Pourquoi il faudrait un nouveau Turgot

La France a le besoin urgent d’un réformateur et pourtant peu savent répondre à cet appel. Les talents individuels ne sont pas absents, c’est l’évidence, mais en vain chercherions-nous cette consistance, cette vigueur, cette hauteur même, qui fut le propre des grands hommes du passé, et qui doit devenir celui de nos contemporains. Même s’il est vrai que chaque siècle fait naître de lui-même les hommes qui doivent le guider vers le progrès, l’exemple de l’histoire n’est sans doute pas sans utilité, pour former, couver, et nourrir ceux qui sauveront notre époque.


L’élan réformateur : Pourquoi il faudrait un nouveau Turgot

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°2, juillet 2013)

 

Les objectifs économiques que nos hommes politiques fixent à leur action publique ne sont jamais les données sur lesquelles les juger. Ne célébrons pas naïvement ceux qui nous promettent une prospérité croissante, si leurs décisions ne font que l’empêcher. Et si, à la recherche d’un modèle pour guider notre époque, nous jetons un œil intéressé aux temps plus anciens, n’ignorons pas les causes des phases de prospérité, et n’éludons pas la responsabilité des grands hommes.

De ces hommes supérieurs, de ces réformateurs éclairés, nul ne domina les débats de son temps avec une telle hauteur, avec une telle facilité aussi, que le Français Turgot. Né à Paris en 1727, il était arrivé dans une époque dorée. Il avait vingt-et-un ans lorsque Montesquieu publia L’Esprit des Lois, et vingt-quatre lorsque parut le premier volume de l’Encyclopédie. Il s’inséra avec aisance dans cette masse d’hommes éminents, rencontrant Voltaire, côtoyant Diderot, d’Holbach, et les Physiocrates, et correspondant avec Condorcet. À vingt-deux ans, il écrivit une lettre sur le papier monnaie, dans laquelle il prenait le contre-pied de John Law. À trente, il donna ses premiers articles pour l’Encyclopédie : « Etymologie », « Existence », « Expansibilité », « Foire », puis « Fondation ». Il traduisit aussi les Questions sur le commerce de l’économiste anglais Josias Tucker.

Ses études à la Sorbonne et sa facilité naturelle pour la philosophie auraient pu lui ouvrir une carrière littéraire ou ecclésiastique ; il les refusa. Il préféra œuvrer dans l’administration, et sur ce point, ses souhaits furent comblés. Il fut d’abord substitut du procureur général, conseiller du Parlement, puis maître des requêtes, conseiller d’État, avant d’être nommé intendant de la généralité de Limoges.

L’intendance du Limousin fut en quelque sorte son terrain d’essai, et, pour de notre point de vue, elle est riche en enseignements. Le modèle de l’homme politique qu’il nous faut est à chercher nulle part ailleurs. Car durant ces années, Turgot appliqua avec succès les grandes maximes qui formaient sa philosophie, et qu’il devait plus tard administrer à la nation entière. Pendant treize ans, il montra à qui voulait le voir la solidité de son caractère, la véracité de ses principes, le bienfondé de ses mesures, et la bienveillance avec laquelle il les appliquait. Il s’occupait de sa généralité avec une telle application, et un tel soin désintéressé, que toutes les prestigieuses intendances qu’on lui proposa ensuite — Rouen, Lyon, Bordeaux — furent par lui refusées.

Turgot n’avait pas seulement un talent pour stimuler l’activité économique par des réformes justement dessinées et consciencieusement appliquées ; il avait aussi l’intelligence de faire intervenir l’administration lorsque des temps de douloureuses disettes venaient à la réclamer. Ce fut le cas en 1770-1772. Loin du libéralisme dogmatique qu’on lui prêtait, et des intentions bornées qu’on croyait apercevoir dans l’esprit de ce supposé « homme à système », Turgot savait prendre des mesures de bon sens et accordait à la misère humaine toute son attention d’homme d’État. Non seulement il maintint la liberté de circulation des grains — qu’il savait favorable à tous, et d’abord aux plus pauvres, en garantissant un prix le plus faible possible — mais il se mit aussi au service de l’admirable objectif de soulager puis d’éradiquer le paupérisme. Avec une énergie rare, il mit en place des bureaux et charité, et des ateliers de travail pour ceux qui étaient aptes à travailler, et suivit de près l’exécution de ses plans. Il fit même établir une instruction sur les différentes manières peu coûteuses de préparer le riz, afin d’aider les pauvres à survivre à la cherté passagère mais non moins extrême du blé. Avant les travaux de Parmentier, il s’engagea aussi pour rendre populaire la consommation de pommes de terres par les paysans, une tâche qui ne fut pas aisée, car, comme le nota Dupont de Nemours dans ses Mémoires, « le paysan limousin, très attaché à ses usages, ne peut se déterminer qu’avec la plus grande répugnance à changer ses aliments ordinaires. » [1]

