Œuvres de Turgot – 255 – Lettres à Du Pont de Nemours, 1781

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1781.

255. — LETTRES À DU PONT DE NEMOURS.

CCCXII. (L’Arioste. — La guerre. — Court de Gebelin. —Mante.)

Paris, 4 janvier.

(La lettre commence par des observations sur la traduction de l’Arioste.)

Point encore de nouvelles de M. d’Estaing, mais la flotte anglaise est rentrée et c’est quelque chose. Le Chevalier de Luxembourg a fait un armement pour prendre Jersey dont il a donné le commandement à M. de Bullecourt à la tête d’un corps de volontaires ramassés. Ils sont partis, je crois, le 26 de Granville. On les disait rentrés à Cancale, mais dans l’intention de repartir.

Mme Blondel vous dit mille choses.

Voici un billet de Gebelin qui ne vous contentera guère. On vous attend. Voici une lettre de Mante. Je ne lui renvoie pas sa traduction parce qu’il faut absolument que nous la revoyions ensemble.

J’oubliais de vous dire que votre épigraphe ne me paraît pas assez saillant pour justifier la prétention d’un épigraphe.

CCCXIII. (L’Arioste. — La goutte. — La guerre.)

Paris, 15 février.

Vous auriez pu, mon cher Du Pont, me voir en partant, car je n’ai pas plus pu dormir la nuit de votre départ que dans ce moment. Le dégagement de mon genou a même été un peu retardé par cette tempête, mais cela est réparé et je continue à aller de mieux en mieux. Je souhaite que ce mauvais temps ne vous ait pas rendu la route trop pénible.

Je n’ai rien à vous mander de vos succès[1]. Je sais seulement que M. d’Alembert a dit à M. de Condorcet qu’il était fort content. Pour MM. les beaux esprits, je crois qu’ils attendent, pour savoir s’ils trouvent ces vers bons, qu’ils sachent si l’auteur est de leurs amis. Il est bien plaisant que ces gens-là ne sachent pas même avoir un avis à eux sur des vers, qui sont pourtant pour eux la chose la plus importante de ce monde.

Il est décidé que M. de Tréville ne commandera pas la flotte. Elle est commandée par M. de Grasse. Lord Gordon est déchargé d’accusation.

Point de lettre de M. de Tressan. Je suis persuadé que le soupçon que cet ouvrage est de Chamfort l’aura fait changer d’avis.

Je ne vous envoie pas un billet qui vous invite à une assemblée après-demain chez M. Collet, notaire, où l’on doit délibérer sur l’union des créanciers de M. le Duc d’Olonne.

CCCXIV. (L’Arioste. — Saint-Ange. — Discussions à Genève. — La guerre. — Lord Gordon.)

Paris, 17 février.

J’ai vu, mon cher Du Pont, l’abbé de la Roche et Cabanis qui sont tous deux enchantés de votre traduction. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’ils en ont soupçonné Roucher. Le petit Saint-Ange est aussi fort content, mais ce pauvre petit diable a été cruellement malmené par Clément dans l’Année littéraire.

J’ai eu des nouvelles de Genève ou plutôt Mme Blondel en a eu. Ils espéraient s’accommoder au moyen de la terreur qui a saisi les négatifs. Ceux-ci ont même supplié les trois puissances de ne point employer de menaces. Les représentants exigent que les négatifs renoncent à toute demande garantie et ils offrent de consentir à un délai pour la confection du code. Je ne sais si les protecteurs des négatifs se contenteront de cet arrangement. Je vous ai mandé que le commandement de la grande flotte était donné à M. de Grasse sans qu’on sache trop pourquoi. On l’a ôté à M. de La Touche-Tréville.

Le Lord Gordon est acquitté au grand applaudissement de la canaille anglaise, ce qui doit encourager beaucoup ce méchant fou à recommencer.

Je suis fort aise que le vent ne vous ait pas emporté, mais votre tête n’était pas le seul lest de votre cabriolet.

Adieu, je vous embrasse. Bien des compliments à Mme Du Pont. Je me réjouis avec vous du bon état où vous avez trouvé sa santé.

CCCXV. (La goutte. — L’Arioste. — Genève. — Le Compte rendu de Necker. — La guerre.)

Paris, 19 février.

