Théorie de la propriété. Par Pierre-Joseph Proudhon (1866)

buste-Proudhon7Théorie de la propriété. Par Pierre-Joseph Proudhon (1866)

« La partie la plus importante de son œuvre, échelonnée de 1846 à 1865, l’atteste : sans jamais cesser de se prévaloir de l’anarchisme, sa philosophie politique et sociale a pris une orientation toujours plus libérale qui culmine dans ses derniers ouvrages, la Théorie contre l’impôt (1860), Du principe fédératif (1863) et la Théorie de la propriété (1866). Tout avait fort mal commencé, pourtant, avec cet immortel « la propriété, c’est le vol », morceau de bravoure initial de Qu’est-ce que la propriété ? (1840). La correction de tir survient toutefois assez vite : dès 1846, avec le Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, aussitôt dénoncé par Marx dans sa Misère de la philosophie. Proudhon s’y emploie déjà à réhabiliter le droit de propriété en le reliant aux principes de libre concurrence qu’il défend contre les premières attaques collectivistes. Surtout, son originaire et viscéral anti étatisme prend désormais presque davantage pour cibles le socialisme et le communisme. Cette théorie de la propriété est aux yeux de son auteur non seulement compatible, mais la conclusion logique de l’anarchisme bien compris – ce principe « contractuel » faisant que « le plus haut degré d’ordre de la société s’exprime par le plus haut degré de liberté individuelle » où prime « le gouvernement de l’homme par lui-même. » Alain Laurent, La philosophie libérale, 2002, les Belles Lettres.

Extraits des chapitres 2, 7 et 9

Chapitre 2. Que la propriété est absolue : préjugé défavorable à l’absolutisme.

La reconnaissance ou institution de la propriété est l’acte le plus extraor­dinaire, sinon le plus mystérieux, de la Raison collective, acte d’autant plus extraordinaire et mystérieux que, par son principe, la propriété répugne à la collectivité autant qu’à la raison. Rien de plus simple, de plus clair que le fait matériel de l’appropriation : un coin de terre est inoccupé ; un homme vient et s’y établit, exactement comme fait l’aigle dans son canton, le renard dans  un terrier, l’oiseau sur la branche, le papillon sur la fleur, l’abeille dans le creux de l’arbre ou du rocher. Ce n’est là, je le répète, qu’un simple fait, sollicité par le besoin, accompli d’instinct, puis affirmé par l’égoïsme et défendu par la force. Voilà l’origine de toute propriété.

Vient ensuite la Société, la Loi, la Raison générale, le Consentement universel, toutes les autorités divines et humaines, qui reconnaissent, consacrent cette usucapion, dites, – vous le pou­vez sans crainte, – cette usurpation. Pourquoi ? Ici la Jurisprudence se trouble, baisse la tête, suppliant qu’on veuille bien ne pas l’interroger.

« La détention du sol est un fait que la force seule fait respecter, jusqu’à ce que la société prenne en main et consacre la cause du détenteur ; alors, sous l’empire de cette garantie sociale, le fait devient un DROIT ; ce droit, c’est la propriété. Le droit de propriété est une création sociale : les lois ne protègent pas seulement la propriété ; ce sont elles qui la font naître, qui la déterminent, qui lui donnent le rang et l’étendue qu’elle occupe dans les droits du citoyen. » (E. LABOULAYE. Histoire du droit de propriété ouvrage couronné par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 10 août 1838.)

Il faut observer ici que la consécration du fait n’est pas encore la propriété, puisque la détention du sol peut n’avoir pas le même caractère chez le fermier, le feudataire, le possesseur slave, l’emphytéote ou le propriétaire. Or, si la possession se comprend à merveille et comme fait et comme droit, il n’en est pas de même de la propriété, dont les motifs sont aussi inconnus de M. Laboulaye que des autres.

Aussi ne lui demandez pas en vertu de quoi le bon plaisir du législateur, ou de la société, dont il est le mandataire, a pu transformer le fait en DROIT : M. Laboulaye n’en sait rien, et vous le déclare net. Le fait posé, le droit supposé, tout cela en dix lignes, il enfile son Histoire, d’ailleurs fort intéressante, du droit de propriété ; il en raconte les vicissitudes, les contradictions, les malversations, abus, violences, iniquités ; les dégradations et transformations. De la raison de toutes ces choses, il ne sait pas le premier mot ; il ne la cherche même pas. Jurisconsulte prudent, il se renferme dans un silence significatif : « L’appropriation du sol, vous dit-il, est un de ces faits contemporains de la première société, que la science est obligée d’admettre comme point de départ, mais QU’ELLE NE PEUT DISCUTER, sans courir le danger de mettre la société elle-même en question. »

Puissant philosophe qui ne veut pas qu’on discute ni le fait ni la loi, et qui ose appeler création sociale un pur arbitraire, où l’abus, la contradiction et la violence abondent, quitte à rejeter la responsabilité des désastres, tantôt sur le consentement présumé des peuples, tantôt sur les décrets de la Providence, tantôt enfin sur le cours irrésistible des révolutions et la force des choses ! Le silence sur ce qu’ils ne comprennent point et qu’il leur paraît dangereux d’approfondir – telle est en général la devise de M M. les lauréats de l’Institut.

Pour vous lecteur, à qui cette hypocrisie académique ne saurait plaire, vous, propriétaire, qui souhaitez sans doute pour la société et pour vous-même des garanties un peu plus sérieuses que, l’élégance des phrases et la force des baïonnettes, vous voulez que l’on discute, dût la société elle-même être mise en question, dussiez-vous restituer à la masse ce qu’un caprice du législateur vous aurait mal à propos  adjugé. Écoutez donc ; écoutez sans crainte, et soyez convaincu d’avance que la Vérité et la Justice récompenseront votre bon vouloir.

Le Droit est droit : la Loi est incertaine, quelquefois obscure, mystérieuse ; et ce n’est pas petite chose que de savoir montrer qu’elle est juste ou injuste malgré l’apparence. La Jurisprudence n’est autre chose  que la philosophie du Droit. On n’est pas jurisconsulte pour avoir acquis l’érudition des textes et l’intelligence de l’argot des écoles ; on ne l’est même pas pour avoir appris les origines et la filiation des usages, coutumes et législations, leurs analogies, leur corrélation, et les textes. On est jurisconsulte quand on sait à fond la raison des lois, leur portée et leur fin ; quand on connaît la pensée supérieure, organique, politique, qui régit tout ; quand on peut démontrer que telle loi est fautive, insuffisante, incomplète. Et pour cela point n’est besoin d’être lauréat de  l’Académie.

Tout homme qui raisonne la Loi est jurisconsulte, de même que celui-là est théologien qui raisonne sa foi, est philosophe qui raisonne sur les phénomènes de la nature et de l’esprit. On est, du plus ou moins, philosophe, théologien, jurisconsulte, selon qu’on apporte plus ou moins de persistance, d’étendue et de profondeur dans la recherche des causes, des raisons et des fins. M. Laboulaye a grandement tort de reprocher à MM. Michelet et Guizot de n’être pas jurisconsultes ; il le sont autant et plus que lui.

