Œuvres de Turgot – 041 – Fondation (article de l’Encyclopédie)

41. — FONDATION

Article de l’Encyclopédie.

[Encyclopédie, tome VII. — D. P., III, 235.]

(Définition. — Vices des fondations. — Laissez-faire.)

FONDATION, s. f. (Politique et Droit naturel). Les mots fonder, fondement, FONDATION, s’appliquent à tout établissement durable et permanent, par une métaphore bien naturelle, puisque le nom même d’établissement est appuyé précisément sur la même métaphore.

Dans ce sens, on dit : la fondation d’un empire, d’une république. Mais nous ne parlerons point, dans cet article, de ces grands objets : ce que nous pourrions en dire tient aux principes primitifs du droit politique, à la première institution des gouvernements parmi les hommes.

On dit aussi : fonder une secte. Enfin on dit : fonder une académie, un collège, un hôpital, un couvent, des messes, des prix à distribuer, des jeux publics, etc. Fonder dans ce sens, c’est assigner un fonds ou une somme d’argent pour être employée à perpétuité à remplir l’objet que le fondateur s’est proposé, soit que cet objet regarde le culte divin ou l’utilité publique, soit qu’il se borne à satisfaire la vanité du fondateur, motif souvent l’unique véritable, lors même que les deux autres lui servent de voile.

Les formalités nécessaires pour transporter, à des personnes chargées de remplir les intentions du fondateur, la propriété ou l’usage des fonds que celui-ci y a destinés ; les précautions à prendre pour assurer l’exécution perpétuelle de l’engagement contracté par ces personnes ; les dédommagements dus à ceux que ce transport de propriété peut intéresser, comme par exemple au suzerain privé pour jamais des droits qu’il percevait à chaque mutation de propriétaire sur le fonds donné ; les bornes que la politique a sagement voulu mettre à l’excessive multiplication de ces libéralités indiscrètes ; enfin différentes circonstances essentielles ou accessoires aux fondations, ont donné lieu à différentes lois, dont le détail n’appartient point à cet article, et sur lesquelles nous renvoyons aux articles FONDATION (jurisprudence), MAINMORTE, AMORTISSEMENT, etc.

Notre but n’est, dans celui-ci, que d’examiner l’utilité des fondations en général par rapport au bien public, ou plutôt d’en montrer les inconvénients : puissent les considérations suivantes concourir, avec l’esprit philosophique du siècle, à dégoûter des fondations nouvelles et à détruire un reste de respect superstitieux pour les anciennes !

