Œuvres de Turgot – XX – Le sacre du Roi

XX. — LE SACRE DU ROI

La tolérance religieuse. — Les Remontrances de la Cour des Aides. — Le renvoi de La Vrillière et la nomination de Malesherbes. — Opposition contre Turgot. — Linguet. — Necker. — Libelle contre de Vaines. — Les économistes. — Le marquis de Mirabeau. — Les finances en 1775. — Progrès réalisés.

Le sacre de Louis XVI eut lieu à Reims, au mois de mai. Turgot était hostile à cette cérémonie qui n’était plus en rapport avec les mœurs et qui devait entraîner de grosses dépenses, à un moment où la nécessité de l’économie était amplement démontrée. Le respect de l’usage l’emporta. Mais Turgot s’efforça d’empêcher que le sacre ne servit un instrument contre la tolérance religieuse à laquelle il fut toute sa vie attaché avec passion.

Dès le mois de mars, il avait cherché à résoudre le gros problème de l’état civil des protestants. Parmi ses amis personnels, étaient des évêques qui comprenaient la nécessité de donner aux réformés une vie légale ; mais aucun d’eux n’aurait exposé publiquement ses sentiments à cet égard. On pouvait donc avoir la certitude que, dans le clergé, les exaltés hostiles à toute mesure libérale auraient voix prépondérante. La question de la dîme était, en outre, embarrassante ; continuer à imposer le paiement de cet impôt aux non-catholiques, le jour où ils seraient reconnus, semblait difficile.

Dans les Parlements, l’opposition devait être non moins vive à en juger par les arrêts cruels qui avaient été rendus contre les protestants quelques années auparavant. Dans le Conseil, le maréchal Du Muy était un adversaire résolu de la tolérance. Maurepas n’en repoussait pas le principe, mais selon ses habitudes, il cherchait à éloigner de lui cette question irritante. Quant au Roi, il avait été élevé dans des sentiments religieux et était peu disposé à adopter des nouveautés.

Turgot se persuada pourtant qu’il détruirait sans peine les répugnances de Louis XVI quand il pourrait lui exposer le problème sous son vrai jour ; il le fit au moment du Sacre en conseillant au Roi de changer les formules des serments qu’il devait prêter et dont l’un d’eux était d’exterminer les hérétiques. Louis XVI fut touché et écrivit à Turgot un billet qui lui fait honneur, mais il n’osa rien changer aux anciens rites[1].

L’une des lettres, dans lesquelles Turgot exposa au jeune roi sa façon de penser n’a pas été retrouvée ; mais on possède la première partie d’un mémoire dont il commença la rédaction un peu plus tard sur « les droits de la conscience d’après les principes de la religion ». On sait aussi qu’au mois de décembre, après l’entrée de Malesherbes au Conseil et après la mort du maréchal Du Muy, il essaya de convaincre Louis XVI sur l’urgence d’une réforme, en appuyant sur l’argument qu’il avait développé dans les Lettres à un grand vicaire :

« Vous n’avez nul pouvoir comme Roi de décider ce qui regarde le salut éternel de vos sujets ; les évêques vous disent qu’ils sont les interprètes de la volonté du ciel, les ministres protestants en disaient autant à Henri IV. »

Malesherbes partageait entièrement les idées de Turgot ; « il faut bien, disait-il, que je rende quelques bons offices aux protestants, puisque mon ancêtre, Lamoignon de Basville, les a massacrés dans le Languedoc ». Il est donc permis de penser que si les deux amis étaient restés au pouvoir, la liberté civile aurait été accordée aux protestants. Turgot avait donné à ceux-ci des espérances ; il avait compris les pasteurs du Bas-Languedoc et probablement ceux des autres provinces dans la catégorie des ecclésiastiques à qui devait être adressée la circulaire du 9 mai 1775 après la guerre des farines. L’exemplaire envoyé à Paul Rabaut existe. Celui-ci répondit au ministre au nom des pasteurs pour l’assurer « que les peuples qu’ils instruisent, élevés dès l’enfance dans les principes d’une soumission illimitée et d’une fidélité inviolable pour leur souverain, sont munis d’avance contre les entreprises qu’on pourrait hasarder pour les attirer dans le parti des brigands qui ont troublé la capitale et les contrées voisines »[2].

