Œuvres de Turgot – 209 – Les six projets d’édits

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1776

209. — LES SIX PROJETS D’ÉDITS

Mémoire au Roi.

(Corvée des chemins. — Police des grains. — Jurandes. — Offices des quais. — Caisse de Poissy. — Droits sur les suifs.)

[D. P., VIII, 150. — D. D., II, 837.]

Janvier.

Sire, je mets[1] sous les yeux de V. M. différents projets d’édits et de déclarations dont je vais tâcher de lui donner une idée succincte, en y joignant quelques observations sur les motifs qui me paraissent devoir décider à les adopter et à surmonter les difficultés que quelques-uns rencontreront peut-être.

1. Suppression des corvées. — Le premier de ces édits a pour objet la suppression des corvées pour la confection des grandes routes, et l’établissement de la contribution nécessaire pour y suppléer à prix d’argent.

Une loi enregistrée n’eût peut-être pas été absolument nécessaire pour la simple suppression des corvées, ni même pour leur remplacement en argent, si ce remplacement n’était imposé que sur les taillables ; car les taillables étant depuis longtemps assujettis à la corvée, sans réclamations de la part des tribunaux, ce n’eût été qu’un simple changement de forme pour adoucir une charge toujours subsistante. Dans quelques généralités, on avait ainsi converti la corvée en argent sans loi enregistrée[2].

Mais c’eût été laisser subsister une très grande injustice en faisant supporter toute la dépense des chemins aux seuls taillables. La justice exige que cette dépense soit supportée par les propriétaires des terres qui en profitent presque seuls, et, par conséquent, par les privilégiés qui possèdent une grande partie des propriétés foncières du royaume. Or, pour leur faire partager cette charge, il faut une loi nouvelle.

S. M. paraît être depuis longtemps convaincue de la nécessité de supprimer les corvées : j’ose l’assurer, d’après l’expérience des maux que cette charge a faits dans la province que j’ai administrée, qu’il n’en est pas d’aussi cruelle pour le peuple. Une chose doit faire sentir combien elle est en elle-même odieuse, c’est qu’on n’a jamais osé établir cette forme de travail dans les environs de Paris, où l’on s’est borné à exiger des fermiers quelques voitures pour le transport des matériaux[3]; espèce de corvée moins fâcheuse dans un pays où les terres s’exploitent avec des chevaux, que dans les pays où l’on ne laboure et l’on ne voiture qu’avec des bœufs, et toujours moins onéreuse que celle que l’on exige des journaliers. Celle-ci est si dure, que, si on eût voulu l’établir dans les environs de la capitale, elle eût excité une réclamation si forte, que le Roi aurait nécessairement partagé l’indignation publique. Mais ce qui se passe dans les provinces fait toujours moins d’impression, parce qu’il est toujours plus facile de déguiser les faits, ou de les justifier par différents prétextes.

Lorsque j’eus l’honneur de lire à V. M., il y a plus d’un an, dans son Conseil, un premier Mémoire sur la suppression des corvées[4], son cœur parut la décider sur-le-champ, et sa résolution devint aussitôt publique. Le bruit s’en répandit dans les provinces. De ce moment, il est devenu impossible de ne pas supprimer les corvées ; car comment V. M. retirerait-elle à ses peuples un bienfait qui leur a été annoncé, et qui a déjà été reçu, dans toutes les parties du Royaume, avec les transports de la plus vive reconnaissance. Non, Sire, jamais les corvées ne pourront être commandées en votre nom.

La suppression des corvées une fois décidée, il est également impossible de ne pas y suppléer par une imposition en argent, car il faut bien que les chemins se fassent.

S. M. reconnaît la justice de charger de cette imposition les propriétaires des terres : c’est donc sur eux qu’il faut l’établir.

Cette imposition est susceptible de difficultés ; mais, quand une chose est reconnue juste, quand elle est d’une nécessité absolue, il ne faut pas s’arrêter à cause des difficultés : il faut les vaincre.

La première de ces difficultés consiste dans la répugnance qu’ont en général les privilégiés à se soumettre à une charge, nouvelle pour eux, que les taillables ont jusqu’ici supportée seuls.

