Œuvres de Turgot – 198 – Nomination de Malesherbes à la Maison du Roi

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 3

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1775

198. — NOMINATION DE MALESHERBES À LA MAISON DU ROI

Cabale contre Turgot. — Le parti Choiseul. — Rôle de la Reine. — Retraite de La Vrillière et renvoi probable de Bertin. — Choix de Malesherbes. — Association de Maurepas, Turgot, Miromesnil et Vergennes. — Refus de Malesherbes. — La Reine se prononce pour d’Ennery et Sartine. — L’abbé de Vermond. — Lettre du Roi à Malesherbes. — Celui-ci obligé d’accepter. — Intrigues de Bezenval. — Opinions sur Malesherbes et Turgot.

À l’époque du sacre, une forte cabale fut organisée contre Turgot. Voici ce que Véri note à ce sujet dans son Journal.

Juin. — « Les partisans du duc de Choiseul attaquèrent Turgot auprès de la Reine et amenèrent chez elle le dégoût de ce ministre qu’elle avait traité jusque-là avec estime et confiance ; ils ont pensé que les opérations de finances et des grains donneraient prise contre lui. Son caractère de sècheresse, d’embarras et d’impatience dans les contradictions les aidera beaucoup. Ses intentions et sa probité ne seront jamais attaquées ; mais ses bonnes vues seront réputées des systèmes dangereux ; sa conduite peu liante sera réputée domination dure. Les cris de ceux que la réforme des abus fera souffrir seront réputés la voix du peuple gémissant. Les discours de la Reine au retour de Reims ont annoncé cette impression.

« L’âge de Maurepas, et ses propos de retraite[1] font envisager aux partisans de Choiseul un passage court, au lieu que la consistance de Turgot est incompatible avec le retour du parti Choiseul. Les commencements de succès auprès de la Reine ont réveillé l’attention des ministres. Dans l’espace de huit jours, je les vois presque tous se réunir contre l’attaque, tandis qu’auparavant, la plupart disaient : je suis prêt à m’en aller.

« Turgot s’est probablement trompé lorsqu’il a voulu le premier faire intervenir la Reine dans les affaires. Il ne prévit pas que la légèreté de cette princesse la lui enlèverait tôt ou tard à raison des résistances qu’un ministre des finances doit faire aux demandes immodérées de la Cour.

« Le duc de La Vrillière, partie par volonté, partie par insinuation, va se retirer. C’était un homme très médiocre ; les dispositions de son âme n’étaient pas mauvaises ; son expédition dans les affaires plaisait assez ; mais une maîtresse vile, avide et insolente et d’autres alentours du même calibre ont vicié les cinquante années qu’il a passées dans le ministère.

« Bertin doit se retirer aussi, si la volonté du Roi se soutient ; il ne sait pas encore son sort et ne s’y attend pas, mais le Roi ne peut pas supporter sa présence. Son influence pourtant est aussi petite que ses talents en matière de gouvernement. La retraite des deux secrétaires d’État ne produira peut-être qu’une vacance, parce que l’intention du Roi était de réduire ces places à quatre comme elles l’étaient anciennement.

« M. Turgot avait fait goûter à la Reine, avant le voyage de Reims, le choix de Malesherbes et toute la difficulté paraissait être à persuader à Maurepas de faire force contre les préventions anciennes du Roi sur ce magistrat. Depuis le retour de Reims, c’est tout le contraire ; la Reine ne le veut plus et Maurepas, secondé de presque tous les autres ministres, le désire. La Reine veut que Sartine prenne la Maison du Roi, de Paris et des provinces, et que d’Ennery, l’un des dévoués de Choiseul, le remplace. Le Roi a assuré Turgot que Choiseul ne rentrerait jamais dans le ministère ; la Reine a dit qu’elle ne pensait point à lui. Il n’en est pas moins vrai que, depuis le voyage de Reims, Choiseul et ses intimes paraissent être assurés de le revoir à la tête du gouvernement dans le courant de l’année…