Bien loin d’affaiblir le Contrôleur général, la guerre des farines l’avait mis en faveur auprès de Louis XVI. « N’entendant que des discours de poltrons et ne voyant que des visages effarés[3] », le Roi s’était rangé du côté de l’homme qui montrait du sang-froid et de la résolution. Le résultat avait été l’entrée de Malesherbes dans le Conseil.

Au lendemain de l’émeute, la Cour des aides avait présenté au Roi les remontrances dont il a été parlé plus haut sur l’administration financière et l’organisation des impôts ; les conclusions qui se dégageaient de ce travail remarquable étaient : en premier lieu, la nécessité de faire des économies, afin de ne pas augmenter et, s’il était possible, de réduire les impôts ; en second lieu, l’utilité de contraindre la ferme générale à publier ses tarifs et ses règlements, que ne connaissaient exactement ni les administrateurs, ni les magistrats, ni à plus forte raison, les contribuables. Incidemment les Remontrances renfermaient des observations sur les prisons d’État, sur les lettres de cachet, sur la corvée, sur la milice et même sur le despotisme.

Elles avaient été rédigées par Malesherbes, « pour l’instruction de Louis XVI et désirées par lui », affirme un biographe sérieux[4]. Il est vraisemblable que le rédacteur avait tenu compte des vues de la majorité de sa compagnie[5] et il est peu probable qu’il ait été sur tous les points en parfait accord avec Turgot[6].

Lorsque ces Remontrances eurent été présentées au Roi, une commission fut chargée de les examiner ; il fut décidé que la minute serait retirée de la Cour des aides ; la nature des sujets traités et la hardiesse du langage du rédacteur expliquent cette décision. Néanmoins, elles se répandirent, de sorte que tous ceux qui aspiraient à des réformes comptèrent à la fois sur Malesherbes et sur Turgot, mais que les financiers eurent des motifs positifs de crainte.

Au mois de juillet, après le sacre du Roi, Maurepas s’était décidé à se séparer de La Vrillière ; la Reine voulut le faire remplacer par Sartine qu’elle avait toujours protégé[7]. Elle avait écrit à Marie-Thérèse lorsqu’il avait succédé à Turgot au ministère de la Marine : « Je ne sais pourtant s’il a des talents pour la Marine ; peut-être par la suite le changera-t-on de place ; c’est toujours un grand bonheur qu’un aussi honnête homme soit auprès du Roi ; pour moi j’en suis enchantée. » Turgot n’eut pas de peine à faire comprendre à Maurepas qu’il était de son intérêt de s’opposer au choix de Marie-Antoinette, que menait le parti Choiseul et de soutenir Malesherbes. Mais celui-ci, pressenti, témoigna de l’aversion. Turgot, ne la croyant pas irréductible ou la jugeant presque coupable dans les circonstances où l’on se trouvait, fit forcer la main à son ami. Malesherbes fut nommé ministre de la maison du Roi et de Paris, « par lettre de cachet », pour ainsi dire. Il put mettre comme condition toutefois qu’il ne resterait pas longtemps dans sa place[8].

Sartine, en compensation, obtint l’entrée au Conseil qu’il n’avait pas encore ; Maurepas, Turgot et Malesherbes, se montrèrent, d’ailleurs, décidés à n’omettre aucun moyen « propre à se concilier l’appui et les bontés de la Reine ». En général, le Mentor du Roi suivait en homme d’esprit les indications de l’opinion publique, essayant des remèdes nouveaux sans croire à leur efficacité et employant des hommes nouveaux sans s’attacher à eux. M. de Maurepas, disait-on, est tout son cabinet placé sous les toits du château de Versailles contraste par sa petitesse avec l’ambition de celui qui l’occupe. Au fond, il jalousait Turgot et ne s’était allié au contrôleur général pour la nomination de Malesherbes que par considérations quasi-personnelles. Turgot avait bien quelques reproches à se faire pendant les troubles, il avait agi comme s’il eut été le chef du Cabinet ; il avait regardé le but à atteindre, qui était le rétablissement de l’ordre, sans s’inquiéter de l’amour-propre de ses collègues. Ils le lui pardonnèrent d’autant moins qu’en d’autres occasions le sentiment qu’il avait de sa supériorité intellectuelle et son souci du bien public l’avaient porté à s’immiscer dans des affaires qui ne rentraient pas absolument dans les attributions de son département.

