Le modèle chinois dans l’oeuvre de Vauban

Dans cet article, je m’intéresse à l’influence qu’a exercée la Chine sur les réalisations militaires et théoriques Sébastien Le Prestre de Vauban (1633- 1707). Cette étude est nécessaire parce que le maréchal Vauban est bien davantage qu’un militaire brillant et un constructeur de places fortes : il est aussi l’un des fondateurs de l’économie politique française et un précurseur de Quesnay et Turgot, qui s’intéressèrent passionnément à la Chine et s’inspirèrent de son modèle de gouvernement.


« Faire comme à la Chine »

Le modèle chinois dans l’œuvre de Vauban

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°11, avril 2014)

 

Étudier l’influence de la Chine sur Vauban revient à analyser si, dès le XVIIIe siècle, le modèle chinois avait déjà été perçu par les économistes français, et si ceux-ci en avaient fait usage.

Il existe de nombreux éléments d’ordre matériel ou biographique qui peuvent nous permettre de mesurer l’influence de la Chine sur l’œuvre de Vauban.

Nous disposons par exemple de la liste approximative des ouvrages présents dans la bibliothèque de Vauban à sa mort. Cette liste a été trouvée par le comte de Blacas dans les archives du château d’Ussé. Cet inventaire a été publié pour la première fois par Henri Soulanges-Bodin en 1933. L’examen de cet inventaire, même s’il est partiel, nous fournit beaucoup d’éléments. On trouve dans cette liste plusieurs livres directement consacrés à la Chine, dont L’Histoire de la Chine sous la domination des Tartares, par Adrien Greslon, et les Voyages Curieux de Thévenot Melchisédech, 1666.

Divers renseignements d’ordre biographiques nous indiquent également que Vauban était curieux face aux institutions chinoises et qu’il chercha à les connaître. Nous savons par exemple que le 21 mars 1699, Vauban a assisté à la séance de l’Académie des Sciences durant laquelle il fut fait lecture d’un témoignage du père Le Comte sur l’Empire chinois. [1]

Ces deux catégories d’informations sont d’un secours inestimable. La présence de mentions de la Chine dans l’œuvre de Vauban et le renvoi à des missionnaires jésuites revenus de Chine, comme le P. Le Comte, ne sauraient suffire pour affirmer une influence du modèle chinois sur la pensée du grand ingénieur militaire, ni surtout pour caractériser cette influence avec quelque précision. Comme nous le verrons, ces mentions sont représentatives chez Vauban d’un intérêt et d’une connaissance profonde de l’Empire chinois.

Vauban est en outre le contemporain d’une révolution dans l’histoire des relations entre la France et la Chine. En 1687, à l’époque où il n’a pas encore ébauché de réforme fiscale, les « mathématiciens du Roi » sont envoyés en Chine.
À leur retour, chacun de ces missionnaires rédigea un mémoire de compte-rendu. Ils eurent un vrai succès. Publiés en 1696, les Mémoires sur l’Etat présent de la Chine du père Louis le Comte, notamment, furent furieusement lus, et furieusement critiqués. Il faut croire qu’à cette époque, dans laquelle la connaissance de la Chine, de sa philosophie, de son histoire, et de ses institutions, n’avait pas encore atteint le niveau qui sera le sien en 1730-1740, il était encore malvenu de présenter la Chine comme la terre de la vertu et de la sagesse. C’est ainsi qu’il faut considérer les « défauts », si l’on peut dire, de ces Mémoires : ils contenaient des observations que les lecteurs non seulement n’attendaient pas y trouver, mais, surtout, n’appréciaient pas de voir présentées si nonchalamment à leurs yeux.

Le Comte eut comme noble ambition de présenter des Chinois un tableau certes moins pittoresque, certes moins plaisant pour les regards, et certes moins excitant pour le public français, mais, selon lui, plus véridique. Il savait le public français plus intéressé par l’exotisme que par la science, et parlait avec une certaine médisance de ces lecteurs rêvant d’ailleurs, qu’on ne pouvait satisfaire qu’en se mettant à imaginer « des peuples d’une nouvelle espèce, et [à] créer exprès pour eux un nouveau Monde. » [2] Il fut également très critique face aux récits de voyages des marchands et voyageurs qui prétendaient connaître une nation dont ils n’avaient pas foulé un millionième du territoire, et dont, bien sûr, ils ne connaissaient pas la langue. « À peine ont-ils débarqués, écrira-t-il ainsi, qu’ils courent de toutes parts, comme des gens affamés, ramasser avec avidité tout ce qui se présente, et charger indifféremment leurs recueils des contes publics et des discours populaires. Ce qui aurait fait dire fort plaisamment à un Espagnol qu’un certain auteur, au lieu d’intituler son livre : Relation de ce qu’il y a de plus considérable dans le nouveau Monde, eût beaucoup mieux fait de lui donner pour titre : Relation de ce que toute la canaille des Indes, les Mores, les Cafres, les Esclaves, etc. m’ont fidèlement rapporté dans les entretiens que j’ai eus régulièrement avec eux. » [3]

