Oeuvres de Turgot – 086 – La taille, 1767

1767.

86. — LA. TAILLE.

I. — Avis sur l’imposition pour l’année 1768.

[D. P., V, 215.]

Le brevet de la taille de l’année prochaine 1768 a été arrêté à la somme de 1 942 293 livres 2 sols. Celui de la taille de la présente année 1767 montait à 2 275 807 livres 16 sols 3 deniers, ce qui fait pour 1768 une diminution de 333 514 livres 14 sols 3 deniers.

Cette diminution, plus apparente que réelle, vient de ce que le brevet arrêté au Conseil pour 1768 ne comprend que le principal de la taille, le taillon de la gendarmerie, les gages et appointements des officiers et archers de la maréchaussée, les étapes des gens de guerre et le dixième ou 2 sols pour livre des impositions. Le surplus des sommes contenues dans les brevets des années précédentes ayant été distrait de celui de 1768, elles seront comprises dans un second brevet qui sera arrêté au Conseil, en sorte que la connaissance de ce second brevet pourra seule montrer si la Province est ou non soulagée…

Nous avons tâché, l’année dernière, de mettre sous les yeux du Conseil, dans un mémoire très détaillé, l’exposition claire de la surcharge qu’éprouve depuis longtemps la généralité de Limoges[1].

Nous ne répéterons point les preuves que nous avons données dans ce Mémoire, que nous supplions le Roi de vouloir bien faire examiner, et auquel nous nous référons. Nous ajouterons seulement que nous avons envoyé depuis, et avec la seconde expédition de ce Mémoire, le résultat d’un travail du même genre fait d’après le relevé de tous les contrats de vente qu’on a pu rassembler dans vingt-sept paroisses de l’Angoumois. Ce travail établit que la part du propriétaire n’est que sur le pied de 55 et 2/5 pour 100 et que celle du Roi est sur le pied de 44 et 3/5 pour 100 du produit excédant les frais de culture ; qu’enfin la proportion de l’impôt au revenu dont le propriétaire jouit se trouve dans le rapport de 80 1/2 à 100, résultat entièrement conforme à celui que nous avaient procuré nos recherches de l’année dernière.

C’est un devoir pour nous de mettre chaque année sous les yeux du Roi une surcharge aussi évidemment constatée, et de réclamer, pour la Province qui l’éprouve, ses bontés et sa justice.

À ce premier motif constant, qui doit faire espérer à la généralité de Limoges un soulagement remarquable, se joint la considération non moins puissante des accidents particuliers qu’elle a essuyés dans le cours de cette année, et la diminution que les productions de la terre ont soufferte.

Dès l’année dernière, les gelées excessives de l’hiver de 1765 à 1766 avaient fait périr une très grande quantité de vignes dans les élections d’Angoulême et de Brive. La plus grande partie des propriétaires s’étaient déterminés à les faire arracher. Ceux qui s’étaient contentés de les faire couper très près de terre et qui les avaient fait labourer, dans l’idée que le bois pourrait repousser la seconde année, ont vu leurs espérances détruites par les gelées rigoureuses de l’hiver dernier qui ont tout consumé.

Outre cette perte, qui embrasse presque toutes les vieilles vignes, et qui en a détruit en totalité la production, les autres vignes de la Province ont été extrêmement endommagées par la gelée inopinée qui est survenue aux fêtes de Pâques, et qui a été d’autant plus funeste, que la douce température qui avait précédé avait plus avancé les productions de la terre. C’est, par cette raison, que cette gelée de Pâques a beaucoup plus nui aux provinces méridionales, où les productions sont plus hâtives, qu’aux provinces du Nord.

L’élection de Brive a de plus éprouvé un malheur particulier par une grêle arrivée à la fin de juillet, qui a ravagé quatorze paroisses des vignobles les plus renommés de cette élection.