En vain, lorsque la tranquillité fut rétablie, témoigna-t-il la plus grande déférence à Maurepas et même au Garde des Sceaux ; en vain, pour ne pas blesser Sartine, ami de Lénoir, usa-t-il envers ce dernier de ménagements, bien qu’il le soupçonnât d’avoir connu les agissements du prince de Conti et de n’avoir pas voulu les traverser ; en vain, alla-t-il trouver le Ministre de la Marine pour désavouer formellement l’abbé Baudeau[9], qui l’avait accusé d’avoir favorisé les troubles. L’effet était produit. Maurepas et les autres ministres lui furent désormais défavorables et plusieurs d’entre eux se joignirent à ses ennemis. L’opposition n’osait pas encore l’attaquer ouvertement et s’en prenait surtout aux économistes qui, prétendait-elle, l’inspiraient.

Le programme physiocratique ne se déroulait-il pas ? À la liberté du commerce des grains à l’intérieur, ne verrait-on pas bientôt s’ajouter la liberté de l’exportation des grains, l’abolition de la corvée, la suppression de la gabelle et ensuite de la ferme générale pour arriver à l’impôt unique et à la destruction des privilèges fiscaux ? Ne lisait-on pas dans les Remontrances de la Cour des aides : « Ce n’est pas à nous de vous indiquer d’autres impôts qui puissent remplacer les 150 millions que la ferme fait arriver dans les coffres de Votre Majesté. »

Les financiers et les privilégiés s’étaient unis aux intolérants, sans se coaliser ostensiblement, pour renverser le Contrôleur général.

Les premières escarmouches avaient été engagées par le fameux Linguet, que personne ne prenait au sérieux, mais qui amusait par ses incroyables paradoxes, dont le plus extravagant fut que le pain est une drogue, parce que « la corruption en est le premier élément, et que nous sommes obligés de l’alléger par un poison (le levain) pour la rendre moins malsaine[10] ». Tout d’abord le Journal de politique et de littérature, qu’avait confié Panckouke à cet extraordinaire rédacteur, avait flatté le contrôleur général[11].

Dans l’un des premiers numéros, on put lire une lettre d’un receveur des aides du Limousin, nommé Vaquier, où était relaté un trait de bienfaisance du ministre. Ce Vaquier avait été en 1768, attaqué par deux hommes qui en voulaient à sa vie ; il avait tué l’un et blessé l’autre. Sa demande en rémission avait été communiquée pour avis à l’intendant de Limoges ; mais celui-ci ou ses bureaux l’avaient perdue de vue et six mois s’étaient écoulés sans que l’avis fut donné. Vaquier, ayant appris que Turgot se trouvait à Paris, était allé le voir et lui avait exposé que, sous le coup d’une accusation d’homicide, il ne pouvait exercer son emploi. Turgot l’avait fait revenir deux jours après, lui avait annoncé qu’il avait envoyé son avis et lui avait compté une somme égale aux six mois d’appointements qu’il lui avait fait perdre. « Je me dois, lui avait-il dit, cette justice à moi-même[12] ».

Le journaliste avait fait précéder la lettre de Vaquier d’un entrefilet ainsi conçu :

« Il n’y a personne qui ne connaisse et admire ce trait d’un magistrat du siècle dernier ; ayant perdu par sa faute les pièces d’un procès, il paya de son argent l’objet qui formait la contestation. La lettre suivante prouvera que cette générosité s’est renouvelée de nos jours ; la main à qui est dû ce trait de bienfaisance, resté ignoré jusqu’ici, le rend encore plus intéressant. »

Le ton du journal changea bientôt. À la suite d’une polémique avec l’abbé Roubaud, Linguet réédita les critiques violentes qu’il avait faites des économistes et de leur système dans la Théorie des lois et dans la Réponse aux docteurs modernes ; en même temps, il reprocha à Turgot d’avoir, dans le préambule de l’arrêt sur la liberté du commerce des grains, transformé le législateur en missionnaire et d’avoir, en supprimant le droit féodal de halage, porté une atteinte grave à la propriété. Peu de temps après, le même Linguet eut à lutter contre ses confrères du barreau et contre le Parlement, qui usèrent envers lui de la plus coupable intolérance, en le rayant du tableau de l’ordre des avocats ; il se mit néanmoins à faire un éloge pompeux du despotisme et à prétendre que les Orientaux étaient parvenus à la perfection politique.