1° Un fondateur est un homme qui veut éterniser l’effet de ses volontés : or, quand on lui supposerait toujours les intentions les plus pures, combien n’a-t-on pas de raisons de se défier de ses lumières ? Combien n’est-il pas aisé de faire le mal en voulant faire le bien ? Prévoir avec certitude si un établissement produira l’effet qu’on s’en est promis, et n’en aura pas un tout contraire ; démêler à travers l’illusion d’un bien prochain et apparent, les maux réels qu’un long enchaînement de causes ignorées amènera à sa suite ; connaître les véritables plaies de la société, remonter à leurs causes ; distinguer les remèdes des palliatifs ; se défendre enfin des prestiges de la séduction ; porter un regard sévère et tranquille sur un projet, au milieu de cette atmosphère de gloire dont les éloges d’un public aveugle et notre propre enthousiasme nous le montrent environné : ce serait l’effort du plus profond génie, et peut-être les sciences politiques ne sont-elles pas encore assez avancés de nos jours pour y réussir. Souvent on présente à quelques particuliers des secours contre un mal dont la cause est générale, et quelquefois le remède même qu’on voudrait opposer à l’effet augmente l’influence de la cause. Nous avons un exemple frappant de cette espèce de maladresse, dans quelques maisons destinées à servir d’asile aux femmes repenties. Il faut faire preuve de débauche pour y entrer. Je sais bien que cette précaution a dû être imaginée pour empêcher que la fondation ne soit détournée à d’autres objets ; mais cela seul ne prouve-t-il pas que ce n’était point par de pareils établissements, étrangers aux véritables causes du libertinage, qu’il fallait le combattre ? Ce que j’ai dit du libertinage est vrai de la pauvreté. Le pauvre a des droits incontestables sur l’abondance du riche ; l’humanité, la religion, nous font également un devoir de soulager nos semblables dans le malheur : c’est pour accomplir ces devoirs indispensables que tant d’établissements de charité ont été élevés dans le monde chrétien pour soulager des besoins de toute espèce ; que des pauvres sans nombre sont rassemblés dans des hôpitaux, nourris à la porte des couvents par des distributions journalières. Qu’est-il arrivé ? C’est que, précisément dans les pays où ces ressources gratuites sont les plus abondantes, comme en Espagne et dans quelques parties de l’Italie, la misère est plus commune et plus générale qu’ailleurs. La raison en est bien simple, et mille voyageurs l’ont remarquée. Faire vivre gratuitement un grand nombre d’hommes, c’est soudoyer l’oisiveté et tous les désordres qui en sont la suite ; c’est rendre la condition du fainéant préférable à celle de l’homme qui travaille ; c’est, par conséquent, diminuer pour l’État la somme du travail et des productions de la terre, dont une partie devient nécessairement inculte ; de là, les disettes fréquentes, l’augmentation de la misère, et la dépopulation qui en est la suite : la race des citoyens industrieux est remplacée par une populace vile, composée de mendiants vagabonds et livrés à toutes sortes de crimes. Pour sentir l’abus de ces aumônes mal dirigées, qu’on suppose un État si bien administré, qu’il ne s’y trouve aucun pauvre (chose possible sans doute pour un État qui a des colonies à peupler), l’établissement d’un secours gratuit pour un certain nombre d’hommes y créerait tout aussitôt des pauvres, c’est-à-dire donnerait à autant d’hommes un intérêt de le devenir, en abandonnant leurs occupations ; d’où résulterait un vide dans le travail et la richesse de l’État, une augmentation du poids des charges publiques sur la tête de l’homme industrieux, et tous les désordres que nous remarquons dans la constitution présente des sociétés. C’est ainsi que les vertus les plus pures peuvent tromper ceux qui se livrent sans précaution à tout ce qu’elles leur inspirent. Mais, si des desseins pieux et respectables démentent les espérances qu’on en avait conçues, que faudra-t-il penser de ces fondations qui n’ont eu de motif et d’objet véritable que la satisfaction d’une vanité frivole, et qui sont sans doute les plus nombreuses ? Je ne craindrai point de dire que, si l’on comparait les avantages et les inconvénients de toutes les fondations qui existent aujourd’hui en Europe, il n’y en aurait peut-être pas une qui soutînt l’examen d’une politique éclairée.

