Oeuvres de Turgot – XVIII – La liberté du commerce des grains

XVIII. — LA LIBERTÉ DU COMMERCE DES GRAINS ET LE PACTE DE FAMINE

Arrêt du 13 septembre 1774. — Traités de l’abbé Terray avec Leray de Chaumont. Sorin de Bonne et Doumerck. — Opérations de ces derniers. — Brochet de Saint-Prest. — Soupçons contre Terray. — Liquidation de l’affaire du pacte de famine. — Procès de Sorin et Doumerck.

Opinion de Bertin sur le projet d’arrêt relatif à la liberté du commerce des grains. — Conduite du Parlement.

La première réforme économique de Turgot fut le rétablissement, par arrêt du 13 septembre 1774, de la liberté du commerce des grains à l’intérieur du Royaume. La promulgation de cet arrêt eut lieu le 20 septembre, deux mois environ avant la rentrée du Parlement.

L’abbé Terray avait, en 1771, renoué les relations que l’administration avait eues avec Le Ray de Chaumont et avait chargé ce munitionnaire de quelques achats de grains. Chaumont présentait chaque semaine au contrôleur général un état de situation, au bas duquel il faisait mention des ordres donnés verbalement la semaine précédente. Le ministre arrêtait et approuvait personnellement chaque balance[1].

L’abbé se servit ensuite de Sorin de Bonne et Doumerck qui, en juillet 1770, avaient été chargés de procéder à un achat de 12 000 setiers à Amsterdam et qui devinrent acquéreurs des moulins de Corbeil. Ces fournisseurs reçurent la commission ordinaire de 2 p. 100 sur leurs achats et leurs ventes, les frais de change et de banque étant comptés à part.

Les opérations pour le Roi se développèrent bientôt et s’étendirent aux approvisionnements de la province, comme à ceux de Paris. Les soupçons se répandirent non moins rapidement, et plusieurs faits leur donnèrent une apparence de fondement. Un des magasins des blés du Roi était installé depuis longtemps dans une des terres de l’abbé Terray, au château de Lamothe, près Provins ; la location de ce magasin fut, paraît-il, renouvelée et à des conditions forcément avantageuses pour le propriétaire. Un moulin, situé à Chiessat[2], et appartenant également au contrôleur général, avait été loué aussi à la Régie. Des émissaires de Sorin de Bonne et Doumerck avaient été vus de tous côtés en province. Le service des subsistances avait été enlevé aux mains honnêtes d’Albert, qui, lors du coup d’État Maupeou, s’était retiré, ne voulant pas recevoir un traitement pendant que les Conseillers, ses collègues, étaient en exil, pour être mis aux mains avides de Brochet de Saint-Prest, qui devint titulaire d’une charge d’intendant du commerce dans des conditions insolites et qu’on vit passer rapidement d’une situation obérée à l’opulence.

L’abbé Terray ne regardait pas à tirer des ressources fiscales des objets de première nécessité, car il ajoutait des sols pour livre à une foule de droits qui réagissaient sur le prix des denrées. Il s’émut pourtant lorsque les propos injurieux se multiplièrent, et il institua à la fin de 1771, pour examiner la question des grains, une commission composée de quatre magistrats des plus honorables : La Galaisière, Sartine, la Michodière, et Bouvard de Fourqueux.

Le 17 décembre, il exposa ses vues à la commission et proposa d’encourager les envois de grains dans les provinces dénuées, de favoriser les importations, d’interdire, au contraire, l’exportation et d’ordonner aux communes de s’approvisionner pour deux ou trois ans quand le blé serait à bas prix, puis comparant le système des traités qu’avait suivi L’Averdy à celui de la régie directe, l’abbé se prononça pour le dernier[3]. La commission donna son avis définitif en 1773. Elle estima que l’État ne devait point acheter de grains pour les porter d’une province à l’autre, qu’il pouvait utilement constituer à Corbeil un approvisionnement de 40 à 50 000 setiers pour parer à un premier besoin de Paris, et qu’il ne devait s’occuper des importations de l’étranger qu’au cas où le commerce ne se déterminerait pas à agir.