L’abbé Morellet se moqua de cette folie dans la Théorie du paradoxe. « Il faut qu’elle paraisse tout à l’heure, écrivit Condorcet à Turgot. Ce maraud (Linguet) s’enhardit par l’impunité et il ne se relèvera point du coup que lui portera l’auteur. » Il se releva, au contraire, quoique il fut attaqué de tous côtés, et il riposta par la Théorie du Libelle, qu’un Arrêt du Conseil du 2 avril 1775 supprima pour avoir été imprimée sans permission.

Linguet a raconté qu’ayant été mandé au Contrôle général, il avait reçu, après une conversation très vive, la défense de rien écrire sur le système des économistes et que le ministre, rougissant d’une telle contradiction avec ses principes, lui avait dit tout haut, en ouvrant la porte de la salle d’audience pour être entendu : « M. Linguet, point d’invectives, de personnalités, de la modération dans vos écrits. » À quoi le journaliste aurait répondu : « M. le Contrôleur général, auquel m’en rapporterai-je, ou au Ministre qui vient de me parler tête à tête dans le Cabinet ou au Ministre qui me parle en public. »

Mais d’après une lettre de Du Pont au comte de Scheffer[13], les choses se seraient passées tout autrement. Pendant la guerre des farines, Linguet aurait demandé la permission de réimprimer ses ouvrages contre les économistes et aurait été simplement invité à attendre le mois d’août. Morellet qui avait écrit une ponse sérieuse à M. L. (Linguet) fut invité aussi à se tenir tranquille[14].

Le second publiciste qui combattit Turgot fut Necker. Son livre sur la Législation et le commerce des grains parut au milieu des troubles ; il avait été remis à l’imprimeur le 12 mars 1775 et approuvé par le Censeur le 18 avril ; le privilège du Roi avait été délivré le 19 ; la distribution en fut faite aussitôt, c’est-à-dire quelques jours avant que l’émeute fût venue à Versailles et à Paris. Un exemplaire fut remis chez Turgot, qui écrivit à l’auteur le 23 avril :

« J’ai reçu, Monsieur, l’exemplaire de votre ouvrage, que vous avez fait mettre à ma porte ; je vous remercie de cette attention. Si j’avais eu à écrire sur cette matière et que j’eusse cru devoir défendre l’opinion que vous embrassez, j’aurais attendu un moment plus paisible, où la question n’eût intéressé que les personnes en état de juger sans passion. Mais, sur ce point comme sur d’autres, chacun a sa façon de penser. »

Necker répondit en citant la date d’approbation du Censeur et en faisant observer que son ouvrage était abstrait, modéré par le fond des idées et circonspect dans la forme, qu’au surplus, si le Contrôleur général ou le garde des Sceaux lui avait exprimé le désir d’en voir suspendre la publication, il aurait déféré à ce désir[15].

La conduite de Necker avait été correcte ; mais, si l’on en croit les Mémoires secrets, l’autorisation d’imprimer fut donnée par Lenoir, lieutenant de police, pour gêner Turgot, alors que des alarmes s’étaient déjà manifestées en province.

Les adversaires du ministre trouvèrent, en effet, dans le livre du banquier genevois, une justification de leur opposition par un homme qui passait pour compétent et qui, par ses allusions plus que transparentes, s’exprimait sévèrement sur les projets en préparation. Déjà l’Éloge de Colbert avait fait de Necker un candidat ministre ; son nouvel ouvrage en fit le rival désigné de Turgot. Le cri de Vive Necker fut entendu pendant les troubles ; des louanges furent faites de l’auteur publiquement au Parlement par les Conseillers affiliés au parti du prince de Conti, puis secrètement à Louis XVI dans la correspondance du marquis de Pezay. Après avoir été en coquetterie avec les économistes[16] et avoir soutenu Turgot, ce petit poète, fait marquis par lui-même, s’efforçait maintenant de nuire au contrôleur général qui se refusait à le prendre au sérieux.

À l’automne de 1775, lorsque Maurepas eut reconquis toute la confiance du Roi, l’opposition devenue plus audacieuse prit comme prétexte la réforme des Messageries pour essayer une campagne de brochures clandestines dont il a été parlé plus haut.