« Les ministres ont senti la nécessité d’être plus réunis et d’avoir une force centrale entre eux. Vergennes, Miromesnil et Turgot étaient décidés ces jours derniers d’appeler M. de Maurepas à leur travail particulier avec le Roi et de lui donner par là le personnage de centre unique. C’est, par le même motif, qu’ils désirent tous Malesherbes dont les lumières, la droiture et le désintéressement sont assurés. Hier matin, Maurepas pressa le Roi et, après des instances réitérées, obtint son consentement. Maurepas est venu à Paris pour le dire à Malesherbes. J’ai eu commission de lui donner rendez-vous chez Maurepas. Nous nous sommes réunis à trois pour lui arracher son consentement. On lui a fait le tableau du changement de ministère, du retour de Choiseul, de la conduite et, au fond, du peu de talent de cet ancien ministre, malgré son esprit, des agitations parlementaires qui se préparent ; Francès[2], qui connaît bien l’Angleterre, lui a fait voir presque évidemment que si Choiseul entre en place, six mois après, le ministère de Londres nous fait la guerre. Malesherbes a persisté dans sa répugnance. Ses motifs sont que, faussement, on le croit capable de remplir des places où il y a des détails journaliers, qu’il ne sait que parler, que si l’on ne voulait de lui que pour conseiller et non pour agir, il pouvait être bon à quelque chose, mais qu’il était inapte pour une place d’action, que la faveur qu’il avait obtenue des Parlements, en paraissant les seconder, se tournerait en aversion contre lui, que le Roi cèderait tôt ou tard à la Reine pour le choix des ministres et qu’il serait impossible de gouverner sagement sous la direction de cette princesse. Cependant, Malesherbes a demandé vingt-quatre heures de réflexion avant de se rendre chez Maurepas. Celui-ci, très fâché de la résistance de Malesherbes, a pensé qu’il fallait, en ce cas, que Turgot se chargeât lui-même de la place de secrétaire d’État, outre sa fonction de Contrôleur général. L’essentiel était de ne pas laisser à la Reine le choix des ministres et la direction des affaires majeures.

30 juin. « La résistance de Malesherbes a persévéré jusqu’à ce jour. Il a eu des instants de variations. Le parti Choiseul et la Reine ont été instruits de ses volontés négatives. Il a fallu enfin que les délais finissent. J’allais envoyer hier au soir la négative que j’avais par écrit, mais Turgot exigea que je l’accompagnasse à Versailles pour la rendre ensemble à Maurepas. Nous arrivâmes hier au soir à 9 heures dans le cabinet de Maurepas. Il venait d’avoir avec la Reine une conversation. Elle lui avait donné rendez-vous pour le matin 30 juin, mais l’avait appelé hier au soir. Elle lui a manifesté sa volonté d’avoir la marine pour d’Ennery et la place de La Vrillière pour Sartine ; elle lui dit qu’elle ne comprenait pas les mésintelligences qu’il pouvait y avoir entre Turgot et Sartine pour les objets de la Maison du Roi, des provinces et de Paris, que tous deux étaient honnêtes gens et que cela suffisait pour être assuré de leur concert dans ce qui regardera le service du Roi. Elle ajouta qu’elle dirait le soir au Roi et qu’elle lui répèterait demain son désir qu’elle voulait d’être unie à Maurepas, mais qu’il voyait à quelle condition. Les réponses de Maurepas avaient été qu’il s’en remettait à la décision du Roi. Si la réponse de Malesherbes eût été pour accepter, tout embarras eût disparu, puisque le Roi lui avait fait offrir la place. La conclusion fut que Maurepas et Turgot iraient ce matin chez le Roi.

« Turgot fit prier l’abbé de Vermond de venir le voir ; il fut étonné de la promptitude de la Reine ; il faut, dit-il, que quelqu’un l’ait échauffée dans le cours de la journée. Je présume qu’on lui aura dit que Maurepas était faible et qu’en prenant avec lui le ton ferme et décidé, elle lui en imposerait. Mais il ne faut pas lui céder ; je lui parlerai ; vous pouvez être assuré que, dans quinze jours ou trois semaines, elle s’accommodera très bien de celui que Maurepas aura mis à cette place.

« Turgot envoya sur le champ un courrier à Malesherbes. La réponse est arrivée ce matin à huit heures, toujours négative ; nous avons été la porter à Maurepas, à qui j’ai répété les paroles de l’abbé de Vermond sur ce qu’on avait pu dire à la Reine de sa faiblesse. À 10 heures, il a dit à Turgot : ‘‘Allons chez le Roi.’’ Une demi-heure après, Turgot est revenu avec une lettre du Roi pour Malesherbes. Il a désiré que je la porte moi-même pour instruire Malesherbes des circonstances et empêcher son refus. Parmi ses répugnances, l’une était la facilité que le public supposait au Roi pour les volontés de la Reine en fait de gouvernement. J’ai dû lui raconter que le Roi avait dit à ses deux ministres que, lorsque la Reine lui parla hier au soir de ces ministres : ‘‘Ce sont là vos désirs, Madame, je les connais, cela suffit ; c’est à moi à faire la décision’’.

