L’influence de la spéculation sur les cours des produits agricoles en France

En 1905, la Société d’économie politique, avec notamment Paul Leroy-Beaulieu et Yves Guyot, met en débat la question de la spéculation et des trusts ou ententes, et de leurs effets sur le mouvement des prix. La couverture des risques, rendue possible par la spéculation et les marchés boursiers, est saluée comme utile et bénéfique ; quant aux trusts, l’expérience n’est pas lue par tous de la même manière ; la condamnation de l’entente, de la part de penseurs qui se signalent par leur attachement pour la liberté, apparaît même comme quelque peu contre-intuitive.


L’influence de la spéculation sur les cours des produits agricoles en France

Société d’économie politique, Réunion du 5 juin 1905. (Journal des économistes, juin 1905, p. 409-428.)

 

SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE

RÉUNION DU 5 JUIN 1905

 

L’Assemblée adopte comme sujet de discussion la question formulée par M. D. Zolla dans les termes suivants :

DES PROJETS DE TRUSTS AGRICOLES ET DE L’INFLUENCE DE LA SPÉCULATION SUR LES COURS DES PRODUITS AGRICOLES EN FRANCE.

M. D. Zolla expose ainsi la question.

Depuis quelque temps, dit-il, on entend parler de projets étudiés par certaines personnes, qui prétendent venir en aide aux agriculteurs au moyen de l’organisation de trusts constitués en vue de la vente, en coopération, des produits agricoles. Le but, c’est la hausse des prix, l’établissement d’un « juste prix ». Le mesure viserait le blé seulement.

Le moyen consisterait en une entente concertée des producteurs, grâce à des coopératives de vente. Les adhérents s’engageraient à ne pas vendre au-dessous du « juste prix ». 

Pourquoi s’occuper du blé seul ? Il y a exagération quant à l’importance de cette céréale ; on en vend 70 millions d’hectolitres environ, à 24 fr. les 100 kilos (75 kilos par hectolitre) et 18 fr. par hectol.). Cela fait 1 260 millions de francs sur une production agricole de 9 à 10 milliards pour l’agriculture française ! 

Et les autres produits ? Pourquoi ne pas relever aussi les prix des autres produits, des vins, de la laine, etc. ?

Enfin, puisqu’il s’agit du blé seul, en ce moment, parlons du blé, seulement, dit M. Zolla.

Les cours sont avilis, s’écrient les protecteurs de l’agriculture, les prix sont inférieurs au prix de revient : c’est la phrase consacrée, et, à ce propos, on cite toutes sortes d’autorités, de compétences en la matière.

Est-il possible de connaître le « prix de revient » du blé ? Non. Il diffère avec chaque ferme, chaque champ, chaque année ; ce n’est rien encore, il diffère avec chaque comptabilité !

En effet, un compte spécial pour un produit isole une culture et procède par réalisations arbitraires.

Les éléments réels sont inconnus. Il faudrait tenir compte du prix du travail des animaux, du prix des fumiers, des fumures en terre non absorbées par des récoltes précédentes, des pailles consommées, de l’amortissement, matériel, etc.

Aussi, obtient-on autant d’opinions que de cultivateurs consultés. Opinions de Dombasle, de Bella, enquête de 1866, etc., toutes diffèrent. Bella constate que l’agriculteur perd sur son bétail, mais que cette perte n’a pas d’influence sur le résultat final : il regagne sur la culture ce qu’il a perdu avec les animaux. 

Nous perdons sur le blé, assure-t-on ; or, jamais on n’en a produit autant. Cruelle énigme !

La production actuelle pèse sur les cours et empêche les droits de douane de jouer. Pour trouver des importations étrangères aussi faibles, il faut remonter au gouvernement de Juillet et à la Restauration.

Est-il bien certain, en outre, que le prix de revient soit inférieur au prix de vente ?

Ici, M. Zolla cite la comptabilité de M. X., un honorable cultivateur du canton de Versailles, qui a recueilli des chiffres suivis pendant une longue série d’années.

Le prix de revient varie, d’après ces comptes, en 10 ans, de 7,50 à 13,92 l’hecto. (1884-1893).

Le prix de vente varie de 15 fr. 15 à 21 fr. 75.

Ces résultats ne sont pas extraordinaires, et on les retrouverait, avec des nuances, dans une foule d’exploitations. L’orateur met au défi ses adversaires de prouver le contraire. 

Qu’est-ce donc que ce juste prix, dont on nous parle et au-dessous duquel le cultivateur ne devra pas vendre ? L’écart entre ce prix et le prix de revient spécial à chaque producteur sera une prime énorme ou insignifiante. Qui la règlera ? 

Juste prix, juste salaire, juste fermage, juste profit, c’est l’arbitraire substitué à la concurrence naturelle et libre. Renchérir le blé, faire hausser la farine, c’est restreindre la consommation du pain, et M. Zolla cite à ce sujet des exemples observés à Paris.

Le « juste prix » déplacera la richesse sans la développer. De quel droit viendra-t-on, par des organisations artificielles, fausser ainsi les lois naturelles ?

En résumé, dit M. Zolla, on veut établir un « juste prix », fixé d’après le prix de revient ; mais il n’existe pas de prix de revient unique et fixe ; il varie au contraire pour chaque cultivateur, avec les années, avec les champs, avec le prix des engrais, avec le fermage des terres, avec les méthodes culturales, avec les méthodes de comptabilité, etc., etc.

Le prix de vente doit être une résultante ; il est fixé par l’offre et la demande.

D’ailleurs, comment rendre un cours obligatoire ?

Mais, dit-on encore, les cours sont faussés par la spéculation ! C’est ce qui amène l’orateur à parler de cette question si ardemment discutée.