La propriété, par sa nature psychologique, par la constitution de la Loi, et, j’ajouterai bientôt, par destination sociale, est ABSOLUE : elle ne peut pas ne pas l’être. Or, avant d’entrer dans l’examen de ses motifs, nous devons constater religieusement une chose c’est que cet absolutisme forme contre la propriété, un préjugement, – qu’on me passe le mot, – qui a paru jusqu’à ce moment invincible.

L’absolu est une conception de l’esprit indispensable pour la marche du raisonnement et la clarté des idées ; c’est une hypothèse nécessaire de la raison spéculative, mais que repousse la raison pratique, comme une chimère dangereuse, une absurdité logique et une immoralité.

La religion, en premier lien, nous le déclare : la souveraineté, la propriété, la sainteté, la gloire, la puissance, en un mot, l’absolu, n’appartient qu’à Dieu : l’homme qui y aspire est impie et sacrilège. Le Psalmiste le dit, a propos même de la propriété : « La terre est au Seigneur, et tout ce qu’elle contient : Domini est terra et plentudo ejus. » Avis aux chefs de tribus et aux propriétaires de se montrer, bienfaisants envers le peuple, non avares. Comme s’il avait dit : Le vrai propriétaire du pays de Chanaan est Jéhovah ; vous n’êtes que ses tenanciers. Cette idée se retrouve à l’origine chez tous les peuples : M. Laboulaye est dans l’erreur quand il dit que la propriété est un fait contemporain de la première société. Ce qui est contemporain de la première société, c’est l’occupation momentanée, ou la possession en commun : la propriété ne vient que plus tard, par le progrès des libertés et la lente élaboration des lois.

L’absolu n’est pas moins inadmissible en politique. Cette plénitude d’autocratie qui plait au théologien, parce qu’elle est une image du gouvernement de Dieu ; que le peuple conçoit et accepte avec tant de facilité, parce que l’absolutisme est d’essence religieuse, de droit divin, est justement ce que tout le monde réprouve aujourd’hui, et que dément la théorie de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs.

L’économie politique est dans le même cas  que la politique : de même que la théorie du gouvernement a pour objet de faire sortir l’État du régime de l’absolu, de même la science économique, par sa théorie des valeurs, du crédit, de l’échange, de l’impôt, de la division du travail, etc., a aussi pour objet de faire sortir les opérations de l’industrie, de l’échange, les faits de circulation, de production, de distribution, de l’absolu. Quoi de plus opposé à l’absolu que la statistique, par exemple, la comptabilité commerciale, la loi de population, le débat entre l’offre et la demande ? …

Ai-je besoin de dire que la philosophie, ou recherche de la raison des choses, est la guerre de la raison contre l’absolu ? Et la science, enfin, dont le prénom est analyse, la science est l’exclusion de tout absolu, puisqu’elle procède invariablement par décomposition, définition, classification, coordination, harmonie, dénombrement, etc., et que là où la décomposition devient impossible, où la distinction s’arrête, où la définition est obscure, contradictoire, impossible, là,  enfin, où recommence l’absolu, là aussi finit la science.

La métaphysique, qui nous donne la notion d’absolu, joint son témoignage aux autres, dès qu’il s’agit de faire entrer l’absolu dans la pratique, de le réaliser. Le MOI a beau faire : il ne peut s’approprier le non-moi, se l’assimiler et le fondre dans sa propre substance ; ils sont foncièrement séparés ; essayez de les confondre, ou de supprimer l’un des deux, ils s’abîment l’un et l’autre, et vous ne voyez plus rien.

Comment donc l’absolutisme propriétaire pourrait-il se justifier, devenir lui-même une loi ? Sans doute le moi a besoin pour se sentir d’un non-moi ; sans doute, ainsi que nous l’avons dit en commençant, le citoyen a besoin d’une réalité qui le leste et le pose, a peine de s’évanouir lui-même comme une fiction. Mais cela prouve-t-il que le non-moi appartienne au moi, et en soit le produit ; que la terre puisse être donnée au citoyen en propriété et domaine absolu ? Ne suffit-il pas qu’il obtienne la possession, l’usufruit, le fermage, sous condition de bonne administration et de responsabilité ? C’est ainsi que l’ont entendu, dans les commencements, les Germains, les Slaves, etc., et que le pratiquent encore les Arabes.

Ce qui fortifie ce préjugé, c’est que le Législateur le partage.

La propriété se définit ainsi d’après le Droit romain : « Dominium est jus utendi et abutendi re suâ, quatenùs juris ratio patitur ; le domaine est le droit d’user et d’abuser de sa chose, autant que la raison du Droit le souffre. » – La définition française revient à celle-là : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et par les règlements. » (Code civil, art. 544) – Le latin est plus énergique, peut-être plus profond que le français. Mais remarquez une chose, une chose merveilleuse, que n’ont jamais relevée les juristes : c’est que ces deux définitions sont l’une et l’autre contradictoires, en ce que chacune consacre un double absolutisme, celui du propriétaire et celui de l’État, deux absolutismes manifestement incompatibles. Or, il faut qu’il en soit ainsi, et c’est là qu’est la sagesse du Législateur, sagesse dont bien peu de jurisconsultes se sont douté jusqu’ici assurément.

Je dis d’abord que la propriété est absolue de sa nature, et, dans toutes ses tendances, absolutiste ; c’est-à-dire que rien ne doit entraver, limiter, restreindre, conditionner l’action et la jouissance du propriétaire : sans cela il n’y a pas propriété. Tout le monde comprend cela. C’est ce que le latin exprime par les mots : jus utendi et abutendi. Comment donc, si la propriété est absolue, le Législateur peut-il exprimer des réserves au nom de la raison du Droit, qui n’est autre évidemment que la raison d’État, organe et interprète du Droit ? Qui dira jusqu’où vont ces réserves ? Où s’arrêtera, vis-à-vis de la propriété, la raison du Droit, la raison d’État ? Que de reproches, que de critiques ne peut-on pas faire contre la propriété ? que de conclusions ne peut-on pas poser qui réduisent à néant son absolutisme ? Le Code français est plus réservé dans l’expression de ses restrictions ; il dit : « Pourvu qu’on ne fasse pas de la propriété un usage prohibé par les lois et les règlements. » Mais on peut faire des lois et des règlements à l’infini, lois et règlements qui, parfaitement motivés par l’abus de propriété, lieront les mains au propriétaire, et réduiront sa souveraineté, égoïste, scandaleuse, coupable, à rien.

Ces considérations a priori contre toute prétention de l’humanité à l’absolutisme, sont la pierre d’achoppement à laquelle se sont brisés tous ceux qui ont entrepris de résoudre le problème de l’origine et du principe de la propriété. Elles ont fourni aux adversaires de l’institution des arguments redoutables, auxquels on n’a répondu que par la persécution, ou bien, comme M. Laboulaye, par le silence.

Et pourtant, la propriété est un fait universel, sinon en actualité, au moins en tendance ; un fait invincible, incompressible, auquel tôt ou tard le législateur devra donner sa sanction ; qui renaît de ses cendres, comme le phénix, lorsqu’il a été détruit par les révolutions, et que le monde a vu se poser à toutes les époques comme l’antithèse de la caste, la garantie de la liberté, et je dirai presque l’incarnation de la Justice.

Tel est le mystère dont nous allons donner enfin l’explication.

Chapitre 7. Équilibration de la propriété. Système de garanties.

