Œuvres de Turgot – 187 – La tolérance religieuse

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 3

retour à la table des matières


1775

187. — LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE

Projet de mémoire au Roi.

(Fragment).

[A. L., minute. — D. P., VII, 317.]

(Les serments du Roi. — Les droits de la conscience. — Diversité des religions. — Diversité des Princes. — Louis XIV.)

Sire, lorsque j’ai proposé à V. M. de changer la formule des serments qu’elle devait prononcer à son sacre, je n’ai pu que lui indiquer sommairement les motifs qui me paraissaient devoir l’y déterminer. Je m’engageai alors à lui développer avec plus d’étendue les principes sur l’objet le plus essentiel de ces changements, c’est-à-dire sur l’usage de sa puissance dans les matières de religion. V. M., en rendant justice à mes vues, a craint l’éclat de la démarche que j’osais lui conseiller ; elle sait combien j’ai regretté qu’elle se soit soumise à des formules d’engagements dressées dans des temps trop dépourvus de lumières. Mais tout n’est pas perdu, et V. M. ne peut être engagée à une chose qui serait injuste.

Vos serments, Sire, ont été prononcés en présence de Dieu et de vos sujets. Vos sujets ont intérêt, ils ont droit, à votre justice ; Dieu vous en fait une loi. Commettre une injustice pour exécuter des formules qu’on vous a fait prononcer, serait violer ce que vous devez à Dieu, à vos peuples et à vous-même. Vous devez donc examiner, Sire, si les engagements contenus dans les formules du sacre, par rapport aux hérétiques, sont justes en eux-mêmes ; et s’ils sont injustes, c’est un devoir pour vous de ne les pas accomplir. C’en est un pour moi d’insister d’autant plus fortement auprès de vous sur un point qui intéresse essentiellement votre conscience, votre justice, le bonheur de vos peuples et le repos de votre État. Je vais m’acquitter de ce devoir.

Je n’ai rien déguisé à V. M. de ma façon de penser ; elle l’a vue dans la lettre[1] dont j’avais accompagné les nouvelles formules de serment que je lui proposais ; et j’ose lui répéter aujourd’hui qu’elle doit, à titre de chrétien, à titre d’homme juste, laisser à chacun de ses sujets la liberté de suivre et de professer la religion que sa conscience lui persuade être vraie. J’ajoute, Sire, que vos intérêts politiques sont sur ce point entièrement conformes à ce que vous prescrivent la religion et la justice. Ces trois points de vue formeront la division naturelle de ce mémoire.

J’examinerai d’abord les droits de la conscience d’après les principes de la religion. J’établirai ensuite ces droits d’après les principes du droit naturel. Je discuterai, en troisième lieu, la question de cette liberté de conscience dans ses rapports avec l’intérêt politique des États.

Après avoir ainsi traité la question en elle-même, je chercherai dans une quatrième partie les mesures que la prudence peut exiger, pour adapter à la variété des circonstances les principes reconnus vrais, pour préparer et opérer sans trouble les changements que la justice et la sagesse même rendent indispensables.

Ière PARTIE. Des droits de la conscience d’après les principes de la religion. Qu’est-ce que la religion, Sire ? C’est l’assemblage des devoirs de l’homme envers Dieu : devoirs de culte envers cet Être suprême, devoirs de justice et de bienfaisance à l’égard des autres hommes ; devoirs, ou connus par les simples lumières de la raison qui composent ce qu’on appelle la religion naturelle, ou que la Divinité elle-même a enseignés aux hommes par une révélation surnaturelle, et qui forment la religion révélée.

Tous les hommes ne s’accordent point à reconnaître la révélation, et ceux qui en reconnaissent une ne s’accordent pas non plus sur celle qu’ils admettent.

Il est notoire qu’il y a sur la surface de la terre une foule de religions, dont les sectateurs croient également que la religion qu’ils professent est la seule qui soit l’ouvrage de la Divinité et qui lui soit agréable.

Les principales religions, telles que le mahométisme et même le christianisme, sont divisées en une multitude de sectes dont chacune se croit exclusivement la vraie religion. Toutes ou presque toutes, en exigeant de l’homme certaines croyances et l’accomplissement de certains devoirs, ajoutent à cette obligation la sanction des peines ou des récompenses dans une vie à venir. Un grand nombre de religions enseignent que ces peines et ces récompenses sont éternelles. Telle est la doctrine de presque toutes les communions chrétiennes, et en particulier de l’Église catholique romaine, dont V. M. professe la doctrine. En sorte que, de la croyance et de la pratique d’une vraie ou d’une fausse religion, dépend pour l’homme une éternité de bonheur ou de malheur.