La thèse est simple. Les agriculteurs sont forcés, dit-on, de vendre après la récolte, d’où une baisse fatale. Puis, la hausse se produit quand les agioteurs ont acheté et sont « maîtres du marché ».

Vérifions ces assertions. Constate-t-on une baisse d’octobre à janvier, puis une hausse ? L’orateur a fait à ce sujet un calcul pour 20 années, à l’aide des cours du marché de Paris, publiés par le Syndicat des grains et farines à la Bourse de Commerce. Ces chiffres sont imprimés ; en voici les moyennes :

Année agricoles (octobre à octobre)
(Prix des 100 kilog. de froment à Paris)
1er trimestre 2e trimestre 3e trimestre 4e trimestre
1877-1878 32,70 30,59 32,90 31,43
1878-1879 28,78 27,10 27,53 29,63
1879-1880 33,00 32,63 31,79 28,94
1880-1881 28,59 28,90 29,33 30,40
1881-1882 31,59 31,21 30,98 28,43
1882-1883 25,58 25,27 25,44 25,33
1883-1884 25,33 24,54 24,03 22,62
1884-1885 21,02 20,69 22,10 21,33
1885-1886 21,05 21,20 21,38 21,92
1886-1887 21,69 21,96 24,75 23,02
Moyenne 26,93 26,39 27,02 26,30

Et ainsi de suite pour les périodes suivantes, ce qui permet d’établir, par trimestre, les moyennes que voici :

1877-1887 26,93 26,39 27,02 26,30
1887-1897 22,16 22,58 22,69 22,90
1877-1897 24,54 24,48 24,85 24,60

Donc, on n’observe pas, dans les fluctuations des prix dans une même année, de ces baisses défavorables aux agriculteurs que causerait l’influence de la spéculation.

On n’y peut trouver trace de ces alternatives régulières de hausse et de baisse que la spéculation utiliserait contre les intérêts des cultivateurs.

Tout dépend des récoltes. Il y a hausse quand la récolte, après les battages, est reconnue médiocre, ou bien quand elle est compromise en hiver par des gelées, etc., etc.

Quelle est la règle à laquelle obéissent les variations mensuelles des prix ? M. Zolla s’est attaché à la chercher en prenant la moyenne des cours en 1877-1901, mois par mois.

Voici ce tableau :

Variations mensuelles des cours, au quintal
(moyenne 1877-1901).
Froment Seigle et avoine dans 5 régions Froment
à Paris 8 régions en France Seigle Avoine Angleterre
Janvier 23,6 23,3 16,3 18,0 19,3
Février 23,7 23,5 16,4 18,1 19,3
Mars 23,8 23,7 16,4 18,5 19,4
Avril 24,1 23,7 16,5 18,5 19,3
Mai 24,4 24,3 16,8 18,8 20,6
Juin 24,3 24,3 16,7 18,9 20,4
Juillet 24,1 24,0 16,6 18,9 20,3
Août 24,0 23,8 16,2 18,9 20,6
Septembre 23,6 23,5 15,9 17,9 19,7
Octobre 23,6 23,1 15,8 17,9 19,1
Novembre 23,5 23,1 15,9 17,7 13,4
Décembre 23,5 23,1 16,2 17,5 19,2

On obtient des résultats analogues aux États-Unis, sur les cours de Chicago, par exemple.

On ne remarque que de faibles différences, sauf une légère hausse à mesure que l’année agricole approche de sa fin. En effet, les risques, les pertes et déchets, l’intérêt de l’argent, etc., agissent pour élever les prix du produit conservé dans les greniers et les magasins au fur et à mesure que les stocks s’épuisent.

On prétend que la spéculation règle les cours et fait à son gré la hausse ou la baisse. M. Zolla se refuse à l’admettre, et il demande à voir les signes de cette mystérieuse influence. 

Sans doute, il y aurait peut-être à parler encore des marchés à terme et de l’organisation des greniers coopératifs ; mais l’exposé qui précède est déjà, dit l’orateur, assez touffu. Les autres questions peuvent être réservées pour une autre discussion.

M. Rieul Paisant, se rendant à l’invitation du Président, expose comment, depuis cinq années surtout, il s’occupe, dans l’intérêt des cultivateurs, d’organiser la vente coopérative des céréales, en particulier du blé. Lors d’un récent Congrès à Périgueux, il a pu se convaincre de l’utilité des coopératives agricoles, pour la vente de produits tels que le vin, les fruits, etc. 

Cette méthode coopérative constitue une phase de l’évolution de toutes les industries. La concurrence même oblige ces sortes d’ententes, non pour imposer aux producteurs — et par suite aux consommateurs — des prix excessifs, mais pour amener une réduction des frais d’exploitation. « Mais, nous ne voulons nullement, s’écrie M. R. Paisant, déterminer des prix de famine, ainsi qu’on nous en accuse. »

Les amis de l’agriculture se proposent seulement d’arriver à des prix donnant satisfaction aux ouvriers des campagnes comme à ceux des villes, sans fixer ces prix d’une façon absolue. 

Non, sans doute, dit M. Paisant, ainsi que l’indiquait M. Zolla, il n’y a pas pour le blé de prix de revient unique, mais les cultivateurs qui indiquent 10 fr. 40, ou environ, avancent des chiffres inexacts.

Aux prix qui ont été pratiqués en 1898, 1899, 1900, le cultivateur ne pouvait faire ses affaires, et le petit propriétaire menaçait de disparaître. Or, les 5 ou 6 millions de modestes ouvriers de la terre sont la meilleure digue contre le collectivisme. Mais, le prix de vente de 18 fr. le quintal, comme en 1898-1900, était ruineux pour le producteur. Comment donc faire pour prévenir ces désastres ?