Tous ceux qui ont à délibérer sur l’enregistrement de la loi sont privilégiés, et l’on ne peut pas se flatter qu’ils soient tous au-dessus de cet intérêt personnel, qui n’est cependant pas fort bien entendu. Il est vraisemblable que ce motif influera secrètement sur une grande partie des objections qui seront faites. Il n’y aura même pas lieu d’être surpris que plusieurs avouent publiquement ce motif, ni même qu’ils trouvent des raisons savantes et spécieuses pour le colorer. La solution de cette difficulté est dans la justice de V. M. et dans sa volonté ferme de faire exécuter ce qu’elle lui a dicté.

Il se présentera dans l’exécution une difficulté plus réelle, lors de la répartition de cette contribution demandée aux propriétaires.

Il n’existe dans les pays d’élection que deux sortes de contributions levées sur les propriétaires des terres, savoir : 1° les vingtièmes ; 2° les contributions locales et territoriales, telles que celles qui ont pour objet les réparations d’églises ou de presbytères, ou d’autres dépenses utiles aux habitants d’une paroisse ou d’un certain canton.

Les vingtièmes ne comprennent pas tous les privilégiés, puisque tous les biens des ecclésiastiques en sont exempts ; d’ailleurs, la répartition de cette imposition est encore dans un état d’imperfection extrême. Il serait même impossible de prendre les vingtièmes pour base de la répartition à faire de cette contribution entre les différentes généralités ; car la contribution de chaque généralité doit être proportionnée à la quantité de chemins qui sont à y faire, et cette quantité ne suit en aucune manière la proportion des vingtièmes.

L’esprit de l’opération est de regarder la contribution des chemins comme une charge locale, supportée par ceux auxquels la dépense profite. Mais il faut avouer qu’aucune loi générale n’ayant encore statué sur la répartition de ces impositions locales, qui se font communément de l’autorité des intendants, ou par des personnes choisies parmi les principaux habitants, ou même le plus souvent par les subdélégués, l’annonce vague, que la contribution serait assimilée aux charges locales, présenterait à l’esprit un arbitraire inquiétant. Cet arbitraire peut être ôté par une instruction très détaillée, qui sera envoyée aux intendants. Mais cette instruction ne saurait avoir aux yeux des Cours, auxquelles elle ne pourrait être envoyée sans inconvénient, aucune autorité légale.

D’après ces réflexions, les personnes du Parlement, auxquelles j’ai communiqué le projet de loi, ont désiré qu’en laissant subsister le principe d’assimilation entre la contribution pour les chemins et les charges locales, et sans donner pour bases à sa répartition entre les provinces celle des vingtièmes, il fût dit dans la loi que la répartition sera faite sur les particuliers à proportion de leur cotisation au rôle des vingtièmes, et à l’égard des biens non imposés aux vingtièmes, dans la même proportion suivant leur revenu.

Je me suis rendu à ces observations, et je propose à V. M. cette rédaction.

Le principe de regarder la dépense pour les chemins comme une charge locale, à laquelle chacun contribue à proportion de son intérêt, entraîne la conséquence de faire payer le clergé pour ses biens fonds. Cette conséquence n’est que juste ; cependant V. M. imagine bien qu’elle excitera des réclamations : on pourrait absolument les éluder en demandant au clergé un abonnement particulier pour cet objet, mais je crois très important de maintenir le principe. V. M. verra, quand je lui rendrai compte en détail des vices des différentes natures d’impositions, que le principal obstacle à la réforme des impôts sur les consommations est la difficulté de faire payer aux privilégiés les impositions de remplacement.

Un des plus grands biens que V. M. pût faire à ses peuples, serait de convertir la gabelle en un autre genre d’imposition moins vexatoire ; mais le clergé paye l’impôt sur le sel qu’il consomme, et il résistera à payer la même somme si on la lui demande directement.