Bien qu’il ne parvînt pas à enfoncer complètement ses conceptions nouvelles dans l’esprit de ses concitoyens, il pava les premiers kilomètres de la route qui allait mener plus tard aux sinologues et aux philosophes « enchinoisés », de Voltaire à Quesnay. Ses Mémoires finirent en effet par être vivement célébrés. « Ces deux petits volumes in-12, écrira Bernard Brizay, connaîtront plusieurs éditions successives et seront traduits en anglais, italien, hollandais et allemand, suscitant une extraordinaire curiosité dans toute l’Europe. » [4]

On sait que pour les questions de fiscalité, Vauban s’est inspiré précisément du chapitre 9 : politique et gouvernement de la Chine, des Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine de Le Comte. On trouve dans son panorama de la fiscalité chinoise les quatre idées principales de Vauban: imposition en nature, pas d’exemption, pas de douanes intérieures, d’où commerce, administration facile de l’impôt.

Ce constat n’est pas nouveau. Dès 1938, Edgar Shorer expliquait que Vauban s’est inspiré de la Chine pour sa réforme fiscale de la Dîme Royale. [5] Plus récemment, en exposant les réalisations de Le Comte et son influence, Isabelle Landry-Deron a bien noté ce fait : « Source de première main, les Nouveaux Mémoires ont été lus avec attention. Vauban les cite pour proposer de s’inspirer de l’exemple chinois pour une fiscalité s’appliquant à tous. » [6] Bernard Brizay, écrivant sur les rapports entre la France et la Chine à travers l’histoire, écrit également que Vauban s’inspire des Nouveaux mémoires pour soumettre sa réforme fiscale.

Effectivement, comment ne pas admettre l’évidence de cette ressemblance ? Chez Pufendord, écrivant avant Vauban, on trouve aussi la description suivante : « In China, one part in nine of the land belongs to the Emperor ». C’est là précisément ce que Vauban proposera de faire : une dîme, c’est-à-dire une flat tax de 10 %, de sorte que le Roi de France, à l’instar de son confrère asiatique, soit propriétaire d’un dixième des terres. [7]

Le dénombrement de la population

Les historiens ont depuis longtemps reconnu le mérite de Vauban en ce qui concerne le dénombrement des peuples et les méthodes pour le mener à bien. Selon Eric Vilquin, Vauban est tout simplement l’inventeur des recensements. [8] Pour Christine Wattelar, écrivant sur l’histoire de la démographie, « les trois véritables ancêtres de la projection démographique sont trois auteurs de la fin du XVIIIe siècle : John Graunt, William Petty, et Sébastien Le Prestre de Vauban. » [9]

Vauban, il faut l’avouer, s’est beaucoup intéressé au recensement de la population, notamment parce qu’il y voyait une condition nécessaire à la juste répartition de l’impôt, mais aussi parce qu’il était passionné par la mesure juste des choses. Il travailla par exemple à l’unification des poids et mesures, laquelle ne sera réalisée qu’avec la Révolution. [10] Sur le sujet de la population, Vauban insista sur la nécessité d’obtenir une connaissance précise du nombre de la population :

« Le recensement des peuples me paraît très nécessaire dans un Etat bien policé. […] Sans un recensement répété tous les ans, une fois, ou du moins tous les deux ou trois, on ne peut savoir précisément le nombre des sujets, l’état au vrai de leur richesse et pauvreté, ce qu’ils font, de quoi ils vivent, et quel en est le commerce et les emplois, s’ils sont bien ou mal, à quoi les pays sont propres, ce qu’il y a de bon ou de mauvais, quelle en est la qualité ou fertilité, jusqu’aux valeurs et rapports des terres ; ce que le royaume nourrit d’habitants de son cru, et ce qu’il pourrait nourrir sans l’assistance de ses voisins, s’il était dans le meilleur état où on le puisse mettre, quels sont les arts et métiers les plus en usage des habitants, ceux dont ils pourraient ajouter sans préjudicier à ceux des provinces voisines. Car il est vrai de dire que le peu de connaissances que l’on en a ne roule que sur des traditions de père en fils, la plupart menteuses, car on ne compte point. » [11]