Aujourd’hui, les prix du blé sont fixés dans les Bourses de Commerce, où se traitent des quantités de marchandises bien supérieures aux existences réelles : à Budapest, n’a-t-on pas noté que 95% des ventes étaient des opérations fictives ? On a fait des observations analogues aux bourses de Chicago, de la Nouvelle-Orléans, etc.

M. Paisant, du reste, ne croit pas possible d’empêcher ces abus. Il cite encore le trust des tulipes, les accaparements de la Révolution, la Banque de Law, etc. L’effet de la spéculation dit-il, accentue les écarts des cours.

L’action des fondateurs de coopératives de ventes n’est pas seulement théorique ; ils veulent rendre au cultivateur l’influence qu’il doit avoir sur le prix de vente de ses produits. Ils ne poursuivent pas une hausse quand même, mais le monde agricole veut s’entendre pour régler lui-même les cours. Les promoteurs du mouvement conseillent au cultivateur de faire douze parts de sa récolte et de ne livrer à la consommation que ce que demande celle-ci.

Cela se fait en Allemagne, en Bavière et ailleurs, où les sociétés coopératives pour la vente des céréales ont parfaitement réussi. Il y a là une puissante évolution vers l’association pour la vente.

En France, avoue M. Rieul Paisant, l’on n’a obtenu encore que peu de chose. L’agriculteur est resté trop individualiste. Il n’y a chez nous que 3 ou 4 coopératives de vente. Une société qui s’était fondée à Arras n’a pas prospéré, car elle a voulu vendre cher, faire du commerce, des bénéfices, etc., ce qui n’était pas son rôle.

La Société coopérative agricole de l’Ouest a échoué aussi ; elle se couvrait en bourse par des opérations variées, spécialement des achats chez les cultivateurs. En somme, c’était là de la spéculation, des agissements dangereux, en dehors du rôle de ces associations, qui doivent tendre, précisément, à supprimer la spéculation.

L’orateur ne cache pas que leur but est la création d’une grande et puissante Association, qui aurait en main toute la vente des céréales. Le grand obstacle, c’est la législation, qui n’a pas prévu ce genre de groupements, et dont diverses dispositions ou lacunes contrarient cette forme d’unions, auxquelles le type commercial ne convient pas. Le 30 juin 1903, un groupe de 182 députés, parmi lesquels M. Clémentel et M. Ruau, actuellement ministre de l’Agriculture, avaient déposé une proposition de loi à ce sujet ; M. Ruau a même manifesté l’intention de présenter un projet de loi en ce sens ; mais pour l’instant, il faut attendre, et espérer l’institution d’avances à 2%, par exemple, aux coopératives agricoles.

En terminant, M. Rieul Paisant fait appel au concours des membres de la Société d’économie politique : « Comme nous, dit-il, vous voulez voir s’améliorer la condition des agriculteurs ; nos moyens sont différents, mais tous nous voulons faire le bien, et nous pouvons tous travailler utilement pour le réaliser. » 

M. Paul Leroy-Beaulieu fait remarquer qu’il y a, en réalité, dans la formule de l’ordre du jour, trois questions. 

La première est relativement neuve : c’est celle des trusts agricoles.

La deuxième porte sur l’influence de la spéculation sur les cours. La troisième, enfin, est celle de la comparaison des charges pesant sur l’agriculture et les autres branches de la production, sur les valeurs mobilières, les propriétés immobilières, etc. 

Et d’abord, pourquoi n’y aurait-il pas de trusts pour les produits agricoles comme pour les autres produits ? On a, au début, voulu, dans diverses législations, combattre les trusts ; mais on s’est aperçu qu’ils n’étaient pas aussi redoutables ni aussi coupables qu’on l’avait cru, et maintenant ils sont au moins tolérés. La réglementation de la production pour éviter les bouleversements des marchés et les crises ouvrières ne saurait être condamnée par les économistes.

Théoriquement, le trust agricole n’est pas plus condamnable que les autres. On en a fait, chez nous-mêmes, pour les salines, pour les superphosphates, etc. Ces ententes se forment par le jeu de l’initiative privée ; seulement, nos droits de douane, trop élevés, les favorisent artificiellement.

M. Zolla a dit qu’on ne pouvait pas établir de prix de revient unique pour le blé. C’est exact, en raison de la diversité des terres, par exemple. Cependant, ce n’est pas là un motif indiscutable. Il est, en effet, des branches de production où ce prix de revient peut-être établi ; pour les charbons, par exemple, malgré la différence des mines, pour le cuivre, malgré l’inégalité des conditions d’exploitation, etc. En réalité, du reste, il n’est pas d’industrie qui ait un prix de revient unique, unifié, mais seulement un prix de revient moyen.

Pour le blé, il y a une difficulté particulière, à cause de l’assolement. Cependant, pour la vigne, on peut établir des prix de revient, variables suivant les terres, évidemment, mais qu’il est possible de chiffrer : 750 fr. environ dans la région de Béziers, ailleurs 500 fr., etc., absolument comme en un tissage ou une filature. Il est facile d’établir ainsi que, dans la crise actuelle du vin (4 à 6 fr. l’hecto), dans la région de l’Hérault, il n’y a peut-être pas 20 000 hectares faisant leurs frais. Alors, si les intéressés s’entendent pour obtenir de meilleurs prix, qu’aurait-on à leur reprocher ? Dans la pratique, il n’y a guère à redouter une pareille entente, car elle comporterait trop de participants, soit peut-être 1 million et demi de vignerons peu enclins à ces sortes d’accords. Les Américains, dans des conjonctures analogues, auraient vite fait, sans doute, de former un trust.

Sur la deuxième question, l’influence de la spéculation, M. Leroy-Beaulieu fait remarquer, d’abord, que celle-ci est un instrument de nivellement ; elle n’en a pas moins des affolements, plutôt pour la hausse que pour la baisse. D’autre part, M. Paisant lui reproche de faire qu’une même marchandise est vendue quinze ou vingt fois ; mais elle est aussi, par conséquent, achetée le même nombre de fois : il y a forcément achat et vente. 