Je conçois que des hommes qui croient toutes les religions également fausses, qui les regardent comme des inventions de la politique pour gouverner les peuples avec plus de facilité, peuvent ne se faire aucun scrupule de contraindre ceux qui dépendent d’eux à suivre la religion qu’ils croient avoir intérêt de leur prescrire. La question de la tolérance n’est pour eux qu’une question de politique que je me réserve d’examiner aussi dans la troisième partie. Mais s’il y a une religion vraie, si Dieu doit demander compte à chacun de celle qu’il aura crue et pratiquée, si une éternité de supplices doit être le partage de celui qui aura rejeté la véritable religion, comment a-t-on pu imaginer qu’aucune puissance sur la terre ait droit d’ordonner à un homme de suivre une autre religion que celle qu’il croit vraie en son âme et conscience ?

S’il y a une religion vraie, il faut la suivre et la professer malgré toutes les puissances de la terre, malgré les édits des empereurs et des rois, malgré les jugements des proconsuls et le glaive des bourreaux. C’est pour avoir eu ce courage, c’est pour avoir rempli ce devoir sacré qu’on propose à notre vénération les martyrs de la primitive Église. Si les martyrs ont dû résister à la puissance civile pour suivre la voix de leur conscience, leur conscience ne devait donc pas reconnaître pour juge la puissance civile.

Tous les souverains n’ont pas la même religion et chaque homme religieux se sent en sa conscience, son devoir et son salut obligé de suivre la religion qu’ils croient vraie. Les souverains n’ont donc pas droit d’ordonner à leurs sujets de suivre la religion qu’ils ont adoptée. Dieu, en jugeant les hommes, leur demandera s’ils ont cru et pratiqué la vraie religion. Il ne leur demandera pas s’ils ont cru et pratiqué la religion de leur souverain ; et comment le leur demanderait-il, si tous les souverains ne sont pas de la vraie religion ? Jetez les yeux sur la mappemonde, Sire, et voyez combien il y a peu de pays dont les souverains soient catholiques. Comment se pourrait-il que le plus grand nombre des souverains de l’univers, étant dans l’erreur, ils eussent reçu de Dieu le droit de juger de la vraie religion ? S’ils n’ont pas ce droit, s’ils n’ont ni l’infaillibilité ni la mission divine qui seule pourrait le donner, comment oseraient-ils prendre sur eux de décider du sort de leurs sujets, de leur bonheur ou de leur malheur pendant l’éternité ? Tout homme, dans les principes de la religion, a son âme à sauver ; il a toutes les lumières de la raison et de la révélation pour trouver les voies du salut ; il a sa conscience pour appliquer ces lumières ; mais cette conscience est pour lui seul. Suivre la sienne est le droit et le devoir de tout homme, et nul homme n’a droit de donner la sienne pour règle à un autre. Chacun répond pour soi devant Dieu, et nul ne répond pour autrui.

Cela est d’une telle évidence qu’on croirait perdre son temps à le prouver, si les illusions contraires n’avaient aveuglé pour ainsi dire la plus grande partie du genre humain, si elles n’avaient pas inondé la terre de sang et si elles ne faisaient pas encore aujourd’hui des millions de malheureux. La patience ne doit donc pas se lasser, et je vais encore présenter le même raisonnement sous une autre face.

Il ne peut y avoir droit de commander sur quoi que ce soit, s’il n’y a en même temps de la part de celui qui reçoit le commandement, devoir d’obéir. Or, s’il y a une religion vraie, non seulement il n’y a pas devoir d’obéir au Prince qui commande une religion différente de celle que dicte la conscience, mais il y a au contraire, devoir de lui désobéir, devoir rigoureusement imposé par la Divinité, devoir dont, suivant la religion que V. M. professe, la violation sera punie par une éternité de supplices. Donc, sur les matières de religion, le Prince ne peut avoir droit de commander. Devoir de désobéir d’un côté, et droit de commander de l’autre, sont une contradiction dans les termes.

