Œuvres de Turgot – 031 – Fragments d’économie politique

1753-1754

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31. — FRAGMENTS D’ÉCONOMIE POLITIQUE.

I. — Remarques sur les notes qui accompagnent la traduction de Child[1].

[A. L., minute.]

(Effets du haut intérêt de l’argent. — Le commerce des grains. — Le prêt à intérêt.)

1. (Effets du haut intérêt.) — Je ne sais s’il est exact de dire que le haut prix de l’intérêt de l’argent arrête la circulation et qu’en le rendant à charge, il nous oblige en quelque sorte de l’enfouir en le convertissant en magots et en vaisselle. Il paraît, au contraire, au premier coup d’œil, que plus l’argent est haut et moins on doit en être embarrassé ; car c’est le bas prix d’une chose qui la rend embarrassante pour le propriétaire. Si le rentier opulent place son argent en vaisselle et en bijoux, ce n’est donc pas que les débouchés lui manquent ; c’est bien plutôt parce qu’ils sont trop faciles, c’est parce qu’on s’enrichit en trop peu de temps, qu’on préfère bientôt le plaisir de dépenser ce qu’on a acquis à celui d’augmenter sa fortune. Une économie de quelques années suffit pour rétablir une maison ; de là, naît la dissipation et l’énorme accroissement du luxe. Le luxe est le fruit de l’excessive inégalité des fortunes et de l’oisiveté. Or, le haut intérêt de l’argent produit l’inégalité des fortunes parce que l’argent attire l’argent et absorbe tous les profits de l’industrie. Il produit l’oisiveté parce qu’il offre un moyen facile de s’enrichir sans travailler.

Le haut intérêt de l’argent augmente donc les débouchés, mais il produit le luxe et le luxe fait qu’on dédaigne ces débouchés.

2. (Le commerce des grains.) — Les exemples de la Hollande, de Gênes, et de Venise, où l’État est impuissant et pauvre, quoique les particuliers soient opulents, ne sont point applicables à la question de l’intérêt de l’argent, puisqu’il est plus bas dans ces républiques que dans aucun autre état de l’Europe.

Gènes et Venise sont des états faibles relativement aux états plus puissants dont ils sont environnés. Je ne sais si la proportion des revenus publics et des forces militaires à l’étendue de leur territoire et à l’état de leur commerce est la même que dans la plupart des autres États de l’Europe. Si cette proportion est au-dessous, je crois qu’il faut en louer leurs gouvernements, car outre qu’il n’est pas décidé qu’elle ne soit pas trop forte dans bien des états plus puissants, ces républiques auraient beau accabler leurs sujets d’impôts, elles n’en seraient pas plus en état de résister à leurs voisins et les peuples seraient malheureux en pure perte.

À l’égard de la Hollande, il s’en faut bien que l’État soit pauvre ou faible à proportion de son étendue ; il est vrai que les ressorts du gouvernement sont aujourd’hui affaiblis par l’énormité des dettes publiques et par les changements arrivés dans la constitution de l’État, mais les Hollandais ne doivent en accuser que leur imprudence et les guerres auxquels ils se sont livrés dans l’aveuglement de leur prospérité. L’affaiblissement de la Hollande est d’ailleurs une suite nécessaire des accroissements du commerce des autres nations.

Je serais fâché que la différence du taux de l’intérêt en France et en Angleterre fut la cause de la différence de penser sur le commerce des grains ; car on ne manquerait pas d’en faire un argument contre la liberté de ce commerce, sous prétexte que les étrangers en profiteraient pour nous enlever tous nos grains dans les temps d’abondance, pour nous les revendre dans les temps de disette, avec un profit dont la nation serait privée.

3. (Le prêt à intérêt.) — I. Dans la vérité, je crois que nos préjugés sur cette matière ont une autre origine ; dans l’établissement de toutes les lois faites sur les grains, on n’a écouté que les cris du consommateur sans songer aux besoins du cultivateur ; cette façon de penser est née dans les républiques où la souveraineté réside dans le peuple d’une ville, parce que les habitants des villes ne sont que consommateurs. La crainte des séditions et l’empire des cris du peuple sur des magistrats timides qui voient toujours les villes de plus près que la campagne, l’ont perpétuée dans presque toutes les villes d’Italie : des compagnies ont le privilège exclusif du blé et de l’huile qu’elles fournissent au peuple à un prix fixé par le gouvernement et qui ne varie jamais. Nos législateurs ont adopté à cet égard les dispositions des lois Romaines et se sont en cela conformés aux cris populaires. Les mêmes préjugés ont régné par toute l’Europe et chez les Anglais ; ceux-ci les ont secoués plus tôt que nous, moins parce que l’argent est plus bas chez eux que parmi nous, que parce qu’ils ont été éclairés avant nous sur les principes du commerce.