Un autre mal au moins aussi funeste qu’a causé cette gelée de Pâques, est la perte de la plus grande partie des seigles, qui étaient alors en épis. Presque tous les seigles de l’élection de Brive, et une grande partie de ceux de l’élection de Limoges, de Tulle et de Bourganeuf, où ce genre de grains est presque le seul qu’on cultive, et fait la principale nourriture du peuple et même des bourgeois médiocrement aisés ont été atteints par cette gelée. Cette perte mérite d’autant plus d’attention, que cette année sera la troisième où la récolte du seigle aura été très mauvaise en Limousin, puisque depuis deux ans le prix de ce grain s’y est soutenu entre 15 et 18 francs le setier, mesure de Paris, quoique le prix ordinaire n’y soit que d’environ 9 francs.

Les provinces qui cultivent le froment n’ont point participé à ce fléau qui se trouve particulier à une province pauvre, à cause de sa pauvreté même ; et malheureusement le prix du froment est trop considérable pour que les peuples du Limousin puissent trouver une ressource dans l’abondance des provinces voisines. Le Limousin doit donc être distingué parmi les provinces méridionales, parce que, outre la perte des vins qu’il partage avec elles, il a de plus perdu la plus grande partie de ses récoltes de grains et parce qu’il mérite à ce titre un plus grand soulagement.

Mais il est un troisième malheur encore plus fâcheux que le Limousin a éprouvé cette année : c’est la perte presque entière de ses fourrages. La gelée de Pâques avait beaucoup endommagé la pointe des herbes, et la sécheresse du printemps a achevé de tout détruire ; la première coupe des foins a été à peu près nulle, et le regain très médiocre. Le prix des fourrages est au-dessus de 4 francs le quintal. Cette perte pourrait être commune à d’autres provinces, et n’y pas produire des effets aussi funestes qu’en Limousin.

Ce qui la rend inappréciable, c’est l’influence qu’elle a sur l’engrais et le commerce des bestiaux, qui sont la principale richesse du Limousin, la source presque unique des revenus des propriétaires, et la seule voie par laquelle l’argent qui en sort, chaque année, pour le payement des impositions, puisse y rentrer.

La situation où se trouve ce commerce par la disette de fourrages est très alarmante. M. le lieutenant de police nous a donné avis que les derniers marchés pour l’approvisionnement de Paris avaient été, contre l’usage, remplis de bœufs limousins, et m’a ajouté qu’on l’avait instruit que les envois continueraient toutes les semaines. Ce n’est ordinairement qu’au mois de novembre que les bœufs du Limousin viennent à Paris, que cette province continue d’approvisionner en grande partie jusqu’au mois d’avril. C’est la disette du fourrage et l’impossibilité où sont les propriétaires de les garder jusqu’à l’hiver, et de les engraisser, qui force à les vendre maigres et avant le temps[2].

M. le lieutenant de police, justement inquiet, et craignant que ce dérangement ne rende l’approvisionnement de Paris difficile et incertain pendant l’hiver, pense à prendre des mesures pour faire venir des bœufs de Suisse.

Si l’on est forcé d’adopter ce parti, les propriétaires, déjà épuisés par la cherté des engrais, seront entièrement ruinés par le défaut de vente ; et nous ne pouvons nous empêcher de prévoir les plus grandes difficultés pour le recouvrement des impositions, à moins que S. M. n’ait la bonté de le faciliter par une diminution très forte, beaucoup plus forte que l’année dernière.

Une diminution de 600 000 livres ne suffirait pas pour ramener la généralité de Limoges à la proportion des impositions communes des autres provinces, et le seul motif de la surcharge qu’elle éprouve nous autoriserait à la demander.

Elle souffre de plus cette année une perte très grande sur la production des vignes dans les élections de Brive et d’Angoulême. La récolte des seigles, qui forme la principale culture dans la partie du Limousin, a été réduite à la moitié par la gelée des fêtes de Pâques. Enfin, cette gelée et la sécheresse, en privant la province du Limousin de fourrage, ont presque anéanti l’engrais et le commerce des bestiaux, qui font sa principale ressource pour le payement de ses impositions.

Tant de motifs réunis sollicitent puissamment les bontés de S. M., et nous la supplions d’y avoir égard, en accordant à la généralité de Limoges une diminution proportionnée.

II. — Lettre à l’intendant des finances d’Ormesson.

(Privilèges de la noblesse. — La Corvée. — Les transports militaires. — Le logement des troupes.)