Une chose nous reste à faire, la plus difficile de toutes.

Je crois avoir prouvé, a la satisfaction du lecteur, d’un côté, que la propriété ne peut trouver sa raison justificative dans aucun principe juridique, économique, psychologique ou métaphysique ; dans aucune origine, usuca­pion, prescription, travail, conquête ou concession du législateur, et qu’à cet égard la jurisprudence s’est complètement fourvoyée, si tant est qu’elle ait seulement compris la question. Tel fut, de 1839 à 1858, l’objet de ma polémique. J’ajoute maintenant que si l’on étudie dans ses conséquences politiques, économiques et morales, la puissance essentiellement abusive de la propriété, on démêle dans ce faisceau d’abus une fonctionnalité énergique, qui éveille immédiatement dans l’esprit l’idée d’une destination hautement civilisatrice, aussi favorable au droit qu’à la liberté. En sorte que si l’État, avec la division et la pondération de ses pouvoirs, nous est apparu d’abord comme le régulateur de la société, la propriété  à son tour se manifeste comme son grand ressort, à telles enseignes que, elle supprimée, faussée ou amoindrie, le système s’arrête ; il n’y a plus ni vie ni mouvement.

Cependant, même avec cet ensemble d’effets heureux, que nous sommes parvenus à dégager par l’analyse de l’absolutisme propriétaire, la raison demeure en suspens. Le mal est tel, l’iniquité si grande, que l’on ne sait pas si le bienfait de l’institution n’est pas trop payé par l’abus, et que l’on se demande si, en définitive, la léthargie communiste ou le purgatoire féodal ne valent pas mieux que l’enfer de la propriété ?

À plusieurs reprises, depuis le commencement de la civilisation, la propriété a fait naufrage, tantôt par la surcharge de ses abus, tantôt par l’excès de sa légèreté et de sa faiblesse. Elle s’étend ou se restreint ad libitum, au point que de la servitude à la propriété, on ne trouve pas de ligne de démarcation sensible : on ne les comprend bien que par leurs extrêmes. C’est un cercle élas­tique en mouvement perpétuel d’extension et de retrait. À Rome, en même temps que le droit quiritaire se généralise par le triomphe de la plèbe, il perd sa prérogative politique, dégénère en un monstrueux privilège et s’abîme sous la malédiction chrétienne, entraînant dans sa chute l’empire et la société. Après les invasions des Barbares, qui, sous le nom germanique d’allod, alleu, s’empressent d’adopter la propriété romaine, comme ils faisaient de tant d’autres choses, nous la voyons rétrograder de nouveau et périr. Sous l’action combinée de l’empire et de l’Église, l’alleu se convertit en fief, moins cette fois par l’abus qui lui est inhérent que par inconscience de lui-même et découragement. Le barbare était trop jeune pour la propriété. La Révolution française vient à son tour inaugurer, consacrer et vulgariser la propriété, et de nouveau nous voyons celle-ci, à moins de soixante-dix ans d’existence, se déshonorer par le plus lâche égoïsme et le plus scandaleux agiotage, minée par la bancocratie, attaquée par le gouvernementalisme, démonétisée par les sectes, dépouillée sans combat de sa prérogative politique, livrée à la haine des classes travailleuses, et prête à subir avec reconnaissance le dernier des affronts, sa conversion en une redevance pécuniaire [1]. Serait-il vrai que, com­me les guerriers de Clovis et de Charlemagne, comme la plèbe des Césars, les Français de 89, de 1830 et de 1848, n’étaient pas mûrs pour la liberté et la propriété ? Ainsi la société serait soumise à une sorte de flux et de reflux : elle s’élève avec l’alleu, elle redescend avec le fief ; rien ne subsiste, tout oscille ; et si nous savons à présent à quoi nous en tenir sur les fins de la propriété, et conséquemment sur les causes de son progrès, nous savons également à quoi attribuer sa rétrogradation. Le même absolutisme produit tour à tour ascension et l’affaissement. Le propriétaire combat d’abord pour sa dignité d’homme et de citoyen, pour l’indépendance de son travail et la liberté de ses entreprises. Il s’affirme comme justicier et souverain, possédant en vertu de son humanité et sans relever de personne, et il décline toute suzeraineté politique ou religieuse. Puis, fatigué de l’effort, sentant que la propriété est plus difficile à soutenir qu’à conquérir, trouvant la jouissance meilleure que la gloire et sa propre estime, il transige avec le pouvoir, abandonne son initiative politique, en échan­ge d’une garantie de privilège, vend son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, mangeant son honneur avec son revenu, et provoquant par son para­sitisme l’insurrection du prolétariat et la négation de la propriété. Pouvons-nous enfin rompre ce cercle ? pouvons-nous, en autres termes, purger l’abus propriétaire et rendre l’institution sans reproche ? Ou faut-il que nous nous laissions emporter au courant des révolutions, aujourd’hui avec la propriété contre la tyrannie féodale, demain avec la démocratie absolutiste et l’agiotage contre le bourgeois et son droit quiritaire ? Là est désormais toute la question. Devant ce problème, l’antiquité et le moyen âge ont échoué ; je crois qu’il appartient à notre époque de le résoudre.

La propriété est absolue et abusive : c’est la détruire que de lui imposer des conditions et de la réglementer. Convaincus désormais de ce principe, que la propriété, c’est-à-dire l’omnipotence du citoyen sur la portion du domaine national qui lui a été dévolue, est supérieure à toute loi ; nous n’aurons garde de tomber dans l’erreur des écoles réformistes et des gouvernements de déca­den­ce, qui tous, interprétant à faux la définition latine : Dominium est jus utendi et abutendi, quatenus juris ratio patitur, n’ont su travailler qu’à la des­truction de la liberté elle-même, en conditionnant et réglementant la propriété. Il faut prendre d’autres voies.

Remarquons d’abord que la propriété, étant abusive et absolutiste, doit être contradictoire à elle-même, ainsi que je l’ai démontré, Système des Contradictions économiques, t. II, chap. XI ; elle doit se faire opposition et concurrence, tendre à se limiter, sinon à se détruire, par conséquent, a se faire équilibre. L’action de la propriété sur elle-même, en dehors du pouvoir et des lois, tel sera donc notre premier moyen.

Observons ensuite que la propriété, quelle que soit son importance dans la société, n’existe pas seule comme fonction politique, institution économique et sociale ; elle ne constitue pas tout le système. Elle vit dans un milieu orga­nisé, entourée d’un certain nombre de fonctions analogues et d’institutions spéciales, sans lesquelles elle ne pourrait subsister, avec lesquelles, par consé­quent, il faut qu’elle compte. Ainsi, l’homme libre vit au milieu de ses sem­blables, avec lesquels il compte ; au sein de la nature, entouré de toutes sortes de créations animales, végétales, minérales, dont il ne saurait se passer, avec lesquelles il faut qu’il compte également ; ce qui ne l’empêche pas d’être libre et de pouvoir se dire inviolable, autant qu’une créature composée, de chair et d’os, et vivant au milieu d’autres créatures, peut l’être. L’influence des institutions, tel sera, si j’ose ainsi dire, vis-à-vis de la propriété, notre second moyen de gouvernement.