II. Lorsque les Anglais ont changé de façon de penser sur la police des grains, ils avaient autant de désavantage vis-à-vis les Hollandais par la différence de l’intérêt de l’argent qu’ils ont aujourd’hui d’avantage sur nous. Les Hollandais n’ont point trouvé assez de profits à enlever leurs blés pour décourager les Anglais de faire eux-mêmes des magasins et ceux-ci ont trouvé un intérêt assez fort pour détruire tous leurs préjugés.

III. Je crois qu’il en serait de même parmi nous ; il est vrai qu’en Angleterre les dispositions de l’Acte de navigation pouvaient écarter la concurrence des Hollandais et contre-balancer les effets des différents prix de l’argent. Mais ne pouvons-nous pas y suppléer en partie ? L’inspection du gouvernement sur l’entrée et la sortie des grains, l’attention à baisser ou à augmenter les droits à propos, ne suffiraient-elles pas pour écarter la concurrence des étrangers et pour assurer à nos magasiniers un profit honnête ? Mais je doute même que cela fût nécessaire.

IV. Défendre l’intérêt, comme a fait Moïse, c’est défendre de prêter, parce qu’on ne prêtera pas gratis, surtout lorsqu’on pourra emprunter aux étrangers. C’est donner à ceux-ci et aux violateurs de la loi le monopole de l’usure et par conséquent l’enchérir. Les lois agraires chez les Juifs suppléaient à ce que les lois sur le prêt pouvaient avoir de contraire à la culture des terres.

Le Français qui veut me prêter sur mon billet ne m’oblige pas de lui aliéner mon fonds, mais il m’aliène le sien ; il renonce au droit d’exiger son remboursement, mais je ne renonce pas à le rembourser. Au reste, ni le Français, ni le Hollandais ne sont usuriers ; le prix de l’argent, comme celui de toute autre chose, doit se fixer par le rapport de l’offre à la demande et non par des lois.

V. Je ne sais si 5 p. 100 sont aujourd’hui aussi désavantageux pour nous, vis-à-vis les Anglais et les Hollandais. Il y a dans la différence de l’intérêt de l’argent quelque chose d’absolu et quelque chose de relatif.

VI. Je ne m’étendrai pas sur la matière trop vaste du crédit public, mais je voudrais examiner en elle-même l’utilité du transport des dettes et l’avantage qui en résulte, et les moyens pour le rendre plus avantageux.

VII. Si toutes les sommes payées par les apprentis et aux réceptions[2] étaient employées à rembourser les dettes des communautés et non en fêtes, édifices et procès, le mal, en le laissant subsister quelque temps porterait peut-être avec lui son remède. N’y aurait-il pas moyen d’établir là-dessus un bureau d’administration ? …

VIII. Cette gêne que Child propose[3], imposée au fabricant, n’est pas injuste, mais à quoi peut-elle servir ? À donner des facilités pour vendre à la pièce, mais la déclaration du fabricant ne suffit-elle pas ? S’il est de mauvaise foi n’en sera-t-il pas également puni par son discrédit, qu’il ait marqué sa pièce ou non.

IX. Je doute fort que les règlements soient utiles même pour le premier établissement des manufactures. Des exemples et des prix vaudraient mieux.

X. Sur le gain de l’État lorsque le marchand perd.

XI. Ce n’est pas le défaut de débouchés, mais la trop grande quantité, d’un côté, et l’espèce de honte attachée au commerce, de l’autre, qui en retirent l’argent et augmentent l’intérêt.

XII. Si les Rois l’avaient bien voulu, la noblesse commercerait ; il fallait faire donner des exemples et de grands exemples.

II. — Plan d’un ouvrage sur le commerce, la circulation et l’intérêt de l’argent, la richesse des états.

(1. Plan général. — 2. La propriété. — 3. Le négociant. — 4. La entraves à la liberté ; les taxes.)

[A. L., minute.]