[Cette lettre, citée par extraits dans l’ouvrage de d’Hugues, Essai, etc., 83, 84, 104, 105, 131, 135, 183, 185, n’a pas été retrouvée dans les Archives de la Haute-Vienne.]

10 août.

…Au lieu de borner le privilège de la noblesse à l’exemption des impôts anciennement établis, qu’il était, en effet, difficile de ne pas respecter, on a prodigieusement augmenté ce privilège en prenant la taille pour base de toutes les impositions nouvelles établies depuis, et affectées à des dépenses dont tous les propriétaires profitent, telles que l’imposition pour les ponts et chaussées, les constructions des grands ponts, les ouvrages des ports, l’encouragement des haras, etc. C’est sans doute, faute de trouver une autre base toute faite, que l’administration, toujours pressée, n’a su que répartir à mesure chaque imposition nouvelle d’après l’imposition ancienne de la taille : c’était enter l’injustice sur l’injustice et l’abus sur l’abus. C’est ainsi que le fardeau, toujours appesanti sur la partie du peuple pauvre et laborieuse, est devenu de plus en plus intolérable. La capitation même, qu’on a eu l’intention de faire supporter à tous et pour laquelle la noblesse n’a point de privilège de droit, tombe, dans le fait presque uniquement sur les taillables. La généralité de Limoges est certainement une de celles où la noblesse est la plus chargée si l’on compare ce qu’elle supporte de capitation avec ce que les gentilshommes d’une fortune égale payent dans les provinces voisines ; mais, si l’on compare la capitation que paye un gentilhomme avec celle que paye un paysan au marc la livre de la taille, on verra que le gentilhomme est taxé dans une proportion si différente qu’elle tient lieu dans le fait d’un vrai privilège sur une imposition que la loi a cependant voulu rendre commune à tous les sujets du Roi. Cette observation sur la capitation, quoiqu’elle semble s’écarter un peu de l’objet de cette lettre, n’est cependant pas tout à fait déplacée, en ce qu’elle tend à faire voir qu’on ne corrigerait pas l’injustice dont je parle en prenant pour base de ces impositions nouvelles, au lieu de la taille, ou de la capitation des taillables, la capitation générale de la Province. Une telle réforme serait absolument insensible pour les taillables. Un impôt territorial tel que serait le vingtième, si la répartition en était un peu perfectionnée et rapprochée des principes d’un bon cadastre, deviendra la véritable base à laquelle il sera juste de proportionner non seulement les nouvelles impositions, mais encore les anciennes, qu’on a mal à propos incorporées ou proportionnées à la taille, et rendues par là l’objet d’un privilège exorbitant et injuste.

J’ai toujours ouï dire à M. Trudaine que l’unique raison qui eut engagé M. Orry à préférer le système des corvées à celui de l’imposition en argent avait été le désir de se lier les mains à lui-même et à ses successeurs et d’empêcher que, tandis qu’on paierait une imposition pour les chemins, on ne fut obligé de s’en passer, ou de revenir pour les faire, à la corvée, qu’on aurait abandonnée pour cette imposition.

…Si vous étiez curieux de connaître tous les tenants et aboutissants de cette opération[3], je pourrais vous communiquer les deux lettres que j’écrivis en 1764[4], l’une à M. le Contrôleur général et l’autre à M. Trudaine de Montigny, d’après lesquelles M. le Contrôleur général se décida à m’autoriser par un Arrêt du Conseil ; je n’ai point ces lettres avec moi, si vous vouliez les avoir pour le moment, vous pourriez les demander à M. d’Ailly auquel je les ai fait voir et qui en a, je crois, pris une note.

