Oeuvres de Turgot – 010 – Lettre à Buffon sur son système de formation de la Terre

Œuvres de Turgot. 010. — Lettre à Buffon sur son système de formation de la terre


10. LETTRE À BUFFON SUR SON SYSTÈME DE FORMATION DE LA TERRE

[A. L., copie. D. P., II, 94, reproduction assez exacte.]

Octobre 1748.

J’ai lu, M., le projet imprimé[a] de votre Histoire Naturelle. Il m’a fait le même plaisir qu’à tous ceux qui s’intéressent aux progrès des sciences, à l’utilité publique et à la gloire de la nation ; et il m’a inspiré la plus vive impatience de voir la sphère des connaissances humaines s’étendre encore par les nouvelles découvertes que vous y annoncez. Je m’empresserai, dès que votre livre paraîtra, de recueillir cette nouvelle moisson que vous offrez aux philosophes, en même temps que vous leur présentez le spectacle de toutes les richesses de la nature rassemblées par vos soins et par la magnificence du Roi. Je vous avouerai même que ma curiosité n’a pu attendre la publication de ce grand ouvrage pour s’instruire plus en détail d’un objet si propre à la piquer. Comme vous en avez lu plusieurs morceaux, ou à l’Académie, ou à vos amis, je suis parvenu à en connaître quelques-uns, ou du moins ce qu’ils contiennent. En même temps que j’ai admiré l’étendue, la fécondité, et presque toujours la sagacité de votre esprit, j’ai remarqué plusieurs choses qui ne m’ont point parues vraies, et je crois ne pouvoir mieux faire que de vous communiquer mes observations, lorsqu’il est encore temps d’en faire usage si elles sont fondées. Si j’ai mal conçu vos sentiments, ma critique pourra vous paraître prématurée ; mais j’aime mieux en ce cas qu’elle le soit, que d’être tardive si elle est juste. Je la soumets à vos lumières ; soyez juge entre vous et moi ; je ne souhaite rien tant que d’avoir tort. Au reste, assurez-vous que cette lettre ne sera jamais publique parce que l’intérêt que je prends à l’éclaircissement de ma vérité et à la perfection de votre ouvrage en est l’unique motif.

Vous promettez, pour les premiers volumes, un Discours sur la théorie de la terre, divisé en deux parties, dont l’une regarde la terre comme planète, et l’autre roule sur l’arrangement des parties du globe. Dans la première, vous essayez d’expliquer comment la terre et les planètes ont pu se former et recevoir le mouvement latéral qui les fait tourner autour du soleil. Vous supposez qu’une comète, en tombant obliquement sur cet astre, a pu en chasser de grosses masses de la matière qui y est en fusion, lesquelles arrondies par l’attraction mutuelle de leurs parties, ont été portées à des distances différentes du soleil relativement à leur masse et à la force qui leur a été imprimée. Si les planètes se meuvent autour du soleil, toutes dans un même sens, si leurs distances sont relatives à leurs masses, vous pensez que c’en est la véritable cause.

Mais je demande en premier lieu : Pourquoi entreprenez-vous d’expliquer de pareils phénomènes ? Voulez-vous faire perdre à la philosophie de Newton cette simplicité et cette sage retenue qui la caractérisent ? Voulez-vous, en nous replongeant dans la nuit des hypothèses, justifier les cartésiens sur leurs trois éléments et sur leur formation du monde ?

En second lieu, d’où vient cette comète ? Était-elle renfermée dans la sphère d’attraction du soleil ? N’y était-elle pas ? Si elle n’y était pas, comment a-t-elle pu sortir de la sphère des autres étoiles et tomber sur le soleil, qui n’agissait point sur elle ? Si elle y était en repos, elle devait tomber perpendiculairement et non obliquement ; elle devait y avoir été placée dans un temps déterminé, ou bien être tombée beaucoup plus tôt, puisque pour parcourir, en vertu de la pesanteur, un espace fini, il ne faut qu’un temps fini. Si elle y décrivait une courbe autour du soleil, elle avait donc reçu un mouvement latéral. Était-il plus difficile à Dieu de donner ce même mouvement aux planètes, que de l’imprimer à une comète pour le leur communiquer ? Votre explication est donc entièrement inutile[b].

Troisièmement enfin, par quelle étrange inadvertance la contradiction manifeste qui s’y trouve a-t-elle pu vous échapper ? Vous savez que Newton a démontré qu’un corps poussé par un mouvement latéral, et attiré vers un centre en raison inverse du carré des distances, décrit autour de lui une ellipse, dont, par conséquent, les deux extrémités de l’axe restent toujours à la même distance du foyer, puisqu’autrement ce serait une spirale et non une ellipse ; vous savez que les planètes suivent dans chaque révolution la même ligne qu’elles ont suivie dans la précédente, à une très petite différence près, causée par leur action mutuelle, et qui n’empêche pas que leur aphélie et leur périphélie ne soient toujours à la même distance du soleil.