De cet avis fort raisonnable, l’abbé fit ce qu’il avait fait des lettres de Turgot ; il n’en tint pas compte et continua à donner des ordres aux fournisseurs, en étendant la sollicitude gouvernementale à la province et en effectuant des achats à l’étranger.

Terray songea même à fondre dans la régie des blés, celles des vivres de l’armée et de la marine[4].

Pendant les années 1772 et 1773, il se reposa sur Brochet de Saint-Prest du soin de diriger les approvisionnements. En 1774, il reprit personnellement en mains le service[5].

Les fournisseurs principaux furent, dans les deux cas, Sorin et Doumerck, qui reçurent du Trésor une somme totale d’environ 12 millions. Cette somme n’aurait point suffi pour établir le monopole, dont on parlait toujours et qu’on croyait voir partout, mais elle constituait un important fonds de roulement qui, répandu çà et là sur les marchés de province, pouvait provoquer des oscillations de prix, propices à des spéculations plus ou moins heureuses.

L’abbé de Véri, parcourant la France en 1773, constata qu’on était en tous lieux persuadé que le Contrôleur général tirait profit des affaires de blé pour lui et pour son entourage. Dans deux circulaires des 9 et 23 septembre, Terray invita d’ailleurs le Intendants à rechercher les auteurs des propos « séditieux »[6].

Cependant, les soupçons seraient restés à l’état vague si l’Almanach Royal n’avait révélé l’existence d’un trésorier des grains pour le compte du roi, nommé Mirlavaud, et si, ensuite cet almanach ayant été rectifié, son imprimeur et son censeur n’avaient été punis.

Alors courut l’épigramme :

Ce qu’on disait tout bas est aujourd’hui public,

Des présents de Cérès, le maître fait trafic.

On a vu que les accusations ne furent pas éteintes par la mort de Louis XV et que Louis XVI, pressé par Maurepas, fit alors passer Turgot de la Marine aux Finances et Sartine de la Police à la Marine.

La question des grains était donc une de celles que le nouveau contrôleur général devait résoudre immédiatement ; il importait de laver le jeune roi des imputations infâmes dont il était l’objet. En rétablissant la liberté du commerce des grains, le 13 septembre, trois semaines après son entrée au contrôle général, en spécifiant, dans l’Arrêt du Conseil y relatif, qu’il ne serait fait aucun achat de grains, ni de farine, pour le compte du Roi et qu’il était défendu à toute personne de se dire chargée de faire de semblables achats, Turgot accomplit un acte politique plus encore qu’un acte économique[7].

Le préambule de l’arrêt fut rédigé avec un soin que les amis du ministre trouvèrent excessif, et que ses adversaires jugèrent ridicule ; ils n’admettaient pas que le Roi donnât des explications à ses sujets. Mais Turgot se rappelait ce qui s’était passé après l’Édit de 1764, dont, en maints endroits, les autorités subalternes n’avaient pas tenu compte ; il voulait supprimer tout prétexte de désobéissance en rendant la loi si claire que le moindre juge de village pût l’expliquer.

La rentrée des Parlements entraînait l’enregistrement de l’Arrêt, contraire à un édit existant. Des Lettres patentes furent donc portées au Parlement de Paris ; elles sont datées du 2 novembre.

Bertin, auteur de la déclaration de 1763 qui avait précédé l’édit libéral de 1764, avait conseillé à son collègue de ménager les préjugés :

« Je vous exhorte à mettre dans votre marche toute la lenteur de la prudence… J’irais jusqu’à vous inviter, si cela vous était possible comme à moi, et si vous n’aviez pas depuis longtemps pris couleur, à masquer vos vues et votre opinion. »

Turgot avait songé à établir, en même temps que la liberté intérieure, la liberté de l’exportation (un projet en ce sens est au château de Lantheuil) ; il recula devant la crainte de l’opposition qu’il aurait fait naître. Les Lettres patentes ne donnèrent la liberté que pour les transactions et la circulation à l’intérieur du Royaume ; elles permirent toutefois aux importateurs de faire des réexportations sans payer de droits, et elles laissèrent espérer que des primes à l’entrée seraient accordées.