Je n’ai proposé d’assujettir le clergé, que pour ses biens fonds, sans y comprendre la dîme, et c’est sans doute une condescendance trop grande ; car les denrées que donne la dîme ne gagnent pas moins aux débouchés qu’offrent les chemins ; mais l’essentiel est d’établir le principe.

Les personnes auxquelles j’ai communiqué le projet de loi ont été frappées de la crainte que la dépense, par conséquent l’imposition des chemins, étant incertaine, ne pût être augmentée arbitrairement et recevoir des accroissements indéfinis. Ce danger ne me paraît pas réel ; car l’on ne pourrait faire monter très haut la dépense des chemins, sans diminuer d’autant les facultés des peuples pour payer les autres impositions, et les besoins de l’État, toujours si pressants, engageront toujours les ministres de vos finances à refroidir les administrateurs particuliers sur la trop grande étendue de leurs projets. Ce sont ces mêmes besoins qui ont fait souvent résister à l’établissement d’une imposition pour remplacer les corvées, et l’objection mériterait considération, si la corvée n’était pas incomparablement plus onéreuse et plus nuisible au recouvrement des autres impositions, que ne peut l’être la contribution par laquelle elle sera remplacée.

Pour rassurer cependant les esprits contre la crainte d’une augmentation indéfinie, j’ai inséré, dans le préambule, que V. M. croyait pouvoir assurer à ses peuples que cette contribution ne serait jamais portée au delà de dix millions pour la totalité des pays d’élection, et j’espère qu’elle pourra être moindre.

S. M. a vu d’ailleurs, dans le projet qu’elle a sous les yeux, les précautions qu’on a prises pour assurer que les fonds de cette contribution ne pourront jamais être détournés de leur objet. La plus forte de ces précautions est d’avoir rendu l’imposition variable, de s’être assujetti à en fixer chaque année le montant par un nouvel état arrêté au Conseil, à rendre cette fixation publique par le dépôt aux greffes du Parlement, de la Chambre des comptes et du Bureau des finances. Cette publicité est un frein sans doute, mais je dois avouer à V. M. qu’il n’est aucune barrière entièrement insurmontable au pouvoir absolu ; aussi compté-je bien moins sur ces précautions que sur le soin que j’ai pris, dans le préambule de cette loi, de démontrer deux choses : l’une, que la corvée est incomparablement plus coûteuse que l’imposition ; l’autre, qu’elle est essentiellement injuste.

Ce préambule est très long. Parmi un assez grand nombre de personnes éclairées à qui je l’ai fait lire, les unes ont été vivement frappées de cette impression ; d’autres, en qui j’ai beaucoup de confiance aussi, ont cru que cette longueur était nécessaire. J’ai l’expérience que cette longueur frappe toujours moins dans l’imprimé que dans le manuscrit ; et le préambule de l’Arrêt du 13 septembre 1774, sur la liberté des grains, qui avait de même paru très long, a réussi assez généralement.

Je m’attends à être fort critiqué, et je crains peu ces critiques, parce qu’elles ne tombent que sur moi ; mais il me paraît très important de donner aux lois que V. M. porte pour le bien de ses peuples, ce caractère de raison et de justice qui peut seul les rendre durables.

S. M. règne par son pouvoir sur le moment présent. Elle ne peut régner sur l’avenir que par la raison qui aura présidé à ses lois, par la justice qui en sera la base, par la reconnaissance des peuples. Puisque V. M. ne veut régner que pour faire du bien, pourquoi n’aurait-elle pas l’ambition de régner après elle par la durée de ce bien ?

Le préambule que je propose à V. M. sera fortement critiqué comme mon ouvrage, et l’on saisira tous les côtés par lesquels il pourra prêter à une critique fondée ; mais quand on ne pensera plus à moi, quand il ne restera de V. M. sur la terre que le souvenir du bien qu’elle aura fait, j’ose croire que ce même préambule sera cité, et qu’alors la déclaration solennelle que fait V. M., qu’elle supprime la corvée comme injuste, sera une barrière invincible pour tout ministre qui oserait proposer de la rétablir. Je ne tairai point à V. M. que j’ai eu ce temps-là en vue lorsque j’ai travaillé à ce préambule, et que j’y suis attaché pour cette raison.

