Les premiers travaux d’économie politique de Turgot, par Gustave Schelle (1913)

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 1

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TURGOT ÉTUDIANT ET MAGISTRAT

(JUSQU’EN 1761)

VII. PREMIERS TRAVAUX D’ÉCONOMIE POLITIQUE

Notes sur Child : les variations du taux de l’intérêt, l’acte de navigation, le prêt à intérêt, la liberté de l’industrie. — Plan d’un ouvrage sur le commerce, la richesse, la propriété, la taxation des marchandises. — Fragments sur le commerce et les manufactures. — Le commerce international. — Questions importantes de Tucker. — Vincent de Gournay. — Foire et Fondations. — Laissez faire. — Éloge de Gournay. — Quesnay. — Voyage en Suisse : visite à Voltaire ; séjour chez La Michodière.

L’économie politique, science encore informe alors, apparaît à peine dans les écrits de Turgot antérieurs à ses articles de l’Encyclopédie ; on rencontre même de temps en temps, au milieu des recherches sur le progrès humain, les mots balance du commerce dans un sens qui aurait pu faire attribuer justement au jeune auteur des idées mercantilistes, si son éditeur, Du Pont, n’avait prudemment biffé cette expression dans les morceaux qu’il a publiés.

Une fois maître des requêtes, Turgot commença à regarder avec plus d’attention que précédemment les phénomènes économiques. Sa traduction de l’opuscule de Josias Tucker, publiée en 1755, semble avoir été le produit d’une double préoccupation : livrer au public français des Questions importantes sur le commerce à l’occasion d’un bill de naturalisation des protestants étrangers, c’était parler en même temps de tolérance religieuse et d’économie politique.

Un peu auparavant, Turgot avait écrit sur des sujets appartenant à cette science des pages qui doivent être signalées.

Vincent de Gournay, voulant exposer ses vues à Trudaine, qui avait, au Contrôle Général, le « détail du commerce » et avec qui il travaillait en qualité d’Intendant du Commerce, mit en marge d’une traduction des Discours du banquier anglais Child des Notes plus étendues que l’ouvrage. Son travail fut terminé vers la fin de l’année 1752. Le Contrôleur général Machault s’opposa à ce qu’il fût livré à l’impression, probablement pour ne pas ameuter contre lui les corporations de métiers dont Gournay voulait la suppression. La traduction[1] parut seule en 1754 avec un court avertissement où l’Intendant du Commerce se borna à signaler d’une manière générale l’influence économique de la baisse du taux de l’intérêt de l’argent.

Turgot, ayant eu communication de quelques-unes des Notes manuscrites de Gournay, jeta sur le papier des Remarques qui sont parfois en contradiction avec les opinions exprimées par celui qui devait être bientôt son maître en économie politique.

Gournay attribuait aux variations du taux de l’intérêt une action exagérée. Il avait écrit : « C’est au bas prix de l’intérêt de l’argent, peut-être plus qu’à aucune autre cause, que les Anglais doivent les progrès étonnants qu’ils ont faits dans l’art de cultiver les terres, progrès tels qu’ils ont mis la nation en état de lever un tribut sur la plupart des peuples de l’Europe, en pourvoyant à leur subsistance sans jamais avoir d’inquiétude pour la sienne propre. C’est relativement aux principes de Child que, dans la vue d’augmenter la circulation, le gouvernement anglais a fait rendre une loi pour favoriser le transport des dettes, afin de faciliter aux particuliers les moyens de se payer les uns les autres, avec des billets, des sommes qui leur sont dues sans avoir forcément recours aux paiements en argent. »

Dans son commentaire manuscrit, Gournay avait été plus loin et avait avancé que le haut prix de l’intérêt de l’argent, en arrêtant la circulation du métal, obligeait en quelque sorte à l’enfouir par des conversions en lingots et en vaisselle. Turgot répondit dans ses Remarques : « Au contraire, plus l’argent est haut et moins on doit en être embarrassé. Si le rentier opulent place son argent en vaisselle et en bijoux, ce n’est pas que les débouchés lui manquent, c’est parce qu’ils sont trop faciles, c’est parce qu’on s’enrichit en trop peu de temps ; on préfère le plaisir de dépenser ce qu’on a acquis à celui d’augmenter sa fortune. Le luxe est le fruit de l’excessive inégalité des fortunes et de l’oisiveté. Or, le haut intérêt de l’argent produit l’inégalité des fortunes parce que l’argent attire l’argent et absorbe tous les profits de l’industrie. Il produit l’oisiveté parce qu’il offre un moyen facile de s’enrichir sans travailler. »