Les succès furent éclatants. Un auteur aussi peu libéral que Sismondi, et donc peu disposés à complimenter notre intendant de Limoges, dira par exemple que « Turgot avait fait de sa province une espèce de Salente. C’était un Fénelon à l’œuvre avec une intelligence plus vive de la réalité, un sens plus fort, une main plus virile. Ses principes étaient nouveaux, surtout pour un administrateur ; mais tel était l’ascendant de son caractère, qu’il imposait aux ministres eux-mêmes, et qu’ils laissaient passer ses réformes avec étonnement et respect. » [2]

C’est de la période passée dans le limousin que datent la Formation et la Distribution des Richesses, les Lettres sur la Liberté du Commerce des grains, ainsi que Valeurs et Monnaies. La lecture de ces œuvres nous prouve beaucoup sur Turgot. Non seulement il n’administrait pas ses bonnes réformes par hasard, mais il en concevait l’application avec une grandeur, et une conscience digne des plus grands théoriciens. Qu’il ait été comparé au grand Adam Smith, et qu’il ait apparu supérieur pour des fins connaisseurs de la pensée économique européenne comme Murray Rothbard et Joseph A. Schumpeter, n’était qu’une moindre justice. Les Lettres sur la Liberté du Commerce des Grains, envoyés à l’Abbé Terray, alors Contrôleur général des Finances, étonnent par la liberté de ton, et, tout à la fois, par l’espèce de gravité noble qui déploie Turgot. À notre époque où le respect des hiérarchies et l’omnipotence des appareils des partis tuent dans l’œuf toutes les possibilités de débat, la franchise et le sens des responsabilités de Turgot contraste de façon tout à fait saisissante.

Son arrivée au ministère, résultat de ses exploits dans le Limousin, ne fut pas tout de suite celle de l’administration générale des finances. Il passa cinq semaines au poste de ministre de la marine. Les plans qu’il avait en tête nous feraient presque regretter qu’il n’y soit pas resté. Il souhaitait l’abolition de l’esclavage et la liberté pour les colonies.

En tant que Contrôleur général des Finances — poste unique de l’exécutif pour les questions économiques — ses premières mesures furent énergiques et radicales, et rencontrèrent une opposition prévisible. Établir une égalité de l’impôt, rompre avec le système des jurandes et corporations, réduire les dépenses de l’État, tout cela touchait les intérêts de bien de gens et secouaient les préjugés de presque tous les autres. Il le fit néanmoins, craignant peu d’être impopulaire.

« Je serai craint, haï même de la plus grande partie de la cour, de tout ce qui sollicite des grâces. On m’imputera tous les refus, on me peindra comme un homme dur, parce que j’aurai représenté à Votre Majesté qu’Elle ne doit pas enrichir même ceux qu’Elle aime aux dépens de la subsistance de son peuple. Ce peuple, auquel je serai sacrifié, est si facile à tromper, que peut-être j’encourrai sa haine par les mesures mêmes que je prendrai pour le défendre contre la vexation. Je serai calomnié, et peut- être avec assez de vraisemblance pour m’ôter la confiance de Votre Majesté. Je ne regretterai point de perdre une place à laquelle je ne m’étais point attendu. Je suis prêt à la remettre à Votre Majesté dès que je ne pourrai plus espérer de lui être utile. » [3]

Il garda néanmoins le soutien du Roi, qui était si conscient de la hauteur morale et des qualités de Turgot qu’il dira, des années plus tard, cette phrase si touchante : « Je le vois bien, il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. » [4]

Faire des économies, pour autant, n’était pas facile. L’observation de nos États contemporains nous le prouve encore aisément aujourd’hui. Comment s’y prit Turgot ? Il posa les économies comme une nécessité fondamentale, et les réclama avec une vigueur implacable. « On demande sur quoi retrancher, expliqua-t-il un jour, et chaque ordonnateur, dans sa patrie, soutiendra que presque toutes les dépenses particulières sont indispensables. Ils peuvent dire de fort bonnes raisons ; mais comme il n’y en a pas pour faire ce qui est impossible, il faut que toutes ces raisons cèdent à la nécessité absolue de l’économie. » [5]

Au milieu des frivolités de la cour, l’allure grave et supérieure de Turgot dérangeait. Peu d’hommes ont réussi à se faire autant d’ennemis que lui. [6] Marie-Antoinette le détestait, et le Roi lui-même, convaincu par les autres, se mit à l’apprécier de plus en plus modérément. La cour, plus globalement, lui était hostile, et c’est avec une vraie joie qu’elle accueillit la nouvelle de sa destitution. Le clergé le disait athée et était de ce fait encore plus opposé à ses efforts pour supprimer ses privilèges.

Il voulait beaucoup de réformes, trop peut-être. Son souhait était que « dans dix ans la nation ne soit pas reconnaissable », et c’était sans doute un pari trop hardi. Seul contre tous, il parvint finalement à faire passer ses édits et donc ses réformes si nécessaires, et pourtant si décriées. Il était seul contre tous, ou presque : il avait le soutien du roi. Mais lui aussi finit par se faire convaincre.