Les défenseurs de l’intolérance diront-ils que le Prince n’a droit de commander que quand sa religion est vraie, et qu’alors on doit lui obéir ? Non, même alors, on ne peut ni ne doit lui obéir : car si l’on doit suivre la religion qu’il prescrit, ce n’est pas parce qu’il le commande, mais parce qu’elle est vraie ; et ce n’est pas ni ne peut être parce que le Prince la prescrit qu’elle est vraie. Il n’y a aucun homme assez absurde pour croire une religion vraie par une pareille raison. Celui donc qui s’y soumet de bonne foi n’obéit pas au Prince, il n’obéit qu’à sa conscience ; et l’ordre du Prince n’ajoute ni ne peut ajouter aucun poids à l’obligation que cette conscience lui impose. Que le Prince croie ou ne croie pas une religion, qu’il commande ou ne commande pas de la suivre, elle n’en est ni plus ni moins ce qu’elle est, ou vraie ou fausse. L’opinion du Prince est donc absolument étrangère à la vérité d’une religion et, par conséquent, à l’obligation de la suivre ; le Prince n’a donc, comme Prince, aucun droit de juger, aucun droit de commander ; son incompétence est absolue sur les choses de cet ordre, qui ne sont point de son ressort, et dans lesquelles la conscience de chaque individu n’a et ne peut avoir que Dieu seul pour juge.

Quelques théologiens disent : « Nous convenons que le Prince n’a pas le droit de juger de la religion, mais l’Église a ce droit, et le Prince soumis à l’Église ordonne de se conformer à ses jugements. Il ne juge point, mais ordonne qu’on se soumette à un jugement légitime. » Comme ce raisonnement a été fait et se fait encore quelquefois sérieusement, il faut y répondre sérieusement.

L’Église a le droit de juger des choses de la religion, oui, sans doute ; elle a le droit d’exclure de son sein, de dire anathème à ceux qui refusent de se soumettre à ses décisions ; ces décisions obligent la conscience, ce que l’Église lie et délie sur la terre sera lié et délié au ciel. Mais l’Église n’est pas une puissance temporelle ; elle n’a ni droit ni pouvoir de punir sur la terre ; ses anathèmes sont la dénonciation des peines que Dieu réserve dans l’autre vie à l’obstination des réfractaires.

Le Prince, s’il est catholique, est enfant de l’Église : il lui est soumis ; mais c’est comme homme dans les choses qui intéressent sa religion, son salut personnel. Comme Prince, il est indépendant de la puissance ecclésiastique. L’Église ne peut donc lui rien ordonner en tant qu’il est Prince, mais seulement en tant qu’il est homme et, comme ce n’est qu’en qualité de Prince qu’il obligerait ses sujets à se soumettre au jugement de de l’Église, il s’ensuit que l’Église ne peut lui faire un devoir d’employer son autorité pour les y obliger. Elle ne peut pas lui en donner le droit, d’abord parce qu’elle ne l’a pas, mais encore parce que le Prince, comme Prince non seulement ne connaît point la supériorité de l’Église, mais parce qu’il n’a pas même de compétence pour juger quels sont les droits de l’Église ni que telle Église est la vraie Église. Y a-t-il une Église infaillible ? La société des chrétiens unis au pape est-elle cette Église ? Voilà précisément la question qui divise toute l’Europe en deux parties à peu près égales, ou la question à juger entre les protestants et les catholiques. Il y en a même une autre à juger encore avant celle-là, car les protestants et les catholiques reconnaissent les uns et les autres la vérité du christianisme et la divinité des Écritures, sur lesquelles toutes les communions chrétiennes prétendent appuyer leurs croyances. Mais les juifs n’admettent pas toutes ces Écritures ; une grande partie de l’Asie suit la religion de Mahomet et rejette celle de Jésus-Christ. Les pays musulmans sont aussi étendus que les pays où le christianisme est établi. Le reste de la terre, encore plus vaste, ne reconnaît ni Mahomet, ni Jésus-Christ, et suit des religions différentes. Tous ces peuples, et leurs magistrats, et leurs rois, sont bien loin de croire à l’infaillibilité de l’Église romaine et, puisque les rois ne sont pas d’accord sur cette infaillibilité, puisque leur qualité de rois les laisse également sujets à l’erreur sur cette question et sur les questions mêmes que celle-là suppose, leur qualité de rois ne leur donne donc aucun titre pour juger plutôt cette question que les autres ; ils sont donc tous aussi incompétents. Ceux qui sont soumis à l’Église lui sont soumis pour eux, pour leur propre salut comme hommes ; mais ils ne le sont point comme princes. Ils ne le sont point pour le salut de leurs sujets, qui ne leur est pas confié.

