Oeuvres de Turgot – XV – Le Contrôle général

XV. — LE CONTRÔLE GÉNÉRAL

Le pacte de famine. — Renvoi de Terray et de Maupeou. — Turgot, contrôleur général ; Miromesnil, garde des Sceaux ; Sartine, ministre de la marine ; Lenoir, lieutenant de police. — Lettre de Turgot au Roi. — Opinions de Marie-Antoinette, de Voltaire et des amis de Turgot sur sa nomination.

Les accusations dirigées contre le gouvernement à propos des grains n’avaient pas été éteintes par la mort de Louis XV. On racontait que le nouveau roi faisait le monopole comme son grand-père et l’on prétendait qu’il avait renouvelé un traité avec l’ancienne compagnie des blés. Terray essaya de reporter les accusations sur Sartine, alors lieutenant de police, en refusant de payer[1] quelques achats effectués pour l’approvisionnement de la capitale, en dehors de la régie ; Sartine était couvert par un ordre de Louis XVI[2] ; il put facilement se défendre.

La Cour était à Compiègne. Louis XVI, mis au courant, par une lettre anonyme, des bruits qui couraient sur son propre compte s’en émut et en parla à la Reine. Sous un prétexte, il envoya chercher Turgot et l’interrogea. Turgot répondit d’une manière générale, sans incriminer personne. Au sujet des finances, le Roi ne lui fit aucune ouverture et Turgot ne crut pas devoir prendre l’initiative d’en parler.

Le lendemain, Maurepas pressa Louis XVI : « Je me décide, répondit le Roi, Turgot aura les finances. — Avant d’accepter, dit Maurepas, il désire une audience de V. M. ».

C’est, dans cette audience, que fut arrêté le programme financier qu’on retrouve dans la lettre du 24 août 1774. L’abbé de Vermond avait recommandé à Turgot, en présence de l’abbé de Veri, d’engager toujours par avance la parole du Roi, parce que la qualité principale du jeune monarque était la fidélité à ses engagements. Turgot profita de ce conseil et s’y conforma fréquemment, dans la suite, en faisant prendre par le Roi des décisions de principe chaque fois qu’il s’agissait d’empêcher la continuation ou le renouvellement d’un abus.

« Vous ne vouliez donc pas être contrôleur général ? lui demanda Louis XVI. Sire, dit Turgot, j’avoue à V. M. que j’aurais préféré le ministère de la marine, parce que c’est une place plus sûre et où je suis plus certain de faire le bien. Mais dans ce moment-ci, ce n’est pas au Roi que je me donne, c’est à l’honnête homme ».

Louis XVI répondit en lui prenant les mains : « Je vous donne ma parole d’honneur d’entrer dans vos vues et de vous soutenir dans les partis courageux que vous avez à prendre. »

Turgot ajouta : « Sire, je dois représenter à V. M. la nécessité de l’économie, dont elle doit, la première, donner l’exemple.

M. l’abbé Terray l’a sans doute dit à V. M. — Oui, mais il ne me l’a pas dit comme vous ». Turgot demanda la permission de mettre par écrit ses vues générales, ses conditions, sur la manière dont Louis XVI devait « le seconder dans l’administration des finances, qui le faisait trembler par la connaissance superficielle qu’il en avait »[3].

Turgot fut remplacé à la Marine par de Sartine, à qui la Reine voulait faire obtenir la place de La Vrillière. Mais celui-ci fut provisoirement conservé parce qu’il était le beau-frère de Maurepas. Lenoir, qui avait été nommé intendant de Limoges, quand Turgot avait été mis à la Marine, remplaça Sartine à la Police.

Le lendemain, Turgot présenta à Louis XVI l’admirable lettre où sont ces phrases caractéristiques :

« En recevant la place de Contrôleur général, j’ai prévu que je serais le seul à combattre les abus de tout genre. J’aurai à lutter même contre la bonté naturelle, contre la générosité de V. M. et des personnes qui lui sont chères. » Il avait d’abord écrit « de la » (de la Reine sans doute) et s’était repris. « Je serai craint, haï même d’une grande partie de la cour, de tout ce qui sollicite des grâces. On m’imputera tous les refus ; on me peindra comme un homme dur… Ce peuple, auquel je me serai sacrifié, est si aisé à tromper que peut-être j’encourrai sa haine. Je serai calomnié… »

Puis, soulignant l’engagement qu’il avait fait prendre verbalement par le Roi, il inséra dans sa lettre les mots célèbres : « Point de banqueroute, point d’augmentations d’impôts, point d’emprunts. » C’était dire qu’il ne voulait compter que sur les économies, par la suppression des abus, pour mettre de l’ordre dans les finances.