(Plan général.) I. — Principes du commerce. Échange des objets de nos désirs. Principe de leur évaluation dans le rapport de la demande à la quantité.

II. — Évaluation abstraite des différentes denrées qui naît de la précédente, et par laquelle elles se mesurent l’une par l’autre. Que toute denrée est monnaie, et que toute monnaie est denrée.

III. — Des estimations en troupeaux ; des coquilles ; des métaux. Pourquoi ils ont été choisis universellement pour être gages de toutes les autres denrées.

IV. — Que le prix de l’argent varie par rapport aux autres marchandises et par rapport aux autres métaux. Qu’ainsi les marchandises enchérissent quand il y a plus d’argent et réciproquement.

V. — Du change.

VI. — De la vivacité de la circulation.

VII. — Du crédit. En quoi il consiste ; de ses différentes formes. Billets au porteur, lettres de change, contrats de constitution ; usage du papier dans le commerce ; etc. Que le crédit augmente équivalement à la masse des fonds d’un état.

VIII. — Des stipulations. Signes de l’argent, du crédit. De son rapport essentiel au remboursement. Stipulation à temps ; stipulation pour d’autres lieux. Principes du change ; principes de l’intérêt ; mélange des deux principes.

IX. — Langage des stipulations. Valeurs numéraires des monnaies. Effets de l’augmentation et de la diminution, par rapport au roi, par rapport au peuple, par rapport à l’état ; n’influent que sur les stipulations légales, sur les appointements des charges, et non sur le commerce subséquent, car le prix des denrées monte et baisse à proportion. Les appointements des charges ne sont point la raison pour laquelle on les prend, et voilà pourquoi ils n’augmentent pas comme les valeurs numéraires. Des refontes ; leur danger ; leur profit est plus pour l’étranger que pour le roi. Bornes du droit que le roi peut prendre sur les monnaies. De la proportion entre les métaux.

X. — Des différentes espèces de crédit ; crédit sans intérêt et exigible, crédit circulant ou billet au porteur ; celui-ci n’est qu’un déguisement du premier ; c’est parce qu’il est exigible par tous et toujours qu’il est moins souvent exigé. Qu’il a des bornes. S’il peut porter intérêt ? Du système de Law ; erreur de cette opération. Jusqu’à quel point le gouvernement pourrait employer les billets. Quelle serait l’utilité qu’il en retirerait ; qu’il faudrait ne regarder cet expédient que comme un emprunt sans intérêt ; que, par conséquent, il faudrait ne s’en servir que dans les besoins de l’État et retirer tous les ans une partie des billets pour pouvoir faire usage de la même ressource.

XI. — En quoi consiste la richesse d’un état ? Quand un état où il y a plus d’argent est plus riche ? Que la richesse d’un état consiste dans le nombre d’hommes et que le nombre des hommes dépend de l’emploi qu’on leur donne et des aliments qu’on leur fournit. Qu’un état riche en argent vend plus cher, vend moins et est bientôt forcé d’acheter ; qu’ainsi, il y a des bornes à l’enrichissement des États par le commerce. La seule production des matières utiles est une richesse. De la richesse pour l’État, relativement au bonheur des peuples. De la richesse de l’État pour le roi, relativement aux dépenses que le roi fait, ou chez lui, ou chez l’étranger.

Application de ces principes aux richesses des Hollandais et à la pauvreté de l’Espagne. Comparaison de l’or avec la pluie ; torrent, stagnation. Que la quantité d’or a nécessairement causé la chute de l’Espagne, et qu’en rétablissant ses manufactures et son commerce, elle se détruirait encore. Que l’argent est sa denrée ; que ne pouvant l’échanger contre l’argent, il faut qu’elle l’échange contre les denrées. Qu’il est impossible que celui qui a l’or désire plutôt l’or que les agréments que l’or peut lui procurer et que, par conséquent, il ne devienne plus acheteur que vendeur ; si cet effet n’était pas forcé, il faudrait le hâter.

Qu’il faut que l’or s’écoule d’un pays où il n’est pas en équilibre avec les autres nations. En quoi consiste cet équilibre ? Ce que l’Espagne aurait pu et peut faire pour remédier au mal que lui font ses mines ; il aurait fallu faire acheter l’or à ses sujets par des travaux utiles, mais le malheur, c’est que l’or était devenu trop abondant pour être vendu cher, et, peut-être, fallait-il en donnant aux étrangers le commerce de l’Amérique faire d’assez grands efforts pour la garder et la peupler, non comme un coffre-fort, mais comme un champ à cultiver ; il faut discuter toutes ces idées.