Non, le salut de leurs sujets ne leur est point et ne peut leur être confié. Il ne l’est ni ne peut l’être à aucun prince infidèle, et s’il l’était au prince chrétien et catholique à l’exclusion du prince infidèle, il faudrait qu’il y eût quelque différence entre le prince infidèle et le prince catholique, quant à l’autorité qu’ils ont droit d’exercer sur leurs sujets. Il faudrait que Clovis, en se faisant chrétien, eût acquis des droits de souverain qui lui manquaient auparavant. Il faudrait que la couronne, en passant de la tête de Henri III sur celle de Henri IV, eût perdu quelques-uns de ses droits, et c’était en effet la doctrine des fanatiques du temps.

Tel est le piège que le fanatisme intolérant a tendu aux princes qui ont eu la sottise de l’écouter. En les flattant d’un pouvoir inutile à leur grandeur, il n’a voulu qu’acquérir un instrument aveugle de ses fureurs, et se préparer un titre pour dépouiller à son tour l’autorité légitime, si elle ne voulait plus être son esclave. C’est le même esprit, c’est la même doctrine, qui a produit l’infernale Saint-Barthélemy et la détestable Ligue, mettant tour à tour le poignard dans la main des rois pour égorger les peuples, et dans la main des peuples pour assassiner les rois.

Voilà, Sire, un grand sujet de méditation que les princes doivent avoir sans cesse présent à la pensée.

Mais, sans remonter à ces grands principes, le plus simple bon sens permet-il de penser que les princes puissent avoir quelque droit sur la conscience et le salut de leurs sujets ? Si le sort des hommes pendant l’éternité pouvait dépendre d’autres hommes ne faudrait-il pas du moins une certitude raisonnable que ceux-ci fussent doués de lumières naturelles ou acquises, supérieures à celles du commun des hommes ? Sans de telles lumières, et même avec elles sans une mission expresse de la Divinité, quel homme pourrait oser prendre sur lui le bonheur ou le malheur éternel d’autres hommes ? Quel homme ne tremblerait d’être chargé d’une pareille mission ?

Celle des rois est de faire le bonheur de leurs peuples sur la terre. Elle est assez noble, assez belle, et leur fardeau est assez pesant pour les forces de quelque homme que ce soit. Celui qui a rempli avec succès cette sublime et laborieuse carrière peut mourir content de lui et n’a point à redouter le compte qu’il rendra de sa vie. Avec de l’attention, de la droiture, du travail, un prince trouve les lumières et les secours nécessaires pour connaître ce qui est vraiment juste et vraiment utile ; il n’a pas besoin de savoir autre chose.

Il pourra se tromper, et c’est un malheur sans doute, mais ce malheur est une suite inévitable de la nature des choses. Puisqu’il faut un gouvernement, puisque la pire de toutes les situations possibles serait l’anarchie, il faut bien que ce gouvernement soit exercé par des hommes, et conséquemment par des êtres sujets à l’erreur. Il est nécessaire que les hommes, ayant des intérêts communs et des intérêts opposés, se concertent, qu’ils établissent des sociétés civiles, et qu’ils soumettent leurs intérêts temporels aux administrateurs de ces sociétés. Mais il n’y a aucune nécessité, aucun motif, qui puissent les engager à soumettre l’intérêt de leur salut éternel à des hommes quels qu’ils soient, à des hommes auxquels il n’y a pas le plus léger prétexte, pas la plus légère vraisemblance qui conduise à supposer des lumières supérieures en pareille matière.

Sire, je parle à un roi, mais à un roi juste et vrai. Qu’il se demande à lui-même ce qu’il en pense, et qu’il se réponde.

Il y a, dans les différentes Universités et parmi les Ministres des différentes sectes protestantes, des hommes qui, nés avec beaucoup d’esprit, ont blanchi dans l’étude de leur religion, ont lu toute leur vie l’Écriture sainte, ont approfondi toute l’antiquité ecclésiastique ; et, quoique dans toutes les religion il y ait des hommes qui s’attachent moins à découvrir la vérité qu’à trouver des moyens d’étayer la doctrine qu’ils ont intérêt de maintenir, on ne peut cependant douter qu’un très grand nombre de ces savants hommes ne soient très sincèrement convaincus que la doctrine dont ils font profession est la seule véritable. Quel est celui des princes catholiques qui se croirait en état de de les convaincre, de se défendre même contre leurs objections ? Sans doute, les princes protestants ne seraient pas moins embarrassés, s’ils étaient obligés de disputer contre les plus savants docteurs catholiques. Les princes, dans quelque religion que ce soit, ne sont pas faits pour approfondir la théologie. Je ne me rappelle qu’un roi qui ait eu cette fantaisie, et c’était un protestant, Jacques Ier, roi d’Angleterre. Elle ne lui a pas réussi, et l’Europe a pensé qu’il eût mieux fait d’employer son temps à être un grand roi qu’un médiocre théologien. Trop de princes sont uniquement livrés au plaisir et à la dissipation. Ceux qui s’appliquent s’occupent des affaires de leur État, et font bien.