Je sens qu’il peut y avoir une sorte de délicatesse à blâmer les anciennes opérations du gouvernement, mais il est vraiment impossible de développer les principes, de façon à écarter les abus pour l’avenir, sans qu’il en résulte quelque odieux pour ces abus. Tout ce qu’on peut faire, c’est éviter que ce blâme ne tombe sur les personnes, auxquelles on peut toujours présumer des intentions droites. J’ai tâché de conserver cette nuance. Au reste, cette délicatesse, quoique fondée, me paraît devoir céder ici au grand objet qui est de consolider à perpétuité le bien que V. M. veut faire à ses sujets, et d’en imposer aux administrateurs à venir, en détruisant les fausses raisons qui ont égaré les administrateurs des temps passés.

2. Suppression de la police de Paris sur les grains[5]. — Je propose ensuite à V. M. une déclaration pour abroger une foule d’anciens règlements sur la police des grains, relativement à l’approvisionnement de Paris. Ces règlements, qu’on ne pourrait pas croire aussi absurdes qu’ils le sont, si on ne les avait sous les yeux ; qui le sont au point de ne pouvoir être exécutés ; qui, s’ils étaient exécutés, réduiraient Paris à n’avoir de subsistance que pour onze jours, sont cependant un obstacle qui rend impossible l’établissement du commerce des grains dans la ville de Paris, parce qu’ils sont un glaive toujours levé avec lequel les magistrats peuvent frapper, ruiner, déshonorer à leur gré tout négociant qui leur aurait déplu, ou que les préjugés populaires leur auraient dénoncé. Ces règlements sont un titre pour autoriser les magistrats à faire, dans les temps de disette, parade de leur sollicitude paternelle, et à se donner pour les protecteurs du peuple en fouillant dans les maisons des laboureurs et des commerçants ; enfin, c’est une branche d’autorité toujours précieuse à ceux qui l’exercent.

Aussi ces règlements, malgré leur absurdité et malgré leur inexécution habituelle, ont-ils toujours été chers aux principaux magistrats et au Parlement[6]. C’est pour leur complaire que, dans la déclaration de 1753 et dans l’édit de 1764, par lesquels le feu roi a établi successivement la liberté du commerce des grains dans l’intérieur, et même la liberté de la sortie, on a laissé subsister les règlements particuliers à Paris.

Ce ménagement est précisément ce qui a fait manquer l’opération ; car il en est résulté que le commerce n’a jamais pu approvisionner Paris d’un grain de blé. Dès lors, à la première cherté, on s’est cru obligé de recourir à des moyens extraordinaires, qui ont encore plus découragé le commerce, et l’on a perdu toute confiance dans la liberté, ce qui a bientôt conduit à en abandonner les principes.

La vérité est que cette liberté n’avait point été réellement établie, puisqu’il subsistait encore des obstacles au commerce, assez forts pour détourner les négociants de former des spéculations pour l’approvisionnement de l’intérieur du Royaume ; puisque le commerce était écarté des villes qui, par leur situation et par leur grandeur, étaient naturellement destinées à en devenir le centre ; puisqu’il restait interdit dans la capitale et dans un arrondissement de vingt lieues de diamètre autour de cette capitale.

Un droit excessif, imposé sur tous les grains entrant dans la ville de Bordeaux, empêchait que cette ville ne profitât de sa position, si propre à la rendre l’entrepôt de l’étranger et de l’approvisionnement des provinces méridionales.

Le commerce des grains dans la ville de Rouen était exclusivement attribué à une compagnie de cent marchands privilégiés, qui avaient seuls le droit d’acheter dans les marchés des environs ; en sorte que les riches négociants de cette ville ne pouvaient spéculer pour son approvisionnement, ce qui privait la ville de Paris des ressources que l’excédent de l’abondance de Rouen devait naturellement lui procurer.

L’arrondissement de Paris interrompant le passage des grains, la Bourgogne et la Champagne ne pouvaient secourir la Normandie, et réciproquement l’abondance de la Normandie ne pouvait être d’aucun secours aux provinces de l’intérieur, lorsqu’elles manquaient.