Gournay, d’un côté, Turgot, de l’autre, confondaient : 1° le capital et l’argent qui le représente ; 2° l’action des variations du taux de l’intérêt et celle des variations des quantités de métal en circulation. Turgot paraît avoir eu toutefois le sentiment des erreurs que commettait l’Intendant du Commerce, sans trouver le point où il devait corriger.

D’autres remarques de lui sont relatives au Commerce des grains, à l’Acte de navigation de Cromwell, au Prêt à intérêt, à la Liberté de l’industrie.

Turgot ne condamne pas l’acte de navigation ; il indique même des procédés mercantilistes pour empêcher les excès d’exportation des métaux précieux. Rien ne fait pressentir en lui, au sujet du commerce international, l’économiste libéral qu’il sera plus tard.

Au contraire, en ce qui concerne le commerce des grains à l’intérieur, le prêt à intérêt et la liberté du travail, il a déjà les opinions auxquelles il restera attaché toute sa vie.

« Dans l’établissement de toutes les lois sur les grains, dit-il, on n’a écouté que les cris du consommateur sans songer aux besoins du cultivateur… La crainte des séditions et l’empire des cris du peuple sur des magistrats timides qui voient toujours les villes de plus près que les campagnes ont perpétué cette façon de penser dans presque toute les villes de l’Italie… Les mêmes préjugés ont régné par toute l’Europe, et chez les Anglais qui les ont secoués plus tôt que nous. »

Au sujet du prêt à intérêt, son avis n’est pas moins formel : « Défendre l’intérêt comme Moïse, c’est donner aux violateurs de la loi le monopole de l’usure, et par conséquent, l’enchérir. Le prix de l’argent, comme celui de toute chose, doit se fixer par le rapport de l’offre à la demande et non par des lois. »

Montesquieu avait dit, sans mieux distinguer l’argent, métal ou monnaie, de l’argent capital : « L’argent est le signe des valeurs ; il est clair que celui qui a besoin de ce signe doit le louer comme il fait toutes les choses dont il peut avoir besoin… C’est bien une action très bonne de prêter à un autre son argent, sans intérêt ; mais on sent que ce ne peut être qu’un conseil de religion et non une loi civile. »

Quant à la liberté de l’industrie, Turgot s’exprimait en ces termes non ambigus : « Je doute fort que les règlements soient utiles, même pour le premier établissement des manufactures. »

Un autre manuscrit de Turgot, à peu près du même temps que les Remarques sur les notes de la traduction de Child, est intitulé : Plan d’un ouvrage sur le commerce, la circulation, l’intérêt de l’argent, la richesse des États.

C’est un commencement de réalisation de la promesse que Turgot s’était faite, étant à la Sorbonne, lorsqu’il avait dressé sa liste d’Ouvrages à faire.

Le manuscrit est informe en quelques parties, assez précis en d’autres. On y lit : « Toute denrée est monnaie et toute monnaie est denrée. — Le crédit augmente équivalemment à la masse des fonds d’un État. — La richesse d’un État consiste dans le nombre d’hommes, et le nombre d’hommes dépend de l’emploi qu’on leur donne et des aliments qu’on leur fournit. — Un État riche en argent vend plus cher, vend moins et est bientôt forcé d’acheter. Il y a des bornes à l’enrichissement des États par le commerce. — La seule production des matières utiles est une richesse. — Il faut que l’or s’écoule d’un pays où il n’est pas en équilibre avec les autres nations. »

Turgot cherchait à se dégager du système mercantile sans y parvenir tout à fait.

Beaucoup plus personnelles sont ses remarques sur la propriété qui tendent à assimiler, dans leurs origines, la propriété foncière à la propriété mobilière. On retrouve la pensée qui les dicta dans le Mémoire sur les mines et les carrières.