J’ose vous demander, Sire, si parmi les princes des différents temps et des différents pays dont vous avez lu l’histoire, il y en a un seul que vous eussiez voulu prendre pour conseil sur le choix d’une religion ; et, cependant, presque tous ces princes se sont crus en droit d’ordonner de la religion de leurs sujets, de rendre des lois, de prononcer des peines et de faire subir des supplices à des hommes qui n’avaient commis d’autre crime que d’avoir des opinions religieuses différentes des leurs et de suivre les mouvements de leur conscience. Ce qui augmente encore l’étonnement, c’est que la plus grande partie de ces princes, en même temps qu’ils donnaient ces ordres, violaient en mille manières les préceptes de leur propre religion et alliaient le scandale de la débauche avec la barbarie de la persécution.

Louis XIV qui, cependant, a mérité d’être estimé et même regardé comme un grand prince, parce qu’il avait de la probité, de l’honneur, un caractère un peu gâté peut-être, mais élevé et fortifié par un amour excessif de la gloire, mais surtout parce qu’il avait cette volonté ferme sans laquelle les rois ne peuvent ni faire le bien, ni empêcher le mal, Louis XIV savait très peu de chose. Il avouait avec candeur que son éducation avait été négligée. Il faisait cet aveu, et il osait juger de la religion de ses sujets ; il se croyait en droit d’ôter aux protestants la liberté de conscience que leur avait solennellement assurée Henri IV, dont ils avaient cimenté la couronne de leur sang ! Il les réduisait au désespoir par une continuité de vexations exercées en son nom, dont le détail fait frémir quand on lit les Mémoires du temps, et il faisait punir les fautes, où les avait entraînés ce désespoir, par les derniers supplices. Il croyait faire une action louable et pieuse : déplorable aveuglement d’un prince, d’ailleurs bien intentionné, mais qui n’a pas su distinguer ses devoirs comme homme de ses droits comme prince ; qui n’a pas su que s’il devait, comme homme et comme chrétien, se soumettre avec docilité à l’Église pour régler sa croyance personnelle, il n’était point en droit d’exiger comme souverain la même docilité de ses sujets, parce qu’il ne le pouvait sans se rendre juge de leur conscience. Mais l’intérêt des prêtres de cour a toujours été de confondre ces deux choses et d’abuser, pour fonder leur crédit et servir leurs passions, de l’ignorance des princes sur ces matières.

Ce n’est pas la seule faute qu’ils aient fait commettre en ce genre à Louis XIV. Les misérables disputes du jansénisme et du molinisme, qui ont causé la ruine de tant de particuliers et qui ont servi de prétexte à une fermentation dangereuse pour l’autorité royale, n’ont existé que par une suite de cette manie de faire intervenir le gouvernement dans des questions dont il n’a ni intérêt ni droit de se mêler, et par la malheureuse facilité de Louis XIV à croire aveuglément des prêtres de cour et des dévots de parti.

Cette affaire du jansénisme et du molinisme est, en quelque sorte, une guerre civile ; les deux partis reconnaissaient également l’autorité ecclésiastique. Cette circonstance a donné un caractère particulier à la manière dont on y a fait intervenir la puissance civile. Elle doit aussi donner lieu à des observations qui lui sont spécialement propres. Les moyens de pacifier cette querelle et toutes les autres de ce genre méritent d’être traités à part ; et si V. M. me le permet, j’en ferai la matière d’un Mémoire séparé de celui-ci. Je reviens à mon sujet.