Parmi les institutions déterminatives de liberté et d’égalité, et dont l’existence antérieure ou postérieure à l’établissement de la propriété, est de droit, je compte : 1º la séparation des pouvoirs de l’État ; la décentrali­sation ; 3º l’impôt (voir ma Théorie de l’Impôt, couronnée par le conseil d’État de Lausanne) ; 4º le régime des dettes publique, hypothécaire, commanditaire ; 5º, les banques de circulation et de crédit ; 6º l’organisation des services pu­blics, postes, chemins de fer, canaux, ports, routes, entrepôts, bourses et mar­chés, assurances, travaux publics ; 7º les associations industrielles et agricoles ; 8º le commerce international.

Maintes fois, depuis vingt ans, j’ai traité ces graves questions, tantôt séparément, tantôt sous une vue d’ensemble, mais toujours de préférence dans l’intérêt spécial des classes ouvrières. J’ai cru que les circonstances ne permettaient pas que je fisse autrement. Les choses cependant parlaient assez d’elles-mêmes pour que la petite et moyenne propriété, la petite et moyenne culture, la petite et moyenne industrie, comprissent qu’il ne s’agissait guère moins d’elles que du prolétariat. Il est évident que si l’on représente le droit de chaque citoyen par 100, tout individu dont l’avoir est, par l’effet des aberrations politiques, économiques et sociales, au-dessous de 100, doit être réputé créancier de la différence, et qu’en prenant la parole au nom de ceux qui ont tout perdu, je n’entends pas exclure ceux à qui la banqueroute générale n’enlève que 30, 50 ou 80 ; ni ceux encore qui, ayant la bonne fortune de se trouver, soit au pair soit au-dessus du pair, manquent de garanties pour l’avenir. La cause est la même pour tous, et conséquemment les principes de la réforme aussi les mêmes.

Ce n’est point ici le lieu d’entrer dans une discussion approfondie de ces voies et moyens ; elle sortirait des proportions de cette étude, et ceux de mes lecteurs qui, depuis dix ans, m’ont fait l’honneur de me suivre, savent ce que j’aurais à leur dire. Il suffit, pour le moment. que je montre, en quelques mots, le rapport de ces diverses institutions à la propriété.

La séparation des pouvoirs dans l’État est essentiellement liée à la propriété, puisque, sans cette séparation, le gouvernement, et la société avec lui, retombent en hiérarchie : ce qui entraîne la conversion de la propriété en pos­ses­sion subalternisée ou fief. J’en dis autant de la décentralisation : la propriété est fédéraliste par nature ; elle répugne au gouvernement unitaire.

En ce qui concerne l’impôt, j’ai montré ailleurs que, sous le régime de liberté et de propriété, ce n’est plus l’expression d’une redevance, mais le prix d’un service, en un mot, un échange ; que cet impôt, soit la somme des services à demander à l’État, ne doit pas, en bonne économie, excéder le vingtième du produit brut de la nation ; que le mode le moins onéreux est de faire porter, pour deux ou trois cinquièmes, selon le pays, la contribution sur la rente, en combinant la progression et les diverses natures d’impôts de manière à approcher le plus près possible de l’égalité de répartition. Il est clair, en effet, que ce qui importe à la propriété, considérée dans la généralité de l’institution, c’est bien moins ce que, l’on demande à la rente, que l’égalité de conditions que l’on assure, par ce moyen, entre les propriétaire, puisque, comme nous l’avons démontré tout à l’heure, la propriété fleurit et se développe par l’égalité, tandis qu’elle se corrompt et périt par l’inégalité.

J’en dis autant des dettes, et conséquemment du crédit. Une nation de 37 millions d’âmes, sur qui pèse une dette, publique et privée, de 25 à 30 milliards de  francs, à l’intérêt moyen de 6 p. 100, le double  du  produit net de la terre, est surchargée. Il faut de deux choses l’une : ou réduire la somme des dettes et la limiter à 5 ou 6 milliards, à 5 p. 100 ; ou bien, par une organisation nouvelle du crédit, mettre le taux de l’intérêt à 1/2 ou 1 p. 100.

Restreindre les emprunts ne serait pas favorable à la propriété, tant indus­trielle qu’agricole, qui a besoin de capitaux ; reste à procurer l’abaissement de l’intérêt par la mutualité du crédit et par une liquidation faite avec intelligence. Le crédit foncier ne peut ni ne doit être autre chose que l’épargne même de la nation ; c’est la banque de dépôt de tous les consommateurs producteurs qui, dépensant moins qu’ils ne recueillent, cherchent, pour leurs économies, un lieu de sûreté avec un léger revenu, en attendant qu’ils trouvent un meilleur emploi de leurs fonds.

Quant aux services publics, aujourd’hui livrés a des compagnies de monopole, quel est le propriétaire et l’industrieux qui ne comprenne que son plus grand avantage est d’avoir les transports, les commissions, les droits de ports, de gares, d’entrepôt, etc., de même que l’intérêt de l’argent, au taux le plus bas possible ? Ce n’est que par là que les petites exploitations et le petit commerce pourront se soutenir ; la meilleure part des bénéfices que réalisent le haut  commerce et la grande industrie venant le plus souvent des remises qu’ils obtiennent, en raison de la masse de leurs affaires, des garanties qu’ils offrent auprès des banquiers, commissionnaires et entremetteurs de toute sorte.

Les associations industrielles et agricoles, dans lesquelles sont comprises les associations ouvrières là où celles-ci peuvent utilement se former, ont pour objet, non pas de remplacer l’initiative individuelle par l’action sociétaire, comme on l’a cru follement en 1848, mais d’assurer à tous entrepreneurs de petite et moyenne industrie, ainsi qu’aux petits propriétaires, le bénéfice des découvertes, machines, améliorations et procédés inaccessibles autrement aux entreprises et aux fortunes médiocres. Combattre l’individualisme comme l’en­ne­mi de la liberté et de l’égalité, ainsi qu’on l’avait imaginé eu 1848, ce n’est pas fonder la liberté, qui est essentiellement, pour ne pas dire exclusi­vement individualiste ; ce n’est pas créer l’association, qui se compose uni­quement d’individus ; c’est retourner au communisme barbare et au servage féodal ; c’est tuer à la fois et la société et les personnes. (…)

J’ai dit que la constitution de la propriété devait être l’œuvre de notre époque : jamais, en effet, depuis plus de vingt-cinq siècles qu’elle existe, elle ne s’est constituée nulle part dans la plénitude, je ne dis pas de son droit, mais de ses garanties. Rome a parfaitement connu et rigoureusement défini le droit de propriété, dominium est jus utendi et abutendi ; mais jusqu’à nos jours, l’abus a tué la propriété ; et, comme au temps des Césars, comme au  moyen-âge, elle est de nouveau en péril. Ce qui lui a toujours manqué, et dont la Révolution n’a pu lui donner que la promesse, ce sont les garanties. Sans ces garanties précieuses, la propriété se désorganise et tend à sa ruine, entraînant avec elle la société et l’État, soit qu’elle s’oublie dans le matérialisme de sa jouissance, soit qu’elle se laisse miner sourdement par le fisc, l’hypothèque, le morcellement, la recomposition des grands domaines, la réglementation, l’abus de l’expropriation pour cause d’utilité publique, les créations et les dotations nobiliaires, le travail des sectes, les séductions de l’agiotage, soit enfin que, dépouillée de sa prérogative politique, signalée à la jalousie de la plèbe, acceptant lâchement ce que le pouvoir veut bien lui laisser, et se lais­sant convertir en un pur privilège, elle se retire de l’action et laisse agir à sa place les forces déchaînées de l’ignorance, de la tyrannie et de la misère.