2° Mais, de quelque utilité que puisse être une fondation, elle porte dans elle-même un vice irrémédiable et qu’elle tient de sa nature, l’impossibilité d’en maintenir l’exécution. Les fondateurs s’abusent bien grossièrement, s’ils s’imaginent que leur zèle se communiquera de siècle en siècle aux personnes chargées d’en perpétuer les effets. Quand elles en auraient été animées quelque temps, il n’est point de corps qui n’ait à la longue perdu l’esprit de sa première origine. Il n’est point de sentiment qui ne s’amortisse par l’habitude même et la familiarité avec les objets qui l’excitent. Quels mouvements confus d’horreur, de tristesse, d’attendrissement sur l’humanité, de pitié pour les malheureux qui souffrent, n’éprouvent pas un homme qui entre pour la première fois dans une salle d’hôpital ! Eh bien, qu’il ouvre les yeux et qu’il voie dans ce lieu même, au milieu de toutes les misères humaines rassemblées, les ministres destinés à les secourir se promènent d’un air inattentif et distrait ; ils vont, machinalement et sans intérêt, distribuer, de malade, en malade, des aliments et des remèdes prescrits quelquefois avec une négligence meurtrière ; leur âme se prête à des conversations indifférentes et peut-être aux idées les plus gaies et les plus folles ; la vanité, l’envie, la haine, toutes les passions règnent là comme ailleurs, s’occupent de leur objet, le poursuivent, et les gémissements, les cris aigus de la douleur, ne les détournent pas davantage que le murmure d’un ruisseau n’interromprait une conversation animée. On a peine à le concevoir, mais on a vu le même lit être à la fois le lit de la mort et le lit de la débauche. Tels sont les effets de l’habitude par rapport aux objets les plus capables d’émouvoir le cœur humain. Voilà pourquoi aucun enthousiasme ne se soutient. Et comment, sans enthousiasme, les ministres de la fondation la rempliront-ils toujours avec exactitude ? Quel intérêt balancera en eux la paresse, ce poids attaché à la nature humaine, qui tend sans cesse à nous retenir dans l’inaction ? Les précautions mêmes que le fondateur a prises pour leur assurer un revenu constant les dispensent de le mériter. Fondera-t-il des surveillants, des inspecteurs, pour faire exécuter les conditions de la fondation ? Il en sera de ces inspecteurs comme de tous ceux qu’on établit pour quelque règle que ce soit. Si l’obstacle qui s’oppose à l’exécution de la règle vient de la paresse, la même paresse les empêchera d’y veiller ; si c’est intérêt pécuniaire, ils pourront aisément en partager le profit. Les surveillants eux-mêmes auraient donc besoin d’être surveillés ; et où s’arrêterait cette progression ridicule ? Il est vrai qu’on a obligé les chanoines à être assidus aux offices, en réduisant presque tous leurs revenus à des distributions manuelles ; mais ce moyen ne peut obliger qu’à une assistance purement corporelle, et de quelle utilité peut-il être pour les autres objets bien plus importants des fondations ? Aussi, presque toutes les fondations anciennes ont-elles dégénéré de leur institution primitive : alors le même esprit qui avait fait naître les premières en a fait établir de nouvelles sur le même plan ou sur un plan différent ; lesquelles, après avoir dégénéré à leur tour, sont aussi remplacées de la même manière. Les mesures sont ordinairement si bien prises par les fondateurs pour mettre leurs établissements à l’abri des innovations extérieures, qu’on trouve ordinairement plus aisé, et sans doute aussi plus honorable, de fonder de nouveaux établissements que de réformer les anciens ; mais, par ces doubles et triples emplois, le nombre des bouches inutiles dans la société, et la somme des fonds retirés de la circulation générale, s’augmentent continuellement[1].

Certaines fondations cessent encore d’être exécutées par une raison différente, et par le seul laps du temps : ce sont les fondations faites en argent et en rentes. On sait que toute espèce de rente a perdu à la longue presque toute sa valeur par deux principes : le premier est l’augmentation graduelle et successive de la valeur numéraire du marc d’argent, qui fait que celui qui recevait dans l’origine une livre valant douze onces d’argent, ne reçoit plus aujourd’hui, en raison du même titre, qu’une de nos livres, qui ne vaut pas la soixante-treizième partie de ces douze onces. Le second principe est l’accroissement de la masse d’argent, qui fait qu’on ne peut aujourd’hui se procurer qu’avec trois onces d’argent ce qu’on avait pour une seule avant que l’Amérique fût découverte. Il n’y aurait pas grand inconvénient à cela, si ces fondations étaient entièrement anéanties ; mais le corps de la fondation n’en subsiste pas moins, seulement les conditions n’en sont plus remplies. Par exemple, si les revenus d’un hôpital souffrent cette diminution, on supprimera les lits des malades, et l’on se contentera de pourvoir à l’entretien des chapelains.