Troisièmement on a fait une comparaison entre les charges supportées par les rentiers et celles qui pèsent sur les propriétaires-agriculteurs. Il y a certainement exagération à dire que ceux-ci paient 36% de leur revenu ; cependant, le fait se rencontre encore assez souvent. Il faut dire que c’est un peu beaucoup la faute des cultivateurs : ils nomment pour diriger leurs intérêts des gens qui administrent ceux-ci d’une façon déplorable, et les centimes additionnels s’accumulent. Voilà les conséquences de la politique.

Il n’en reste pas moins de fortes inégalités entre rentiers et agriculteurs. Et ici, M. Leroy-Beaulieu renouvelle ses plus vives protestations contre le « monstrueux » privilège dont jouit la rente française, exemptée de tout impôt, alors que dans certains pays, en Angleterre spécialement, la rente est imposée comme tous les revenus et paye encore 5,25%, après avoir payé, il y a deux ans encore, jusqu’à 6%.

M. Paul Leroy-Beaulieu termine par quelques pronostics. La France, dit-il, est un pays à faible population ; sauf en Espagne, la densité de peuplement est la plus basse, peut-être, de l’Europe. Cette population est stationnaire. Or, le progrès agricole est continu, la production augmente sans cesse. Il est fatal que la baisse s’accuse sur les produits de la culture, comme elle s’est accusée sur les vins. L’amélioration des méthodes, l’emploi des engrais, etc., aboutit à ce résultat. Cela arrivera pour le blé ; les récoltes excéderont la consommation ; il faudra exporter. On en sera là dans dix, quinze ans ; malgré les droits de douane, il y aura baisse, et il faudra bien s’y résigner.

M. Boverat voudrait seulement, en quelques mots, répondre à M. Paisant, qui a attaqué, de la façon la plus courtoise d’ailleurs, la Bourse du Commerce de Paris, et démontrer rapidement combien ces attaques sont injustifiées.

M. Paissant a parlé de la spéculation, du tort qu’elle cause à l’agriculture en déprimant, dit-il, les cours et en empêchant le cultivateur de vendre son blé à un prix normal. Notre distingué confrère, M. Daniel Zolla, a démontré péremptoirement, tout à l’heure, qu’il n’y a pas de prix normal et que les cours de la Bourse ne semblent nullement causer un tort quelconque au producteur.

M. R. Paisant a paru confondre les opérations de spéculation pure et les opérations de couverture. S’il n’y a pas lieu évidemment d’encourager la spéculation, il ne faut pas oublier cependant les services que rendent les Bourses du Commerce pour les couvertures qu’y ont à faire le cultivateur, le meunier, le fabricant de sucre ou d’huile, le distillateur d’alcool.

Quand l’industriel, meunier, fabricant de sucre, distillateur, a acheté sa matière première, blé, betterave ou mélasse, s’il lui fallait attendre que la consommation vînt lui demander sa farine, son sucre ou son alcool, la baisse viendrait peut-être auparavant et l’industriel aurait travaillé à perte. Le marché de Paris lui donne cet énorme avantage de pouvoir, au moment même où il achète sa matière première, vendre, sur les époques où son produit sera fabriqué, tout ou partie de sa fabrication. Il n’a plus d’aléa, il est sûr ainsi de son bénéfice industriel et il spéculerait au contraire s’il ne se couvrait pas, attendant une hausse aléatoire. Il en est de même pour le cultivateur qui, lorsqu’il voit sur le livrable un prix rémunérateur pour son blé, son avoine, son seigle, peut vendre tout ou partie de sa récolte à venir. 

Il a comme contrepartie le négociant en gros, le raffineur et souvent, c’est évident, le spéculateur. Mais, ce dernier ne lui rend-il pas un service, en ne lui laissant que le risque agricole dépendant de la température, des intempéries, etc., en le déchargeant du risque commercial qu’il consent à assumer lui-même ? Eh bien ! si le spéculateur s’est trompé et perd, tant pis pour lui ! Mais, s’il a jugé sainement la situation et s’il fait un bénéfice, n’est-ce pas la juste rémunération d’un service rendu ? 

M. Paisant a dit que, sur le marché de Paris, on vend 30 fois la récolte et que cela écrase les cours. Il serait aussi juste de dire qu’on l’achète 30 fois, car on ne vend pas un quintal de blé sans qu’il y ait, par contre, un acheteur pour ce quintal, et alors cela devrait enlever les cours. La vérité est que ces transactions multiples, résultant de couvertures faites et défaites, suivant les besoins, n’ont aucune influence déprimante ou excitante pour le marché, car la récolte, pour changer de mains, n’en reste pas moins telle quelle, et c’est toujours, en fin de compte, la rareté ou l’abondance de la marchandise qui règle les cours, et plus le marché est large, plus les écarts de prix sont réduits. 

Aussi, est-ce bien à tort que le marché de Paris est le bouc-émissaire de tous les mécontents. Si les cours du blé montent, on l’accuse d’affamer le peuple, s’ils baissent, de ruiner l’agriculteur. Les attaques contre le marché de Paris viennent surtout des gros négociants qui préféreraient être les maîtres de fixer le prix au cultivateur non renseigné. Mais le marché de Paris, qui reçoit les avis du monde entier et dont les cours publiés chaque jour jusqu’au fond des campagnes par les journaux à un sou, est l’instrument de démocratisation par excellence. C’est un thermomètre qui indique à tous la hausse ou la baisse, qui permet à chacun de prendre des mesures en conséquence. Le briser n’empêcherait ni la hausse, ni la baisse ; les à-coups, pour être retardés n’en seraient que plus violents. C’est, si on le préfère, un phare dont il serait déplorable d’éteindre les feux. 