Turgot rend compte ensuite de ce qu’il a fait pour les Transports militaires ; il passa un premier marché avec un entrepreneur pour une année seulement à titre d’essai. Un Arrêt du Conseil approuva ce marché et autorisa l’intendant à imposer sur tous les taillables de la Généralité, le montant du prix des fournitures qui seraient faites dans le courant de l’année, ensemble les frais de recouvrement et la gratification aux préposés de la recette des paiements et de toute la manutention de cette partie. Il se conforma pour tout le détail de cet arrangement aux explications très étendues que M. de la Corée lui avait envoyées sur tout ce qui se pratiquait sous ses ordres en Franche Comté. Le premier entrepreneur ne put exécuter son marché et en demanda la résiliation au bout de quelques mois. Turgot traita avec le Sr Henri Michel pour trois ans, au prix de 4 livres par cheval, soit de trait, soit de selle, pour chaque jour d’un lieu d’étape à l’autre, en outre des 20 sols que les troupes devaient payer suivant l’ordonnance et sans préjudice de l’étape à fournir au conducteur, d’après l’usage. Le Conseil sanctionna ce marché et autorisa l’intendant à imposer le montant des fournitures faites ou à faire pour l’entrepreneur sur les villes et communautés de la Province au marc la livre de leur imposition ordinaire (Arrêt du Conseil, du 4 novembre 1766).

Turgot avait été obligé d’assurer à l’entrepreneur une somme de 15 000 livres, alors même que la totalité de ses fournitures au prix de marché ne monterait pas à cette somme. Mais cette garantie n’empêchait pas qu’il ne lui tînt compte du surplus de ses fournitures lorsqu’elles allaient au delà. Ainsi, la somme à payer et, par conséquent imposée, variait chaque année selon qu’il passait plus ou moins de troupes dans la Province. Elle s’éleva pour l’année 1767, à 17 000 livres.

Au sujet du Logement des troupes, Turgot explique que le régiment de Berchény[5], ayant quitté Limoges au mois d’octobre 1766, et celui des recrues provinciales ayant été supprimé à la fin de décembre, l’imposition levée pour le casernement de ces troupes devint inutile. Turgot profita de ces circonstances pour exécuter le projet d’établir des casernes. Choiseul lui manda que l’intention du Roi était d’en faire construire dans les provinces où il était d’usage d’envoyer de la cavalerie, et qu’il serait désormais envoyé des escadrons par préférence dans les provinces où il y en aurait de construites. Turgot fut épouvanté de la dépense qu’entraînerait la construction d’un édifice aussi considérable. Un examen plus attentif le fit changer d’avis. L’établissement d’un régiment de cavalerie à Limoges entraînait une dépense de plus de 10 000 livres par an. Si les casernes ne coûtaient pas plus de 200 000 livres, la Province retrouverait l’équivalent de sa dépense ; la ville y gagnerait la tranquillité de ses habitants ; les troupes seraient mieux logées et mieux disciplinées ; la Province serait assurée d’avoir toujours un régiment de cavalerie ; la consommation de ce régiment, pendant un an ou deux, rendrait autant d’argent qu’aurait coûté la construction des casernes. Turgot reconnut même que la dépense n’irait pas à 200 000 livres ; l’écrêtement des anciens murs de la ville et la démolition de quelques vieilles tours inutiles lui fourniraient une partie des pierres. Il pourrait faire marché avec un entrepreneur qui se chargerait de construire le bâtiment dans deux ou trois ans et qui serait remboursé de la dépense par dix annuités. La ville ne serait pas forcée d’emprunter et l’imposition pourrait être modérée.

Turgot se mît promptement en mesure d’assurer l’exécution de ce projet. Pour ne pas manquer l’occasion des terrains, il passa un contrat avec le propriétaire, avant même d’avoir proposé au Contrôle général l’Arrêt du Conseil et les Lettres Patentes nécessaires pour autoriser l’acquisition. Le prix des terrains était de 8 000 livres, y compris les lots et ventes et l’amortissement de quelques rentes foncières. Il fit servir à payer cette somme une partie des 15 000 livres destinées primitivement au casernement du régiment de Berchény et des recrues provinciales. De leur côté, les consuls de Limoges traitèrent avec les propriétaires des anciennes casernes du régiment de Berchény, pour les conserver à la ville. Le surplus des deux dépenses fut employé à payer les frais d’écrêtement des murs, du transport des pierres et d’aplanissement du terrain. Pendant ce temps, les ingénieurs travaillaient à la confection des plans et devis de l’édifice. Turgot trouva leur projet trop orné et en demanda un autre. En attendant, il envoya au Conseil un projet d’arrêt pour valider l’imposition de 1767 et y inséra une disposition portant que la somme imposée serait employée, tant au paiement des dépenses faites pour le casernement du régiment de Berchény et des recrues provinciales qu’aux frais d’acquisition et régalement des terrains destinés à la construction des casernes.