« Je lui dis aussi qu’à l’instant où les deux ministres avaient proposé au Roi de lui écrire, celui-ci n’avait pas fait la moindre difficulté et qu’il avait écrit cette lettre lui-même sans demander leur avis et que l’abbé Vermond était persuadé que, dans peu de temps, la Reine le verrait volontiers dans ce poste. »

Lettre du Roi à Malesherbes. — « M. Turgot m’a rendu compte de votre répugnance pour la place que je vous ai offerte ; je pense toujours que votre amour pour le bien public doit la vaincre et vous ne sauriez croire le plaisir que vous me ferez d’accepter, du moins pour quelque temps, si vous ne voulez pas vous y résoudre pour tout à fait. Je crois que cela est absolument nécessaire pour le bien de l’État. »

« Malesherbes fut violemment agité. ‘‘À l’exception d’une maladie mortelle, dit-il, il ne pouvait rien m’arriver de plus funeste. Mais on ne peut pas résister à un désir bien plus puissant qu’un ordre.’’ Malesherbes demanda du temps pour arranger sa réponse. Je la porte demain ; elle contient une acceptation, pour un temps, en se réservant de parler souvent de sa retraite. « Les places que j’ai occupées jusqu’à ce jour, dit-il, ont pu me donner quelque aptitude pour ce qui concerne la partie législative ; mais je me sens totalement incapable des détails de l’administration. »

« Je portai hier matin, 2 juillet, la réponse de Malesherbes au Roi. Maurepas, en félicitant le Roi de l’acquisition d’un pareil sujet, lui a dit : ‘‘C’est un homme que je vous donne pour me remplacer, et vous ferez bien de mettre votre confiance en lui. Il a les lumières pour voir en grand toutes les parties du gouvernement. Les détails dont il est le moins capable seront entre les mains des autres. Ceux-ci ne prendront pas ombrage de lui, parce que son âme désintéressée et simple n’en donne à personne. Il fera le bien des affaires et des ministres parce qu’il a l’éloquence persuasive. Mon âge m’éloignera bientôt de vous, mais bien plus encore les dispositions de la Reine avec laquelle il ne me convient pas d’être toujours en opposition. Si je m’aperçois que je continue à lui déplaire, je dois penser à ma retraite prochaine.’’ ‘‘Oh ! pour ça non, lui dit le Roi avec vivacité et en lui serrant les mains ; non, non, vous ne me quitterez pas. »

Juin. — « Le Roi craint la Reine plutôt qu’il ne l’aime ; car on le voit aussi gai et même plus à son aise dans les parties où elle ne se trouve pas. L’influence de la Reine sur les grandes affaires, si elle a lieu, ne sera pas un bonheur pour l’État. Sa tête, moins bonne que son cœur, y est peu propre ; elle sera facile à tromper et incapable d’être un centre décisif sur tous les points. Son mari sera le premier à en souffrir ; son règne sera agité par les intrigues de cour, et plus encore par les chaleurs populaires dont je vois les germes se fortifier chaque jour. Le clergé qui était un grand appui dans l’ancien temps a beaucoup perdu de son crédit dans le peuple ; les idées d’égalité et de république fermentent sourdement dans les têtes. Des impôts excessifs par leur quotité, vexants par leur forme, injustes dans leur exaction sont un accroissement d’aigreur pour un peuple irrité des dépenses de la Cour.