M. Paisant a parlé, dit M. Yves Guyot, de l’intérêt des 6 millions de petits cultivateurs. Mais, est-ce que tous les petits cultivateurs produisent du blé ? Et combien ceux qui en cultivent pensent-ils en porter au marché ? Les 2 617 000 propriétaires d’exploitations agricoles de 1 à 10 hectares n’ont à se répartir que 6 654 000 hectares de terres labourables, soit moins de 3 hectares pour chacun ; avec l’assolement triennal, c’est un hectare au maximum par an emblavé en blé, produisant en moyenne 15 quintaux, dont plus des deux tiers doivent être réservés à l’alimentation de la famille. Quant aux propriétaires des 2 millions 235 000 petites exploitations au-dessous d’un hectare, qui ont à se répartir entre elles toutes 719 000 hectares de terres labourables, ils achètent du blé et n’en ont pas à vendre. Le haut prix du blé n’intéresse donc que celles des 711 000 exploitations agricoles de 10 à 40 hectares, qui produisent du blé et qui comprennent 8 368 000 hectares, soit 11,5 chacune en moyenne, et surtout les 138 000 grandes exploitations agricoles, au-dessus de 40 hectares, qui comprennent 10 143 000 hectares de terres labourables, soit 73 hectares en moyenne. Le haut prix du blé ne peut être utile aux petits propriétaires, il intéresse les propriétaires moyens, il est surtout avantageux aux grands propriétaires.

M. Yves Guyot ne peut pas partager l’opinion de M. Paul Leroy-Beaulieu, relativement à l’impôt sur la rente. L’exemple de l’income-tax anglaise ne le séduit pas ; et cependant en Angleterre, on ne se pique pas d’être logique. On a englobé un impôt sur la rente. Il y a beaucoup d’obstacles qui s’opposeraient à ce qu’on allât trop loin. Ces obstacles n’existent pas dans la démocratie française et tout impôt sur la rente serait exposé à des surenchères qui risqueraient d’ébranler notre crédit public. 

Une remarque à faire, dit, M. Limousin, dans les projets des hommes qui veulent fixer un prix minimum pour le blé, c’est la méconnaissance de la loi naturelle de l’offre et de la demande. Ils ne paraissent pas se douter que quand le prix baisse, il en résulte une plus grande consommation, et que quand il hausse, la consommation diminue. Cela tient à ce que le public consommateur dispose de ressources qui ne varient pas beaucoup d’une année à l’autre. Si donc, quand la France produit 100 millions de quintaux, on vend 20 francs le quintal, et qu’on veuille maintenir ce prix quand elle en a produit 125 millions, il en résultera que dans la seconde année, le consommateur ne voudra que 100 millions de quintaux comme dans la précédente, qu’il en restera 25 millions en excédent, que l’on sera obligé de laisser perdre. Où sera le bénéfice ?

Au point de vue de la formation des trusts, il existe entre l’industrie et l’agriculture plusieurs différences. La première consiste en ce fait que, dans l’industrie, quand il y a trust, on peut ajuster la production à la consommation au prix donné. C’est ce que font les trusts américains et les cartels allemands. Il n’en est pas de même pour l’agriculture ; là les plans humains ne sont qu’un facteur, et il y en a deux. L’autre facteur, c’est la nature physique. La récolte est plus ou moins abondante, suivant que l’année est chaude et suffisamment pluvieuse, ou qu’elle n’est pas assez chaude et trop pluvieuse, ou qu’elle est trop chaude et pas assez pluvieuse. Lorsqu’il y a abondance, il faut abaisser les prix, afin de tout vendre, et quand il y a disette, on peut les hausser, afin de tirer le meilleur résultat possible de ce qu’on a produit. L’orateur ne comprend pas qu’on puisse faire autrement ni qu’il y ait un autre moyen d’écouler les produits d’une récolte abondante que de baisser les prix ; autrement, il doit rester un excédent dans les greniers. Il faut, en outre, remarquer que le prix de revient, est, lui aussi, variable avec les années. Le premier travail de labourage et d’ensemencement est le même, quelle que soit la récolte ; il n’y a que celui de la moisson qui varie, suivant qu’il y a plus ou moins de produit à ramasser. Or, en admettant que la baisse des prix, en cas d’abondance, dépasse l’excédent du prix de la récolte, le bénéfice sur le prix du travail premier, qui est le même en tous les cas, compense amplement cette différence. La grande erreur des agrariens paraît être qu’ils ne calculent pas sur l’ensemble, mais uniquement sur l’unité. Une année, ils ont gagné 2 francs par quintal ; l’année suivante, ils sont mécontents s’ils n’obtiennent que 1 fr. 50, lors même que, étant donné une plus grosse vente, ils réalisent un profit général plus considérable.

Le désir de derrière la tête de tout agriculteur est que la récolte de tous ses confrères et concurrents soit mauvaise et que la sienne soit bonne. De la sorte, il pourra vendre à un prix élevé par l’effet de la disette générale et réaliser de gros bénéfices, grâce à l’abondance de sa récolte personnelle.

Une seconde différence de condition économique entre l’agriculture et l’industrie ou plutôt entre la petite industrie — ce qu’est l’agriculture en France — et la grande industrie, ou la grande agriculture, c’est que, ainsi que l’a dit M. Paul Leroy-Beaulieu, avec la grande industrie ou la grande agriculture, les concurrents sont peu nombreux et peuvent s’entendre, tandis qu’avec la petite industrie ou la petite agriculture, ils sont trop nombreux pour se coaliser. Il y en aura toujours qui refuseront d’entrer dans la coalition, et il y en aura trop pour qu’on puisse les ruiner en vendant à vil prix, au-dessous du prix de revient, pour relever les cours ensuite.