La réforme était, en somme, assez modeste, pour que Galiani, avec son infatuation ordinaire, écrivit à Mme d’Epinay : « Savez-vous que je reçois des compliments de toutes parts, d’Italie, d’Allemagne, etc., sur ce qu’on croit que M. Turgot a tiré de mon livre[8] tous les principes de son édit et de ce qu’il a adopté le système en entier d’encourager la circulation intérieure et de ne s’occuper que de cela. »

Dans le préambule de l’arrêt du Conseil, une allusion aux opérations engagées par l’abbé Terray était inévitable ; elle fut faite en termes non équivoques, mais modérés, et avec des arguments que l’on peut appliquer à presque toutes les entreprises commerciales ou industrielles d’État.

« Les négociants, y est-il dit, par la multitude des capitaux dont ils disposent, par l’étendue de leurs correspondances, par la promptitude et l’exactitude des avis qu’ils reçoivent, par l’économie qu’ils savent mettre dans leurs opérations, par l’usage et l’habitude de traiter les affaires de commerce, ont des moyens et des ressources qui manquent aux administrateurs les plus éclairés et les plus actifs. Plus le commerce est libre, animé, étendu, plus le peuple est promptement, efficacement et abondamment pourvu ; les prix s’éloignent d’autant moins du prix moyen et habituel, sur lequel les salaires se règlent nécessairement…

« Les agents que le Gouvernement emploie peuvent, par défaut d’habileté, ou même par infidélité, grossir à l’excès la dépense de leurs opérations. Ils peuvent se permettre des manœuvres coupables à l’insu du Gouvernement. Lors même qu’ils en sont le plus innocents, ils ne peuvent éviter d’être soupçonnés et le soupçon rejaillit toujours sur l’administration qui les emploie, et qui devient odieuse au peuple par les soins même qu’elle prend pour le secourir. »

Ces passages visaient tout à la fois les opérations du maladroit L’Averdy et celles de l’abbé Terray, mais un paragraphe spécial s’appliquait à ces dernières et à l’hypocrite Arrêt du Conseil[9] par lequel l’abbé avait suspendu, sans oser l’avouer, la liberté du commerce des grains :

« Depuis cette époque, le commerce a perdu toute activité ; on a été forcé de recourir, pour y suppléer, à des moyens extraordinaires onéreux à l’État, qui n’ont point rempli leur objet et qui ne peuvent ni ne doivent être continués. »

Enfin, Turgot blâma les gouvernants « qui avaient eu la persuasion qu’en se mêlant de commerce, ils se rendraient maîtres du prix des subsistances. » Mais il eut soin d’affirmer que ces gouvernants « avaient eu pour but de soulager le peuple et de prévenir ses murmures. »

Dans le préambule des Lettres patentes, les opérations de l’abbé Terray furent une seconde fois flétries. Le Roi déclara qu’il avait fait procéder à ce sujet à une enquête et en résuma les résultats en ces termes : « Occupé de tout ce qui peut intéresser la subsistance de nos peuples, nous avons fait examiner, en notre présence, les mesures qui avaient été prises sur cet objet important et nous avons reconnu que les gênes et entraves que l’on avait mises au commerce des grains, loin de prévenir la cherté et d’assurer des secours aux provinces, affligées de la disette, avaient, en obligeant le Gouvernement à se substituer au commerce qu’il avait écarté et découragé, concentré l’achat et la vente dans un petit nombre de mains, livré le prix des grains à la volonté et à la disposition de préposés qui les achetaient de deniers qui ne leur appartenaient pas… »

Enfin, dans le dispositif, fut ajouté un article par lequel le Roi se réserva de « statuer incessamment par d’autres lettres patentes sur les règlements particuliers à la Ville de Paris », ce qui laissait quelques espérances aux partisans de la réglementation.