3° Je veux supposer qu’une fondation ait eu dans son origine une utilité incontestable ; qu’on ait pris des précautions suffisantes pour empêcher que la paresse et la négligence ne la fassent dégénérer ; que la nature des fonds la mette à l’abri des révolutions du temps sur les richesses publiques : l’immunité que les fondateurs ont cherché à lui donner est encore un inconvénient considérable, parce que le temps amène de nouvelles révolutions qui font disparaître l’utilité dont elle pouvait être dans son origine, et qui peuvent même la rendre nuisible. La société n’a pas toujours les mêmes besoins : la nature et la distribution des propriétés, la division entre les différents ordres du peuple, les opinions, les mœurs, les occupations générales de la nation ou de ses différentes portions, le climat même, les maladies et les autres accidents de la vie humaine, éprouvent une variation continuelle ; de nouveaux besoins naissent, d’autres cessent de se faire sentir ; la proportion de ceux qui demeurent change de jour en jour dans la société, et avec eux disparaît ou diminue l’utilité des fondations destinées à y subvenir. Les guerres de Palestine ont donné lieu à des fondations sans nombre, dont l’utilité a cessé avec ces guerres. Sans parler des ordres de religieux militaires, l’Europe est encore couverte de maladreries, quoique depuis longtemps on n’y connaisse plus la lèpre. La plupart de ces établissements survivent longtemps à leur utilité : premièrement, parce qu’il y a toujours des hommes qui en profitent et qui sont intéressés à les maintenir ; secondement, parce que, lors même qu’on est bien convaincu de leur inutilité, on est très longtemps à prendre le parti de les détruire, à se décider, soit sur les mesures et les formalités nécessaires pour abattre ces grands édifices affermis depuis tant de siècles, et qui souvent tiennent à d’autres bâtiments qu’on craint d’ébranler, soit sur l’usage ou le partage qu’on fera de leurs débris ; troisièmement, parce qu’on est très longtemps à se convaincre de leur inutilité, en sorte qu’ils ont quelquefois le temps de devenir nuisibles avant qu’on ait soupçonné qu’ils sont inutiles.

Il y a tout à présumer qu’une fondation, quelque utile qu’elle paraisse, deviendra un jour au moins inutile, peut-être nuisible, et le sera longtemps : n’en est-ce pas assez pour arrêter tout fondateur qui se propose un autre but que celui de satisfaire sa vanité ?

4° Je n’ai rien dit encore du luxe des édifices et du faste qui environne les grandes fondations : ce serait quelquefois évaluer bien favorablement leur utilité, que de l’estimer la centième partie de la dépense.

5° Malheur à moi si mon objet pouvait être, en présentant ces considérations, de concentrer l’homme dans son seul intérêt de le rendre insensible à la peine ou au bien-être de ses semblables ; d’éteindre en lui l’esprit de citoyen, et de substituer une prudence oisive et basse à la noble passion d’être utile aux hommes ! Je veux que l’humanité, que la passion du bien public procure aux hommes les mêmes biens que la vanité des fondateurs, mais plus sûrement, plus complètement, à moins de frais, et sans le mélange des inconvénients dont je me suis plaint. Parmi les différents besoins de la société qu’on voudrait remplir par la voie des établissements durables ou des fondations, distinguons-en deux sortes : les uns appartiennent à la société entière, et ne seront que le résultat des intérêts de chacune de ses parties : tels sont les besoins généraux de l’humanité, la nourriture pour tous les hommes, les bonnes mœurs et l’éducation des enfants, pour toutes les familles ; et cet intérêt est plus ou moins pressant pour les différents besoins, car un homme sent plus vivement le besoin de la nourriture que l’intérêt qu’il a de donner à ses enfants une bonne éducation. Il ne faut pas beaucoup de réflexion pour se convaincre que cette première espèce de besoins de la société n’est point de nature à être remplie par des fondations, ni par aucun autre moyen gratuit ; et qu’à cet égard le bien général doit être le résultat des efforts de chaque particulier pour son propre intérêt. Tout homme sain doit se procurer sa subsistance par son travail, parce que s’il était nourri sans travailler, il le serait aux dépens de ceux qui travaillent. Ce que l’État doit à chacun de ses membres, c’est la destruction des obstacles qui les gêneraient dans leur industrie, ou qui les troubleraient dans la jouissance des produits qui en sont la récompense. Si ces obstacles subsistent, les bienfaits particuliers ne diminueront point la pauvreté générale, parce que la cause restera tout entière.