De l’équilibre entre les États par rapport à l’argent. Que les pays où l’argent est plus commun et à meilleur marché, sont plus propres à certains commerces peu lucratifs, parce que le commerçant se contentera d’un gain plus modéré. Que tout établissement nouveau, en fait de commerce, rapportant peu, on l’abandonnera par cette raison dans le pays où il y aura moins d’argent.

De la plus grande richesse en argent d’une nation par rapport à la puissance du prince. Puissance de Philippe II.

Multiplication du peuple. Comment la richesse en argent peut y contribuer ? Exemple de la Hollande. Question s’il y a des cas où un prince puisse et doive thésauriser.

XII. — Comparaison de l’agriculture et des manufactures. Nécessité de l’agriculture et des manufactures, facilité avec laquelle celles-ci se détruisent. Raisons de préférence pour l’agriculture.

XIII. Considérations politiques sur le luxe.

2. (La propriété.) — Commercer, c’est échanger, c’est donner ce qu’on a pour recevoir ce qu’on n’a pas. La propriété d’une part, le désir de l’autre, voilà les deux éléments du commerce. À proprement parler, il en faut même compter quatre, parce que dans tout échange, il y a deux termes ; deux choses possédées : deux choses désirées par celui qui ne les possède pas et transmises en conséquence de l’un à l’autre. La propriété de part et d’autre est la base de l’échange ; sans elle, il ne peut y en avoir ; le désir de part et d’autre est le motif de l’échange, et c’est de la comparaison des désirs réciproques que naît l’évaluation ou l’appréciation des choses échangées, car le prix d’une chose, le motif qui engage le possesseur à s’en défaire, ce motif ne peut être qu’un avantage équivalent ; et il ne juge que cet avantage est équivalent que par le désir qu’il peut en avoir. Ainsi, tout ce qui peut être possédé et désiré peut être l’objet d’un échange et entrer dans le commerce ; je dis possédé et désiré, j’aurais pu dire tout ce qui est possédé, car tout ce qui peut être possédé peut être désiré, quoique tout ce qui peut être désiré ne puisse pas être possédé.

Je vais entrer dans quelques détails sur les vraies notions de la possession ou de la propriété que je prendrai dans un sens un peu plus général que les jurisconsultes ; je tâcherai ensuite de développer la manière dont les désirs des hommes, en se balançant réciproquement, ont formé l’évaluation des denrées, et comment on est parvenu à établir une mesure générale de cette évaluation ou, ce qui est la même chose, une monnaie.

Les jurisconsultes définissent le domaine ou la propriété le droit d’user et d’abuser ; mais cette définition me paraît n’avoir été imaginée que pour mettre une différence entre la propriété et l’usufruit. Il fallait, à ce qu’il me semble, pour se former des idées nettes sur cette matière, remonter aux premiers principes de la possession ; examiner les premiers rapports des objets de la nature avec nous, par lesquels ils excitent nos désirs et nos craintes. Ils satisfont à nos besoins ; ils deviennent la source commune où nous puisons tour à tour le plaisir et la douleur. Il fallait montrer comment l’idée de jouissance a fait naître l’idée de possession, comment les objets de nos désirs offerts par la nature à tous les hommes sont sortis de cette communauté générale et ont été attribués à différents particuliers, enfin, chercher dans les différentes limitations qu’on a pu donner à ce droit des particuliers ou, ce qui est la même chose, à la propriété, l’origine des différentes manières de posséder et des différentes conventions que les hommes peuvent faire entre eux par rapport à la possession des choses.