Il proposa d’imposer, pour l’année 1768, la même somme de 15 000 livres, afin de continuer l’écrêtement des murs et d’établir des fours à briques dont on avait besoin pour suppléer à la pierre de taille fort chère à Limoges, pour rechercher les eaux nécessaires à l’approvisionnement des casernes et des abreuvoirs, enfin d’acheter du bois pour n’être pas réduit à l’alternative ou d’employer du bois vert qui nuirait à la solidité ou d’acheter du vieux bois à très haut prix. Turgot ajouta qu’il serait obligé de faire établir les fours par des ouvriers étrangers sous la conduite de l’ingénieur, les ouvriers du pays ne sachant point faire de briques de bonne qualité.

Dans le courant de 1768, les plans et devis ayant été terminés, les ouvrages furent mis en adjudication. Turgot demanda au Contrôle général, en lui présentant le tableau de toute la dépense, les moyens d’y subvenir par une imposition annuelle.

Une autre difficulté s’était présentée, mais il avait passé outre, ainsi que l’explique le passage ci-après de sa lettre :

Lorsque je me disposais à me livrer à ce travail, l’homme d’affaires de M. le maréchal de Noailles[6], seigneur de Brive, fit naître une difficulté relativement à des droits qu’il prétendait sur le terrain où l’on avait construit la manufacture. Je fus obligé de faire faire des recherches, dont le résultat fut que la maison de Noailles n’avaient rien à prétendre sur le terrain en question, lequel avait été acheté en 1729 par l’intendant, au nom du Roi, pour l’embellissement de la ville. Ces discussions, et le long travail indispensable pour les mettre dans tout leur jour, m’ont conduit jusqu’au département de 1766 pour 1767, et, pour faire face aux paiements convenus, il a été nécessaire de faire encore l’imposition de 1767 aussi irrégulièrement que celle de 1766. J’ai eu certainement le plus grand tort de n’avoir pas séparé l’objet de l’imposition des autres objets pour obtenir l’Arrêt du Conseil, qui seul pouvait la rendre régulière. Je ne cherche point à l’excuser, et je ne me dissimule point le risque auquel je me suis exposé d’être compromis. Mais la faute est faite, et j’ose vous supplier de vouloir bien y apporter le remède.

III. — Deuxième lettre à d’Ormesson.

[Cette lettre, citée par extraits dans l’ouvrage de d’Hugues, Essai, etc., p. 21 et 113, n’a pas été retrouvée dans les Archives de la Haute-Vienne.]

(Les déclarations des propriétaires. — L’abonnement. — Le cadastre. — La répartition entre les paroisses.)

20 novembre.

… Quoiqu’il y ait des paroisses fort étendues, le nombre des propriétaires n’y est pas immense ; les terres y sont exploitées par des fermiers aisés, et qui ont un certain degré d’éducation. Presque toutes les terres y sont louées par des baux qui énoncent le prix de la location et l’étendue du sol ; le peu de terres qui ne sont pas affermées ont une valeur locative connue… On connaît donc assez exactement ces terres, soit par rapport à la contenance, soit par rapport à la qualité. Les habitants sont d’ailleurs rassemblés dans de gros villages et se connaissent réciproquement. Il est aisé de sentir, que, dans des communautés ainsi constituées, les possessions de chacun sont assez notoires, pour qu’on ne puisse espérer de tromper en donnant de fausses déclarations. Il (M. de Tourny) avait commencé par la voie des déclarations…