Quelques jours auparavant, Malesherbes était chez Mme Blondel, avec Boisgelin, archevêque d’Aix. « Je vois de plus en plus, dit l’archevêque, que ce n’est ni par l’esprit, ni par les vertus, ni par les idées supérieures qu’on gouverne bien, mais par le caractère ». « Vous avez bien raison, dit vivement Malesherbes, c’est ce qui fait que je ne serai point bon ministre, je n’ai point de caractère. » « Je vous vois pourtant, dit Mme Blondel, tenir ferme dans vos idées lorsqu’elles sont fixées. » — « Mais il n’est pas sûr, reprit-il, que j’en aie de fixées sur les trois quarts des choses »

Au sujet des intrigues du parti Choiseul, De Bezenval, qui y fut activement mêlé, a dit dans ses Mémoires :

« Turgot, dont l’incapacité réelle et le caractère vain commençaient à l’emporter sur une réputation accréditée par quelques hommes fanatiques et surtout par quelques femmes qui le sont toujours et soutenu par un extérieur méthodique, une vie recueillie, Turgot, dis-je, instruit que d’Ennery était sur les rangs pour le ministère de la marine et sentant combien un tel homme était à craindre pour lui, mit tout en usage pour l’éloigner. Turgot tenait encore, dans ce moment, à Maurepas. Il ne lui fut pas difficile de lui faire envisager le danger de laisser parvenir d’Ennery, homme également redoutable par son caractère décidé, par ses liaisons avec Choiseul et parce qu’il aurait été mis de la main de la Reine avec laquelle Maurepas n’était pas bien.

… « Je représentai à la Reine que l’éloignement où elle vivait de ce ministre… nuisait certainement aux affaires ; la Reine me demanda ce qu’il y avait à faire. ‘‘Profitez de la circonstance pour être bien avec Maurepas pour en obtenir le ministre que vous désirez.’’ La Reine approuva fort le conseil que je lui donnai… mais je ne fus pas sorti de son cabinet que cela fut oublié.

« Turgot n’eut rien de plus pressé que d’aller annoncer à Malesherbes qu’on l’avait choisi pour remplacer La Vrillière. Mais rien ne put émouvoir Malesherbes qui s’en tint toujours à répondre que, ni son caractère, ni sa façon d’être, ni sa volonté ne pouvait convenir au rôle qu’on voulait lui faire jouer… Les choses en étaient là, lorsque la Reine fit enfin la démarche que j’avais demandée. Maurepas fit à la Reine toutes les protestations qu’on prodigue toujours en pareil cas et il ajouta qu’il était bien fâché de n’avoir pas été instruit plus tôt de ses volontés ; mais, que les ignorant, il avait proposé Malesherbes au Roi qui avait approuvé ce choix et que tout était arrangé. Cette conversation de la Reine, jointe au refus de Malesherbes, jeta Maurepas et Turgot dans une grande perplexité. La conversation avait eu lieu le soir et, dans la nuit, on envoya trois courriers à Malesherbes. Les deux premiers infructueusement, car il persista toujours dans son refus ; par le troisième, on lui manda que, si la Reine l’emportait dans cette occasion, tout était perdu, qu’il ne restait d’autre parti à ses amis que celui de la retraite, qu’il fit du moins quelques réflexions sur les suites qu’allait avoir son opiniâtreté. Cette dernière considération en triompha ; il manda qu’il acceptait ; cela donna la victoire à Maurepas, et à la Reine ce qu’on appelle, en langage d’intrigue, un soufflet. »

Véri a écrit dans son Journal au sujet du rôle joué par Bezenval :

Juillet. — « Une autre attaque plus ouverte est venue du côté de la Reine ou du moins par un homme qui se disait envoyé par elle et qui est assez dans sa confidence pour pouvoir en prendre le titre. C’est de Bezenval, major des suisses de la Garde, qui est parvenu à la faveur auprès d’elle en lui apprenant le jeu du tric-trac. C’est par lui que les amis de Choiseul, dont il est la créature, avaient projeté leur plan ; c’est par lui que la Reine arracha au Roi des incohérences dans le procès de de Guines avec Tort ; c’est par lui qu’elle-même agit avec une partialité indécente ; c’est par lui que s’est exécuté le plan, pris au voyage de Reims, de rapprocher la Reine de Maurepas et d’indisposer cette princesse contre Turgot qui était auparavant son objet d’admiration.