De même, toutes les familles doivent l’éducation aux enfants qui naissent : elles y sont toutes intéressées immédiatement, et ce n’est que des efforts de chacune en particulier que peut naître la perfection générale de l’éducation. Si vous vous amusez à fonder des maîtres et des bourses dans des collèges, l’utilité ne s’en fera sentir qu’à un petit nombre d’hommes favorisés au hasard, et qui peut-être n’auront point les talents nécessaires pour en profiter : ce ne sera pour toute la nation qu’une goutte d’eau répandue sur une vaste mer, et vous aurez fait à très grand frais de très petites choses. Et puis, faut-il accoutumer les hommes à tout demander, à tout recevoir, à ne rien devoir à eux-mêmes ? Cette espèce de mendicité qui s’étend dans toutes les conditions dégrade un peuple, et substitue à toutes les passions hautes un caractère de bassesse et d’intrigue. Les hommes sont-ils puissamment intéressés au bien que vous voulez leur procurer, laissez-les faire : voilà le grand, l’unique principe. Vous paraissent-ils s’y porter avec moins d’ardeur que vous ne désireriez, augmentez leur intérêt. Vous voulez perfectionner l’éducation : proposez des prix à l’émulation des pères et des enfants ; mais que ces prix soient offerts à quiconque peut les mériter, du moins dans chaque ordre de citoyens ; que les emplois et les places en tout genre deviennent la récompense du mérite et la perspective assurée du travail, et vous verrez l’émulation s’allumer à la fois dans le sein de toutes les familles ; bientôt votre nation s’élèvera au-dessus d’elle-même ; vous aurez éclairé son esprit, vous lui aurez donné des mœurs, vous aurez fait de grandes choses, et il ne vous en aura pas tant coûté que pour fonder un collège.

L’autre classe de besoins publics auxquels on a voulu subvenir par des fondations, comprend ceux qu’on peut regarder comme accidentels, qui, bornés à certains lieux et à certains temps, entrent moins dans le système de l’administration générale, et peuvent demander des secours particuliers. Il s’agira de remédier aux maux d’une disette, d’une épidémie, de pourvoir à l’entretien de quelques vieillards, de quelques orphelins, à la conservation des enfants exposés ; de faire ou d’entretenir des travaux utiles à la commodité ou à la salubrité d’une ville ; de perfectionner l’agriculture ou quelques arts languissants dans un canton ; de récompenser des services rendus par un citoyen à la ville dont il est membre, d’y attirer des hommes célèbres par leurs talents, etc. Or, il s’en faut beaucoup que la voie des établissements publics et des fondations soit la meilleure pour procurer aux hommes tous ces biens dans la plus grande étendue possible. L’emploi libre des revenus d’une communauté, ou la contribution de tous ses membres dans le cas où le besoin serait pressant et général ; une association libre et des souscriptions volontaires de quelques citoyens généreux, dans le cas où l’intérêt serait moins prochain et moins universellement senti : voilà de quoi remplir parfaitement toutes sortes de vues vraiment utiles ; et cette méthode aura sur celle des fondations cet avantage inestimable, qu’elle n’est sujette à aucun abus important. Comme la contribution de chacun est entièrement volontaire, il est impossible que les fonds soient détournés de leur destination. S’ils l’étaient, la source en tarirait aussitôt ; il n’y a point d’argent perdu en frais inutiles, en luxe et en bâtiments. C’est une société du même genre que celles qui se font dans le commerce, avec cette différence qu’elle n’a pour objet que le bien public ; et, comme les fonds ne sont employés que sous les yeux des actionnaires, ils sont à portée de veiller à ce qu’ils le soient de la manière la plus avantageuse. Les ressources ne sont point éternelles pour des besoins passagers : le secours n’est jamais appliqué qu’à la partie de la société qui souffre, à la branche de commerce qui languit. Le besoin cesse-t-il, la libéralité cesse, et son cours se tourne vers d’autres besoins. Il n’y a jamais de doubles ni de triples emplois, parce que l’utilité actuelle reconnue est toujours ce qui détermine la générosité des bienfaiteurs publics. Enfin, cette méthode ne retire aucun fonds de la circulation générale ; les terres ne sont point irrévocablement possédées par des mains paresseuses, et leurs productions, sous la main d’un propriétaire actif, n’ont de borne que celle de leur propre fécondité. Qu’on ne dise point que ce sont là des idées chimériques : l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande sont remplies de pareilles sociétés, et en ressentent, depuis plusieurs années, les heureux effets. Ce qui a lieu en Angleterre peut avoir lieu en France ; et quoi qu’on en dise, les Anglais n’ont pas le droit exclusif d’être citoyens. Nous avons même déjà dans quelques provinces des exemples de ces associations qui en prouvent la possibilité. Je citerai en particulier la ville de Bayeux, dont les habitants se sont cotisés librement pour bannir entièrement de leur ville la mendicité, et y ont réussi en fournissant du travail à tous les mendiants valides, et des aumônes à ceux qui ne le sont pas. Ce bel exemple mérite d’être proposé à l’émulation de toutes nos villes : rien ne sera si aisé, quand on le voudra bien, que de tourner vers des objets d’une utilité générale et certaine l’émulation et le goût d’une nation aussi sensible à l’honneur que la nôtre, et aussi facile à se plier à toutes les impressions que le gouvernement voudra et saura lui donner.