Ces déclarations énonçaient deux choses, la quantité de terrain appartenant à chaque propriétaire, en distinguant l’espèce de culture, et, dans chaque espèce, les terrains de première, de seconde et troisième qualité. Un commissaire évaluait ensuite le revenu de chaque qualité de terrain, et cette évaluation variait dans les différentes paroisses. Elle était faite assez arbitrairement, mais comme elle était modérée, on s’en plaignait peu. On forçait arbitrairement la cote de ceux qui n’avaient pas fait leur déclaration, et quand ce forcement leur était trop désavantageux, ils prenaient le parti d’en donner une… Mais M. de Tourny ne fut pas longtemps à se convaincre de l’insuffisance des déclarations et de l’impossibilité d’en tirer quelques lumières précises. En conséquence, il se vit obligé de recourir à la voie d’un arpentement effectif, accompagné d’une évaluation par experts, à laquelle on donne le nom d’abonnement. Cette voie eût pu réussir, et produire un véritable cadastre, si les arpentements eussent été faits avec plus de soin, et si toute l’opération eut été conduite d’après de meilleurs principes…

Le tarif est rempli d’une foule d’irrégularités qui exigent absolument une réforme. J’ai toujours pensé et je pense encore que cette réforme ne peut consister que dans l’exécution d’un vrai cadastre. Je n’ai pas cessé d’avoir cet objet en vue ; et si j’ai différé à en mettre le plan sous les yeux du Contrôleur général, en laissant subsister provisoirement l’ancien tarif avec tous ses défauts, c’est parce qu’un bon projet de cadastre, où tous les inconvénients soient prévus et prévenus, est une chose fort difficile, et parce qu’il ne faut, suivant moi, mettre la main à l’œuvre que lorsqu’on aura pu s’assurer entièrement de la bonté du plan auquel on s’arrêtera…

La proportion établie entre toutes les paroisses reste toujours la même d’une année à l’autre, à moins qu’une surcharge prouvée ne mette dans le cas de la changer en connaissance de cause. Mais l’imposition de chaque paroisse varie suivant que la somme demandée par le Roi est plus ou moins forte. Lorsqu’il y a de l’augmentation, soit par le surhaussement du brevet, soit parce que le moins imposé n’est pas aussi considérable, la différence en plus se répartit exactement au marc la livre de la taille de l’année précédente, et l’on en use de même par rapport à la diminution lorsqu’il y en a. Cette manière d’opérer n’empêche pas qu’on ait égard, dans la répartition de chaque année, aux accidents d’incendie, de grêle, de pertes de récolte, etc., en diminuant les paroisses au département. J’ai trouvé aussi établi l’usage d’accorder une diminution assez considérable aux paroisses qui sont chargées de quelques réparations ou constructions dispendieuses, soit pour leurs églises ou leurs presbytères, soit pour les constructions d’édifices utiles. Ce soulagement est nécessaire aux paroisses sur lesquelles tombent ces constructions, dont les frais, quoique indispensables, sont quelquefois trop disproportionnés à leurs forces. L’augmentation de charge qui en résulte pour le reste de la Généralité ne forme pas un objet considérable et n’a rien d’injuste, toutes les paroisses étant dans le cas de s’aider ainsi réciproquement. L’arrangement que j’ai pris pour suppléer aux corvées en imposant successivement toutes les paroisses dont on exécute la tâche à prix d’argent, m’a mis dans le cas d’accorder aussi à ces paroisses une très forte diminution pour remplir l’engagement que j’ai pris avec elles de les dédommager sur leurs impositions ordinaires du montant des sommes qu’elles se sont soumises à payer pour la confection de leurs tâches.

Toutes ces diminutions ne s’accordent au département que sur le principal de la taille ; mais la répartition des impositions militaires et de la capitation, se faisant au marc la livre de la taille, cette première diminution en entraîne une proportionnée sur les deux autres articles d’impositions. Pour fixer la diminution que je dois accorder sur le principal de la taille, je me règle sur la proportion que me donne le calcul entre le montant de la taille de l’année et le montant de la totalité des impositions, et je m’arrange de façon que la diminution que j’ai accordée sur le principal de la taille, jointe à la diminution proportionnée sur l’imposition militaire et la capitation, fasse précisément la somme dont j’ai voulu diminuer la paroisse.