« Le projet d’attaquer Turgot masquait celui de dégoûter Maurepas ; celui-ci le voit et, dans quelque moment d’impatience, il ne le sent pas autant que cela est vrai. Le plan de rapprochement avec la Reine fut interrompu par la nomination de Malesherbes ; il vient de se reprendre. Bezenval a demandé une conférence avec Maurepas et lui a dit que la Reine se plaignait de l’avoir trouvé contraire à tous ses désirs et qu’elle avait au fond du goût pour lui, qu’un mot d’explication terminerait tout, que Turgot, dont les sots systèmes sur la liberté des grains et sur les finances, bouleversait le Royaume, était celui qui lui déplaisait le plus, que Maurepas devait s’en défier plus que personne, puisqu’on voyait bien qu’il tendait à concentrer dans lui toute la confiance du Roi, que c’est à Turgot que la Reine attribuait l’opposition qu’elle avait éprouvée dans ses vues pour les places du ministère, et qu’ainsi, rien n’était plus facile que de le rapprocher, lui Maurepas, de cette princesse.

« Maurepas répondit que personne ne sentait mieux que lui l’avantage qu’il y aurait de marcher de concert avec la Reine, mais que ce désir était soumis à son devoir, qu’il avait connu trop tard les vues de la Reine sur la place de La Vrillière, mais qu’il n’aurait pu les seconder, que la défiance ne peut entrer dans son esprit contre Turgot, quand même celui-ci voudrait avoir le principal crédit, que lui, Maurepas, n’était point venu à la Cour pour discuter le crédit, pour disposer des emplois, ou pour diriger les affaires, que sa fonction unique était de conseiller au Roi ce qu’il croyait utile à l’État et qu’en temps de paix, un contrôleur général devait avoir la principale influence, qu’il conseillerait toujours au Roi de laisser à Turgot le crédit supérieur que sa place exige, parce qu’il connaissait ses lumières et sa probité, malgré les reproches qu’on peut lui faire ; que son avis était de laisser à la Reine la décision d’une foule de détails domestiques et de grâces de cour, mais que, pour l’administration du Royaume, il ne pourrait conseiller au Roi dans chaque occasion que ce qu’il croirait bon pour l’État.

« Maurepas est parti le lendemain pour Pontchartrain ; Turgot s’y est aussi rendu. Je lui ai fait part de la conversation ci-dessus. J’ai vu que, dans ces deux personnages, l’envie de dominer n’était pas plus chez l’un que chez l’autre, et que tout résidait dans un embarras mutuel qui n’est qu’une bagatelle. J’ai voulu qu’il se dissipât de lui-même ; j’ai désiré qu’ils se disent mutuellement ce qui m’a été dit séparément. Je croyais y avoir réussi, mais un retour d’embarras a fait passer le temps de leur entrevue à parler des affaires générales et non des leurs. Le Roi paraît avoir oublié qu’il ne voulait plus avoir sous les yeux Bertin, qui lui pesait sur les épaules, il y a trois mois. Il n’en a plus parlé et comme ce ministre est réduit à des soins peu portants, ni Maurepas, ni personne ne pressera sa retraite. »

Lettres de Mercy Argenteau à Marie-Thérèse. — 17 juillet. — Malgré ce qui s’est passé, le comte de Maurepas, le Sr Malesherbes qui, par ses qualités et son caractère, jouera un rôle intéressant dans le ministère, ainsi que le contrôleur général, sont tous trois bien décidés à n’omettre aucun moyen propre à se concilier l’appui et les bontés de la Reine. Ils se sont expliqués vis-à-vis de moi à cet égard de la façon la plus franche et la plus claire. Ils m’ont prié de les aider à remplir leurs projets, et il résulterait de là que, si la Reine voulait s’y prêter, ma position deviendrait singulièrement favorable à pouvoir remplir tout ce qu’exige le bien du service de cette auguste princesse et en même temps celui de V. M. »

17 juillet. — « Par une suite de dispositions où je trouvai la Reine lors de ma dernière audience, je recommençai d’abord par faire mon très humble compliment à S. M. sur ce qu’enfin, elle s’était décidée à s’occuper des matières du gouvernement et des moyens d’y jouer le grand rôle qu’il dépend d’elle d’y remplir. Ce début de ma part eut une assez bonne réussite. Je fis voir à la Reine ce que l’intrigue avait effectué auprès d’elle. Je tâchai de lui donner une idée juste des ministres qui s’étaient adressés à moi pour faire valoir leurs raisons auprès de S. M. »

