Sully, un ministre entre Colbert et Quesnay

Le château de Sully sur Loire, en Loiret

Contrairement au portrait qu’en fait Murray Rothbard dans le premier volume de son Histoire de la pensée économique, Sully ne fut pas « le premier colbertiste », mais plutôt un trait d’union précieux entre Colbert et Quesnay. Par ses réformes pragmatiques, il a ouvert la voie à une libéralisation relative de l’économie française.


Sully, un ministre entre Colbert et Quesnay

Traduction inédite d’un passage de l’Histoire de la pensée économique de Murray Rothbard,
suivie d’un commentaire critique par Benoît Malbranque.
(Laissons Faire, n°8)

 

 

Le premier Colbertiste : Le duc de Sully

 Jean-Baptiste Colbert fut pour Louis XIV ce que, à la fin du XVIIe siècle, Maximilien de Béthune, baron de Rosny, et duc de Sully (1560-1641) fut pour Henry IV. Le jeune Béthunois naquit sous la houlette d’un aristocrate Huguenot, le Baron de Rosny. Comme ce père gravitait autour de la cour d’Henri de Navarre, il fut naturellement amené à combattre durant les guerres de religions, au cours desquelles il fut blessé. Néanmoins, la caractéristique de Rosny fut qu’il exhorta Henri IV à se convertir au catholicisme pour sauver son trône, bien qu’il refusa lui-même d’en faire autant. En occupant le poste convoité de superintendant des finances, le rude et arrogant Rogny devint très vite le ministre favori d’Henri IV. En l’honneur de ces services, il fut érigé par ses maîtres duc de Sully.

Le point de vue même de Sully nous est fourni à partir de ses Mémoires (1638), écrits durant ses vieux jours. Ces mémoires font l’apologie éclatante de son propre mandat, malgré le fait que Sully avait été contraint de se retirer de la scène publique après la mort de son maître royal. Ainsi, dans ses mémoires, Sully clama que le régime imposé par son congénère bureaucrate, Laffemas, fut le plus cinglant auquel il n’eût jamais à faire face. Par conséquent, il nous fit part en long et en large de sa désapprobation face au fiasco de la soie de Laffemas. Le marché de la soie n’était pas encore mature dans l’environnement Français d’alors, nous mettait-il en garde, et par ailleurs celui-ci constituait un bien luxueux, et donc indécent.

Sully ne rejetait pas le mercantilisme pour autant. Il est par compte vrai que, sous prétexte de ne pas avoir voulu favorisé cette folie qu’est le commerce de biens luxueux, comme la soie, il aurait passé des lois interdisant directement les consommations de ce type de produits. Il se hâta donc de bannir directement l’exportation d’or et d’argent, garantissant par là des recettes à lui-même et à tous ceux qui dénonceraient les fraudeurs de cette loi.

Son propre point de vue biaisé, bien sûr, tel celui sur ce schéma de la soie, pourrait constituer une réécriture de l’histoire, qui le ferait ainsi paraitre meilleur aux yeux des générations suivantes ; car après tout, ni Laffemas, ni le roi Henry n’étaient vivants pour contrôler l’authenticité de ses récits d’aventures. D’autres pourraient simplement le considérer comme un pur produit de la bureaucratie combattant avec ses congénères tsars économistes. Cet absolutiste dévoué et convaincu fit en effet beaucoup pour renforcer la centralisation des pouvoirs en France : le Duc de Sully était au moins autant protectionniste que son confrère Laffemas, malgré la revendication de certains historiens qui considèrent que Sully (et ses partisans monarques) eurent été des défenseurs du libre-échange.

L’unique point sur lequel Sully s’opposait au schéma protectionniste fut sa proposition de bannir l’importation du textile. Mais, en fait, la raison fondamentale de cet attachement à la ville de Lyon fut la montée en puissance du mouvement protestantisme dans le sud-est de la France, ce qui empêcha bien sûr toute mesure prohibitive contre le commerce local. Ainsi, durant sa carrière, Sully combattu ardemment pour maintenir le statut privilégié des Lyonnais.

 

***

Ces mots critiques, adressés à l’une des figures majeures de l’économie politique française avant les Physiocrates, méritent quelques commentaires liminaires. Pour énoncer très clairement l’objection que nous porterons, il nous a semblé que l’opprobre jeté sur le duc de Sully était, malgré le blâme que mérite son mercantilisme vindicatif, pour beaucoup injustifié.

Les critiques nourries qu’on vient de lire ne sont donc pas selon nous justifiées, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, et avant tout, il faut se souvenir de l’état de la pensée économique au XVIe siècle, et les nombreux préjugés dans laquelle elle se complaisait encore. Sully, bien entendu, ne s’en est pas extrait entièrement, mais comment le pouvait-il ? Beaucoup de questions aujourd’hui tranchées étaient encore insolubles, en raison notamment de l’absence de chiffres.

