Oeuvres de Turgot – 071 – Droit de franc-fief

71. — DROIT DE FRANC-FIEF[1].

Réclamation des Fermiers généraux contre des ordonnances de Turgot.

Lettre à l’intendant des finances de Courteille.

[A. H. V., C., 279.]

J’ai reçu la lettre, en date du 22 de ce mois, par laquelle vous avez la bonté de me faire part du Mémoire que les Fermiers généraux ont présenté à l’occasion de quelques ordonnances que j’ai rendues et par lesquelles j’ai liquidé les droits de franc-fief, sans condamner au payement des nouveaux sols pour livre établis par les Déclarations des 3 février 1760 et 21 novembre 1763, lorsque ces droits étaient échus antérieurement à l’époque de la création de ces nouveaux sols pour livre.

Les Fermiers généraux soutiennent que cette augmentation doit être perçue, sans distinction d’époque, sur tous les droits de franc-fief qui sont payés depuis l’enregistrement de ces Déclarations, et ils se fondent sur la décision du Conseil du 2 avril 1760 et sur l’Arrêt du 9 mars 1723 rendu à l’occasion des anciens quatre sols pour livre.

Vous ajoutez qu’en sentant le principe d’équité qui s’oppose à la prétention des fermiers, vous trouvez deux difficultés à suivre l’époque du droit plutôt que celle du payement :

La première, en ce que les Déclarations qui ordonnent la perception de ces nouveaux sols pour livre comprennent dans le même article les droits de contrôle et d’insinuation[2], de centième denier[3]d’amortissement[4] et de franc-fief, de sorte qu’il paraît naturel d’appliquer à ces derniers les décisions des 2 avril 1760 et 17 avril 1764 qui assujettissent aux nouveaux sols pour livre les droits de contrôle et de centième denier, non acquittés au jour de l’établissement de la perception :

La seconde, en ce que ces deux sols pour livre qui ne doivent avoir lieu que jusqu’au dernier septembre 1770 se trouvaient exigibles bien au delà de ce terme, puisque malgré la cessation de cette augmentation les fermiers seraient en droit de l’exiger sur tous les droits de franc-fief ouverts pendant sa durée.

Vous me priez enfin, M., de vous faire part de mes réflexions sur cette question.

J’aurai d’abord l’honneur de vous observer que ce n’est pas uniquement par un motif d’équité que je me suis déterminé à rendre les ordonnances dont se plaignent les Fermiers généraux : j’ai cru y être conduit par des principes tirés de la nature même du droit de franc-fief. Le principe d’équité mènerait peut-être plus loin et peut-être irait-il jusqu’à ébranler les principes qui ont fait rendre l’Arrêt du Conseil du 9 mars 1763. Mais, la jurisprudence étant fixée par cet arrêt sur la matière du contrôle et de l’insinuation, il n’est pas douteux qu’on ne doive s’y conformer. La question roule uniquement sur les droits de franc-fief et d’amortissement, et cette question me paraît entière…

Le contrôle et l’insinuation n’ont pas été dans l’origine établis à titre d’impôt, mais à titre de formalité utile. Les droits sont le prix de la formalité et doivent, par conséquent, être payés au moment où la formalité est remplie, d’après le prix fixé à cette époque, et, non d’après le prix fixé à l’époque de la passation de l’acte. Le contrôle n’est point une partie de l’acte, mais une formalité dont il est revêtu avant qu’on puisse s’en servir ; cette formalité a une date particulière et distinguée de celle de l’acte. L’époque de la passation de l’acte est donc étrangère au payement du droit et ne doit pas servir de règle pour en fixer la quotité.

Il faut avouer que les droits de contrôle et d’insinuation n’ont guère de proportion avec le prix naturel de cette formalité. Il n’y a personne qui ne sache que ces droits sont devenus un véritable impôt dont la formalité n’est que le prétexte, et que cette formalité étant dans presque tous les cas une suite forcée de l’acte, le prétendu prix n’est pas autre chose, dans la réalité, qu’un droit mis sur l’acte même. Je n’aurais pas été surpris que, lorsqu’il s’agissait de rendre l’Arrêt de 1723, on eut été frappé de cette considération. On se fut, en ce cas, décidé par le fait en regardant ces droits uniquement comme un impôt dont le payement ne devait pas être exigé pour les actes passés avant son établissement. Bien des motifs d’équité pouvaient engager à prendre ce parti : on ne l’a pas fait et on s’est déterminé par la rigueur du principe de droit ; tout est dit à cet égard.