Le même au baron de Neny. — 16 août. — « Le nouveau ministre de la Maison du Roi et de Paris, M. de Malesherbes, réussit bien dans sa place. Il la remplit avec une simplicité à laquelle on n’est guère accoutumé ici ; il annonce une justice qui déconcerte les gens de la Cour et une humanité qui enchante les gens du commun. L’unité de ses vues avec celles de M. Turgot vont produire une grande réforme dans les abus, si tant est que l’on laisse faire ces deux ministres, ce qui est bien douteux. Je prévois qu’il ne sera pas facile de retenir longtemps M. de Malesherbes dans sa place. M. Turgot tiendra plus longtemps dans la sienne, si la cherté du blé diminue et si on ne croise point ses opérations. Ces deux hommes sont réellement des personnages rares, par leurs vertus et leur désintéressement. Quant à leurs talents, il n’y a que les faits qui puissent nous éclaircir. En total, les ministres de France actuels cheminent assez d’accord vers le bien. Il y a peu d’intrigues entre eux ; mais, en revanche, il y en a d’autant plus parmi les courtisans et cela aboutit toujours à la besogne des ministres. »

Le même au prince de Kaunitz. — 16 août. — La nomination de Malesherbes avait contrarié les désirs de la Reine ; elle le reçut assez froidement lorsqu’il lui fut présenté ; mais elle revint promptement de cette prévention et, à la première occasion, fit gracieux accueil au nouveau ministre.

Mémoires de Du Pont (p. 216). — Turgot connaissait Malesherbes depuis l’enfance ; un extrême amour pour les sciences et beaucoup de zèle pour le bien public le lui rendaient infiniment cher ; ses lumières, ses vertus, sa douce et facile éloquence lui paraissaient propres à seconder, à faire réussir tout projet de réforme utile à l’État. Le vœu de son cœur et sa raison l’auraient placé à la tête du Conseil de l’Instruction nationale s’il eût pu, comme il s’en flattait, faire un jour adopter cette institution.

Dans ce premier moment, avec le secours de Malesherbes, Turgot croyait possible toute entreprise qui aurait pour objet l’avantage du Roi et de la nation. Malesherbes eut une grande part à la confiance du Roi et fut invité par lui à des conférences, tant particulières qu’en présence de Maurepas, ou de Maurepas et de Turgot, assez longtemps avant d’être publiquement déclaré ministre.

Lettre de Mme de Kaunitz, belle-fille du prince de Kaunitz, à Véri. — Vienne, 12 août. — « Ce qui se passe chez nous n’intéresse guère, on ne sait même pas le nom de nos personnages. C’est sans doute le peu d’intérêt que nous trouvons dans nos foyers qui fait que nous nous occupons nous-même vivement de tout ce qui se passe dans le monde. Vos ministres n’ont certainement pas à Paris des partisan plus zélés que dans notre petite société ; ma sœur et moi, nous nous y intéressons infiniment. 1° M. Turgot est notre héros ; il va au bien sans se laisser détourner ; ce ne sont point des succès éclatants qu’il cherche et qui ne peuvent contenter que la vanité impatiente d’un ministre ou d’un souverain ; c’est le bonheur de la nation qu’il établira solidement si on le laisse faire. Il a, selon moi, le cœur de Sully avec un esprit beaucoup plus éclairé, mais il a besoin encore longtemps que le Roi conserve son ami et le vôtre qui tempère la vivacité et l’étourderie des jeunes gens[3] ».

« Quel bien n’est-ce pas pour le Roi de se trouver environné de ministres qui auraient été le choix de la nation si elle avait été appelée pour en faire un, dont la réputation est si universellement établie qu’elle suffit seule pour inspirer la confiance. Ce M. de Malesherbes, par exemple, je suis enchanté de le savoir rapproché du Roi, mais je ne puis m’empêcher de regretter son éloquence ; j’aurais voulu le voir à la tête de la magistrature, tout comme je regrette la vigilance tranquille, la perspicacité et la droiture de M. de Sartine, qui, selon moi, aurait si bien convenu au département que M. de la Vrillière vient de quitter. »

(Véri, après avoir copié cette lettre, observe que d’Oigny, directeur des postes et maître du cabinet noir, n’en n’avait probablement pas donné connaissance au Roi à cause des éloges qu’elle renferme sur Turgot.)

Lettre de Mlle de Lespinasse. — « M. de Malesherbes ne sera en possession que samedi (18 juillet) ou dimanche. Il a été dire adieu à sa solitude de Malesherbes, mais je crois que ce ne sera pas sans avoir le cœur serré. Un ambitieux aura peine à croire qu’on fasse des sacrifices en devenant ministre, mais si vous connaissez M. de Malesherbes, vous verrez que je dis vrai. »

La nomination de Malesherbes au ministère de la Maison du Roi est du 21 juillet. Le 23, il entra au Conseil ; cette prérogative lui fut immédiatement accordée comme elle avait été accordée à Turgot.