Le commerce des grains était presque anéanti dans la ville de Lyon par l’établissement des greniers d’abondance, et par de très gros droits imposés au passage de cette denrée.

S. M. voit, par ce détail, que le commerce était infiniment réduit à Bordeaux et à Rouen, presque nul à Lyon, entièrement nul à Paris et dans toutes les provinces traversées par la Seine et les rivières y affluant.

Pour assurer la durée de la liberté du commerce des grains, ou plutôt pour assurer la subsistance des peuples, qui doit en être le fruit, il faut lever tous les obstacles qui empêchent le commerce de se monter ; il ne faut pas laisser l’ouvrage de la liberté imparfait, comme on a fait en 1763 et en 1764. Il est de la plus grande importance de consommer à présent cet ouvrage. C’est dans une année d’abondance que le commerce s’établit, et qu’il forme des magasins pour les temps de disette. D’ailleurs, dans les temps d’abondance, les intrigants, les malintentionnés n’ont pas la facilité d’émouvoir le peuple comme dans les temps de cherté, où il leur est toujours facile d’imputer cette cherté aux opérations du gouvernement, quelles qu’elles soient.

Les droits qui gênaient le commerce des grains à Bordeaux ont été supprimés l’année dernière. La communauté des marchands privilégiés de Rouen l’a été par un édit du mois de juin, enregistré au Parlement de Rouen. Les droits de Lyon ont été fort diminués, et la suppression des greniers d’abondance doit être un des résultats de l’opération entamée à Lyon et dont V. M. a connaissance.

Voilà trois villes principales du royaume, trois principaux centres du commerce, où il ne trouvera plus d’obstacles ; mais l’obstruction la plus fâcheuse et la plus difficile à vaincre est celle de Paris et de son arrondissement. Il faut en venir à bout, ou renoncer à voir jamais le commerce de grains prévenir les disettes. C’est l’objet de la déclaration que je propose à V. M.

J’ai cru nécessaire, pour faciliter d’autant plus le commerce, et pour présenter en même temps au peuple un soulagement qui ôte aux malintentionnés tout moyen de l’inquiéter sur cette opération, de supprimer par la même loi tous les droits sur les grains qui servent à la nourriture du peuple : ce soulagement sera très considérable, et bien plus fort que le sacrifice fait par V. M. Il ne lui en coûtera que le dédommagement dû à la ville pour le droit de gare jusqu’en 1782. Ce dédommagement sera de 52 000 livres par an ; mais V. M. a retrouvé cette somme, et beaucoup au delà, dans les changements faits au recouvrement des impositions de la ville de Paris, et dans la suppression de la charge du Sr Le Normand.

S. M. trouvera peut-être encore le préambule de cette loi fort long : je ne crois pas qu’il soit possible d’éviter cette longueur. Il est absolument nécessaire de mettre sous les yeux du public le détail des règlements qu’on supprime, afin qu’il sache ce qu’on supprime et qu’il en connaisse l’absurdité. Tant que ces règlements resteraient dans leur obscurité, l’on ne manquerait pas de crier, comme on l’a fait dans maints et maints réquisitoires, que ces règlements sont le fruit de la sagesse de nos pères éclairés par l’expérience. Au lieu qu’il sera difficile de placer ces grands mots à côté du texte même des règlements fidèlement rapportés dans le préambule.

3. Édit portant suppression des offices sur les quais, halles et ports[7]. — La suppression des règlements de Paris entraîne celle des officiers porteurs et mesureurs de grains, dont l’existence et les fonctions étaient essentiellement liées à cette police, et à la levée des droits que V. M. supprime.

Ces offices ont été créés avec une multitude d’autres, non moins nuisibles, auxquels il a été attribué une foule de droits sur les denrées, qui, s’ils étaient mieux régis, suffiraient pour les rembourser en un certain nombre d’années.