Edgar Faure, dans son classique La Disgrâce de Turgot, a bien raconté la réunion des intérêts hostiles à Turgot, et aux réformes qu’il conduisait, qui a finit par causer son renvoi. Parmi les intellectuels, la nouvelle fut pourtant moins bien reçu, en témoigne Voltaire, qui écrivit en apprenant la nouvelle : « Ah ! quelle funeste nouvelle j’apprends ! Que deviendrons-nous ? Je suis atterré ! Nous ne nous consolerons jamais d’avoir vu naître et périr l’âge d’or ! Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et sur le cœur. » [7]

En quittant le ministère, Turgot écrivit une lettre au Roi, qui laisse parfaitement transparaître toute la compréhension qu’il avait des évènements à venir :

« Tout mon désir, Sire, est que vous puissiez croire que j’avais mal vu, et que je vous montrais des dangers chimériques. Je souhaite que le temps ne les justifie pas, et que votre règne soit aussi heureux, aussi tranquille pour vous et pour vos peuples, qu’ils se le sont promis d’après vos principes de justice et de bienveillance. » [8]

Inutile, sans doute, à la lumière des évènements de 1789-93, d’expliquer en quoi ses craintes, qu’il savait toutes justifiées, l’étaient en effet.

On le disait « homme à système », on le sacrifia en évoquant cette raison, et lui ne rejetait pas ce qualificatif. « Tout homme qui pense a un système, écrivait-il dans son Eloge de Gournay. Tout homme qui n’aurait aucun système ou aucun enchaînement dans les idées ne pourraient être qu’un imbécile ou un fou. » [9] Ces qualités essentielles pour l’intellectuel sont des caractéristiques tout aussi fondamentales pour un homme d’État. Avoir un système, aussi mal vu que cela puisse être, témoigne d’un sens certain des responsabilités, et permet seul de fonder l’action publique sur un socle idéologique.

On peut néanmoins arguer que Turgot a manqué de tact dans ses réformes, et qu’il aurait changé davantage la France s’il n’avait pas eu la faiblesse de la prévenir avant de le faire, et d’engager autant de réformes à la fois. Ici, la comparaison avec un autre doctrinaire du siècle, Jean-Jacques Rousseau, est tout à fait éclairante. Dans ses écrits de philosophie politique, Rousseau ne se préoccupait pas de paraître modéré, et affirmait ses principes avec vigueur. Dans ses plans de réformes politiques, comme celle qu’il écrivit sur la Corse, on le voit plus prudent, plus précautionneux. Ses principes sont les mêmes ; leur application est plus douce. [10] Cela certainement, n’enlève que peu au mérite de Turgot, mais dans une étude destinée à montrer qu’il doit être un modèle pour l’avenir, ce point a son importance.

Si l’homme politique du XXIe siècle entend retrouver sa place au sein de la société humaine, il doit rechercher l’exemple de ce Turgot à la fois économiste et homme d’état, à la fois vigoureux défenseur du libéralisme et attentif médecin de la misère du peuple.

Il est inutile de chercher si c’est Turgot l’homme politique ou Turgot l’économiste qui marqua de son empreinte on siècle. Aucune des institutions qu’il chercha à abattre en tant que ministre ne résista au grand vent révolutionnaire, et ce qu’il espérait accomplir par la réforme, la Révolution par d’autres moyens. En tant qu’économiste, ses succès furent tout aussi grands. Il deviendra la référence historique de toute l’école française au XIXe siècle et ses écrits furent célébrés. « Jamais plus d’idées justes sur de pareilles matières ne furent contenues en moins de pages » dira Eugène Daire à propos des Réflexions de Turgot. [11] Ainsi, c’est bien une leçon que nous fournit Turgot, et non des moindres : l’action politique n’a de fondement que dans la théorie, et n’est qu’une vaine prétention sans elle.

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[1] Mémoires, tome I, p.118

[2] Sismondi, Histoire de France ; cité dans J. Tissot, Etude sur Turgot, Paris, 1878, pp.22-23

[3] cité dans J. Tissot, Etude sur Turgot, Paris, 1878, pp.54-56

[4] Roger Saubert de Larcy, Louis XVI et Turgot d’après les documents inédits, Paris, 1866, p.866

[5] cité dans J. Tissot, Etude sur Turgot, Paris, 1878, p.54

[6] Pour une présentation complète de l’animosité contre le ministre Turgot, voir M. Beslay, « Les ennemis de Turgot », dans la Revue Contemporaine, volume 65, 1869

[7] Voltaire, cité dans J. Tissot, Etude sur Turgot, Paris, 1878, p.90

[8] cité dans Léonce de Lavergne, Les Economistes français au XVIIIe siècle, Paris, 1870, p.274

[9] Turgot, cité dans Eugène Gaudemet, L’Abbé Galiani et la question du commerce des blés à la fin du XVIIIe siècle, B. Franklin, 1972, p.149

[10] Gilbert Faccarello, « Galiani, Necker and Turgot. A debate on economic reform and policy in 18th Century France », in Studies in the History of French Political Economy, Routledge, 1998, p.2

[11] Eugène Daire, notice introductive, dans Œuvres de Turgot, I ; cité dans J. Tissot, Etude sur Turgot, Paris, 1878, p.112

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