Dans son ministère étaient les affaires du clergé et de la religion prétendue réformée, la feuille des bénéfices, la majeure partie des pensions, l’administration de Paris et de plusieurs pays d’État.

On sait, que, dès son entrée aux affaires, il visita les prisons, élargit un certain nombre de prisonniers, s’occupa des lettres de cachet et nomma une commission chargée de surveiller l’usage des détentions arbitraires.

Il avait une grande popularité depuis la conduite qu’il avait tenue à la tête de la Cour des Aides, lors du coup d’Etat Maupeou. Le 16 février, il avait été reçu à l’Académie française et n’avait pas eu de compétiteur ; le chevalier de Chastellux, qui avait beaucoup de chances, s’était aussitôt retiré devant lui.

Le 6 mai, Malesherbes avait présenté à Louis XVI les remontrances de sa compagnie et le Roi les avait conservées comme une sorte de programme de réformes à accomplir pendant son règne.

II. — Situation de Turgot après la nomination de Malesherbes.

(Caractère de Turgot. — Propos de Louis XVI. — D’Alembert. —  Craintes du clergé. — Réformes et projets.)

Journal de Véri. — Juillet 1775. — Turgot est dans l’erreur commune à plusieurs ministres. Ils imaginent aisément qu’ils sont agréables à leur maître. La droiture des intentions de Turgot, et l’évidence qu’il croit transmettre pour ses plans dans l’esprit du Roi l’aveugle sur ses propres desseins. Il se passe peu d’entrevues entre lui et moi sans que ses maladresses me donnent sujet de lui faire ou des plaisanteries ou des observations amicales. Je lui ai dit que l’arrivée de Malesherbes faisait plaisir à ses confrères comme un remède à sa sécheresse avec eux. Ils vous accusent, lui ai-je dit, de dire au Roi du mal de leur personne et de leur administration. Vous avez la manie de ne voir jamais que la chose en soi sans égard aux personnes, sans retour sur l’ignorance où vous pouvez être de mille détails qui la concernent, et vous prononcez sèchement votre jugement sans un mot qui puisse signifier la moindre hésitation. Je crois encore devoir vous dire que l’esprit du Roi participe à la même persuasion sur votre compte. Hier matin, quand vous me remîtes sa lettre pour Malesherbes, vous m’avez raconté avec joie ce que vous lui aviez dit de Francès pour le poste de la Marine en présence de Maurepas. À peine aviez-vous quitté le Roi qu’il dit à Maurepas : « Vous avez entendu, il n’y a que ses amis qui aient du mérite, et il n’y a que ses idées qui soient bonnes. » Ne prenez pas ce propos comme un dégoût de vous, car on sait d’ailleurs ce que vous valez ; j’ai voulu vous faire connaître l’opinion même du Roi que vous croyez être totalement pour vous.

Lettre de D’Alembert à Frédéric II. — 10 juillet. — Vous avez bien raison, Sire, dans les éloges que vous donnez à notre jeune monarque. Il ne veut que le bien et ne néglige rien pour y parvenir. Il fait les meilleurs choix et il vient encore de nommer pour successeur au duc de La Vrillière qui part enfin à la satisfaction générale, l’homme le plus respecté peut-être de notre nation et avec le plus de justice, Malesherbes, qui concourra avec Turgot à mettre partout la règle, l’ordre et l’économie bannis depuis si longtemps. Grande est l’alarme au camp des fripons. Ils n’auront pas beau jeu entre ces deux hommes, mais toute la nation est enchantée et fait des vœux pour la conservation et la prospérité du Roi. Je parle de ses deux vertueux ministres avec d’autant moins d’intérêt qu’assurément je ne veux et n’attend rien d’eux. Le contrôleur général, à qui j’ai offert mes services à condition qu’ils seraient gratuits, me disait, il y a quelques jours, qu’il voudrait bien faire quelque chose pour moi : « Gardez-vous-en bien, lui répondis-je ; outre que je n’ai besoin de rien, je veux que mon attachement pour vous soit à l’abri de tout soupçon. » Enfin, Sire, toute la nation dit en chorus : « Un jour plus pur nous luit » et elle espère que ses vœux seront exaucés. Les prêtres seuls font toujours bande à part et murmurent tout bas, sans oser trop s’en vanter, mais le Roi connaît les prêtres pour ce qu’ils sont, ne fût-ce que pour l’éducation qu’ils lui ont donnée.