D’ailleurs, l’expérience faite aux États-Unis, montre que de semblables ententes ne peuvent être qu’éphémères, et les grands trusters ont eu recours à un autre moyen : ils fusionnent toutes les entreprises en une seule, et ainsi rendent impossible toute concurrence. Cela permet, en outre, les tripotages financiers. Les agrariens français sont-ils renseignés à cet égard ? Veulent-ils arriver à constituer une seule exploitation agricole de la France entière ? Si oui, ils préparent le jeu des collectivistes, qui, si le plan réussit, trouveront commode de faire passer cette entreprise dans la main de l’État.

M. Paisant a répété une allégation, grand argument des protectionnistes contre le commerce intermédiaire, suivant laquelle, le fait que le montant général des transactions sur le blé dépasse et de beaucoup le total des marchandises existantes en magasin, que la même marchandise est vendue et revendue plusieurs fois, a pour conséquence d’avilir les prix auxquels les commerçants ou spéculateurs achètent le blé aux producteurs, et d’exagérer ceux auxquels ces mêmes commerçants le revendent au public. Il l’a affirmé, mais ne l’a pas démontré, et le rapport de cause à effet n’apparaît pas à l’esprit. Ainsi que l’a dit M. Paul Leroy-Beaulieu, le fait qu’une même marchandise est vendue plusieurs fois n’exerce pas nécessairement une action sur les prix. Il n’y a qu’un seul facteur qui exerce une action sur les prix, c’est le rapport entre la quantité offerte et la quantité demandée.

Une comparaison d’ordre physique, fera comprendre ce qui se passe. Supposons un réservoir plein d’eau, laquelle s’écoule par un tuyau placé à la base. La rapidité d’écoulement résultera du poids de l’eau emmagasinée et de la pression atmosphérique. Or, le tuyau peut avoir un seul robinet ou plusieurs ; est-ce que l’écoulement sera plus ou moins rapide, suivant l’un ou l’autre arrangement ? Non, car cette rapidité sera toujours déterminée par le poids de l’eau et la pression atmosphérique.

Il est parfaitement admissible en art économique que les agriculteurs s’arrangent pour ne pas encombrer brusquement le marché par leurs offres simultanées, ce qui, naturellement, provoque la baisse ; qu’ils divisent leurs marchandises par douzièmes, dont ils vendront un chaque mois. Pour cela, ils auront besoin d’une avance d’argent leur permettant d’effectuer leurs dépenses pendant ce temps, c’est-à-dire de capitaux. S’ils n’ont pas de capitaux personnels, ils peuvent former des sociétés coopératives de vente, créer des magasins généraux où on leur prêtera sur leurs récoltes, en attendant la vente. Pour cela encore ils auront besoin de capitaux ; ces capitaux ils devront les emprunter et en payer l’intérêt. Le taux de cet intérêt variera en raison de l’abondance du capital sur le marché spécial et l’importance des sommes demandées.

Mais, à qui demandera-t-on ces capitaux ? À ces mêmes spéculateurs à qui l’on veut male mort. Que sont, en effet, les spéculateurs ? Des capitalistes qui font valoir leur argent. Ils gagneront peut-être moins qu’en se livrant à la spéculation ; mais aussi, ils perdront moins ; cela fera compensation.

Le système préconisé par M. Paisant est donc parfaitement admissible en art économique ; à la condition, ainsi que l’a dit M. Paul Leroy-Beaulieu, qu’il n’existe pas de droits protecteurs.

M. Paul Leroy-Beaulieu. Je n’ai pas été aussi absolu que cela ? 

M. Limousin. Je le regrette, mon cher collègue. Le droit protecteur sur le blé, quand il joue, a pour effet de renchérir la vie et comme conséquence les salaires ; de placer, par suite, le pays qui en est affligé dans une situation d’infériorité pour écouler ses produits sur le marché international où ils rencontrent les produits d’autres nations chez qui le prix de la vie et, par conséquent, le salaire, premier élément du prix de revient, est moins élevé.

Tout à l’heure, M. Boverat, répondant aux attaques dirigées contre le marché à terme, représenté comme le moyen d’action de la spéculation, a fait observer que le producteur, qui, ayant son prix de revient à peu près déterminé, « se couvre » par un marché à terme, ne spécule pas, qu’au contraire, il agit en homme prudent en se mettant à l’abri des oscillations du prix, en limitant à l’avance son bénéfice pour ne pas s’exposer à des pertes. Il a eu parfaitement raison : le producteur ne spécule pas ; mais pour qu’il puisse ne pas spéculer, il faut qu’un autre spécule. Il faut qu’il rencontre, pour contrepartie, un spéculateur qui, dans l’espérance de bénéficier de la hausse au-dessus du prix auquel il a acheté, si elle se produit, consent à courir le risque de la baisse si elle se produit.

Voilà la fonction de ce spéculateur auquel on en veut tant. Que fait-il de mal, cependant ? Il risque son argent en vue d’un bénéfice, ce qui est absolument légitime. M. Paisant et ses co-agrariens confondent la spéculation et l’accaparement, ce qui n’est pas la même chose. Avec le marché mondial actuel, l’accaparement des blés est impossible. La condamnation de la spéculation est un préjugé, survivance de l’époque de l’accaparement. Le spéculateur aujourd’hui remplit une fonction d’assureur, soit que par ses achats, il empêche les cours de trop monter, soit que, par ses ventes, il s’oppose à ce qu’ils descendent trop.