Messieurs accueillirent fort mal la loi nouvelle. Il fallut négocier avec eux. Le Roi eut la condescendance de faire discuter à nouveau les lettres patentes par son Conseil ; la majorité des ministres ayant été favorable, le Parlement se soumit ; l’enregistrement fut voté, le 19 décembre, par 68 voix contre 34, mais avec un retentum : le Premier Président fut chargé de « se retirer par devers le Roi », à l’effet de lui témoigner que « la confiance de son Parlement dans sa sagesse et dans ses soins paternels pour le bien de ses sujets, avait été le plus puissant des motifs qui avaient déterminé son Parlement à enregistrer purement et simplement ses lettres patentes, la Cour étant également persuadée que la prudence du Roi lui suggérerait les moyens les plus propres pour que les marchés publics fussent habituellement assez garnis pour procurer aux citoyens leur subsistance journalière. »

Le retentum n’avait pas de force légale, mais il flattait les préjugés populaires, et contrariait, par conséquent, les efforts du Contrôleur général pour les dissiper.

Turgot procéda ensuite à la liquidation du passé. Un incident romanesque nécessita une recherche des responsabilités, comme on dirait aujourd’hui. Des pêcheurs de Boulogne trouvèrent dans la Seine, le 17 septembre[10], en face de Suresnes, des sacs pleins de papiers auxquels étaient attachées des pierres en voulant les retirer, l’un des pêcheurs tomba à l’eau et faillit se noyer. On porta les papiers au Contrôle général ; il fut reconnu qu’ils sortaient de la régie des blés. Une instruction judiciaire fut alors ouverte ; les scellés furent mis sur les bureaux et sur les magasins de la régie ; un commissaire du Châtelet, Serreau, fut chargé, le 28 septembre 1774, de procéder à l’inventaire des pièces saisies[11].

D’un premier examen du dossier, résulta que Sorin et Doumerck avaient cherché des bénéfices, bien plus en multipliant les frais accessoires qui leur étaient alloués à l’occasion des opérations de grains que dans les opérations mêmes. Agissant au nom du Roi, et disposant d’un fonds de roulement considérable, ils s’étaient créé un large crédit en France et à l’étranger, et avaient tiré de ce crédit un ingénieux parti.

Quand ils achetaient, par exemple, pour 200 000 livres de blé à Bordeaux, au lieu de payer cette somme en argent, ou au moyen d’un mandat sur le Trésor, ils demandaient une ouverture de crédit à leur correspondant d’Amsterdam qui ne refusait point, parce qu’il leur connaissait des ressources et qu’il espérait obtenir par leur canal une bonne commande. Alors, Sorin et Doumerck payaient Bordeaux avec une lettre de change sur Amsterdam. Par un procédé analogue, ils payaient Amsterdam à l’aide d’un crédit sur Dantzig ou sur Londres. Lorsqu’ils achetaient des grains étrangers, à Hambourg, ils payaient Hambourg avec un crédit sur Bordeaux. Chaque fois, ils mettaient des frais de banque et des commissions au débit de l’État, de sorte que, les 12 millions du Trésor se rétrécissaient peu à peu comme la peau de chagrin de Balzac, sans qu’il fût nécessaire de remuer beaucoup de sacs de blé. Les fournisseurs se préoccupaient si peu des approvisionnements en France, qu’ils achetèrent du minot pour être envoyé par un prête-nom dans les colonies, du sucre et d’autres marchandises pour être expédiés dans le Levant.

Au moment où ils quittèrent la régie, elle était débitrice de 700 000 livres en France et à l’étranger. Turgot se demanda s’il acquitterait cette dette, sans attendre l’apurement des comptes. Il craignit, en ajournant, de porter atteinte au crédit de l’État, à peine délivré des rudes procédés de l’abbé Terray, et fit des propositions de paiement dans un rapport au Roi du 16 octobre 1774[12].