« Les jurisconsultes, dit Turgot dans ces remarques, définissent le domaine ou la propriété, le droit d’user et d’abuser. Cette définition me paraît n’avoir été imaginée que pour mettre une différence entre la propriété et l’usufruit. Il fallait, pour se former des idées nettes sur cette matière, remonter aux premiers principes de la possession, examiner les premiers rapports des objets de la nature avec nous, par lesquels ils excitent nos désirs et nos craintes. Ils satisfont à nos besoins ; ils deviennent la source commune où nous puisons tour à tour le plaisir et la douleur. Il fallait montrer comment l’idée de jouissance a fait naître l’idée de possession ; comment les objets de nos désirs offerts, par la nature à tous les hommes, sont sortis de cette communauté générale et ont été attribués à différents particuliers. »

Intéressantes aussi sont les réflexions de Turgot sur les Taxations des marchandises. Montesquieu avait dit dans l’Esprit des Lois, après des considérations un peu embrouillées sur la formation des prix : « Le prince ou le magistrat ne peuvent pas plus taxer la valeur des marchandises qu’établir par une ordonnance que le rapport de 1 à 10 est égal à celui de 1 à 20. Julien ayant baissé les denrées à Antioche y causa une affreuse famine ». Hume avait plus récemment dans ses Essais parlé des taxes, mais pour les considérer en tant qu’impôts et non dans leurs effets protecteurs à l’égard des consommateurs.

Les explications de Turgot concernent ces effets et sont précises. « Il fallait, dit-il, que ceux qui ont imaginé les premiers de taxer les denrées eussent bien peu réfléchi sur la manière dont les intérêts réciproques du vendeur et de l’acheteur se balancent pour fixer le prix de chaque chose… L’un a autant besoin de vendre que l’autre d’acheter ; l’un veut vendre cher et l’autre veut acheter à bon marché… Mais le rapport de l’offre à la demande est toujours l’unique principe de la fixation ; il n’est jamais possible que le prix courant soit trop fort ni trop faible ; il faudrait pour cela que la marchandise… eût un prix naturel, indépendamment de ce qu’elle est plus rare, plus ou moins demandée ; or, c’est ce qui n’est ni ne peut être, parce qu’il n’y a que la comparaison du besoin qu’ont tous les acheteurs pris collectivement avec l’offre de tous les vendeurs, pris aussi collectivement, qui en établisse la valeur vénale. »

… « Taxer le prix des denrées pour régler le prix courant… c’est d’abord commettre une injustice, car, pourquoi favoriser plutôt l’acheteur que le vendeur… C’est de plus commettre une injustice imprudente, car si la politique pouvait ici faire pencher la balance inégalement, ce devrait être plutôt du côté du vendeur… Il est assez évident que c’est le travail du producteur qui fournit à tous les besoins de la société et ce travail n’a pour but que le profit de la vente. C’est attaquer le principe fondamental de toute société en donnant atteinte au droit de propriété dont la jouissance pleine et entière est le but de toute législation, le motif qui a engagé les hommes à quitter l’état sauvage pour se rassembler en société… C’est aller directement contre le but qu’on se propose qui est de procurer au peuple sa subsistance au plus bas prix possible. Ce but s’atteindra tout naturellement par la concurrence que la liberté amènerait toujours. »

Et prenant pour exemple ce qui se passait pour le prix du pain, Turgot ajoutait : « D’après les résultats des expériences faites pour établir le rapport du prix du pain au prix du blé, le prix du pain serait partout beaucoup trop cher. On n’est pourtant point d’accord sur ce point de police. La concurrence auurait bientôt fixé les idées, si, d’un côté, on cessait de taxer le pain, et si, de l’autre, on supprimait le monopole des communautés de boulangers en permettant à qui voudrait de vendre du pain. »

C’eût été assurément la meilleure solution : les expériences ou essais faits en vue de connaître les rapports de poids et de prix entre le blé et le pain, bien qu’opérés avec toutes sortes de précautions, par des magistrats animés de vues de justice, laissaient beaucoup à désirer. « En certains endroits, relate Parmentier, le peuple se plaignait de payer son pain trop cher ; ailleurs, le boulanger refusait de le fabriquer pour se soustraire à la ruine. La qualité variée des grains, l’inégalité des mesures et des poids, les différences dans la construction des moulins, la diversité dans les procédés de mouture, de préparation des pâtes et de cuisson laissaient partout les plus grandes incertitudes, à l’égard du rendement à obtenir pour la transformation du blé en farine et de la farine en pain[2]. » Heureusement, l’usage de taxer le pain n’était pas très répandu.