Certes, le danger est grave, et ce ne sont pas les doctrines providentialistes de nos jurisconsultes qui parviendront à le conjurer. Ils n’ont jamais rien conçu à la propriété ; ils n’en comprennent ni la haute destination ni l’histoire, et le fond de leur science  sur cette matière ardue est un immoral scepticisme.

« Toutes les fois, dit M. Laboulaye, que la société, sans s’écarter de sa rou­te providentielle, change de moyens, qu’elle déplace l’héritage ou. les privilèges politiques attachés au sol, elle, est dans son droit, et nul n’y peut trouver à redire en vertu d’un droit antérieur ; car avant elle et hors d’elle, il n’y a rien ; en elle est la source et l’origine du droit. »

C’est ainsi que l’historien de la propriété en explique les vicissitudes ! La société, instrument de la Providence, a planté les bornes des héritages, et la société les arrache ; la société a institué la propriété à la place de la posses­sion, puis elle est revenue à la possession en abandonnant la propriété ; la société a changé l’alleu en fief et le fief en alleu : e sempre bene. La société, – j’ai peur qu’un jour, trop tôt peut-être, la société ne signifie le gouvernement, – est dans son droit, quoi qu’elle fasse ; elle suit sa route providentielle, et nul n’a droit d’y trouver à redire.

« La loi civile de la propriété est l’esclave de la loi politique ; et tandis que le droit des conventions, qui ne règle que des intérêts d’homme à homme, n’a point varié depuis des siècles (sinon en certaines formes qui touchent plus à la preuve qu’au fond même de l’obligation), la loi civile de la propriété, qui règle des rapports de citoyen à citoyen, a subi plusieurs fois des changements du tout au tout, et suivi dans ses variations toutes les vicissitudes sociales.

« La loi des conventions, qui tient à ces principes d’éternelle justice gravés au fond du cœur humain, c’est l’élément immuable du droit, et en quelque sorte Sa PHILOSOPHIE ; au contraire, la loi de la propriété est l’élément variable du droit ; c’est son HISTOIRE, c’est Sa POLITIQUE. »

Il serait difficile à un jurisconsulte de se tromper plus complètement, que ne l’a fait ici M. Laboulaye. La propriété n’est pas l’esclave de la politique ; ce serait plutôt le contraire qui serait vrai. La propriété est le contre-poids natu­rel, nécessaire de la puissance politique ; le droit civil de la propriété, le contrôleur et le déterminateur de la raison d’État. Là où manque la propriété, où elle est remplacée par la possession slave ou le fief, il y a despotisme dans le gouvernement, instabilité dans tout le système. La loi des conventions ne petit être mise en antithèse à celle de la propriété, aussi absolue dans son es­sen­ce que l’autre est immuable dans son principe. Elles ne diffèrent pas l’une de l’autre en ce que la première donnerait la philosophie du droit, tandis que la seconde n’en donnerait que la politique ou l’histoire ; elles diffèrent en ce que la loi des conventions est un principe, une notion élémentaire de facile et pri­mitive aperception, tandis que la loi de propriété est une constitution qui ne se pose, ne se développe et ne se consolide qu’avec le temps. Il en est de la pro­priété comme de toutes les grandes lois qui régissent l’univers, alors même que la raison des philosophes les nie et que le vulgaire les viole à chaque pas. Ainsi le droit gouverne la civilisation ; mais où son essence et ses lois sont-elles bien connues ? Où son observance est-elle entière et sincère ? Ainsi l’égalité de l’échange est la loi du commerce : et l’agiotage est admis dans la pratique universelle. Ainsi l’égalité devant la loi est aussi ancienne que l’insti­tution des tribunaux ; et l’humanité n’a pas encore cessé d’avoir des esclaves, des serfs, des prolétaires. Tout de même la propriété régit les États : présente, elle les tient en équilibre ; absente, elle les livre aux révolutions et aux dé­mem­brements, portant avec elle sa sanction, soit qu’elle châtie, soit qu’elle récompense. Nul ne petit dire en ce moment que d’ici à la fin du siècle, quel­que décret de cette Providence que M. Laboulaye adore n’aura pas détruit en France la propriété ; ce qui est certain, c’est qu’alors la France aura perdu, avec le sentiment de la liberté, le sens du droit. C’est qu’elle sera devenue le fléau des nations, et que ce ne sera que justice de la traiter comme fut,au dix-huitième siècle, traitée la Pologne.

Mais écartons ces sombres pronostics. L’institution de propriété est enfin comprise. La théorie en est donnée : que la société ou le gouvernement, qui s’ingère de parler en soit nom, déplace tant qu’il voudra les héritages, comme dit M. Laboulaye ; de simples particuliers en souffriront ; quant à la propriété elle-même, nous pouvons la déclarer indestructible ! C’est aux classes ouvriè­res à comprendre maintenant leur destinée et a déterminer en conséquence leur action. Toutes ces réformes économiques, que nous proposions en 1848 comme les conditions d’abolition du prolétariat, et dans lesquelles plusieurs ont cru voir un acheminement au communisme, conduisent au nivellement et à la consolidation de la propriété. Estimez, par hypothèse, la richesse mobi­lière et immobilière de la France a 120 milliards, le nombre des familles à 10 millions : la moyenne de fortune en capital, par chaque famille, sera de 12,000 francs. Une propriété de 12,000 francs, bien cultivée, suffit à l’occupation et à la subsistance d’une famille. Votre avenir, travailleurs, l’avenir de la patrie est là. Laissez de côté vos idées de partage, vos projets de réquisitions,. de contri­butions progressives, de maximums, de corporations, de tarifs ; le partage, c’est-à-dire le nivellement, se fera de lui-même, plus vite et mieux, par le travail, l’économie, l’organisation dit crédit et de l’échange, les services a bon marché, la péréquation de l’impôt et sa réduction au vingtième, les mutations, l’instruction publique, et, sur toutes choses, la LIBERTÉ.

Chapitre 9. Résumé de ce livre.

Les développements que j’ai donnés à ma théorie de la propriété peuvent se résumer en quelques pages.

Une première chose à observer, c’est que, sous le nom générique de pro­priété, les apologistes de l’institution ont confondu, soit ignorance, soit artifice de discussion, toutes les façons de posséder : régime communier, emphytéose, usufruit, système féodal et allodial ; ils ont raisonné du fonds comme des fruits, des choses fongibles comme de l’immeuble. Nous avons fait justice de cette confusion.