Après avoir considéré la minute pleine de corrections, de la lettre du 24 août 1774, Léon Say a écrit :

« Ce document est frappant, il est vivant ; on est ramené en le lisant à ces années pendant lesquelles la France cherchait à sortir de l’Ancien régime, pour entrer dans le monde moderne, ne sachant pas encore le chemin dans lequel elle s’engagerait. On tient dans ses mains un papier jauni par le temps où un homme de génie montrait la voie dans laquelle le Roi aurait pu faire entrer la nation et la conduire à son but sans se heurter peut-être sur la route aux obstacles, aux violences et aux crimes que la Révolution a traversés et qui ont enfanté des réactions, puis des révolutions nouvelles dont nous avons tant de peine à sortir[4]. »

Abstraction faite des préoccupations que causait à Turgot ses nouvelles fonctions, aucun ministre des finances n’a peut-être débuté dans des conditions d’apparence aussi favorable.

Il avait la confiance de Maurepas ; il avait celle du Roi et même celle de la Reine ; Marie-Antoinette écrivait à sa mère[5] :

« Le peuple a fait des extravagances de joie du renvoi du chancelier et du contrôleur général ; je ne me mêle d’aucune affaire, mais je désire bien que celle-ci finisse, car je crains qu’elle ne donne bien de la peine et de la tracasserie au Roi…

« J’ai déjà dit à ma chère maman que M. Turgot était un très honnête homme ; cela est bien essentiel pour les finances. On a mis M. de Sartine à la marine ; il s’est fait adorer du peuple étant lieutenant de police. »

Une grande partie du public, à Paris et en province, avait, en effet, manifesté bruyamment sa joie du renvoi de Maupeou et de Terray. À Paris et ailleurs on avait pendu des mannequins qui représentaient les ministres disgraciés. À Limoges, on s’était félicité de la nomination de Turgot par une fête publique.

Dans le milieu philosophique et surtout dans le milieu économique, on fut plein de confiance dans l’avenir.

Voltaire écrivit à d’Argental : « M. Turgot passa quinze jours aux Délices, il y a plusieurs années ; mais M. Bertin y vint aussi et ne m’a servi de rien. Si j’avais quelques jours de vie encore à espérer, j’attendrais beaucoup de M. Turgot, non que je lui redemande l’argent que l’abbé Terray m’a pris dans la poche, mais j’espère sa protection pour les gens qui pensent, parce qu’il est lui-même un excellent penseur. Il a été élevé pour être prêtre et il connaît trop bien les prêtres pour être leur dupe et leur ami. Toutefois Antoine se ligua avec Lépide qui était grand pontife, sot et fripon. »

Le même jour, Voltaire disait avec plus de chaleur à Mme du Deffand :

« Je me console et je me rassure dans l’opinion que j’ai de M. de Maurepas et de M. Turgot. Ils ont tous deux beaucoup d’esprit et sont surtout fort éloignés de l’esprit superstitieux et fanatique. M. de Maurepas, à l’âge de près de soixante-quatorze ans, ne doit et ne peut guère avoir d’autres passions que celles de signaler sa carrière par des exemples d’équité et de modération. M. Turgot est né sage et juste ; il est laborieux et appliqué. Si quelqu’un peut rétablir les finances, c’est lui. »

Condorcet, Mlle de Lespinasse, D’Alembert furent enthousiastes. Ce dernier écrivit à Frédéric : « Si le bien ne se fait pas, il faut en conclure que le bien est impossible. »

Mme du Deffand même salua sans amertume l’avènement de Turgot.

Enfin le vieux Quesnay, tout près de la tombe, le marquis de Mirabeau et les autres économistes conçurent de douces espérances[6].

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[1] Le paiement de ces sommes au financier Pascaud fut effectué par Turgot.

[2] Aussitôt après la mort de son aïeul, Louis XVI avait recommandé à Sartine le soulagement des pauvres par l’abaissement du prix du pain.

[3] Journal de l’abbé de Veri. — Lettre de Mlle de Lespinasse du 29 août 1774.

[4] Journal des débats, du 27 septembre 1887.

[5] Le 7 septembre.

[6] Lucas Montigny. Mémoires de Mirabeau. — Un petit-fils de Quesnay, Quesnay de Saint-Germain, eut une place au cabinet du Ministre.

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