Ce n’est point ici mon objet d’examiner comment les différents objets de la nature servent à nos besoins et à nos plaisirs, quelle est la cause de la liaison qui se trouve entre l’application de ces objets à nos organes et à nos sensations, et comment par cette liaison notre âme sort d’elle-même, cesse d’être isolée au milieu des êtres, connaît l’univers, en jouit, et forme avec d’autres intelligences semblables à elle une société dont les membres, par des sacrifices mutuels, vendent, pour ainsi dire, et achètent le bonheur. Il me suffira de remarquer qu’il y a dans la manière dont les hommes peuvent tourner les objets de la nature à leur usage, des différences fondées sur la nature de ces objets, sur la diversité des organes auxquels ils sont destinés et des besoins qu’ils doivent satisfaire, enfin, sur les progrès même de l’esprit humain dans l’invention des arts, par lesquels ce qui pouvait être regardé comme inutile et indifférent aux premiers hommes, peut rentrer dans la sphère de nos désirs, soit par une connaissance plus approfondie de ses rapports avec nous, comme certains aliments recherchés et presque tous les remèdes de la médecine, soit parce qu’on a appris à l’employer comme moyen ou comme instrument pour se procurer des choses d’une utilité plus immédiate. Quelles que soient ces différences, elles sont toutes comprises sous les deux mots d’user et de jouir ; ces deux mots ne sont pas synonymes, et le mot d’user paraît avoir une acception plus étendue ; le mot de jouir semble borné aux objets agréables, et il n’embrasse un grand nombre d’objets utiles que parce que nos plaisirs sont presque tous fondés sur la satisfaction de nos besoins. Le mot d’user embrasse de plus tous les objets que l’homme n’emploie que comme moyens pour se procurer la satisfaction de ses besoins ou, pour mieux dire, des plaisirs, car, si aux yeux du physicien qui considère l’économie animale et les rapports de nos sens, la conservation de notre corps, nos plaisirs, ne sont que des besoins, il est encore plus vrai qu’aux yeux du métaphysicien, qui examine ce que sont nos sensations en elles-mêmes, le poids, si j’ose ainsi parler, avec lequel elles pressent notre âme, la mécanique de nos désirs, nos besoins, ne sont que des plaisirs. Jouir ou, pour se servir de l’expression la plus générale, user, voilà donc le premier degré du droit que peuvent avoir les hommes sur les objets de leurs désirs , ils tiennent ce droit de la nature et, dans l’origine, il est commun à tous. Les autres droits le supposent et n’en sont que des limitations ; et ces limitations ne s’étendent pas à tous les objets ; il en est qui restent communs à tous les hommes et je dois examiner comment quelques-uns ont cessé de l’être.

Il est des objets auxquels l’usage que nous pouvons en faire n’ôte rien et dont tous les hommes peuvent jouir à la fois sans se nuire les uns aux autres. Il en est aussi qui se détruisent par l’usage, ou qui, sans se détruire, ne peuvent satisfaire à la fois qu’un seul homme, ou du moins qu’un nombre déterminé, tels sont les aliments. Tous les objets de la nature sont renfermés dans ces deux classes et en participent plus ou moins, car depuis le ciel, dont la vue est commune à tous, jusqu’aux aliments qui ne peuvent assouvir que la faim d’un seul, la variété infinie des êtres qui nous environnent remplit presque toutes les nuances intermédiaires entre ces deux extrêmes : il est clair que les choses qui se détruisent par l’usage ou, en général, dont un homme ne peut user sans priver d’autres hommes de leur usage, l’occupation ou le droit du premier occupant et, dans le cas de concurrence, la force, les a tirées de cet état de nature dans lequel elles étaient communes à tous, ou du moins offertes à tous. Il est clair encore que le droit d’occupation a été le seul qui ait pu les en tirer puisque nous les supposons communes. Voilà le premier droit particulier ou la première limitation du droit des autres hommes sur la chose occupée, l’usage ; et dans le cas où cet usage détruit la chose même, ce droit est aussi fort qu’il puisse l’être.

3. (Le gociant.) — Le négociant est un homme qui achète pour revendre et revendre avec profit. Or, il ne règle le prix, ni de l’achat, ni de la vente. L’un et l’autre de ces prix sont réglés par le rapport de l’offre à la demande, dans le lieu où se fait chaque vente ; c’est donc au négociant à s’arranger sur ce prix qui ne dépend pas de lui.

Toutes les opérations du commerce ont pour base la connaissance exacte de la valeur des denrées et de toutes les circonstances qui concourent à fixer cette valeur, puisque c’est sur la différence des prix des denrées, dans les lieux et les temps différents, combinée avec les frais de transport et de garde que le négociant appuie toutes ses spéculations.

Le négociant compare les diverses productions de la nature et des arts dans les différents climats, leur valeur respective, les frais d’exportation et les moyens d’échange.