Lettre de Voltaire à D’Alembert. — 17 juillet. — Vous avez bien voulu vous intéresser au jeune homme qui a été si longtemps victime. Je vous mandais que son maître l’appelait auprès de lui, l’honorait d’une place distinguée et lui donnait une pension. Le paquet contenait une espèce de requête à un autre maître, dans laquelle il ne demandait rien. Il se contentait de démontrer la vérité et de faire rougir ses persécuteurs…

M. Turgot est le seul homme d’État à qui on ait osé en envoyer un exemplaire. Il n’aura pas le temps de le lire ; les édits qu’il prépare pour le bonheur de la nation ne doivent pas lui laisser de temps pour les affaires particulières.

Correspondance Métra. — 26 juillet. — La joie que l’élévation de M. de Malesherbes au ministère a causée est universelle. Cependant, elle n’est qu’apparente chez les courtisans, chez les financiers et les gens à affaires qui n’y voient qu’un surcroît de crédit pour M. Turgot. On assure que le Clergé en est au désespoir. Il s’apprête à faire tomber sa rage sur l’Histoire Philosophique des découvertes des Européens dans les Deux-Indes (par Raynal).

Mémoires secrets (VII, 131). — Quoique le département de M. de La Vrillière, tel qu’il est composé, semble petit pour le génie du nouveau ministre, on croit cependant que le clergé dans ce moment est un objet très important et qu’à cet égard M. le Contrôleur général a été fort aise de se donner un second qui puisse maîtriser l’assemblée actuelle du clergé, et la forcer de donner enfin la déclaration de ses biens, comme l’avait exigé M. Machault en 1749.

Lettre de Morellet à lord Shelburne. — 4 septembre — « … Quant à nos affaires, elles continuent d’aller assez bien, sans que nos nouveaux ministres aient encore fait de grandes opérations. M. le Contrôleur général a fait quelques économies considérables sur ce qu’on appelle les services, c’est-à-dire les remises des fonds au Trésor Royal qu’on est parvenu à faire à moins de frais dans beaucoup de parties. Il a retiré des domaines aliénés à vil prix et qui rendront au Roi un produit considérable. Il a mis en régie la Ferme des Poudres et Salpêtres, à ce qu’il espère, au grand avantage du Roi. Il vient de retirer aussi des privilèges accordés pour les carrosses et messageries et en les faisant exploiter et régir pour le Roi, il compte lui procurer sur ce seul article 3 millions de notre monnaie. La suppression des corvées, quoique non pas encore exécutée, est très avancée ; il vient de faire supprimer le privilège de la ville de Bordeaux et de Marseille qui gênaient d’une manière horrible le commerce des vins. On espère que cette opération va pousser l’agriculture de toutes les provinces du Languedoc à un haut point de prospérité. Vous (les Anglais) en aurez de bons vins à meilleur marché et nous y gagnerons davantage. Il va détruisant partout toutes les gênes qui s’opposent à la liberté du commerce, nos corporations, leurs privilèges, toujours funestes à l’industrie, à l’activité et à la richesse d’une nation. Il attaque et supprime tous les droits de péages, de halage, etc., sur les grains, tous les péages sur les chemins et rivières. Il a destiné 800 000 livres au perfectionnement de la navigation intérieure et à la confection de plusieurs canaux. Il réforme toutes nos administrations municipales qui faisaient des dépenses excessives sans objet et sans utilité. Il leur a fait défendre d’emprunter sans assigner des fonds sûrs et prochains au remboursement. Il va entamer bientôt, conjointement avec M. de Malesherbes, d’autres réformes nécessaires et plus considérables dans les dépenses de la Maison du Roi. Enfin, nous marchons vers le bien et si nous avons seulement 5 ou 6 années de cette administration, il sera si avancé qu’on se trouvera obligé de la continuer et que je ne doute pas que ceci ne soit une époque à jamais mémorable dans l’histoire de notre monarchie. »

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[1] Habilement répandus par le premier ministre.

[2] Frère de Mme Blondel.

[3] Le Roi et la Reine.

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