Vauban, a en outre indiqué qu’il tenait de sources chinoises telles que Le Comte, ainsi que d’ « autres auteurs », qu’il existait une méthode en Chine pour effectuer le dénombrement des peuples. Vauban indique qu’elle est « très aisée » et « fort bien ordonnée », de sorte qu’ « on pourrait s’en servir, en corrigeant ou ajoutant ce que l’on trouverait à propos. » Michèle Virol explique que les réflexions de Vauban sur la fiscalité et le dénombrement des populations « ont pu être alimentées » par les descriptions de la Chine. Et aux noms des intermédiaires, Virol cite Martin Martini, Le Comte, Adrien Greslon, et Alvarez Semedo.

En 1697-1698, dans un mémoire sur la fiscalité, Vauban proposera que le Roi procède au dénombrement forcé de la population. La méthode qu’il recommande, il avoue qu’elle est celle qui « se pratique à peu près en Chine », et qu’il tire ses informations des relations du père Martin Martinius. [12] Ainsi que l’écrira clairement François de Neufchateau, « la connaissance que Vauban acquit par les ouvrages des jésuites Kircher, Le Comte, et Bouvet, de ces descriptions géographiques de la Chine, lui fit naître l’idée d’essayer quelque chose, absolument du même genre, sur le pays qu’il habitait. » [13]

En 1676, puis à nouveau en 1680, puis en 1686, Vauban effectue un recensement de la population à Valenciennes. En 1682, Vauban procède à un recensement de la population de Douai. Quatre ans plus tard, aidé par cette première expérience, il rédige un document de douze pages intitulé « Méthode générale et facile pour le dénombrement des peuples ». L’idée « générale et facile » est de créer des tableaux pour faciliter le recensement, lesquels tableaux doivent simplement être remplis avec les informations sur la constitution des foyers de chaque paroisse. Cet exposé permit de diffuser davantage ses principes, déjà appliqués dans plusieurs villes pour le recensement. Un recensement a par exemple lieu à Lille en 1688, selon les méthodes décrites par Vauban. En 1696, Vauban eut à nouveau l’occasion de faire usage de ses propres théories pour obtenir des renseignements précis sur l’élection de Vézelay, un espace géographique lié au découpage fiscal du territoire.

Dans sa Description géographique de l’élection de Vézelay, il écrit ainsi :

« Voilà une véritable et sincère description de ce petit et mauvais pays, faite après une très exacte recherche, fondée non sur des simples estimations, presque toujours fautives, mais sur un bon dénombrement en forme et bien rectifié. » [14]

En 1697, grâce à une enquête royale de 1694-1695, Vauban put estimer la population française et avança le chiffre de 19,1 millions. Les historiens avancent aujourd’hui le chiffre de 21 millions pour 1700 et 21 millions également pour 1680. [15] Malgré cette estimation pessimiste, les économistes français du XVIIIe siècle penseront tous que la France vivait une dépopulation, quand la population française passait en réalité de 21 à plus de 25 millions entre 1700 et 1750, l’une des progressions les plus rapides de l’histoire de la France. Ce fut un débat vif chez les économistes français de savoir ce qui provoquait cette dépopulation, et comment la contrer, car tous s’accordaient à croire à la dépopulation. À croire que le travail de Vauban avait été infructueux, car en partie incorrect.

La fortification, les frontières et le « pré carré »

L’idée du « pré carré », c’est-à-dire d’une frontière rigide bornant les formes naturelles du royaume de France, n’est pas moins « chinoise » que le reste. Il faut rappeler que les jésuites écrivant à l’époque de Vauban décrivaient la Chine comme un tout unifié, enfermé à l’intérieur de frontières étanches. [16] Le pré carré, selon l’avis de David Bitterling, auteur d’une étude sur le sujet, se caractérise par une « homogénéité intérieure » et une « protection vis-à-vis de l’extérieur », deux éléments caractéristiques de la Chine décrite par les jésuites. [17]

Le père Le Comte, toujours lui, avait bien décrit l’impressionnante étanchéité des frontières chinoises, qui résisteraient aux plus grandes invasions.