La connaissance du négociant embrasse l’état actuel des productions de la nature et des arts dans les différents climats.

La science du négociant qui, au premier coup d’œil, paraît bornée à des connaissances de détail, devient cependant par la multitude et l’enchaînement de ces détails, un objet immense.

4. (Les entraves à la liberté du commerce ; les taxes.) — … Les faits sont aisément contredits, pour peu qu’ils soient ou éloignés, ou compliqués, et cette manière de raisonner en général est plus propre à éterniser les disputes qu’à les terminer. Mais, sans insister sur le préjugé qui en résulte, il suffit de considérer que la production des chevaux n’est qu’une branche du commerce, comme la production des bœufs et des moutons, et que les principes qui démontrent qu’aucune branche de commerce ne peut prospérer sans la liberté ne sont pas moins applicables à celui des haras qu’à tout autre.

Les atteintes multipliées qu’on a données à la liberté du commerce, sous prétexte de police, peuvent se réduire à deux classes ; je ne parle pas de celles qui n’ont été établies que dans des vues de finance et pour le profit du fisc. Les unes ont eu pour objet d’assurer la bonne foi du commerce, de maintenir le bas prix des marchandises, de veiller à ce qu’elles fussent de bonne qualité, en un mot de protéger l’acheteur ; les autres ont eu pour but de faire naître certaines branches de commerce ou de les étendre, d’en restreindre d’autres, d’enlever aux étrangers celles dont ils sont en possession pour se les approprier, de favoriser en un mot la production des objets de commerce et de la diriger par rapport à la quantité, à la qualité ou au choix, de la manière qu’on s’est imaginé devoir être le plus utile à l’État.

À la première classe, on doit rapporter la fixation du prix des denrées par l’autorité du magistrat, les règlements pour les différentes manufactures, les apprentissages, examens, réceptions, auxquels sont astreints les maîtres des différentes communautés et l’existence même de ces différentes communautés qu’on a regardées sans doute comme un moyen d’assurer le service public et de mettre tout le commerce, plus sous la main du magistrat.

Il fallait que ceux qui ont imaginé les premiers de taxer les denrées eussent bien peu réfléchi sur la manière dont les intérêts réciproques du vendeur et de l’acheteur se balancent pour fixer le prix de chaque chose. Ces deux intérêts concourent pour les engager à convenir ensemble, car l’un a autant besoin de vendre que l’autre d’acheter ; mais ils se divisent et se combattent sur la fixation du prix, car l’un veut vendre cher et l’autre veut acheter à bon marché.

Voilà donc deux intérêts contraires, dont l’un balance et limite l’autre : le désir de vendre cher cède au besoin de vendre ; le désir d’acheter bon marché cède au besoin d’acheter. Chacun compare en lui-même ces deux intérêts et se détermine en conséquence à offrir plus ou à demander moins, jusqu’à ce que, tous deux étant d’accord, le marché soit conclu.

À ne considérer qu’une seule vente isolée entre deux particuliers, il est bien évident que l’échange serait toujours parfaitement égal et qu’aucun des deux ne pourrait être lésé, puisque les choses échangées ne peuvent avoir d’autre prix que celui qu’y a mis le désir de chacun des deux contractants et qu’eux seuls peuvent juger de ce désir. À la vérité, lorsque plusieurs personnes offrent la même marchandise à vendre et que plusieurs se présentent aussi pour l’acheter, il s’établit un prix commun, parce que l’acheteur, pouvant choisir entre les vendeurs, n’achèterait pas à un prix plus haut de l’un ce que l’autre lui offrirait à un prix plus bas, de même que le vendeur, n’étant pas forcé de vendre à l’un plutôt qu’à l’autre, ne livrera pas au premier sa marchandise à un prix plus bas que celui qu’il peut espérer d’un second. Dans ce cas de concurrence réciproque entre les vendeurs et les acheteurs, le prix est fixé par le débat entre la totalité des vendeurs, d’une part, et la totalité des acheteurs, de l’autre, au lieu de l’être par le débat entre deux personnes seulement ; mais le rapport de l’offre à la demande est toujours l’unique principe de cette fixation. Quand il y a une grande quantité de la marchandise à vendre ou peu d’acheteurs, elle baisse de prix ; quand, au contraire, la denrée est rare ou les acheteurs nombreux, le prix augmente. Il est certainement possible qu’un particulier soit trompé en achetant quelque chose au-dessus du prix courant, s’il a négligé de s’instruire et s’il s’en rapporte aveuglément au premier mot d’un marchand qu’il ne connaît pas, mais il n’est jamais possible que le prix courant soit trop fort, ni trop faible ; il faudrait pour cela que la marchandise considérée en elle-même eût un prix naturel, indépendamment de ce qu’elle est plus ou moins rare, plus ou moins demandée ; or, c’est ce qui n’est, ni ne peut être, puisqu’il n’y a que la comparaison du besoin qu’ont les acheteurs pris collectivement avec l’offre de tous les demandeurs pris aussi collectivement qui en établisse la valeur vénale.