6° Ces réflexions doivent faire applaudir aux sages restrictions que le Roi a mises, par son édit de 1749, à la liberté de faire des fondations nouvelles. Ajoutons qu’elles ne doivent laisser aucun doute sur le droit incontestable qu’ont le gouvernement d’abord dans l’ordre civil, puis le gouvernement et l’église dans l’ordre de la religion, de disposer des fondations anciennes, d’en diriger les fonds à de nouveaux objets, ou mieux encore de les supprimer tout à fait. L’utilité publique est la loi suprême, et ne doit être balancée ni par un respect superstitieux pour ce qu’on appelle l’intention des fondateurs, comme si des particuliers ignorants et bornés avaient eu droit d’enchaîner à leurs volontés capricieuses les générations qui n’étaient point encore ; ni par la crainte de blesser les droits prétendus de certains corps, comme si les corps particuliers avaient quelques droits vis-à-vis de l’État. Les citoyens ont des droits, et des droits sacrés pour le corps même de la société ; ils existent indépendamment d’elle ; ils en sont les éléments nécessaires, et ils n’y entrent que pour se mettre, avec tous leurs droits, sous la protection de ces mêmes lois qui assurent leurs propriétés et leur liberté. Mais les corps particuliers n’existent point par eux-mêmes, ni pour eux ; ils ont été formés pour la société, et ils doivent cesser d’exister au moment qu’ils cessent d’être utiles.

Concluons qu’aucun ouvrage des hommes n’est fait pour l’immortalité ; et puisque les fondations, toujours multipliées par la vanité, absorberaient à la longue tous les fonds et toutes les propriétés particulières, il faut bien qu’on puisse à la fin les détruire. Si tous les hommes qui ont vécu avaient eu un tombeau, il aurait bien fallu, pour trouver des terres à cultiver, renverser ces monuments stériles et remuer les cendres des morts pour nourrir les vivants.


Lettre de Diderot à M. Turgot de Brucourt, Maître des Requêtes.

[A. L., original.]

21 janvier 1759.

Monsieur, je vous suis infiniment obligé de l’intérêt que vous avez bien voulu prendre à l’affaire de mon parent. Si vous la finissez, il vous devra son état. Les syndics feront jeudi leurs rapports à M. de Malesherbes. Ils y seront sur les cinq heures du soir. Si vous pouviez vous y trouver sur les sept heures et dire un mot, ce serait fini. J’ose vous demander cette démarche.

Autre chose : Jamais l’Encyclopédie n’a eu un plus grand besoin de secours, elle renaît ; le succès de sa continuation dépendra de celui du volume que je vais publier. Voyez ce que vous pouvez faire pour moi. Si vous vous sentez le courage de travailler quelques articles, marquez-le moi par un mot de réponse que mon parent me rapportera.

Choisissez les articles qui vous conviendront. Vous pouvez être sûr que je vous garderai le secret le plus inviolable et que vous ne serez point exposé à l’inconvénient qui pouvait vous arrêter. Quelques articles, en grâce, Monsieur, quelques articles !

Je suis avec respect…

DIDEROT.

Humidité.                              Impôt.

Idée.                                       Immatérialisme.

Idéalisme.                              Inspecteur.

Intérêt de l’argent.                        Intendant de province[2], etc…

_________________

[1] Voir à ce sujet : Thiers, bachelier en théologie et curé de Champrond, L’avocat des pauvres, Paris, 1676, in-12, avec approbation de docteurs en théologie.

[2] Les mots Impôt et Intendant de province ont été fortement biffés par Turgot sur la lettre même de Diderot. Le 8e volume de l’Encyclopédie ne parut d’ailleurs qu’en 1765.

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