La possession indivisible, incessible, inaliénable, appartient au souverain, prince, gouvernement, collectivité, dont le tenancier est plus ou moins dépen­dant, feudataire ou vassal. Les Germains, avant l’invasion, les barbares au moyen âge, n’ont connu qu’elle ; c’est le principe de toute la race slave, appli­qué en ce moment par l’empereur Alexandre à soixante millions de paysans. Cette possession implique en elle les différents droits d’usage, d’habi­tation, de culture, pâture, chasse, pêche, tous droits naturels que Brissot appelait PROPRIÉTÉ selon la nature ; c’est à une possession de cette espèce, mais que je n’ai pis définie, que je concluais dans mon premier Mémoire et mes Contra­dictions. Cette forme de posséder est un grand pas dans la civilisation ; elle vaut mieux en pratique que le domaine absolu des Romains, reproduit dans notre propriété anarchique, laquelle s’en va mourante des atteintes du fisc et de ses propres excès. Il est certain que l’économiste ne peut exiger rien de plus : là le travailleur est récompensé, ses fruits garantis ; tout ce qui lui appartient légitimement est protégé. La théorie de la possession, principe de la civilisa­tion et de la société slaves, est le fait le plus honorable pour cette race : il rachète le retard de son développement et rend inexpiable le crime de la no­blesse polonaise.

 Mais est-ce là le dernier mot de la civilisation et du droit même? Je ne le pense pas ; on peut concevoir quelque chose au-delà ; la souveraineté de l’hom­me n’est pas entièrement satisfaite, la liberté, la mobilité pas assez grandes.

La propriété franche ou  allodiale, partageable, engageable, aliénable, est le domaine absolu du  détenteur sur sa chose, « le droit d’user et d’abuser, » dit d’abord la loi quiritaire ; « autant que le comporte la raison du droit, » ajoute plus tard la conscience collective. La propriété est romaine ; je ne la trouve nettement articulée qu’en Italie ; et encore sa formation est lente.

La justification du domaine de propriété a fait de tout temps le désespoir des juristes, des économistes et des philosophes. Le principe de l’appro­pri­a­tion est que tout produit du travail appartient de plein droit à celui qui l’a créé, tels qu’un arc, des flèches, une charrue, un râteau, une maison. L’homme ne crée pas la matière ; il la façonne seulement. Néanmoins, quoiqu’il n’ait pas créé le bois dont il a fabriqué un lit, une table, des chaises, un seau, la pratique veut que la matière suive la forme, et que la propriété du travail implique celle de la matière. On suppose que celle-ci est offerte à toits, qu’elle ne manque a personne, et que chacun petit se l’approprier.

Ce principe, que la forme emporte le fonds, s’applique-t-il à la terre défri­chée ? On prouve très bien que le producteur a droit à son produit, le colon aux fruits qu’il a créés. On prouve de même qu’il a droit d’épargner sur sa consommation, de former un capital et d’en disposer a sa volonté. Mais le domaine foncier ne peut sortir de là ; c’est un fait nouveau qui excède la limite du droit du producteur ; il ne crée pas le sol, commun a tous. On prouve encore que celui qui a paré, ameubli, assaini, défriché le sol, a droit à une rémuné­ration, à une compensation ; on démontrera que cette compensation peut consister, non dans une somme payée, mais dans le privilège d’ensemencer le sol défriché durant un temps donné. Allons jusqu’au bout : ou prouvera que chaque année de culture, impliquant  des améliorations, entraîne pour le cultivateur droit à une compensation toujours nouvelle. Soit ! ce n’est toujours pas la propriété. Les baux à ferme pour neuf, douze ou trente années peuvent tenir compte de lotit cela au fermier, a l’égard duquel le propriétaire repré­sente le domaine public. Le régime foncier de la commune slave en tient comp­te également au paysan partiaire ; le droit est satisfait, le travail récom­pensé : il n’y a point de propriété. Le droit romain et le Code  civil ont parfai­tement distingué toutes ces choses : droits d’usage d’usufruit, d’habi­tation,  d’exploitation, de possession. Comment les économistes affectent-ils de les confondre avec le droit de propriété ? Que signifient la bucolique de M. Thiers et toutes les sottes déclamations de la coterie? –

L’économie sociale, de même que le droit, ne connaît pas du domaine, et subsiste tout entière en dehors de la propriété : notion de valeur, salaire, travail, produit, échange, circulation, rente, vente et achat, monnaie, impôt, crédit, théorie de la population, monopole, brevets, droits d’auteur, assurances, services publics, association, etc. Les rapports de famille et de cité ne requiè­rent pas davantage la propriété ; le domaine peut être réservé à la commune, à l’État ; la rente alors devient impôt; le cultivateur devient possesseur ; il est mieux que fermier, mieux que métayer ; la liberté, l’individualité jouissent des mêmes garanties.

Il faut bien le comprendre : l’humanité  même n’est pas propriétaire de la terre : comment une nation, comment un particulier se dirait-il souverain de la portion qui lui est échue? Ce n’est pas l’humanité qui a créé le sol : l’homme et la terre ont été créés l’un pour l’autre et relèvent d’une autorité supérieure. Nous l’avons reçue, cette terre, en fermage et usufruit: elle nous a été donnée pour être possédée, exploitée par nous solidairement et individuellement, sous notre responsabilité collective et personnelle. Nous devons la cultiver, la pos­sé­der, eu jouir, non pas arbitrairement, mais selon des règles que la con­science et la raison découvrent, et pour une fin qui dépasse notre plaisir : rè­gles et fin qui excluent tout absolutisme de notre part, et reportent le domaine terrien plus haut que nous. L’homme, dit un jour un de nos évêques, est le contre-maître du globe. Cette parole a été beaucoup louée. Or, elle n’exprime pas autre chose que ce que je viens de dire, que la propriété est supérieure a l’humanité, surhumaine, et que toute attribution de ce genre, à nous pauvres créatures, est usurpation.

Tous nos arguments en faveur d’une propriété, c’est-à-dire d’une souve­raineté éminente sur les choses, n’aboutissent qu’à prouver la possession, l’usufruit, l’usage, le droit de vivre et de travailler, rien de plus.

Il faut arriver toujours à conclure que la propriété est une vraie fiction légale ; seulement il pourrait se faire que cette fiction fût telle dans ses motifs que nous dussions la regarder comme légitime. Sans cela nous ne sortons pas dit possessoire, et toute notre argumentation est sophistique et de mauvaise foi. Il se pourrait que cette fiction, qui nous révolte parce que nous n’en aper­cevons pas le sens, fût si sublime, si splendide, si élevée en justice, qu’aucun de nos droits les plus réels, les plus positifs, les plus immédiats, les plus immanents, n’en approchât, et qu’ils ne subsistassent eux-mêmes qu’au moyen de cette clef de voûte, une vraie fiction.

Le principe de propriété, ultra-légal, extra-juridique, anti-économique, supra-humain, n’en est pas moins un produit spontané de l’Être collectif et de la société, et il nous incombe d’en chercher, sinon la justification complète, du moins l’explication.