Dans un autre rapport au Roi, de même date, Turgot proposa des mesures relativement à Brochet de Saint-Prest, contre qui une plainte avait été formulée par les propriétaires de la charge d’Intendant du Commerce, dont il était devenu titulaire.

Pendant sept ans, cette charge avait été à vendre ; le prix en était si élevé et si peu en rapport avec les émoluments à recevoir qu’on n’avait pu trouver d’acquéreur ; tôt ou tard, le Trésor aurait été obligé d’en rembourser le prix. Provisoirement, les fonctions avaient été confiées par simples commissions à plusieurs administrateurs, dont D’Albert avait été le dernier. Brochet de Saint-Prest, désigné pour le remplacer, se porta acquéreur de la charge ; seulement, le jour de la signature du contrat, il vint chez le notaire avec une partie du prix en argent et l’autre partie en papier qui perdait 40 p. 100. Les propriétaires protestèrent. Brochet leur répondit qu’il agissait en vertu d’ordres supérieurs, et il présenta le lendemain une décision royale abaissant le prix de la charge. Force fut aux propriétaires de s’incliner devant cette exaction, mais dès que l’abbé Terray eut quitté le pouvoir, ils présentèrent une requête au nouveau Contrôleur général.

Brochet, invité à s’expliquer sur sa conduite, se retrancha derrière l’abbé Terray[13] qui avait, en effet, su concilier les intérêts de son protégé avec les intérêts du Trésor en supprimant, au moyen de la décision arrachée à Louis XV, l’obligation d’avoir à rembourser le prix de l’office invendu.

La plainte suivit son cours. C’est sur des faits plus graves que Turgot appela l’attention du conseil du Roi. Brochet, chargé du service des subsistances, s’était fait prêter par Sorin et Doumerck 50 000 livres qu’il avait remboursées trois jours après que l’abbé Terray était sorti de place. Il avait reçu des mêmes fournisseurs à plusieurs reprises des cadeaux en nature dont 163 sacs de farine. Il avait acheté une belle maison, l’avait agrandie, l’avait fait décorer splendidement et menait grand train, quoiqu’il fut sans fortune. Son improbité était évidente.

Sur le rapport de Turgot, Louis XVI mit de sa main cette apostille indulgente : « Demander la démission de M. de Saint-Prest ».

Ainsi fut fait et sans grand bruit ; Saint-Prest fut même plus tard remboursé de ce qu’il avait payé pour sa charge ; il ne manqua pas de se dire blanc comme neige. Sorin et Doumerck déclarèrent aussi partout que leurs opérations avaient été trouvées nettes.

Sans la guerre des farines, aucune mesure n’aurait été prise contre eux. Mais lorsque surgit cet événement d’aspect mystérieux, le gouvernement chercha de tous côtés des preuves ou des aveux du complot attribué au prince de Conti.

Une trentaine de personnes furent envoyées à la Bastille au commencement de mai 1775. Sorin de Bonne et Doumerck furent des premières. L’inventaire de leurs papiers était achevé depuis longtemps[14]. Ils furent interrogés. L’instruction fut close le 15 juin 1775 par un rapport de D’Albert[15], alors lieutenant de police. D’Albert confirma les faits sur lesquels Turgot avait appelé plusieurs mois auparavant l’attention du Roi et en signala quelques autres, notamment que trois navires chargés de grains avaient été envoyés à l’étranger et que l’expédition des marchandises effectuée dans le Levant avait été portée au compte de la régie, parce qu’elle avait été ruineuse pour les fournisseurs. Mais D’Albert observa en concluant que des contestations de même ordre entre particuliers seraient portées devant la juridiction civile et qu’il n’y avait pas, dès lors, de motifs pour engager contre les fournisseurs une action criminelle. En conséquence, Sorin et Doumerck sortirent de la Bastille le 20 juin 1775[16].