J’ignore, mon cher Du Pont, la cause du retard de ma première lettre. Pour le plus sûr, j’écris celle-ci dès la veille. Je viens pour la première fois de marcher avec mes béquilles. Si le beau temps pouvait se décider, j’espérerais que mes progrès seraient plus rapides.

M. de Tressan, pour vous envoyer son remerciement, veut apparemment être sûr qu’on ne s’est pas moqué de lui, peut-être lui a-t-on fait soupçonner Chamfort, mais il m’est venu deux lettres contresignées Jombert, qu’en conséquence j’ai ouvertes suivant la convention. L’une est de Cabanis ; elle vous fera plaisir ; l’autre, d’une Mlle de Jaucourt. Est-ce la vieille demoiselle de Jaucourt qui demeure dans la rue de la Chaise ? À quel propos lui avez-vous envoyé ce chant ? [2] Est-ce que vous la connaissez ? Est-ce qu’elle se mêle de bel esprit ? Vous l’avez envoyé aussi à M. de Fourqueux. Vous auriez pu vous en rapporter à M. Cailliard pour lui faire connaître l’ouvrage. Ces envois multipliés à des gens de votre connaissance mettent les curieux sur la piste.

Je vous envoie encore la lettre que m’écrit Mme de Sommery, qui ne se connaît pas parfaitement en vers, mais qui vous fera plaisir parce que vous verrez l’impression que l’ouvrage fait sur ceux qui se laissent aller sans y penser au premier mouvement qu’ils éprouvent.

Je vous dirai encore que M. de Suard a dit à M. de Condorcet que l’ouvrage était d’un jeune poète protégé par M. de Nivernois ; d’un autre côté M. Garat lui a dit qu’il était sûr que l’auteur était le fils de M. de Mirabeau[3]. Vraisemblablement, le père aura laissé percer sa conjecture si pleine de sagacité.

Je vous envoie deux pièces que j’ai reçues de Genève et qui vous donneront très bonne idée de la conduite leste et sage qu’ont tenue les représentants dans cette occasion. Leur édit, qui a passé d’abord au petit conseil des deux cents à la pluralité de 110 voix contre 55, et en conseil général à la pluralité de 1107 contre 29, éteint tous les sujets des divisions actuelles et, par conséquent, devrait les délivrer de la garantie et de la médiation forcée. Cependant, ils craignent et ont raison de craindre la mauvaise volonté qu’on leur a marquée. Ils ont envoyé au-devant des médiateurs que Berne avait fait partir, pour les engager à ne pas se présenter dans ce moment où leur ministère ne pourrait plus avoir d’objet et où ils trouveraient les portes fermées. S’ils réussissent à persuader les Bernois, je crois que leur affaire sera bonne. Renvoyez-moi mes deux imprimés tout de suite, car je ne veux pas décompléter ma collection de pamphlets sur cette affaire.

Vous en recevrez par ce courrier un d’un autre format, c’est le Compte rendu de M. N. Vous le lirez avant moi, car j’ai pris le parti de ne pas le lire pour n’être point exposé à en parler. Cela ne peut m’intéresser qu’autant que, parmi les mensonges que cette brochure doit renfermer, il y en aurait qui seraient dirigés malignement contre mon administration ; vous le verrez aussi bien que moi, et je ne veux point risquer d’en prendre de l’humeur ; j’en ai assez de celle de la goutte. On m’a dit qu’il avait voulu m’y faire un compliment : si cela est, je dirai en moi-même ce que répondit un duc à un Bouillon qui lui avait écrit : « Monseigneur » dans l’espérance de la réciprocité : Je suis point la dupe de votre Monseigneur, Monsieur.

On a des nouvelles de M. de Rochambeau du 10 janvier qui n’apprennent rien d’important. Le Courrier de l’Europe annonçait une révolte d’une partie de l’armée américaine ; il n’y a pas un mot de vrai, non plus qu’une prétendue maladie du Roi de Prusse.

Notre flotte ne sera en état de partir qu’à la fin de mars…

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[1] Au sujet de la traduction de l’Arioste.

[2] Elle était parente de Du Pont.

[3] C’est-à-dire l’orateur.

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