Le dernier fragment touchant l’économie politique que l’on trouve dans les manuscrits de jeunesse de Turgot était destiné au vaste ouvrage sur la Géographie politique qu’il avait projeté et dont il continua à s’occuper pendant plusieurs années. Ce fragment est relatif au commerce national et aux manufactures.

Turgot y rapporte un fait qu’avait signalé Melon dans la deuxième édition de son Essai sur le Commerce, parue en 1736, et il observe que Melon écrivait près de dix-huit ans auparavant. Le fragment date donc de 1754. On y rencontre encore des vues mercantilistes. On y rencontre aussi des plaintes contre la centralisation des capitaux que l’on peut rapprocher de celles qu’a exprimées Quesnay.

Pour Turgot, « Paris est un gouffre où vont s’absorber toutes les richesses de l’État, où les manufactures et les bagatelles attirent l’argent de toute la France par un commerce aussi ruineux pour nos provinces que pour les étrangers. Une des grandes occupations d’un Intendant du Commerce est aujourd’hui de montrer ses manufactures et de faire admirer aux dames la beauté des bâtiments et l’agrément des ouvrages.

« En province, la vanité des entrepreneurs, moins excitée par la curiosité des acheteurs, ne mettrait pas, à loger les ouvriers superbement, des fonds qui seraient mieux employés à les multiplier, à les payer plus grandement. »

Turgot fait ici allusion à la manufacture de Sèvres dont on projetait l’établissement et qui fut fondée en 1756 à proximité de Paris, pour que « Mme de P. (lisez Mme de Pompadour) put être à portée de l’aller voir en se promenant. »

Turgot s’occupe ensuite du commerce avec l’étranger et des colonies. « Le droit naturel, dit-il, semble laisser à chacun le soin de disposer de sa terre à son gré. C’est une suite du droit de propriété que les jurisconsultes définissent le droit d’user et d’abuser. Mais, malgré cette définition, bonne ou mauvaise, on ne peut douter que le législateur n’ait le droit de régler cet usage pour l’utilité générale de la société, d’empêcher par exemple qu’un homme ne substitue une magnificence stérile à une fécondité utile et qu’une terre destinée à nourrir un peuple de travailleurs ne soit plus que la promenade de quelques hommes oisifs. »

Et, pour préciser sa pensée sur le rôle du législateur, Turgot met en note : « Ce sont là les lois politiques, bien différentes des lois civiles et qui doivent se combiner entre elles. Qui ne regarde que les lois politiques est un tyran ; qui ne regarde que la loi civile est un légiste ignorant. »

C’est de cette manière que le jeune Turgot limitait ses vues étatistes. « Il faut, disait-il encore, remonter aux premiers droits de l’humanité. La terre a été donnée à tous les hommes ; ils sont fils du même père et aucun n’a été déshérité. Le partage des terres est une suite nécessaire de la nature de la société. Les inclinations particulières y conduisaient nécessairement et c’est la voie que la Providence avait tracée pour établir, dans les sociétés, cette inégalité de richesses d’où naît cet ordre, cette subordination, cette échelle d’états différents qui se distribuent entre les différents emplois, les différents arts nécessaires au bonheur de tous, et qui n’auraient jamais pu être exercés par des hommes toujours occupés des premiers besoins, inséparables de la pauvreté et de l’égale distribution des richesses… Voilà ce qui légitime le partage des terres et des droits de propriété… »

Après ces réflexions où l’économiste apparaît, Turgot revient à l’action limitative du législateur. « Le droit de propriété est établi sur l’utilité générale ; il y est donc subordonné et la puissance législatrice a le droit de veiller à l’emploi que fait chaque particulier de ses terres ; seulement, l’équité et l’intérêt public même lui prescrivent de léser le moins qu’il est possible l’intérêt du particulier. »