« Les places frontières et surtout celles qui bornent la Chine du côté de la Tartarie ont quelque chose de singulier, et les missionnaires m’ont assuré qu’il y avait des défilés si bien fortifiés qu’il était presque impossible de les forcer. J’en ai vu moi- même que cent hommes pourraient défendre contre une armée entière. » [18]

Il tira son idéal du pré carré, comme il avait tiré la dîme royale et l’organisation des recensements.

 

 

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[1] Michèle Virol, Vauban : de la gloire du roi au service de l’État, Champ Vallon, 2003, p.156

[2] Louis Lecomte, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, Tome 1, deuxième édition, Paris, 1697, p.9

[3] Cité dans TING Tchao-Ts’ing, Les descriptions de la Chine par les Français (1650-1750), Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1928, p.27. D’autres voyageurs se rendirent coupables plus tard des mêmes abus, notamment l’Anglais Anson (Le Voyage de l’Amiral Anson, 1745), et le Français Le Gentil (Voyage autour du Monde, 1731). Ce sera le respecté père Du Halde qui se chargera de les critiquer, en se servant du même argumentaire : « Qu’un vaisseau européen abordât un port de la Chine et y passât quelques mois, aussitôt les gens de l’équipage recueillaient avec avidité et jetaient sur le papier non seulement ce qui s’offrait à leurs yeux, mais encore tout ce qu’ils pouvaient ramasser dans les entretiens qu’ils avaient avec une populace assez peu instruite. De retour dans leur patrie, ils s’applaudissaient de leurs découvertes ; et c’est sur des mémoires si peu fidèles qu’ils composaient leurs relations. » (Du Halde, Description de la Chine, préface)

[4] Bernard Brizay, La France en Chine, du XVIIe siècle à nos jours, Perrin, 2013, p.41

[5] Edgar Shorer, L’influence de la Chine sur la genèse et le développement de la doctrine physiocratique, Paris, F. Lotivon, 1938, p.68

[6] Isabelle Landry-Deron, « Louis Daniel Le Comte », in François Pouillon (éd.), Dictionnaire des orientalistes en langue française, éditions Karthala, 2008, p.579
24

[7] Le physiocrate Mercier de la Rivière, lui qui écrivait que « le gouvernement chinois est le meilleur gouvernement qui existe », aura certainement cet exemple en tête en défendant l’idée d’un monarque copropriétaire des terres.

[8] Cf. Eric Vilquin, « Vauban, inventeur des recensements », Annales de Démographie historique, 1975, pp.207- 257 ; Eric Vilquin, Vauban et les méthodes de statistique démographique au siècle de Louis XIV, mémoire de l’Institut de démographie de Paris 1, Paris, 1972

[9] Christine Watterar, « Demographic projections : History of methods and current methodology », in Graziella Caselli, Jacques Vallin, & Guillaume Wunsch, Demography. Analysis and Synthesis, volume II, Academic Press, 2005, p.150

[10] Andrea Rusnock, « Quantification, precision and accuracy: Determinations of population in the Ancien Regime », in Norton Wise, The values of precision, Princeton University Press, 1997, p.21

[11] Vauban, Note sur le recensement des peuples (date inconnue, mais certainement avant 1686) ; cité dans Jacques Dupâquier, Histoire de la population française, volume 2, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p.32

[12] Relations de divers voyages curieux, t.III ; Vauban en possède une édition établie par Thévenot Melchisédech.

[13] François de Neufchateau, « Mémoire sur le plan que l’on pourrait suivre pour parvenir à tracer le tableau des besoins et des ressources de l’agriculture française », in Mémoires d’agriculture, d’économie rurale et domestique, publiée par la Société royale et centrale d’agriculture. Année 1815, p.186

[14] Vauban, Description géographique de l’élection de Vézelay

[15] Jacques Dupâquier, Histoire de la population française, Presses Universitaires de France, 1988

[16] Cf. David Bitterling, L’invention du pré carré. Construction de l’espace français sous l’Ancien Régime, Albin Michel, 2009, p.169

[17] Ibid., p.170

[18] Louis Le Comte, Un jésuite à Pékin : nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, 1687-1692, Phébus, 1990, p.116

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