Comment la religion pourrait-elle commander aux souverains, comment leur pourrait-elle permettre d’user de leur pouvoir pour contraindre leurs sujets en matière de religion ? La religion peut-elle donc commander ; peut-elle permettre des crimes ? Ordonner un crime, c’est en commettre un : celui qui commande d’assassiner est regardé par tout le monde comme un assassin. Or, le prince qui ordonne à son sujet de professer la religion que celui-ci ne croit pas, ou de renier celle qu’il croit, commande un crime ; le sujet qui obéit fait un mensonge ; il trahit sa conscience ; il fait une chose qu’il croit que Dieu lui défend.

Le protestant qui, par intérêt ou par crainte, se fait catholique, et le catholique qui, par les mêmes motifs, se fait protestant, sont tous deux coupables du même crime. Car ce n’est pas la vérité ou la fausseté d’une assertion qui constituent le mensonge et le parjure ; celui qui affirme avec serment une chose vraie qu’il croit fausse, est tout aussi menteur, tout aussi parjure, que si la chose était effectivement fausse. Le mensonge ou le parjure consistent dans la contradiction entre l’assertion et la persuasion de celui qui affirme ou qui fait serment. L’abjuration et les actes de catholicité extorqués d’un protestant par les supplices, par les… [2].

Extrait du journal de l’abbé de Véri. — 4 mars. — Par une maladresse de Bertin, on a inquiété les protestants du côté d’Auch, au lieu le fermer les yeux suivant l’usage. Ils se sont rassemblés et ont fait un Mémoire imprimé dans lequel ils demandent les libertés de tous les citoyens.

D’autre part, les Français réfugiés en Saxe ont fait demander s’il était vrai qu’ils seraient tolérés en France. Il y a plusieurs années, des réfugiés en Angleterre avaient fait de pareilles demandes[3].

Turgot désire vivement la tolérance et en a fait une des bases de sa politique et même de son administration des finances. Ses raisons sont bonnes, mais sa chaleur est trop prompte ; il ne sait pas louvoyer. Il ne redoute pas assez les obstacles du clergé. Plusieurs évêques sont disposés à la tolérance ; ils se tairont ; les zélés élèveront fortement la voix. Les magistrats de plusieurs tribunaux opposeront les lois en vigueur. Du Muy les soutiendra ; les autres ministres suivront le penchant du Roi. Louis XVI est actuellement très opposé à toute tolérance ; j’en ai averti Turgot qu’une goutte violente retient au lit. Il ne peut pas se persuader que cette répugnance subsiste si la question est présentée au Roi avec cette évidence que Turgot y trouve. Je lui ai dit que le Roi n’avait ni les lumières, ni la force d’esprit qui puisse lui faire sentir en peu de temps cette évidence, que l’esprit de tolérance ne serait amené dans le Conseil que par le cours des opinions et par les progrès du temps. Un geste de tête m’a fait voir que Turgot ne me croyait pas.

Maurepas n’est point éloigné des maximes de tolérance, mais il ne voudra rien briser ; il ne se produira rien dans son temps sur cet article ; mais ses observations douces et judicieuses pourront préparer la révolution.

Les difficultés portent sur les points suivants : exercice public de religion ; exclusion des charges de l’État ; mariages, baptêmes, légitimité des enfants, droit d’hériter, paiement des dîmes.

Le Roi pourrait prendre les dîmes et faire des pensions viagères aux possesseurs actuels ; dans la suite, les offrandes volontaires de chaque citoyen paieraient les ministres des autels, mais les portions de dîmes qui font subsister petitement 200 000 individus, une fois remises entre les mains des receveurs royaux, ne produiront pas le quart de leur aliment actuel. On a vu de nos jours tous les biens des Jésuites absorbés par les seuls frais de régie, tandis que 3 000 individus en vivaient auparavant. Il n’y a pas de quoi payer les intérêts des créanciers et pas un sou à donner aux Jésuites.

—————

[1] Voir ci-dessus la lettre du Roi, p. 554.

[2] Ici s’arrête le manuscrit de Turgot. « C’est, dit Du Pont, un essai raturé que Turgot remit au net de sa main. »

« Turgot, dit Condorcet, n’a terminé que la première partie de ce mémoire ; c’est la plus importante, la seule sur laquelle tous les hommes de bonne foi, qui ont quelques lumières, aient pu conserver des doutes. » (Vie de Turgot, 117).

[3] « M. Turgot chargea des personnes de confiance de prendre dans les pays étrangers des informations prudentes, sur la quantité et la richesse des Protestants de race française qui pourraient rentrer dans la patrie de leurs ancêtres si la tolérance y était établie. » (Du Pont., Mém., 221)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.