L’abbé Terray ne fut jamais incriminé. Fut-il irréprochable ? Du Pont de Nemours insinue quelque part[17] que les affaires de grains servaient à obliger les amis ou les amies de l’abbé. Aucune pièce ne confirme cette assertion et des tripotages accessoires, si coupables qu’ils aient pu être, n’empêcheraient pas d’admettre que l’abbé eut été de bonne foi, lorsqu’il eut la prétention, ainsi que le dit Turgot dans le préambule de l’arrêt du 13 septembre, de se rendre maître des prix pour limiter les profits des accapareurs. C’est l’opinion émise par l’abbé de Véri, observateur sagace.

Cette affaire du pacte de famine, qui a contribué à la ruine de la monarchie, se réduirait alors presque exclusivement, dans la première phase, celle du temps de L’Averdy, à des imprudences dénaturées par la politique et, dans la seconde phase, celle du temps de l’abbé Terray, à des malversations greffées sur une tentative économiquement absurde. La régie achetait cher parce que, n’ayant pas peur de perdre, elle était forcément maladroite ; elle vendait volontairement à bon marché ; elle se ruinait de toute manière et contribuait à la hausse des grains, directement par ses achats, indirectement par ses ventes au-dessous du cours qui chassaient le commerce.

S’il y a là un exemple démonstratif des dangers attachés à l’intervention de l’État en matière économique et de l’impossibilité où il est d’agir utilement sur les prix, il s’y trouve aussi une preuve de la sagesse des mesures que prit Turgot pour sauvegarder l’honneur de son maître et pour avancer le moment où comme il disait : « le commerce des grains et tout ce qui y a rapport pourraient être oubliés de la part du gouvernement. »

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[1] Mémoire justificatif de Brochet de Saint-Prest.

[2] A. N., F. 11, 1195. Le bail conclu le 20 mars 1772 fut résilié, sous le ministère de Turgot, du consentement de l’abbé Terray.

[3] A. N., F. 11, 265.

[4] Journal de l’abbé de Veri.

[5] Mémoire justificatif de Brochet de Saint-Prest.

[6] « Il me semble, fut-il dit dans la première circulaire, que le peuple attribue le haut prix des grains à un dessein formé de lui faire payer chèrement sa subsistance ; il voit partout des monopoleurs, jusque dans les secours qu’on lui donne. »

« Je dois vous prévenir, fut-il dit dans la seconde circulaire, que le peuple, les bourgeois des villes et même les personnes distinguées, sont imbues de l’idée fausse qu’il existe une compagnie chargée exclusivement de l’approvisionnement du Royaume et du commerce de grains. De pareilles opinions rendraient le gouvernement odieux. Vous savez que si le gouvernement a fait passer des grains dans les différentes provinces, c’était pour les faire vendre à perte et pour le soulagement des peuples ; il est de votre devoir de détromper ceux qui sont dans l’erreur. » — A. N., K. 908, 26 et 28.

[7] Plusieurs historiens, dont de Ségur (Au couchant de la monarchie), n’ont pas saisi la portée de cet acte au sujet duquel Maurepas et Turgot furent constamment d’accord.

[8] Dialogues sur les blés.

[9] Du 23 septembre 1770.

[10] A. N., K. 908, 42.

[11] A. N., Y, 15383.

[12] A. L. La dépense totale du trésor, d’octobre 1770 à août 1774, fut de 14 350 000 livres, dont 12 000 000 environ par les mains de Sorin et Doumorck (A. N., F. 11, 265). La vente ultérieure de ce qui restait en magasins procura au trésor environ 4 000 000 de livres d’après Du Pont.

[13] Mémoire justificatif de Brochet de Saint-Prest.

[14] Depuis le 23 janvier.

[15] A. N., K., 908.

[16] Funck-Brentano, Les lettres de cachet.

[17] Correspondance du margrave de Bade avec Mirabeau et Du Pont, publiée par M. Kniess.

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