Oeuvres de Turgot – 015 – Lettres à l’abbé Fargès

Œuvres de Turgot. 014. — Deuxième lettre à l’abbé de Cicé


15. – LETTRES À L’ABBÉ FARGÈS[1].

I. — Turgot à l’abbé Fargès[2].

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

J’ai grande impatience de vous embrasser

Et vous avez gagné mon cœur,

Tout mauvais sujet que vous êtes.

Quoique le monde séducteur

Règle tous les pas que vous faites,

Et quoique sa contagion,

Empoisonnant toute votre âme,

Ait étouffé le peu de flamme

Qu’y versa la dévotion ;

Malgré votre humeur libertine,

Votre esprit rempli d’agrément

Fait qu’on vous pardonne aisément

De ne pas vous plaire à matine.

Adieu, très aimable vaurien,

Adieu, soyez toujours le même,

Aimez-moi comme je vous aime,

Et sur le tout, portez-vous bien !

II. — L’abbé Fargès à l’abbé Turgot, au Tremblay[3].

12 octobre 1749.

Être philosophe et poète charmant font deux talents bien rares. Le compas d’Uranie et le pinceau d’Apollon, se trouvent rarement dans la même main. Le héros que vous adorez et dont vous êtes à la fois le disciple et l’admirateur, Voltaire, en un mot, est peut-être le seul qui ait mérité d’être applaudi au théâtre et à l’Académie des sciences. Digne écolier d’un tel maître, vous suivez la même carrière, et vous montrez que le bel esprit balance le philosophe. N’espérez pas provoquer ma verve ; j’ai trop d’amour-propre pour laisser apercevoir toute la supériorité que vous avez sur moi ; chacun sait que vous êtes plus philosophe, plus aimable, plus dévot que moi ; je ne veux pas apprendre à ceux qui l’ignorent que vous êtes meilleur poète. Adieu, mon gros abbé, je vous laisse sur ces réflexions morales.

… Adieu, soyez toujours le même,

Aimez-moi comme je vous aime,

Et ne soyez jamais cagot.

Dans le même temps que je cachète ma lettre, M. le Prieur[4] est arrivé et me charge de vous faire bien des compliments. Adieu, je vois avec plaisir qu’il n’y a plus qu’un mois d’ici à la Saint-Martin, c’est bien long, mais enfin, il faudra prendre son mal en patience.

III. — Turgot à l’abbé Fargès.

Je ne suis pas, mon cher abbé, la dupe de vos compliments ; pour vous faire croire, il n’en fallait pas tant dire. Savez-vous bien que vous avez profané le nom de Voltaire ? Je puis avoir beaucoup trop d’amour-propre et il ne m’en faut pas beaucoup pour en avoir trop ; mais j’ose dire qu’il est au moins plus raffiné que vous ne semblez le supposer…

Au reste, si votre modestie est sincère, elle est bien mal fondée et vous avez grand tort de ne vouloir pas me répondre en vers, car ce que vous m’avez envoyé vaut, en vérité, mieux que mes vers plats et raides, ou pour mieux dire que ma méchante prose rimée. Est-ce pour soutenir l’ironie de votre lettre que vous avez transposé quelques-uns de vos vers afin de rompre la suite des rimes ? Ou est-ce exprès ? Sûrement que vous avez manqué aux règles dont vous êtes si bien instruit.

Cette politesse vous a fourni bien des compliments que je prends, je vous assure, pour tels. Il n’en est pas de même des assurances de votre amitié sur lesquelles je compte bien pleinement. Si vos sentiments répondent aux miens, ils sont bien éloignés du compliment, car c’est de tout mon cœur que je vous aime. Je ne devrais pas trop vous dire ce que je pense de vous et il serait bien plus décent à moi de vous prêcher et de vous gronder, mais je n’en ai pas la force ; je répète encore ce que je vous ai mandé l’autre jour…

Ce qui doit faire excuser ma faute, c’est qu’elle est celle de tous ceux qui vous connaissent et je ne saurais m’en repentir.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Adieu, monsieur l’enfant gâté,

Charmant comme tous vos semblables,

Car, n’en soyez point en courroux,

Ce nom est assez fait pour vous.

On gâte ceux qui sont aimables.

Voilà pourquoi je vous gâte et je vous gâterai toujours. Adieu, mon cher abbé, même secret pour cette lettre que pour l’autre. Ne voilà-t-il pas bien des riens en rimes redoublées ?

______________

[1] Ou De Fargès.

[2] Ces lettres enfantines montrent bien le caractère enjoué du jeune Turgot. Nous n’en donnons toutefois que des extraits.

[3] Propriété du Prévôt des marchands passée, après sa mort, à la sœur de Turgot, duchesse de Saint-Aignan.

[4] Duplessis d’Argentré.

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