Parmi ces officiers sont les jurés-vendeurs de marée, qu’il est très pressant de supprimer, parce qu’il est en leur pouvoir d’anéantir la totalité des droits de V. M. sur le poisson, par une manœuvre très facile. Ces droits se perçoivent à raison du prix de la vente, et ce sont les jurés vendeurs qui, conjointement avec quelques revendeurs affidés, fixent ce prix. V. M., en diminuant l’année dernière les droits sur la marée pour encourager la pêche, s’était engagée à indemniser les jurés-vendeurs de ce qu’ils pouvaient perdre par cette diminution sur la portion des droits qui leur appartenait. Cette indemnité devait être réglée d’après les produits des années précédentes, et dès lors les jurés-vendeurs, sûrs de toucher le même produit, n’ont aucun intérêt à soutenir les droits du Roi. Ils peuvent donc, en livrant le poisson à leurs revendeuses affidées à bas prix, baisser les droits, partager sous main avec ces revendeuses le profit qu’elles font sur le public, et recevoir ainsi un double dédommagement, l’un des revendeuses, l’autre du Roi, tandis que le Roi perdrait d’abord par le sacrifice qu’il a fait d’une partie du droit, et ensuite par les estimations à trop bas prix de la marchandise, et que d’un autre côté la pêche serait découragée par la taxation arbitraire de l’estimation au-dessous de la valeur réelle du poisson qu’elle envoie à Paris. J’ai lieu de croire que cette manœuvre s’est pratiquée depuis l’année dernière.

La suppression de la totalité de ces offices avait déjà été prononcée par l’édit du mois de septembre 1759. Un autre édit de 1760, en ratifiant leur suppression, en différa l’exécution jusqu’au 1er janvier 1771, temps où devait commencer leur remboursement, pour finir en 1782. Une déclaration du 5 décembre 1768, enregistrée en lit de justice, a prorogé ce délai ; et le remboursement doit, aux termes de cette loi, commencer au 1er janvier 1777, pour finir en 1788.

Si l’on exécute cette déclaration, V. M. sera privée, l’année prochaine, de près de 4 millions de droits destinés au remboursement de ces offices et de leurs créanciers. Cette considération doit déterminer à faire dès à présent la suppression sur un plan beaucoup moins onéreux, en remboursant seulement en argent ce qui a été fourni au Trésor royal en argent, et donnant des contrats pour ce qui a été fourni en papier. V. M., devenue maîtresse de ces droits, pourra, par la simplification de la régie, la rendre moins vexatoire, et y gagner de quoi faire un fonds d’amortissement suffisant pour rembourser peu à peu les créances de ces officiers et les contrats qui leur ont été donnés.

4. Suppression des jurandes. — V. M. connaît depuis longtemps ma façon de penser sur les jurandes et communautés de commerce. J’ose lui dire que cette façon de penser est celle de tous ceux qui ont un peu réfléchi sur la nature du commerce. Je ne crois pas qu’on puisse sérieusement et de bonne foi soutenir que ces corporations, leurs privilèges exclusifs, les barrières qu’elles opposent au travail, à l’émulation, au progrès des arts, soient de quelque utilité.

Cependant, comme il y a un grand intérêt pour beaucoup de gens à les conserver, soit de la part des chefs de ces communautés soit de la part de ceux qui gagnent avec elles ; puisque les contestations que ce régime occasionne sont une des sources les plus abondantes des profits des gens du Palais, je ne serai point étonné que l’on trouve beaucoup de sophismes à établir en leur faveur, surtout si on a la prudence de se renfermer dans des raisonnements vagues, sans les appliquer aux faits. Si V. M. daigne lire le Mémoire que M. Albert a fait faire sur les abus qu’il a été à portée de vérifier dans le régime des communautés de Paris, V. M. n’aura pas de peine à reconnaître l’illusion des prétextes par lesquels on voudrait pallier les inconvénients attachés à ces établissements.

S. M. trouvera encore le préambule de cet édit fort long : il m’a paru nécessaire de démontrer l’injustice que renferme l’établissement des jurandes, et à quel point il nuit au commerce. Ce n’est, je crois, que par ce développement des motifs qui rendent une telle opération nécessaire, qu’on peut en imposer aux sophismes qu’entasserait l’intérêt particulier.