Le droit de propriété est absolu, jus utendi et abutendi, droit d’user et d’abuser. il s’oppose à un autre absolu, le gouvernement, qui commence par imposer à son antagoniste la restriction, quatenùs juris ratio patitur, « autant que le comporte la raison du droit. » De la raison du droit à la raison d’État, il n’y a qu’un pas nous sommes en péril constant d’usurpation et de despotisme. La justification de la propriété, que nous avons vainement demandée à ses origines, prime-occupation, usucapion, conquête, appropriation par le travail, nous la trouvons dans ses fins : elle est essentiellement politique. Là ou le domaine appartient à la collectivité, sénat, aristocratie, prince ou empereur, il n’y a que féodalité, vassalité, hiérarchie et subordination ; pas de liberté, par conséquent, ni d’autonomie. C’est pour rompre le faisceau de la SOUVERAI­NETÉ COLLECTIVE,  si exorbitant, si redoutable, qu’on a érigé contre lui le domaine de propriété, véritable insigne de la souveraineté du citoyen ; que ce domaine a été attribué-à l’individu, l’État ne gardant que les parties indivi­sibles et communes par destination : cours d’eau, lacs, étangs, routes, places publiques, friches, montagnes incultes, forêts, déserts, et tout ce qui ne peut être approprie. C’est afin d’augmenter la facilité de locomotion et de circu­lation qu’on a rendit la terre mobilisable, aliénable, divisible, après l’avoir rendue, héréditaire. La propriété allodiale est un démembrement de la souve­raineté : à ce titre elle est particulièrement odieuse au pouvoir et à la démocra­tie. Elle est odieuse au premier en raison de son omnipotence ; elle est l’adversaire de l’autocratie, comme la liberté l’est de l’autorité ; elle ne plaît point aux démocrates, tous enfiévrés d’unité, de centralisation, d’absolutisme. Le peuple est gai quand il voit faire la guerre aux propriétaires. Et pourtant l’alleu est la base de la république.

La constitution d’une république, – qu’on me permette au moins d’em­ployer ce mot dans sa haute acception juridique, – est la condition sine quâ non du salut. Le général Lafayette dit nu jour, en montrant Louis-Philip­pe : « Celui-ci est la meilleure des républiques ; » et la royauté constitutionnelle fut définie : « Une monarchie entourée d’institutions républicaines. » Le mot république n’est donc pas par lui-même séditieux : il répond aux vues de la science autant qu’il satisfait aux aspirations.

Les conséquences immédiates de la propriété allodiale sont : 1º l’admi­nis­tration de la commune par les propriétaires, fermiers et ouvriers réunis en conseil ; partant l’indépendance communale et la disposition de ses pro­priétés ; 2º l’administration de la province par les provinciaux : d’où la décen­tralisation et le germe de la fédération. La fonction royale, définie par le système constitutionnel, est remplacée ici par des citoyens propriétaires, ayant tous l’œil ouvert sur les affaires publiques : point n’est besoin de médiation.

La propriété féodale n’engendrera jamais une république ; et récipro­que­ment une république qui laissera tomber l’alleu en fief, qui ramènera la pro­priété au communisme slave, ne subsistera pas ; elle se convertira en autocratie

De même, la vraie propriété n’engendrera pas une monarchie ; une monar­chie n’engendrera pas une vraie propriété. Si le contraire arrivait, si une agglomération de propriétaires élisait un chef, par cela même ils abdiqueraient leur quote-part de souveraineté, et tôt ou tard le principe propriétaire serait altéré en leurs mains ; ou si une monarchie créait des propriétaires, elle abdi­querait implicitement, elle se démolirait, à moins qu’elle ne se transformât volontairement en royauté constitutionnelle, plus nominale qu’effective, repré­sentant des propriétaires. On l’a vit en France, quand, sous Louis-Philippe, libéraux et républicains firent la guerre à l’esprit de clocher. On servait la cause de la royauté.

Ainsi toute ma critique antérieure, toutes les conclusions égalitaires que j’en ai déduites, reçoivent une éclatante confirmation.

Le principe de propriété est ultra-légal, extra-juridique, absolutiste, égoïste de sa nature jusqu’à l’iniquité : il faut qu’il soit ainsi.

Il a pour contre-poids la raison d’État, absolutiste, ultra-légale, illibérale et gouvernementale jusqu’à l’oppression : il faut qu’elle soit ainsi.

Voilà comment, dans les prévisions de la raison universelle, le principe d’égoïsme, usurpateur par nature et improbe, devient un instrument de justice et d’ordre, à ce point que propriété et droit sont idées inséparables et presque synonymes. La propriété est l’égoïsme idéalisé, consacré, investi d’une fonc­tion politique et juridique.

Il faut qu’il en soit ainsi : parce que jamais le droit n’est mieux observé qu’autant qu’il trouve un défenseur dans l’égoïsme et dans la coalition des égoïsmes. Jamais la liberté ne sera défendue contre le pouvoir, si elle ne dispose d’un moyen de défense, si elle n’a sa forteresse inexpugnable.

Que le lecteur se garde de voir dans cet antagonisme, ces oppositions, ces équilibrations, un simple jeu de mon esprit. Je sais qu’une théorie simpliste, comme le communisme ou l’absolutisme de l’État, est d’une conception beau­coup plus facile que l’étude des antinomies. Mais la faute n’en est pas à moi, simple observateur et chercheur de séries. J’entends dire par certains réfor­mateurs : Supprimons toutes ces complications d’autorité, de liberté, de possession, de concurrence, de monopole, d’impôt, de balance du commerce, de services publics ; créons un plan de société uniforme, et tout sera simplifié, résolu. Ils raisonnent connue le médecin qui dirait : Avec ses éléments si divers, os, muscles, tendons, nerfs, viscères, sang artériel et veineux, suc gastrique, pancréatique, chyle, humeurs lacrymales, synoviales, gaz, liquides et solides, le corps est ingouvernable. Réduisons-le à une matière unique, solide, résistante, les os par exemple ; l’hygiène et la thérapeutique deviendront jeu d’enfants. – D’accord, seulement la société, pas plus que le corps humain, ne petit s’ossifier. Notre système social est compliqué, beaucoup plus qu’on ne l’avait cru. Si toutes les données nous en sont acquises aujourd’hui, elles ont besoin d’être coordonnées, synthétisées d’après leurs lois propres. Là se découvre une pensée, une vie intime collective qui évolue en dehors des lois de la géométrie et de la mécanique ; qu’il répugne d’assimiler au mouvement rapide, uniforme, infaillible d’une cristallisation ; dont la logique ordi­naire, syllogistique, fataliste, unitaire, est incapable de rendre compte, mais qui s’explique merveilleusement à l’aide d’une philosophie plus large,-admettant dans un système la pluralité des principes, la lutte des éléments,l’opposition des contraires et la synthèse de toits les indéfinissables et absolus.

Or, comme nous savons qu’il y a des degrés dans l’intelligence aussi bien que dans la force ; des degrés dans la mémoire, la réflexion, l’idéalisation, la faculté d’invention ; des degrés dans l’amour et dans la pensée ; des degrés dans la sensibilité ; des degrés même dans le moi ou la conscience ; comme il est impossible de dire où commence ce que nous appelons âme et où elle finit, pourquoi nous refuser à admettre que les principes sociaux, si bien liés, si bien raisonnés, où  se découvrent tant de raison, de prévoyance, de sentiment, de passion, de justice, sont l’indice d’une véritable vie, d’une pensée supérieure, d’une raison autrement constituée que la nôtre?

Pourquoi, s’il en est ainsi, ne verrions-nous pas dans ces faits l’accom­plissement de la création directe de la société par elle-même, résultant du simple rapprochement des éléments et du jeu des forces qui constituée la société ?