Puis, comprenant que dans les appréciations de ce qui correspond à l’utilité générale, le législateur peut abuser, Turgot retourne en arrière à propos du commerce international :

« Relativement au corps de l’État, il est très possible qu’un État consente à se priver tout à fait d’une denrée, parce que la terre qu’il y destinerait lui produit une denrée plus précieuse et qu’il vend plus cher à l’étranger qu’il n’achète celle dont il se prive. Il y a souvent de la folie à vouloir s’opiniâtrer à tirer tout de chez soi. » Le jeune auteur donne, comme exemple, ce qui arriverait si les Anglais voulaient planter chez eux des vignes, et il ajoute : « Depuis le fameux acte de navigation, toutes les puissances de l’Europe ont suivi l’exemple de ces républicains ambitieux et on cherche partout à se passer des autres nations…

« Cette politique est bonne quand une seule puissance s’en sert contre toutes les autres… Aujourd’hui, toutes les nations de l’Europe sont trop éclairées pour souffrir qu’une seule puissance en fasse usage au préjudice de toutes les autres et la nécessité du commerce les forcera d’abandonner de concert une politique trop opposée à nos mœurs pour subsister. Le luxe sauvera le commerce. Ce que l’équité n’aurait pas obtenu de la politique, la folie des hommes le lui arrachera. Après tout, les nations comme les hommes ne sont riches que pour jouir. »

Après cette sorte de correction aux idées qu’il avait précédemment émises, Turgot parle des colonies, pense qu’elles permettraient, si elles étaient « bien situées et en bon état », de fournir à la nation les denrées qui lui manquent, et « de se passer entièrement des étrangers ».

Si Turgot connaissait à cette époque l’Essai déjà paru de Hume sur la jalousie du commerce, sa lecture n’avait pas fait une impression décisive sur son esprit.

Les notes mises en marge de la traduction des Questions importantes de Tucker sont à rapprocher des fragments dont je viens de parler ; elles sont peu nombreuses et principalement destinées à montrer que, si la concurrence est libre, il ne peut jamais y avoir, d’une manière durable, excès du nombre des artisans dans une profession.

Une autre note concerne la richesse : la terre est « la seule richesse réelle et permanente, quoiqu’il soit vrai qu’un pays peu étendu puisse quelquefois, par l’industrie de ses habitants, l’emporter sur un pays beaucoup plus vaste dans la balance du commerce et de la politique. »

Cette note est contemporaine de la publication de l’Essai sur la nature du commerce de Cantillon où l’on rencontre une opinion analogue.

Une troisième note est relative encore à la liberté de l’indusie « Il semble que, par les idées de notre ancienne police, le travail et l’industrie soient défendus par le droit commun et qu’on ait seulement accordé par grâce ou vendu à quelque particulier les dispenses de cette loi. »

À l’égard de la réglementation industrielle, Turgot avait donc des idées bien arrêtées avant même d’être entré en relations avec Vincent de Gournay. C’est, en effet, à l’occasion de la traduction du pamphlet de Tucker qu’il se lia avec l’intendant du commerce. Il l’accompagna dans des tournées de service, en 1755, dans l’Ouest et le Sud-Ouest de la France, à la Rochelle, à Bordeaux, dans la Guyenne, à Bayonne et l’année suivante le long de la Loire, depuis Orléans jusqu’à Nantes, à travers le Maine et l’Anjou, et le long des côtes de Bretagne, depuis Nantes jusqu’à Saint-Malo en revenant par Rennes[3].

« Sa reconnaissance, dit Du Pont de Nemours, a regardé comme un des événements qui ont le plus avancé son instruction le bonheur qu’il eut d’accompagner M. de Gournay dans ses tournées. » Depuis 1755 jusqu’en 1759, Turgot s’éloigna peu de cet ami auquel il pensa toujours après l’avoir perdu.

Les deux articles économiques qu’il donna à l’Encyclopédie : Foire et Fondations, sont le résumé des conversations qu’il avait eues avec lui.