Je regarde, Sire, la destruction des jurandes et l’affranchissement total des gênes que cet établissement impose à l’industrie et à la partie pauvre et laborieuse de vos sujets, comme un des plus grands biens qu’elle puisse faire à ses peuples : c’est, après la liberté du commerce des grains, un des plus grands pas qu’ait à faire l’administration vers l’amélioration, ou plutôt la régénération du Royaume. Cette seconde opération sera pour l’industrie ce que la première sera pour l’agriculture.

L’utilité de cette opération étant reconnue, on ne peut la faire trop tôt. Plus tôt elle sera faite, plus tôt les progrès de l’industrie augmenteront les richesses de l’État.

La suppression de vaines dépenses de communautés procurant l’extinction de leurs dettes, dans un très petit nombre d’années V. M. rentrera dans la jouissance d’un revenu assez considérable, qu’elle pourra employer mieux, ou remettre en partie à ses peuples.

Il est d’autant plus nécessaire de supprimer très promptement ces communautés, qu’elles forment un obstacle invincible à ce que les denrées nécessaires à la subsistance du peuple baissent de prix. Le blé étant aujourd’hui de 20 à 26 livres le setier, et la plus grande partie de bon froment à 24 livres, le peuple devrait avoir d’excellent pain à 2 sous 2 deniers la livre. Il vaut encore 2 sous 9 deniers. Les mêmes obstacles se trouvent sur le prix de la viande, et tant que les communautés de boulangers et de bouchers subsisteront, il sera impossible de vaincre les manœuvres qu’ils emploient pour faire enchérir les denrées au delà de leur véritable prix ; ce n’est que par la concurrence la plus libre qu’on peut se flatter d’y parvenir. Tant que la fourniture des besoins du peuple sera concentrée en un petit nombre de personnes liées par une association exclusive, ces gens-là s’entendront toujours ensemble pour forcer la police à condescendre au surhaussement des prix, en faisant craindre de cesser de fournir.

Il sera nécessaire de prendre des précautions contre cet effet de leur mauvaise volonté au moment du changement. Tout est prévu à cet égard, et V. M. peut s’en rapporter sur ce point à la sagesse et à l’activité de M. Albert.

Une circonstance particulière ajoute un motif de plus pour supprimer les communautés dans l’instant même ; c’est la situation où vont se trouver les fabriques anglaises par la cessation du commerce avec les colonies américaines. S’il y a un moment où l’on puisse espérer d’attirer en France beaucoup d’ouvriers anglais, et avec eux une multitude de procédés utiles inconnus dans nos fabriques, c’est celui-ci. L’existence des jurandes fermant la porte à tout ouvrier qui n’a pas passé par de longues épreuves, et en général aux étrangers, ferait perdre au royaume des avantages qu’il peut retirer de cette circonstance unique. Cette considération me paraît avoir beaucoup de poids.

5. Suppression de la caisse de Poissy[8]. — La suppression de la communauté des bouchers, comprise dans celle des jurandes, nécessite celle de la caisse de Poissy.

Cette caisse est d’ailleurs un impôt très onéreux au peuple de Paris, aux bouchers et aux propriétaires des provinces où l’on engraisse des bestiaux pour l’approvisionnement de Paris. Aussi la suppression en est-elle universellement désirée.

Comme V. M. ne peut pas sacrifier de son revenu, il est indispensable d’augmenter un peu les droits des bestiaux et de la viande à l’entrée de Paris ; mais cette augmentation n’empêchera pas que le soulagement résultant de la suppression de la caisse de Poissy ne soit très sensible, et j’espère que ce soulagement, concourant avec la liberté du commerce de la viande, amènera une diminution notable dans les prix, surtout dans celui des viandes de qualité inférieure, qui forment précisément l’objet de la consommation du peuple.