S’il ne possédait pas des chiffres qui lui permettent de juger sereinement sur certaines questions économiques comme les profits, les salaires ou l’industrie, il avait tout de même acquis une connaissance de première main de l’état de l’économie française dans les dernières années du XVIe siècle. Sully voyagea en effet longuement à travers les provinces, comme Gournay et Turgot le firent vers 1750, et il en tira des convictions audacieuses et parfois lumineuses. La misère matérielle des paysans, notamment, marqua son esprit. Auteur d’une étude sur Sully, Edmond Bonnal note que « nulle classe ne lui fut plus chère que celle des paysans. » [1]

Puisque Rothbard ne le mentionne pas, il nous faut indiquer les mesures favorables que prit Sully. Il réforma l’impôt de la taille, puis l’impôt foncier, les rendant plus souples et plus modérés. En février 1601, le ministre autorisa la liberté du commerce des grains, qui était resté emprisonné dans les réglementations, et qui le sera ensuite pendant des décennies, jusqu’à une nouvelle libéralisation sous le ministère Turgot, en 1776.

À partir de 1597, Sully favorisa également la construction ou la rénovation des voies de communication, ce qui fut un vif stimulant pour le commerce intérieur de la France. Les grands efforts impulsés par le ministre rendirent navigables des rivières et fleuves qui permirent d’unir de nombreuses régions françaises. Les travaux permirent notamment de réunir le centre et l’ouest, et le centre et l’est. À partir de 1601, Sully lança des travaux de voirie portant sur les chemins et routes, ainsi que sur les ponts. En 1604, le ministre en fit même sa mission principale.

Cette stimulation ingénieuse du commerce intérieur est négligée par Rothbard, au profit du commerce international, sur lequel, en effet, les vues de notre ministre étaient moins justes. Sully était mercantiliste et il est inutile de le nier. Il est tout de même important de signaler qu’il avait parfaitement compris le rôle du commerce entre les nations, malgré son erreur initiale sur la nature de la richesse. Écoutons ses mots, fort clairs et précis sur la division internationale du travail et sur l’harmonie des intérêts par le commerce :

« Votre majesté doit mettre en considération qu’autant qu’il y a de divers climats, régions et contrées, autant semble-t-il que Dieu les ait voulu diversement faire abonder en certaines propriétés, commodités, denrées, matières, arts et métiers spéciaux et particuliers, afin que par le commerce et trafic des choses, dont les uns ont abondance et les autres disette, la fréquentation, conservation et société humaine soit entretenue entre les nations, tant éloignées puissent-elles être les unes des autres. »

Bonnal pardonne à son héros d’avoir mal compris la nature de la richesse, parce que le mercantilisme était une erreur de son temps. Il écrit : « C’est pour avoir été de son temps que notre grand économiste a commis les erreurs si regrettables qui le rendaient protectionniste à l’égard des métaux précieux considérés comme étant la seule richesse de la France. » [2]

Sully fut un véritable modèle pour l’économie politique des Physiocrates. On peut certes croire que leur éloge de ce digne ministre tirait principalement sa raison d’un désir d’obtenir dans le passé des racines solides à un nouveau courant de pensée. En tout état de cause, chez les disciples de Quesnay, Sully était effectivement très apprécié. Mirabeau parlait du « plus grand homme d’État qui ait jamais paru » [3] et Quesnay lui-même en appelait à « la supériorité des vues de ce grand ministre ». [4] Sully avait été aussi beaucoup vanté par Boisguilbert. [5] Cliquot-Blervache, économiste du milieu du XVIIIe siècle qu’on rattache rarement aux Physiocrates, écrivit un Éloge de Sully, preuve qu’il en était finalement assez proche.

Mais pourquoi donc vanter Sully ? Ces économistes libéraux français n’ont-ils pas vu ce que nous dit Rothbard ? Aux yeux des économistes du XVIIIe siècle, Sully était un ministre modèle pour avoir permis le début d’un véritable âge de prospérité. Sully, rappelons-le, libéralisa le commerce des grains et favorisa l’ouverture des régions françaises. Opposé à Colbert, Sully fut ainsi idéalisé.

Benoît Malbranque

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[1] Edmond Bonnal, Sully économiste, Paris, Guillaumin, 1872, p.15

[2] Ibid., p.75

[3] L’Ami des Hommes, t.II, pp.50-51

[4] Encyclopédie, article « Grains »

[5] Traité des grains, II, 6, p.383

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