Montaigne, penser en temps de guerres de Religion, sous la direction d’Emiliano Ferrari, Thierry Gontier et Nicola Panichi, Paris, Classiques Garnier, décembre 2021. — Fruit de deux colloques successifs, organisés en octobre 2016 (Lyon III) et novembre 2017 (Scuaola Normale Superiore di Pisa, Italia), cet ouvrage collectif apporte des éléments de conceptualisation pour mieux comprendre l’engagement de Montaigne, pratique et théorique, en faveur de la tolérance et de la concorde. Les contributions des meilleurs spécialistes de Montaigne tracent, par touches successives, les contours de l’honnêteté et de la tolérance de l’auteur des Essais.
Honnêteté et tolérance chez Montaigne
Montaigne, penser en temps de guerres de Religion, sous la direction d’Emiliano Ferrari, Thierry Gontier et Nicola Panichi, Paris, Classiques Garnier, décembre 2021.
De même que le libéralisme économique est né et s’est approfondi en réaction au règne aberrant du colbertisme et du socialisme d’État, dont la trace s’affermit en France au milieu du XVIIe siècle, l’éclosion de la pensée de la tolérance religieuse entre le XVIe et le XVIIe siècle doit beaucoup à l’émergence puis à l’accentuation des troubles religieux en Europe. La confrontation entre catholicisme et protestantisme, et les répressions fréquentes des hérétiques dans les aires de pouvoir de l’une et l’autre des forces en présence (tel Michel Servet, brûlé vif en 1553 après s’être opposé aux dogmes de Jean Calvin), ne pouvaient manquer de susciter du scepticisme et de l’opposition chez une poignée de penseurs courageux. De ce point de vue, le libéralisme, à contours variés, de Michel de L’Hospital, Sébastien Castillon ou Michel de Montaigne, est entièrement dépendant d’un contexte de tensions qui lui servit en quelque sorte de terreau.
À des degrés divers, ces auteurs se sont engagés pour la pacification des rapports entre les différentes confessions et les pouvoirs politiques qui en dépendaient, et ils ont composé des ouvrages promouvant l’idéal de la tolérance religieuse. Montaigne même, dont la vie « plus de moitié passée en ruine de mon pays » (Essais, II, 12) est tout à la fois guidée par une ambition d’action et la tentation du détachement et de la retraite, fait écho à ce climat hostile dans cette somme magistrale que sont les Essais. Le thème des déchirements religieux et de la guerre civile est présent à l’arrière-plan de cette œuvre dense : c’est le contexte et l’actualité, bien souvent rappelée dans des évocations, des titres de chapitres et quelques passages approfondis, de ce livre dont on apprécie aujourd’hui l’intemporalité.
L’ouvrage collectif que nous présentons permet d’étudier cet aspect important. Fruit de deux colloques successifs, organisés en octobre 2016 (Lyon III) et novembre 2017 (Scuaola Normale Superiore di Pisa, Italia), il apporte des éléments de conceptualisation pour mieux comprendre l’engagement de Montaigne, pratique et théorique, en faveur de la tolérance et de la concorde. Les contributions des meilleurs spécialistes de Montaigne tracent, par touches successives, les contours de l’honnêteté et de la tolérance de l’auteur des Essais.