M. Limousin ne croit pas que les spéculateurs se ruinent aussi facilement que l’ont dit M. Paisant et même M. Boverat. S’il en était ainsi, depuis le temps qu’on spécule, il n’y en aurait plus. Le spéculateur tantôt gagne, et tantôt perd ; il doit même finalement plus gagner que perdre, et la différence constitue la rémunération légitime des services qu’il rend, du savoir et de l’expérience qu’il a acquis, de l’habileté qu’il déploie. 

Le système que préconisent M. Paisant et les agrariens, aurait pour conséquence, ainsi que l’a fort justement fait remarquer M. Zolla, de transformer ceux qui le pratiqueraient en spéculateurs, spéculateurs inhabiles et mal renseignés, essayant de pratiquer l’accaparement.

La grande erreur de cette école est d’être composée d’hommes d’expédients, dédaigneux des enseignements de la science économique, dont ils n’admettent pas l’existence. L’inconvénient de l’expédient améthodique est de ne pas réussir ; alors on en change pour en prendre un autre qui ne réussit pas davantage, et cela indéfiniment.

M. Frederiksen connaît, en Amérique, des trusts agricoles excellents — celui des prunes, par exemple — et excellents parce qu’ils n’ont pas de concurrents.

Au Danemark, les coopératives agricoles se sont beaucoup développées, et donnent de remarquables résultats, surtout à cause de leur préoccupation de ne vendre que des produits de première qualité, les œufs, pour ne citer que cela.

M. Frederiksen proteste avec véhémence contre les « erreurs économiques » de M. Rieul Paisant, relativement à la spéculation, surtout. Celle-ci rend de réels et incontestables services aux producteurs.

En Allemagne, on a décrié la spéculation, parce que l’on n’y sait pas l’économie politique, et, en l’écrasant, on a anéanti le marché.

On commettrait une autre erreur pratique et préjudiciable à la classe des paysans, en voulant établir chez nous un prix artificiel du blé.

Le prix de revient finit souvent par n’avoir aucune importance pour le paysan, dont le travail est la grande force pour lutter contre l’avilissement des prix. À ce propos, M. Frederiksen cite comme un exemple pour l’Europe l’agriculture danoise, qui, par ses efforts et ses progrès, est parvenue à triompher des difficultés de la concurrence et a doublé la valeur de sa production pour le beurre, la betterave à sucre, etc.

En terminant, l’orateur se rallie à l’opinion de M. Leroy-Beaulieu, partisan de l’impôt sur la rente.

M. Emmanuel Vidal rend hommage au libéralisme de M. P. Leroy-Beaulieu, que n’effraient ni les trusts, ni les syndicats, ni les coalitions de producteurs. Après, tout, les producteurs ont parfaitement le droit de chercher à bien vendre et de s’entendre pour cela. Sur ce point, M. Faisant paraît devoir rencontrer de nombreuses adhésions.

Mais ces syndicats sont ou seront contrariés par les marchés, et alors, on fait le procès de la spéculation. Elle fausserait les cours. Il n’en est rien.

Davenant et King, à la fin du XVIIe siècle ; plus tard Tooke, et, à une époque relativement récente, M. de Molinari, ont démontré que les variations dans la production entraînaient des variations infiniment plus considérables dans les prix. Mais il est à remarquer que cette loi de gravitation économique s’exerce avec moins de rigueur dans les marchés publics sur les marchandises sujettes à marchés à terme. L’aire d’oscillations des prix est moins grande, par exemple, sur les céréales, qu’au bon vieux temps. C’est que plus un marché est abondant sous le rapport des offres et des demandes, moins telle offre ou telle demande, si importante soit-elle, est susceptible de peser sur les cours ou de les enlever. Or, c’est la spéculation qui élargit les marchés, par les ordres divers qui leur parviennent et notamment par les arbitrages de place à place faisant jouer à ces marchés, respectivement, le rôle de vases communicants.

Pourquoi donc parler de cours faussés par la spéculation ? Le grief est inexistant. Ce qui est vrai, c’est que les trusts et syndicats ne peuvent pas être les maîtres du marché, en raison de la spéculation. C’est là seulement qu’est le grief. Mais est-il nécessaire, vraiment, pour la consommation, que les trusts et syndicats soient maîtres du marché ? Qu’est-ce donc qui garantirait la consommation contre l’omnipotence de ces nouveaux barons coalisés ? Leur honnêteté ? Leur déclaration qu’ils ne vendront jamais qu’au juste prix, dont ils seraient les seuls arbitres ? C’est quelque chose assurément, mais il sera permis de préférer les marchés libres communiquant entre eux par les marchés à terme, comme une assurance réelle contre la tyrannie des coalisés. Et voilà pourquoi aux agrariens qui veulent supprimer ce qui les contrarie, les consommateurs doivent répondre : Nous voulons la liberté des marchés commerciaux, parce qu’elle sera un frein contre vos exigences. Vous voulez combattre les accaparements. C’est le marché large du monde entier qui nous en garantit. Et c’est pour cela que les trusts, les syndicats, les coopérations de vente ne doivent pas émouvoir ceux que n’effraie pas l’épithète de libéral en économie politique. Il faut demander la liberté pour les associations de vente, mais il faut aussi la défendre contre elles.