Dans le premier, il exposa que les marchés s’établissent d’eux-mêmes aux endroits où les besoins commerciaux les rendent nécessaires et qu’il est inutile (comme on le faisait pour les foires) de les soutenir par des privilèges exclusifs ; il s’était exprimé ainsi :

« On se figure, parce que se vendent en un endroit à certains jours beaucoup de marchandises, qu’on fait un grand commerce. Faut-il donc, disait le magistrat à qui nous devons la traduction de Child, et auquel la France devra peut-être un jour la destruction des obstacles que l’on a mis au progrès des lumières, jeûner toute l’année pour faire bonne chère à certains jours. » Le magistrat auquel il était fait allusion était Vincent de Gournay.

Dans l’article Fondations, Turgot fit le procès des fondations gratuites et perpétuelles, issues presque toujours de la vanité, installées avec plus de luxe que n’en comportait leur objet, devenant tôt ou tard inutiles ou succombant sous le poids des abus. Elles avaient été fréquemment détournées de leur but et les biens y attachés avaient été accaparés par les bénéficiers. Le Gouvernement de Louis XIV n’avait pas craint d’y porter la main ; le Gouvernement de Louis XV, par un édit de 1749, avait réglementé les fondations nouvelles. Turgot approuvait cette mesure et reconnaissait au Gouvernement dans l’ordre civil, l’Église dans l’ordre religieux, « le droit de disposer des fondations anciennes, d’en diriger les fonds à de nouveaux objets ou mieux encore de les supprimer tout à fait. »

À ceux qui admiraient le système de la gratuité des services, attaché le plus souvent aux fondations, il répondait qu’on ne nourrit pas les hommes, qu’on n’instruit pas les enfants, qu’on ne remplit pas les besoins généraux de l’humanité par des moyens gratuits… « Le bien général doit être le résultat des efforts de chaque particulier pour son propre intérêt… Ce que l’État doit à chacun de ses membres, c’est la destruction des obstacles qui les gêneraient dans leur industrie ou qui les troubleraient dans la jouissance des produits qui en serait la conséquence… Faut-il accoutumer les hommes à tout demander, à tout recevoir, à ne rien devoir à eux-mêmes ? Cette espèce de mendicité qui s’étend dans toutes les conditions, dégrade un peuple… Les hommes sont-ils puissamment intéressés au bien que vous voulez leur procurer ? Laissez-les faire. Voilà le grand, l’unique-principe. »

Ces deux articles parurent, on l’a vu, dans le 7e volume de l’Encyclopédie daté de 1757, à côté de l’article Fermiers de Quesnay.

Deux ans plus tard, en 1759, Turgot eut à écrire l’éloge de Gournay, emporté prématurément. Il était, depuis quelque temps déjà l’un des familiers de l’entresol de Quesnay et subissait son ascendant. Mme du Hausset l’a entendu discourir chez le fameux docteur, sur les Bourbons et sur Louis XV : les paroles louangeuses qu’il prononça furent même portées à la connaissance de Mme de Pompadour et, par elle, à la connaissance du Roi.

Turgot a reconnu ce qu’il devait à Gournay et à Quesnay : « Je m’honorerai toujours, a-t-il dit, d’avoir été le disciple de l’un et de l’autre. »

On trouve dans l’Éloge de Gournay l’un des principes fondamentaux de Quesnay : « La liberté générale d’acheter et de vendre est le seul moyen d’assurer d’un côté au vendeur un prix capable d’encourager la production, de l’autre au consommateur la meilleure marchandise au meilleur prix. » Turgot dit ensuite : « Ce n’est pas qu’il ne puisse y avoir un marchand fripon et un consommateur dupe… Vouloir que le Gouvernement soit obligé d’empêcher qu’une pareille fraude n’arrive jamais, c’est vouloir l’obliger de fournir des bourrelets à tous les enfants qui pourraient tomber. »

Un grand changement s’était opéré dans les idées de Turgot. Son Éloge de Gournay, œuvre remarquable par le fond et par le style, marque une étape décisive : de mercantiliste, il était devenu économiste. Il avait atteint la trentaine et son intelligence était en pleine maturité. « Il combina, comme le dit Du Pont, la doctrine de ses deux maîtres, avec la connaissance qu’il avait du droit et avec les vues de législation civile et criminelle qui avaient occupé sa tête et intéressé son cœur et parvint à former sur le gouvernement des nations un corps de principes à lui, embrassant les autres et plus complet encore. » [4]

Avec Gournay, il était partisan de la liberté du travail ; avec Quesnay, de la liberté des échanges et de l’impôt unique. Sur ce dernier point, les notes qu’il inscrivit en marge de l’article Impôts de Quesnay, sont précises et corroborées par des circulaires et mémoires administratifs qui datent des premiers temps de son séjour à Limoges.

