nous ne pouvions compter que sur nos relations personnelles, cela limiterait nécessairement l’étendue de l’assistance possible. Mais lorsque des changements dans une vaste gamme de circonstances modifient les prix dans des marchés impersonnels, ils donnent, à tous ceux sur terre qui pourraient trouver avantage à vous aider – qu’ils vous connaissent et se soucient de vous ou pas, et même s’ils peuvent ne pas vous aimer – des incitations renforcées à le faire. Et cela vient en plus de l’assistance des amis et de la famille ; cela ne la supplante pas.

Les appréhensions sur la moralité des marchés sont injustifiées. Et les « solutions » proposées saperaient les arrangements qui ont précisément conduit au niveau actuel de notre civilisation.

Les arrangements de marchés, prétendument suspects, promeuvent les fins des autres, même de ceux que nous ne connaissons pas, plutôt que de les sacrifier comme de simples moyens pour atteindre nos buts. Par opposition, les interventions publiques, malgré leurs discours convenus, traitent souvent les citoyens de façon impersonnelle comme de simples moyens en vue des fins qui leur sont imposées par leurs gouvernants.

Et il n’y a peut-être rien de plus impersonnel que de telles contraintes.

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