Celles qui firent le plus de bruit furent dirigées non ostensiblement contre Turgot, mais contre son collaborateur De Vaines. La première, distribuée en novembre 1775, est un tissu d’ineptes calomnies ; cependant, De Vaines s’en émut et Turgot crut devoir y répondre en faisant nommer son premier commis lecteur du Roi et en lui adressant une lettre publique où on lit : « Trop de gens sont intéressés au maintien des abus de tout genre pour que tous ne fassent pas cause commune contre quiconque s’annonce pour vouloir les réformer… Il faut se dire à soi-même ce que le Roi me disait le jour de l’émeute à Versailles : ‘Nous avons pour nous notre conscience ; avec cela nous sommes bien forts’. »

Parut un second libelle, encore contre De Vaines et presque aussi inepte que le premier. Cette fois, l’auteur fut obligé de se déclarer ; c’était un avocat du nom de Blonde qui, sur ordre contresigné par Malesherbes, fut mis à la Bastille. Il n’y resta toutefois que quelques jours et le Parlement le soutint[17].

Les économistes qui défendaient le programme de l’école de Quesnay n’avaient pas toujours été adroits. Ils avaient deux journaux : l’un, la Gazette de l’Agriculture et du Commerce, était dirigé par l’abbé Roubaud ; l’autre, les Nouvelles Éphémérides du Citoyen, avait été ressuscité, au lendemain de l’avènement de Turgot, par l’abbé Baudeau.

Dans le spécimen de cette dernière revue, distribué en décembre 1774, avait été insérés les Maximes du Gouvernement économique d’un royaume agricole, de Quesnay, un discours du comte de Scheffer, ancien précepteur de Gustave III, sur le bonheur des peuples, une lettre de Baudeau sur les droit des halles. Dans le premier numéro, distribué au commencement de 1775, avaient paru l’éloge funèbre de Quesnay, mort récemment[18], par le marquis de Mirabeau, une réfutation du Plan d’imposition de Richard de Glasnières, que la malveillance avait transformé en un plan gouvernemental[19], un discours et un édit de Gustave III sur la liberté de la presse, avec un long commentaire de l’arrêt du 13 septembre 1774 sur le commerce des grains et la première partie d’un mémoire de feu le président Bigot de Sainte-Croix contre les corporations de métiers. C’était annoncer des réformes qui n’étaient pas même en préparation.

Dans le même temps, Morellet avait fait paraître des Réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières d’administration, réflexions qui avaient été écrites en 1774 à l’occasion d’une Déclaration royale, provoquée par le contrôleur général de L’Averdy en vue de défendre d’écrire sur les finances, et une Réfutation des Dialogues sur les blés de Galiani, opuscules qui tous deux avaient été interdits par les ministres de Louis XV. Turgot avait, avec une circulaire à l’appui, distribué cette réfutation.

Tout cela semblait démontrer que le règne des économistes était arrivé ; on ne manqua pas de le dire ; on ne manqua non plus de profiter de la permission tacite d’écrire sur les matières d’administration pour attaquer les opérations du Contrôleur général, surtout lorsqu’on se fut aperçu qu’il devenait le pivot du Gouvernement et que le ministère de Maurepas était le ministère de Turgot.

En réalité, les économistes étaient, pour la plupart, tenus à l’écart. Au mois de novembre 1774, ils avaient bien repris leurs diners mensuels chez le marquis de Mirabeau ; mais dans le long discours que celui-ci prononça, il ne fut fait aucune allusion à l’avènement de Turgot au Ministère et un peu plus tard, au mois de janvier 1775, le marquis écrivit au Margrave de Bade une lettre dans laquelle on voit la désillusion :

« … Les temps semblent nous être devenus plus favorables, mais quant à ce qui est du fait, vous connaissez assez ce que c’est que les impegno de cour, d’administration, de préjugés, de corruption générale au milieu d’une nation depuis longtemps grillée au feu d’enfer de la cupidité aulique et de la rapine fiscale, abîmée de dettes et de mécomptes, perdue de désirs et d’exemples de fortunes subites et désordonnées, pour savoir ce qu’il est possible de faire avec de tels matériaux, si ce n’est une révolution masquée, chose imprudente sous un roi enfant. Quant à ce qui est de l’instruction et de notre étude particulière, nous avons beaucoup perdu, et tout en perdant notre maître Quesnay, vieillard vénérable, caduc par le corps, mais toujours unique par la tête… Du Pont ne travaillera désormais plus guère qu’aux affaires. L’abbé Baudeau s’est chargé des Nouvelles Éphémérides il n’aura pas pour le seconder les mêmes plumes qu’autrefois. L’abbé Roubaud demeure à la Gazette du commerce ; il est désormais plus libre et j’espère beaucoup en la semence qu’il jette éparse[20]. »

Cette semence était peu féconde ; Beaudau l’emportait de beaucoup sur son confrère par le talent ; mais bien loin d’être un soutien pour Turgot, il contribua, par des maladresses successives, à multiplier ses ennemis.