La première remarque d’importance, en amont de cette discussion, est que Montaigne n’est pas neutre dans ces conflits : il est délibérément et notoirement catholique. Au surplus, il condamne la neutralité et le retrait en dehors du monde, dont le mirage, hérité de l’Antiquité, fascine encore son époque. « De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile et sans inclination aus troubles de son pays et en une division publique, je ne le trouve ny beau ny honneste. » (III, 1). Lui, à rebours, prend parti et se positionne en défenseur raisonnable du parti catholique, dans une posture conservatrice qui sied à son tempérament. « Puis que je ne suis pas capable de choisir, je pren le chois d’autruy et me tien en l’assiette où Dieu m’a mis. Autrement, je ne me sçauroy garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes creances de nostre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que nostre siecle a produites. » (II, 12) En observateur et en philosophe, il est gêné, d’ailleurs, par les velléités réformatrices des protestants. « Ceux qui ont essayé de r’aviser les mœurs du monde, de mon temps, par nouvelles opinions, reforment les vices de l’apparence, ceux de l’essence, ils les laissent là, s’ils ne les augmentent : Et l’augmentation y est à craindre. » (III, 2). Ces réformes, dont le parti protestant se fait fort, sont pour lui des audaces malheureuses et impropres. « Ces autres font de mesme, qui s’arrestent à deffendre à toute instance des formes de parler, les danses, les jeux, à un peuple perdu de toute sorte de vices execrables. Il n’est pas temps de se laver et decrasser, quand on est atteint d’une bonne fièvre. » (III, 9)
Malgré cette position très nette prise dans le débat, Montaigne maintient une honnêteté et un sens de la mesure, se refusant à adopter une posture partisane, haineuse et aveugle. Les deux partis lui paraissent également fanatisés et condamnables. « J’aperçois en ces démembrements de la France, et divisions où nous sommes tombés : chacun se travailler à défendre sa cause, mais jusques aux meilleurs, avec déguisement et mensonge. » (III, 9). Tant le parti huguenot que la Ligue pèchent par une hostilité systématique et déraisonnable. « Leur sens et entendement est entièrement étouffé en leur passion. Leur discrétion n’a plus d’autre choix que ce qui leur rit et qui conforte leur cause. » (III, 10). Dans le camp catholique même, « il s’en voit plusieurs que la passion pousse hors les bornes de la raison, et leur faict par fois prendre des conseils injustes, violents et encore temeraires. » (II, 19). Aussi, si Montaigne se range à l’un des deux partis, le fait-il avec mesure. « Je me prends fermement au plus sain des partis, mais je n’affecte pas qu’on me remarque spécialement ennemi des autres, et outre la raison générale. » (III, 10.) Il ne s’attache à la cause catholique que « moderéement et sans fièvre » (III, 1)
Sans haine et sans aveuglement partisan, il est ainsi capable, dans les Essais, de vanter les vers « excellens et en beauté et en desbordement » du protestant Théodore de Bèze (III, 9) ou d’autres « du bon Marot » (II, 3), ce dont la censure officielle lui tiendra rigueur. « Il loue Bèze et Buchanan en tant que bons poètes » (loda Beza et Buccano per boni poeti), « il approuve un mot du bon Marot et l’appelle bon alors qu’il est hérétique » (approva un detto del buon Marot et lo chiama buono essendo egli heretico), disent les consultores de la Congrégation de l’Index. Lui ne s’en met pas en peine, cultivant l’ouverture d’esprit, le dialogue et la conciliation. En voyage en Allemagne, il recherche la compagnie de théologiens protestants qu’il interroge sur leurs croyances et leurs pratiques. (Journal de Voyage, éd. PUF, 1992, pages 33 et 36.) Aux différentes étapes des troubles, il parle et négocie avec les deux camps, sans fausse affectation, sans dissimulation, mais « partout la teste haute, le visage et le cœur ouvert » (III, 1). « Je ne dis rien à l’un que je ne puise dire à l’autre » (III, 1).
C’est l’attitude honnête et tolérante de l’homme sage, qui voit des déchirements religieux troubler la paix civile jusque dans le sein des familles (et cela jusque parmi les siens : l’une de ses sœurs, Jeanne, s’est convertie, et l’un de ses frères, Thomas, s’est maintenu après des hésitations), et qui tout en s’engageant dans la dispute, à laquelle il ne saurait rester indifférent, demeure juste et loyal dans la controverse, toujours « mestis » et « le cul entre deux selles » (I, 54), et sans cesse désapprouvé par les deux camps, dont il ne flatte pas les passions mais examine et censure les égarements.
Benoît Malbranque
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