Je reviendrai sur ces sujets dans les volumes suivants.

Après la mort de Vincent de Gournay, Turgot alla, dit Du Pont, chercher la seule consolation qui convînt à un cœur comme le sien, à Montigny, chez Trudaine. Il voyagea ensuite dans l’est de la France et en Suisse ; il passa par Genève, le pays de Vaux, Zurich, Bâle, et revint par l’Alsace, en faisant sur son chemin des études géologiques[5] et administratives.

À Lyon, il s’arrêta chez l’intendant de La Michodière, et suivit ce fonctionnaire distingué dans des tournées de service.

Ce fut dans ce voyage, à Lausanne, en 1760, qu’il ressentit pour la première fois une attaque de goutte.

C’est dans ce même voyage qu’il alla visiter Voltaire à Ferney, « en bonne fortune, propter metum judeorum ». À son retour, il reprit sa place à la suite du Conseil d’État, mais il s’était décidé à demander une intendance au duc de Choiseul en faisant valoir entre autres titres qu’il était parent assez proche de la Duchesse. Il sollicitait le poste de Grenoble mais fut envoyé à Limoges.

_________________

[1] Par Gournay et Butel-Dumont.

[2] Parmentier, Le parfait boulanger, 1778.

[3] Turgot, pendant ces voyages, prit de nombreuses notes sur les faits qu’il observa.

[4] Du Pont a affirmé plusieurs fois que Turgot ne pouvait être considéré comme ayant été l’un des membres du groupe des économistes.

Dans le Mercure, en 1813, il s’exprime ainsi : « On ne peut pas dire que Turgot, Quesnay, Gournay aient été à l’école l’un de l’autre. Ils furent trois hommes éclairés, arrivant aux mêmes vérités par trois routes différentes.

« Les économistes ne commencèrent à devenir un peu nombreux et à passer pour une école que sept ans plus tard. Turgot a été un des ennemis les plus décidés de l’esprit de secte que l’on n’a jamais reproché avec justice qu’à deux ou trois des philosophes appliqués à l’étude de l’économie politique. » (Lettre au Mercure, 31 juillet 1813.)

Les trois philosophes visés dans cette note étaient le marquis de Mirabeau, l’abbé Baudeau et Le Mercier de la Rivière. L’affirmation de Du Pont n’est pas pleinement exacte : on le verra plus loin.

[5] Ses manuscrits renferment des notes sur les couches du territoire voisin de Montigny et sur la Bourgogne jusqu’à Lyon et Tarare.

Turgot paraît avoir fait une tournée géologique en Bourgogne avec l’ingénieur des Ponts et Chaussées Baudemuet. Son itinéraire fut le suivant : Saint-Lyé, dans l’Aube (25 septembre), Mussy-l’Évêque (27 septembre), Lapérière (28 septembre), Chagny (30 septembre), Chalon-sur-Saône (1er octobre), Lyon (3 octobre), Saint-Romains-de-Couzon, Lyon (6 à 16 octobre) Roanne.

Dans les manuscrits de Turgot sont d’autres études géologiques : une sur le Limousin, une autre sur les eaux thermales ; il fut en correspondance avec Desmarets, Macquer, De Lucques, Messier, Baudoin, de Saussure, l’abbé Bossut, Cassini.

Turgot s’occupait aussi d’astronomie. Du Pont signale que le 8 janvier 1760, il vit une comète et avertit de sa découverte l’abbé de La Caze. Je n’ai pas trouvé, dans les mémoires relatifs à la comète de 1760, trace de l’indication qu’aurait donnée Turgot.

 

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