Turgot n’en poursuivait pas moins son œuvre. On a vu dans quel état déplorable se trouvaient les finances publiques lors du renvoi de l’abbé Terray. Le déficit de l’année 1775 devait atteindre 37 millions, dont 6 millions pour dépenses imprévues et 15 millions pour paiement d’arriérés sur la dette exigible. Il fallut faire face aux dépenses du Sacre du Roi ; à celles du mariage de la princesse Clotilde avec le prince de Piémont, à celles de l’épizootie et de la guerre des farines. Néanmoins, le déficit de l’année ne dépassa pas les prévisions et les remboursements des anciennes dettes atteignirent 66 millions ; savoir :

                                                                                        Millions.

Arriérés de la dette exigible                                            14,6

Autres remboursements effectués par le Trésor              20,2

Remboursements effectués par la ferme générale, conformément à son bail                                                                                   3,6

Remboursements sur anticipations[21]                               27,8

         Total                                                                       66,2

Tous les remboursements ne furent pas effectués sur les ressources ordinaires ; 51 millions environ provinrent d’emprunts ; savoir :

                                                                                        Millions.

Emprunts déjà contractés par l’abbé Terray, (rentes viagères et régie des hypothèques)                                                          19,2

Vente de rescriptions                                              5,6

Avances par les régies créées par Turgot[22]             10

Emprunt du clergé pour le don gratuit                   16

                  Total                                                              50,8

Les ressources non onéreuses qui avaient permis d’opérer les autres remboursements étaient les suivantes :

                                                                               Millions.

Bénéfice sur le bail de la ferme générale                1,6

Recouvrement d’une ancienne dette                       2

Vente des blés de la compagnie royale                  4

Économies et améliorations de recettes                  7,8

                  Total                                                     15,4

Dans les économies, figurait une réduction des frais de banque dépassant 5 millions[23] ; en outre, comme les emprunts nouvellement contractés étaient moins onéreux que les emprunts remboursés, on pouvait compter, pour l’année suivante, sur une réduction plus forte. L’amélioration des finances était donc en bonne voie ; le crédit public s’améliorait quoiqu’il restât inférieur à celui de l’Espagne ; le cours des billets d’État montait ; on pouvait avoir de l’espoir pour l’avenir. Les ennemis de Turgot ne manquèrent pas néanmoins de dire et d’insinuer à Louis XVI que le ministre qu’il avait placé au Contrôle général pour améliorer les finances ne faisait rien à cet égard et ne poursuivait que ses réformes économiques.

Ils insistèrent aussi sur ce qu’une partie des ressources exceptionnelles dont le Trésor avait profité en 1775 provenait de la gestion de l’abbé Terray : d’abord les 19 millions du produit d’emprunts en rentes viagères et sur la régie des hypothèques, puis les bénéfices tirés du bail de la ferme générale et de la vente des blés de la compagnie royale. Mais, avec l’organisation adoptée par Terray et détruite par Turgot, cette dernière ressource aurait été probablement gaspillée. D’ailleurs, un financier n’est pas un magicien ; il est bon administrateur quand il ne compromet pas la recette, quand il améliore le crédit, quand il résiste aux dépenses inutiles, ou ajourne celles dont l’utilité n’est pas immédiate et qui dépasseraient les forces budgétaires. À tous ces points de vue, Turgot remplit son devoir et ne s’écarta pas des règles qu’il avait posées dans sa lettre au Roi : « point de banqueroute, point d’augmentations d’impôts, point d’emprunts ».

Il avait déclaré qu’il fallait réduire la dépense au-dessous de la recette et assez au-dessous pour pouvoir économiser chaque année une vingtaine de millions, afin de rembourser les dettes anciennes. Il y était parvenu puisqu’il avait amorti effectivement plus de 15 millions et réalisé 5 millions d’économies.