6. Changement de forme dans le droit sur le suif. — Il se levait sur le suif un droit considérable, dont la perception se faisait d’une manière très onéreuse, et se trouvait liée avec un règlement très extraordinaire de la communauté des maîtres chandeliers, qui achetaient en corps de communauté la totalité des suifs que fondaient les bouchers. La communauté des chandeliers formait ainsi une société unique de commerce, qui exerçait contre le public un véritable monopole. Il devient impossible de continuer la perception du droit dans cette forme. Rien n’est plus simple que d’y substituer un droit correspondant sur les bestiaux qui donnent le suif, et de faire payer ce droit avec les autres aux entrées de Paris.

Il y avait ci-devant un droit sur les suifs étrangers, qui était de 7 livres 13 sous par quintal : je propose de le remplacer par un droit de 50 sous, et je compte que V. M. y gagnera du revenu, parce que d’un côté l’excès du droit, et de l’autre la forme qu’on avait donnée à ce commerce, faisaient qu’il n’entrait pas une livre de suif à Paris ; en sorte que le droit de 7 livres 13 sous n’existait que fictivement et sur le papier. Dans un temps où le suif avait manqué, la communauté des chandeliers fit venir du suif étranger à la réquisition du magistrat de police, mais ce fut à condition que le Roi l’affranchirait de tous les droits. Il est aisé de sentir qu’aucun chandelier, ne pouvant acheter en particulier, ne faisait venir du suif étranger. La communauté entière, qui gagnait à tenir fort haut le prix d’une marchandise dont elle exerçait le monopole, n’avait aucun intérêt à augmenter l’abondance en tirant du suif de dehors. Ainsi, il ne se consommait de suif à Paris que celui des animaux qu’on y tue dans les boucheries, ce qui enchérissait cette denrée nécessaire au peuple, qui trouvera par conséquent encore un soulagement dans ce changement de forme.

Voilà, Sire, tout ce que j’avais à dire à V. M. sur les lois que je lui propose, qui ne sont, comme on le voit, que des opérations de bienfaisance ; elles n’en essuieront pas moins des contradictions, mais ces contradictions seront facilement vaincues, si V. M. le veut.

——————

[1] La rédaction, comme la pensée des idées, appartient entièrement à Turgot. Miromesnil, ennemi secret de Turgot, excité d’ailleurs par Maurepas dont la jalousie contre ce ministre n’était presque plus secrète, fit sur ce Mémoire quelques notes que nous transcrirons ; et, contre le projet d’édit portant suppression des corvées dont il y est question, un travail plus étendu, auquel Turgot répondit. Le Roi jugea d’abord, même avec fermeté, en faveur de son peuple et de son contrôleur-général. Mais il eut le malheur de se laisser persuader ensuite qu’il aurait peut-être mal jugé. (D. P., Mém.).

[2] « En substituant à la corvée une contribution forcée en argent, il était plus régulier de donner un édit. Toutes les ordonnances de nos rois portent qu’il ne sera fait aucune levée de deniers, si ce n’est en vertu de lettres-patentes enregistrées. » (Note du garde des Sceaux.)

[3] « La véritable raison qui a empêché d’établir la corvée des bras dans la généralité de Paris, est que Paris, étant le centre des communications, est environné d’une plus grande quantité de grandes routes que toutes les autres villes ; que, par conséquent, la généralité de Paris est plus coupée qu’aucune autre par de grandes routes ; qu’elles sont toutes pavées, ce qui se fait à plus grands frais que les chaussées ferrées de cailloux, et que la corvée des bras aurait pris aux corvéables une grande partie de leur temps, ce qu’il n’était pas possible d’exiger. D’ailleurs, le pavé ne peut être fait que par des ouvriers paveurs élevés à ce métier.

« Mais les corvées en voitures étaient plus considérables que le Mémoire ne le laisse entendre. » (Note du garde des Sceaux.)

[4] Nous n’avons pas retrouvé ce Mémoire (D. P.).

[5] Voir aussi p. 218.

[6] Ils ont pu étendre l’erreur sur cet objet, et je le pense. Mais ils n’ont jamais eu ce motif. (Note du garde des Sceaux.)

[7] Voir aussi p. 148, 229, 234.

[8] Voir aussi p. 148 et 260.

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