C’est ce qui a fait dire à M. de Montesquieu que le « Prince ou le Magistrat ne peuvent pas plus taxer la valeur des marchandises qu’établir par une ordonnance que le rapport d’un à dix est égal à celui d’un à vingt »[4].

Taxer le prix des denrées pour empêcher les citoyens d’être trompés par un marchand qui abuserait de leur ignorance en leur vendant au-dessus du prix courant, ce serait une puérilité. Ce serait entreprendre de faire faire au gouvernement ce que chacun peut faire et ce que chacun fera beaucoup mieux que lui ; ce serait d’ailleurs entreprendre une chose impossible, car le prix courant de toutes les marchandises varie sans cesse ; il faudrait donc que le magistrat changeât sans cesse son ordonnance et, avant qu’il fut assez instruit pour la changer en connaissance de cause, il aurait déjà pu survenir plusieurs variations.

Taxer le prix des denrées pour régler le prix courant lui-même, c’est-à-dire pour le tenir bas en faveur des acheteurs, c’est d’abord commettre une injustice ; car, pourquoi favoriser plutôt l’acheteur que le vendeur ? Ne contractent-ils pas tous, avec la même liberté, avec la même propriété, l’un de sa marchandise, l’autre de son argent : ne sont-ils pas égaux aux yeux de la loi et du magistrat ? C’est de plus commettre une injustice imprudente, car si la politique pouvait ici faire pencher la balance inégalement, ce devrait être plutôt du côté du vendeur. En dernière analyse, le vendeur et l’acheteur se confondent avec celui qui produit et celui qui consomme ; or, il est assez évident que c’est le travail du producteur qui fournit à tous les besoins de la société, et que ce travail n’a pour but que le profit de la vente. C’est attaquer le principe fondamental de toute société, en donnant atteinte au droit de propriété, dont la jouissance pleine et entière est le but de toute législation, le motif qui a engagé les hommes à quitter l’état de sauvages pour se rassembler en sociétés et se soumettre à des lois. Enfin, c’est aller directement contre le but qu’on se propose qui est de procurer au peuple sa subsistance au plus bas prix possible.

Ce but s’atteindrait tout naturellement par la concurrence, que la liberté amènera toujours. Le débit et la consommation appellent de toutes parts les vendeurs et ceux-ci baissent le prix à l’envi les uns des autres pour déterminer les acheteurs à leur donner la préférence. Ils ne peuvent pas cependant baisser jusqu’à renoncer à tout profit puisqu’ils vivent de leur trafic ; il faut qu’ils gagnent leur subsistance, leur déboursés et l’intérêt des avances qu’exige leur commerce. Lorsque la concurrence a réduit le profit des vendeurs à ce point, les denrées sont au plus bas prix qu’il soit possible ; si elles baissaient davantage, le vendeur vendrait à perte et, par conséquent, il cesserait de vendre et le producteur de produire. Que fera le magistrat ? Tentera-t-il de régler le prix courant au-dessous de ce prix qu’on peut appeler le prix fondamental. Malheur à lui s’il y pouvait réussir ! Bientôt le commerce cesserait : au lieu de la cherté qu’il veut éviter, il aurait la disette. Bientôt, il serait obligé de hausser les prix pour rappeler les marchands qui, à leur tour, lui feraient la loi, parce que la crainte de s’exposer aux caprices de cette police inquiète, écartant tous ceux qui peuvent chercher d’autres débouchés, diminuerait la concurrence et, réduisant les marchands à un plus petit nombre, leur donnerait la facilité de se liguer. Il cherchera sans doute à fixer le prix courant à un taux équitable par lequel ni le consommateur, ni le vendeur, ne soient lésés, c’est-à-dire à faire ce que la concurrence ferait bien plus sûrement sans lui.