On n’aurait pu aller plus loin qu’en procédant à une réorganisation complète de la maison du Roi. Or, on ne pouvait songer à faire brusquement une telle réforme sous un prince indécis et timide ; on ne pouvait même la préparer tant que le vieux La Vrillière resterait en place et c’est seulement au mois de juillet 1775 que Malesherbes le remplaça. Turgot ne négligea rien alors pour que la réorganisation put être bientôt accomplie et il en prit sur lui tout l’odieux. Mais il fallait du temps pour aboutir et l’année 1776 ne pouvait être encore qu’une année d’attente.

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[1] Pendant le ministère de Turgot, l’assemblée générale du clergé fit des représentations sur les mœurs. L’intolérant Pompignan, auteur d’un travail sur ce sujet, fut désigné, avec Brienne, président du bureau de la religion, et avec Talleyrand, tous deux voltairiens, pour présenter des représentations au Roi. La démarche fut faite le 24 septembre 1775.

[2] Léon Say. Discours sur Rabaud de Saint-Étienne, 5 novembre 1893.

[3] Correspondance de Du Pont et du margrave de Bade.

[4] Gaillard, Vie de Malesherbes.

[5] Notamment au sujet des États-Généraux.

[6] Elles furent suivies d’autres Remontrances présentées le 30 mai sur l’Ordonnance de discipline rendue lors du rétablissement de la Cour. Le Roi répondit à la fois aux deux séries de Remontrances : « … Vous n’attendez pas que je vous fasse une réponse détaillée sur chaque article. Je m’occuperai successivement de faire les réformes nécessaires sur tous les objets qui en seront susceptibles ; mais ce ne sera pas l’ouvrage d’un moment, ce sera l’objet et le travail de tout mon règne. »

[7] Il avait été fait lieutenant de police en 1759, en remplacement de Bertin, fait contrôleur général. Auparavant, il était lieutenant-criminel.

[8] Gaillard, Vie de Malesherbes.

[9] Mémoires secrets. — Lettres de Galiani.

[10] Le pain et le blé, Londres 1774 (septembre).

[11] Dans le numéro d’octobre 1774, on y vit annoncer la mise en vente d’un portrait du Contrôleur général (par le Beau, d’après Troy), avec cette épigraphe en vers de confiseur

Il aime à faire des heureux ;

Du sort la faveur le seconde ;

Il ne doit plus former de vœux ;

Il fait le bien de tout le monde.

[12] Condorcet, dans sa Vie de Turgot, a parlé inexactement de cette affaire.

[13] Archives Nationales de Suède : lettre du 8 septembre 1779.

[14] Voir l’Avertissement, en tète de la ponse sérieuse.

[15] Il n’est fait allusion, ni dans la lettre de Necker, ni dans celle de Turgot, à l’entrevue qui, d’après Morellet, aurait eu lieu entre eux.

[16] Les Nouvelles Éphémérides renferment des articles militaires de lui.

[17]

[18] Le 16 décembre.

[19] Parce qu’en tête de cet ouvrage, sans nulle valeur, se trouvait un banal accusé de réception de Turgot.

[20] 10 janvier 1775.

[21] Le montant des anticipations était au 1er janvier 1775 :

de                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       78 250 000

Il n’était plus au 1er janvier 1776 que de                                            50 480 000

En moins                                                                                                                                                                                                                                                                         27 770 000

[22] Domaines                                                                                                                                                                                                                    6 millions

Deuxième régie des hypothèques                                                                        4

Total                                                                                                                                                                                                                                                                              10 millions

[23] Frais de banque de 1763 à 1774                                                                                          95 548 000 livres.

Soit par an, en 11 ans                                                                                                                                                                  8 686 800   —

En 1775, les frais ne s’élevèrent qu’à                                                                                            3 040 000   —

Économie sur la moyenne                                                                                                                 5 646 000   —

Le paiement d’acomptes aux créanciers de la dette exigible arriérée, le remboursement d’anticipations, le rapprochement de la date de l’échéance des arrérages des rentes sur la vie avaient fait reprendre faveur aux rescriptions (bons du Trésor) au point qu’on put les négocier directement au public, sans recourir à l’intermédiaire des financiers. Cette mesure irrita ces derniers.

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