Ces diminutions ne troublent point la proportion établie entre les paroisses, et qui continue de rester la même, malgré la variation de la somme imposée chaque année. Voici comment on opère pour la conserver : on prend la somme de toutes les diminutions que je me suis décidé à accorder, et l’on ajoute cette somme à la totalité de celle que le Roi demande, c’est-à-dire, au montant du brevet, déduction faite du moins imposé, pour en former la somme à répartir au marc la livre de l’imposition de l’année précédente. Cette répartition faite, on applique à chaque paroisse en particulier, la diminution qui lui est destinée, en réduisant en conséquence son imposition particulière. Au moyen de quoi, la somme totale est toujours celle que le Roi demande, et la proportion entre les paroisses n’est aucunement dérangée, quoique chacune ait obtenu les soulagements qu’il a paru juste de lui apporter.

Lorsqu’il est question, l’année suivante, de répartir l’imposition nouvelle, on a soin d’ajouter à la taille qu’ont supportée les paroisses le montant des diminutions qui leur avaient été accordées, ce qui les remet toutes dans leur proportion naturelle, et c’est, d’après cette proportion ainsi rétablie, qu’on part pour répartir l’imposition de l’année qui doit suivre, non pas précisément au marc la livre de l’imposition effective de l’année qui finit, mais au marc la livre de cette imposition effective, augmentée dans chaque paroisse du montant des diminutions qu’elle avait obtenue.

Vous voyez, M., que par cette manière d’opérer, le soulagement accordé aux paroisses qui en ont besoin, est absolument indépendant du moins imposé que le Roi a la bonté d’accorder à la Province, et en effet, si les besoins de l’État obligeaient le Roi d’imposer la totalité du brevet, il ne paraîtrait pas moins juste d’accorder à une paroisse qui aurait perdu toute sa récolte une exemption d’impositions qui retomberait en augmentation sur le reste de la Province. Vous voyez aussi que le moins imposée se trouve confondu dans la fixation du principal de la taille, et que tous les contribuables de la Province y participent dans la même proportion.

Cette manière d’opérer n’a rien d’arbitraire, et quoiqu’elle exige quelque travail, elle est au fond assez simple, parce qu’on ne s’occupe jamais que d’une seule répartition, qui est celle du principal de la taille dont toutes les autres s’ensuivent par un simple calcul de proportion, dont le travail est purement mécanique.

IV. — Taxe sur les bestiaux.

Circulaire aux Commissaires des tailles.

[Citée par extrait dans d’Hugues, Essai, etc., p. 161, comme tirée des Archives de l’Intendance.]

28 octobre.

… J’ai toujours regardé cette taxe comme un double emploi, car les bestiaux ne peuvent être considérés que sous deux points de vue, ou comme instruments d’agriculture, ou comme objet de profit sur leurs engrais et leur vente. Sous le premier point de vue, leur achat et leur nourriture forment une partie des frais de la culture et, par conséquent, ils ne doivent point être sujets à la taxe, qui ne doit porter que sur les produits. Sous l’autre point de vue, les bestiaux donnent, à la vérité, un profit, mais ce produit se confond avec le produit des prairies, des terres, dont ces bestiaux consomment les fourrages. Or, ces terres et ces prairies sont déjà taxées à proportion de ce qu’elles produisent. Les anciennes règles du tarif ayant été fixées par la Déclaration du 30 décembre 1761, je n’ai pas cru jusqu’à présent pouvoir prendre sur moi de supprimer cette taxe ; mais, comme dans le nouveau plan du Conseil, il n’en est aucunement question, j’ai cru pouvoir, sans en attendre l’exécution totale, m’y conformer, du moins dans cette partie, pour cette année.

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[1] Mémoire sur la surcharge des impositions dans la Généralité et sur la grande et la petite culture, p. 445 ci-dessus.

[2] Voir la lettre de Turgot à Sartine, ci-dessous.

[3] Conversion de la corvée en contribution pécuniaire.

[4] Lettres des 30 juillet et 20 septembre. Voir Corvée, année 1764, p. 333 et 344.

[5] Berchény, ou plus exactement Bercseny (1689-1778), hongrois devenu maréchal de France.

[6] Le maréchal de Noailles (1673-1766) était mort le 24 juin précédent.

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