M. Alfred Neymarck rappelle tout ce que l’on disait naguère pour justifier la plupart des mesures invoquées en faveur de l’agriculture. Pour la protéger, disait-on, empêcher l’émigration des campagnes, arrêter les importations de céréales, il faut établir des droits de douane. Puis, le remède ayant paru insuffisant, une campagne faite en faveur du bi-métallisme, du retour à la frappe de la monnaie d’argent, échoua. Il faut, a-t-on dit encore, organiser le crédit agricole. Notre regretté président, M. Léon Say, répondait : « Je ne connais qu’un crédit : le crédit tout court. » En même temps, on s’en prenait aux charges fiscales qui pesaient sur la fortune immobilière, quand, disait-on, la fortune mobilière ne payait presque rien et que la rente sur l’État était indemne. Tout récemment encore, M. Stourm, dans la nouvelle édition de son ouvrage sur les Systèmes généraux d’impôts, montrait par des chiffres combien ces affirmations étaient erronées. Quant à l’impôt sur la rente, M. Alfred Neymarck y a toujours été opposé pour les raisons que donnaient M. Léon Say, et avant lui, M. Thiers. L’État a contracté un engagement solennel en déclarant les rentes exemptes de l’impôt. Il faut que l’État, comme le disait M. Thiers, soit « honnête homme ». Le jour où il romprait un contrat librement consenti par lui, il autoriserait toutes les défaillances individuelles, tous les manquements aux engagements des particuliers et porterait ainsi atteinte au crédit public et au crédit privé.

Aujourd’hui enfin, il est question de projets de « trusts agricoles », et M. Zolla, en les critiquant, M. Paisant, en les approuvant, en ont montré tout le mécanisme. Théoriquement, rien ne s’oppose à l’organisation de cette sorte d’association ; mais les résultats sont douteux. Ce que l’on veut, en réalité, c’est « être maître des cours » ; c’est que l’agriculteur, le producteur, puissent, par une entente, vendre le plus cher possible et aux conditions qui leur plaisent. Il est peu probable que ces « trusts » réussissent et on peut se demander si de telles combinaisons sont utiles, si l’agriculture a un tel besoin de protection et ne ferait pas mieux de se confier à la liberté, alors que, d’après ses défenseurs les plus autorisés, les plus éminents, la culture de la terre peut rapporter 6% et même davantage. 

Voici, en effet, ce que dans un ouvrage récent, le Retour à la Terre, M. Méline écrit et conseille : « Apprenez, dit-il, à cultiver la terre et quand vous le saurez, ne vous inquiétez pas du reste. Vous retrouverez toujours une ferme à louer et quand vous y serez rentrés, si vous êtes laborieux, économes, honnêtes, vous pourrez vous procurer tout l’argent nécessaire pour acheter des engrais et du bétail. Cet argent-là vous rapportera 6% et même davantage, comme vous le prouveront les champs de démonstration que vous trouverez à côté de vous, et il vous sera facile de le rembourser à 3%. »

S’il en était ainsi, un revenu de « 6%, 10% et même davantage » serait le plus merveilleux des placements et ne justifierait guère les demandes de secours et d’intervention, pas plus que les propositions et projets divers, dont on demande l’application en faveur de l’agriculture : il n’existerait nulle part de placement aussi fructueux.

M. E. Levasseur, président, prononce, à cause de l’heure avancée, la clôture de la séance sans faire un résumé de la discussion. « J’ai perdu ma journée », disait l’Empereur Titus quand il l’avait passée sans accomplir une bonne action. Nous pouvons retourner la phrase et dire : « Nous n’avons pas perdu notre soirée », car on a fait de la bonne besogne et cette séance comptera parmi celles qui ont éclairé la question que nous avions mise sur le tapis. Le président remercie M. Zolla de l’avoir posée et doctement exposée. Les principales conclusions qui ressortent de cette étude sont les suivantes :

1° Il est impossible de fixer un prix moyen du coût de production du froment, non seulement pour la France entière, mais pour une commune et pour une série d’années : MM. Zolla et Paul Leroy-Beaulieu l’ont démontré.

2° La moyenne des quatre prix trimestriels d’une année agricole varie peu d’un trimestre à l’autre, quoiqu’il y ait ordinairement une légère élévation dans le dernier trimestre, M. Zolla l’a établi par la statistique. Donc, l’agriculteur qui, ayant besoin d’argent, vend peu de temps après la récolte n’est pas aussi frustré de son gain qu’on le dit parfois.

3° Ce sont les quantités récoltées qui font les hauts et les bas prix ; ce n’est pas la spéculation. Celle-ci, quand elle se laisse entraîner dans un sens ou dans l’autre, est promptement ramenée au niveau par l’existence des stocks. Son rôle général — et bienfaisant après tout — est précisément le nivellement des prix, MM. Paul Leroy-Beaulieu, Boverat et Vidal l’ont montré. 

4° C’est une erreur de confondre l’opération en couverture, qui élimine l’aléa, avec le jeu qui est fondé sur l’aléa. 

5° La publicité des bourses a l’avantage de faire connaître les cours aux petits vendeurs ruraux et de les mettre en garde contre l’exploitation des acheteurs locaux.

6° Les relèvements de prix du blé obtenus par des droits de douane ou par des combinaisons d’association, ne profitent qu’aux moyens et grands fermiers, c’est-à-dire à une minorité de quelques centaines de milliers de personnes. C’est ce qu’a fait remarquer M. Yves Guyot.

7° M. Paisant nous a exposé, avec beaucoup de clarté, les efforts faits pour grouper les cultivateurs en syndicats, et en coopératives qui pourraient, s’ils se développent, exercer une influence sur le cours du marché. La Société d’économie politique a discuté la question des trusts ; elle ne s’est prononcée, en somme, ni pour ni contre, parce que l’expérience n’est pas encore probante et parce que l’association est une des formes de la liberté qu’elle respecte avant tout ; il est vrai que le trust, issu de la liberté, tend à étouffer la liberté sous le monopole ; mais s’il n’est pas artificiellement protégé par la loi, il est exposé, s’il devient oppressif, à être écrasé à son tour par la concurrence de la liberté. Il est légitime que les agriculteurs cherchent à s’associer pour soutenir leurs intérêts et, par conséquent, pour vendre leurs denrées aux conditions les plus avantageuses pour eux. Le principe mérite l’approbation. Les moyens sont-ils ceux qui conduisent le mieux au but ?

La séance est levée à onze heures quarante.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.