Mais de quel moyen se servira-t-il pour connaître ce taux équitable ? Chaque marchand le sait très bien, car il sait ce que sa marchandise lui coûte et, par conséquent, il sait à quel point il peut baisser le prix sans entamer le profit nécessaire à sa subsistance et au soutien de son commerce ; et c’est parce que chaque marchand fait, en particulier, ce calcul que la concurrence produit si sûrement l’effet de baisser le prix et de limiter les gains, autant qu’ils peuvent l’être, sans nuire à la production. Mais le magistrat ignore parfaitement cette valeur fondamentale de chaque chose. Pour la savoir, il faudrait qu’il sût tous les métiers, qu’il connût la valeur de chaque marchandise dans chaque lieu d’où on la tire.

Il ne peut suppléer à son ignorance qu’en consultant quelques personnes du métier, intéressées à le tromper, et qui le peuvent bien plus aisément qu’elles ne pourraient tromper l’intérêt de leurs concurrents. Si, pour vérifier leurs rapports, il fait faire sous ses yeux des expériences, quelque attention qu’il y donne, il sera encore trompé, parce qu’il est encore obligé, pour faire ces expériences, de s’adresser à ces mêmes gens du métier et parce que ces gens-là qui sont payés de leurs soins et qui n’ont rien à perdre, ni à gagner, dans l’épargne des frais, y mettent toujours moins d’économie que lorsqu’ils travaillent pour leur propre compte. L’expérience, même faite avec bonne foi, donne donc toujours un prix fondamental un peu plus haut que le véritable et, par conséquent, tous les soins que le magistrat se donne pour faire une taxe équitable le conduiront toujours à fixer un prix plus fort que celui auquel la denrée aurait été réduite par la seule concurrence libre.

Dans presque toutes les villes du Royaume, le magistrat taxe le prix du pain d’après des tarifs qui portent ce que doit valoir le pain à raison des différents prix entre lesquels la mesure de blé peut varier. Ces tarifs ne se ressemblent aucunement dans les différentes villes et quelquefois la différence est très grande, en sorte que, le prix du blé étant égal, on paye le pain plus cher dans un lieu que dans un autre. Or, il est évident que cette inégalité est toujours au préjudice du consommateur dans le lieu où le pain est le plus cher ; il est certain que dans celui où il est le plus bas, il l’est au-dessus du prix fondamental, sans quoi la taxe ne pourrait subsister. On a fait depuis peu des expériences pour établir le rapport du prix du pain au prix du blé. D’après les résultats qui en ont été publiés, le prix du pain serait partout beaucoup trop cher. On n’est cependant pas encore d’accord sur ce point de police. La concurrence aurait bientôt fixé les idées, si, d’un côté, on cessait de taxer le pain, et que, de l’autre, on supprimât le monopole des communautés de boulangers en permettant à qui voudrait de vendre du pain.

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[1] Cette traduction est celle qui a été publiée sous le titre : Traité sur le commerce et les avantages qui résultent de la réduction de l’intérêt de l’argent, par Josias Child, chevalier baronnet, avec un petit traité contre l’usure par le chevalier Thomas Culpeper, traduits de l’anglais. Amsterdam et Berlin, 1754.

Elle est due à Vincent de Gournay et à Butel-Dumont. Elle devait être accompagnée de notes étendues dont Gournay, à l’automne de 1752, avait déjà rédigé la majeure partie, mais dont le contrôleur général Machault ne permit pas la publication. (Voir Schelle, Vincent de Gournay). D’après la Correspondance littéraire, la traduction aurait été faite pour préparer les esprits à une réduction du taux de l’intérêt, autrement dit à une conversion des effets publics.

[2] Dans les corporations d’arts et métiers.

[3] Child demandait la liberté de l’industrie, sauf pour quelques genres d’étoffes dont le Roi et le Parlement jugeraient à propos d’établir des magasins publics et auxquels « on voudrait faire l’honneur d’accorder un sceau public sur la foi duquel elles pourraient être achetées comme si c’était sur la foi publique et la garantie de l’Angleterre ». Il voulait aussi que les fabricants missent leur marque sur les pièces et y attachassent leur plomb, qui indiquerait la largeur et la longueur (Traité, p. 308, 310).

[4] Esprit des Lois, l. 22, c. 7.

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