Mais il est évident que ce principe de droit n’a nulle application au payement des droits de franc-fief et d’amortissement ; ceux-ci sont dûs à raison de l’acquisition faite par la main-morte et de la possession du fief non affranchi ; ils ne peuvent avoir d’autre date. Exiger les quatre sols pour livre des droits de cette espèce échus avant l’établissement de cette augmentation, c’est donner à la loi un effet rétroactif qu’elle ne peut avoir ; c’est précisément comme si le Roi établissait aujourd’hui pour la première fois le droit d’amortissement et qu’on voulut faire payer ce droit pour des acquisitions faites avant cette loi nouvelle.

Je crois, M., vous avoir suffisamment développé le principe qui a déterminé mes ordonnances et qui n’est point, comme vous le voyez, un simple motif d’équité. Cette discussion répond, ce me semble, à la première de vos deux observations tirée de ce que les Déclarations qui établissent les nouveaux sols pour livre ne font aucune distinction entre les différents droits. Il n’y en a, en effet, aucune à faire : l’augmentation est établie sur tous ; mais cet accessoire, ajouté au principal des droits, doit suivre le sort du principal et le moment où il peut être exigé est le moment où le principal est dû. Lorsque le principal est dû postérieurement à la loi qui établit le droit accessoire, ce dernier est exigible ; il ne l’est pas lorsque le principal était dû antérieurement à la loi. Il était inutile que le législateur s’expliquât sur cette distinction : son objet était d’assujettir tous les droits à une augmentation de 4 sols pour livre du principal : l’époque à laquelle ce principal était exigible suffisait pour distinguer dans tous les cas si l’accessoire serait dû ou non et cette époque dépendait de la nature de chaque droit.

Quant à la conséquence que tirera le fermier du principe que j’établis pour se prétendre autorisé après la cessation de cette augmentation annoncée pour 1770, à percevoir les deux sols pour livre des droits d’amortissement et de franc-fief exigibles avant cette époque, je ne puis m’empêcher de convenir qu’elle sera juste, et je n’y vois aucun inconvénient. Le contribuable ne sera pas lésé, puisqu’il ne payera rien au delà de ce qu’il devait, et que le fermier pouvait exiger avant cette époque. Le fermier pourrait même dire à l’appui de cette conséquence que, si celui qui n’aurait pas payé, lors de la suppression, les droits dus auparavant, devait en profiter, il s’occuperait à chercher des prétextes et à multiplier les chicanes pour gagner du temps et se soustraire à une augmentation que les contribuables de bonne foi auraient seuls supportée.

Voilà, M., toutes les observations dont je puis avoir l’honneur de vous faire part sur le mémoire des Fermiers généraux.

Je ne vois pas qu’ils aient parlé de quelques autres ordonnances dans lesquelles je n’ai pas condamné, même pour les droits de contrôle et d’insinuation, au payement des nouveaux sols pour livre. C’est encore un article sur lequel je dois vous rendre compte de mes motifs. Il s’agissait de quelques demandes des fermiers contre lesquels différents particuliers s’étaient pourvus longtemps avant l’établissement du premier ou du second des deux nouveaux sols pour livre. Les instances étaient restées indécises et n’ont été jugées qu’après l’établissement de ces augmentations. Je n’aurais pu, sans une très forte répugnance, condamner les redevables à payer une augmentation qu’ils n’auraient pas payée si leur affaire eut été décidée sur le champ. Il suffit qu’on puisse imputer ce retardement à quelque négligence de ma part pour ne me pas croire obligé à la faire payer. C’est, au reste, un fort petit objet pour la ferme et je n’en parle que pour ne laisser aucun doute sur les principes qui m’ont décidé dans cette occasion à m’écarter de la rigueur de l’Arrêt de 1723 et des décisions rendues depuis auxquelles je me conformerai d’ailleurs très exactement.

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[1] Le droit de franc-fief était celui payé par les roturiers qui acquéraient un fief. Turgot intendant s’opposait aux procédés d’extension employés par les fermiers généraux.

[2] Droits d’enregistrement.

[3] Centième de la valeur des immeubles payés au Roi par tout acquéreur.

[4] Droit payé par les gens de main-morte pour posséder un immeuble.

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