Comment donc voulez-vous que les planètes soient sorties du corps même de cet astre, et qu’elles n’y retombent pas ? Quelle courbe ont-elles décrite pour s’en éloigner jusqu’à ce qu’elles se soient fixées dans leurs orbes ? Croyez-vous que la pesanteur puisse faire décrire successivement au même corps une spirale et une ellipse ? Ces réflexions me semblent assez claires et plus que suffisantes pour démontrer l’impossibilité de votre système sur la formation de la terre et des autres planètes.

Je passe à la seconde partie du même discours concernant l’arrangement des parties du globe. Vous prétendez que toute la masse de la terre a été autrefois couverte d’eau, et que les montagnes, avec les différents lits de pierre dont elles sont composées, ont été formées dans le fond de la mer ; c’est à cette cause que vous attribuez les coquillages et les poissons qu’on y rencontre si fréquemment.

Pour rendre raison d’une si étonnante révolution, vous avez recours aux flux et reflux de la mer, combiné avec le mouvement diurne de la terre sur son centre. En vertu de ces deux mouvements, la mer, dites-vous, doit toujours déposer sur ses rivages du côté de l’Orient, les terres qu’elle enlève du côté de l’Occident, et par conséquent, la terre et la mer ont dû changer de place dans la suite des temps.

La difficulté qui se présente la première contre ce système est tirée de l’excessive longueur de cette période ; vous rejetez cette longueur sur les six jours de la création dont nous ignorons la durée. Je ne sais si cette réponse satisfera tout le monde. Mais, outre cette difficulté, j’avoue que je ne connais pas bien comment le flux et reflux de la mer a pu élever des montagnes à plus d’une lieue au-dessus de sa plus grande hauteur, car les volcans n’ont jamais pu élever celles dont les couches sont disposées régulièrement, parmi lesquelles on ne peut nier qu’il n’y en ait de très hautes. Il ne paraît pas que la mer puisse agir où elle n’est pas, et sûrement, elle n’a jamais été portée à plus d’une lieue au-dessus de sa surface ordinaire.

En supposant même le système réel, l’inspection du globe porterait plutôt à croire que le transport des terres se ferait d’Orient en Occident et non pas d’Occident en Orient. Les côtes de l’Amérique, sur la mer du Nord, sont beaucoup plus plates que celles de la mer du Sud, et que celles de l’Europe. À prendre du sommet de la grande Cordillière, la pente est bien plus rapide du côté de la mer du Sud que du côté de celle du Nord ; le rivage est même si plat dans le golfe du Mexique que les vaisseaux sont obligés de se tenir éloignés de la terre de plusieurs lieues ; or, il est constant que la mer, en rongeant ses bords, doit naturellement les rendre plus escarpés, et former une pente plus douce du côté opposé en s’en retirant peu à peu. La Seine, vis-à-vis Chaillot, peut nous donner une idée des opérations de la nature dans ce genre : du côté du chemin de Versailles, l’eau est très peu profonde et on voit de grands atterrissements qui s’avancent dans la rivière de fort loin ; au contraire, les bords du côté de la plaine de Grenelle qu’elle ronge perpétuellement sont presque perpendiculaires à sa surface. Il est évident que la mer doit agir de la même façon ; par là, votre système ne paraît pas s’accorder avec l’expérience.

Je relèverai encore une autre inattention qui se trouve dans le même discours. Vous calculez quels doivent être, vu l’attraction que la terre exerce sur la lune, le flux et le reflux dans cette planète en cas qu’il y ait des mers, et vous en fixez la hauteur à quatre-vingts pieds environ. Vous n’avez pas songé que le flux et reflux viennent de ce que la terre par son mouvement journalier présente successivement tous ses méridiens à la lune, et que la lune, au contraire, lui présente toujours la même face.

Telles sont les réflexions critiques que j’ai faites sur ce que j’ai pu apprendre de votre Histoire Naturelle. Je vous donne le conseil que je donnerais à un ami qui me consulterait, et j’espère que vous ne serez point fâché que la connaissance de votre ouvrage soit parvenue sitôt jusqu’à moi. Elle n’a pu qu’augmenter l’opinion que j’avais conçue de votre talent et de vos lumières dont je suis depuis longtemps l’admirateur. Vous me permettrez de ne pas signer autrement : résolu de garder l’incognito, je ne puis mieux me confondre dans la foule[c].

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[a] C’est plutôt le Prospectus. L’Histoire naturelle commença à paraître en 1749 ; le premier volume renferme la Théorie de la terre.

[b] La lettre à l’abbé Bon sur l’existence de Dieu, dont extrait est ci-dessus, renferme des réflexions analogues.

[c] Il est possible que cette lettre n’ait jamais été envoyée à son adresse.

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