Nous avons surpris une logique à part, des maximes qui ne sont pas celles de notre raison individuelle, bien que celle-ci arrive, par l’étude de la société, à les découvrir et à se les approprier. Il y à donc une différence entre la raison individuelle et la raison collective.

Nous avons pu observer encore, grâce à la propriété et à ses accompa­gnements, un autre phénomène, une autre loi, celle des forces libres, allant et revenant, approximations indéfinies, latitude d’action et de réaction, élasticité de nature, diapason étendu, qui est le propre de la vie, de la liberté, de la fantaisie. Propriété et gouvernement sont deux créations spontanées d’une loi d’immanence qui se refuse à l’idée d’une initiation étrangère, dans l’hypothèse de laquelle chaque groupe humain aurait eu besoin d’un initiateur spécial, ainsi qu’on voit un métropolitain investir un évêque, celui-ci imposer les mains au curé, qui à son tour baptise et administre les ouailles.

Ceci compris, nous remarquerons que les lois générales de l’histoire sont les mêmes que celles de l’organisation sociale. Faire l’histoire de la propriété chez un peuple, c’est dire comment il a traversé les crises de sa formation politique, comment il a produit ses pouvoirs, ses organes, équilibré ses forces, réglé ses intérêts, doté ses citoyens ; comment il a vécu, comment il est mort. La propriété est le principe le plus fondamental à l’aide duquel on puisse expliquer les révolutions de l’histoire. Elle n’a pas encore existé dans les conditions ou la place la théorie ; aucune nation n’a jamais été à la hauteur de cette institution ; mais elle régit positivement l’histoire, quoique absente, et elle précipite les nations à la reconnaître, les punissant de la trahir.

La loi romaine ne l’a reconnue que d’une manière incomplète, unilatérale. Elle avait bien défini la souveraineté du citoyen sur la terre à lui échue ; elle n’avait nullement reconnu le rôle et défini le droit de l’État. La propriété romaine est la propriété indépendante du contrat social, absolue, sans solida­rité ni réciprocité, antérieure et même supérieure au droit public, propriété égoïste, vicieuse, inique, et que condamna justement l’Église. La république et l’empire ont croulé l’un sur l’autre, parce que le patriciat n’a voulu la pro­priété que pour lui seul ; que la plèbe victorieuse ensuite n’à pas su l’acquérir, la faire valoir, et la consolider ; et que l’esclavage, le colonat gâtèrent tout. Du reste, c’est par la propriété allodiale qu’ont été vaincues toutes les aristocraties et tous les despotismes, depuis la fin de l’empire d’Occident jusqu’à aujour­d’hui. La propriété allodiale, abandonnée aux communes à  la roture, par le noble, a étouffé la puissance seigneuriale, et, en 1789, englouti le fief ; – c’est ce même principe qui, après avoir amené l’usurpation du noble polonais, sim­ple usufruitier au commencement, s’est retourné contre lui, et lui a fait perdre la nationalité ; qui, en 1846, a amené les massacres de Gallicie.

C’est contre le principe allodial que se raidit l’Angleterre, aimant mieux, à l’exemple du patriciat romain, jeter le monde en pâture à ses travailleurs que de laisser partager et mobiliser le sol, et équilibrer la propriété.

Le principe de propriété synthétique, allodiale ou équilibrée, devait con­duire progressivement la France de 89 à une République égalitaire, avec on sans dynastie : le principe dynastique devant  être subalternisé en France com­me il l’est en Angleterre, mais d’après un autre système. On l’espéra un moment, en 1830. Malheureusement, les esprits prévenus des idées anglaises n’avaient pas saisi la différence profonde qui devait distinguer la Constitution française, basée sur l’alleu, de la constitution anglaise, basée sur le fief. Ce fut Sieyès, l’un de nos politiques les plus profonds, qui répandit cette erreur. L’idée de deux Chambres prévalut là où il n’en fallait réellement qu’une ; Napoléon la recueillit dans son Sénat et son Corps législatif ; il créa des majorats, des titres de noblesse. 1814 répéta l’erreur, devenue vieille, dans sa Chambre des pairs et sa Chambre des députés.

Puis on établit un cens électoral, de grands et petits collèges : ce qui supposait une grande et une petite propriété; insensiblement, tandis que le sol s’émiettait à outrance dans la classe inférieure, il s’agglomérait de nouveau, et la grande propriété se reformait à l’aide des capitaux industriels ; la féodalité financière, manufacturière, voiturière, minière, judaïque, arrivait ensuite ; si bien que la France ne se connaît plus aujourd’hui ; les uns se disent que le gouvernement constitutionnel , importé d’Angleterre , n’était pas fait pour elle ; les autres redemandent leur royauté bourgeoise de 1830 ; le petit nombre, qui affirme la République, et ne veut qu’une Chambre, ne sait pas lui-même la raison de son désir et quels sont les principes constitutifs du gouvernement de la Révolution.

La propriété a subi de nombreuses éclipses dans l’histoire, chez les Romains, chez les barbares, dans les temps modernes et de nos jours. Les causes de cette défaillance, nous les trouvons dans l’ignorance, l’impéritie, et surtout l’indignité des propriétaires. A Rome, l’avarice des nobles, leur résis­tance aveugle aux légitimes réclamations du peuple, la déchéance des plébéiens, préférant à la culture le brigandage des armées, le pillage militaire et les subventions césariennes, font table  rase, avec la propriété, du droit, des libertés et de la nationalité. L’oppression féodale, au moyen âge, rejette, tous les petits propriétaires d’alleu dans le fief, La propriété, éclipsée pour plus de mille ans, reparaît avec la Révolution française. Sa période ascendante s’arrête à la fin du règne de Louis-Philippe ; depuis, elle est sur son déclin : indignité.

Les propriétaires indignes, c’est la masse, surtout dans les campagnes. La Révolution, en vendant les biens d’Église et d’émigrés, a créé une nouvelle classe de propriétaires ; elle a cru les intéresser à la liberté. Point du tout : elle les a intéressés a ce que les émigrés et les Bourbons ne revinssent pas, voilà tout. Pour cela, les bénéficiaires n’ont rien imaginé de mieux que de se donner un maître, Napoléon. Et quand celui-ci, usant de clémence, autorisa les émigrés à revenir, ils lui en firent un crime:  jamais ils  ne les auraient trouvés assez loin.

La propriété, créée par la Révolution, ne se comprend plus elle-même com­me institution politique, faisant équilibre à l’État, garantie de la liberté, de la bonne administration ; elle se considère, par effet de l’habitude, comme privilège, jouissance,, aristocratie nouvelle, alliée au pouvoir par le partage des emplois, par conséquent des impôts, et intéressée de la sorte à l’exploi­tation des masses. Elle n’a songé qu’à sa proie. Le chaos est profond, et l’on ne saurait, en accuser en particulier aucun système. C’est le législateur de 89 qui a manqué de prévoyance ; ce sont les nouveaux, acquéreurs de biens natio­naux, qui ont manqué de caractère et d’esprit public en disant à Napoléon 1er : Règne et gouverne, pourvu  que nous jouissions. Sous la Restauration, il y eut un instinct de réforme ; la bourgeoisie passa dans l’opposition, où est sa place ; elle fit antithèse à l’État ; mais ce motif était accidentel : on voyait dans les Bourbons les princes de l’ancien régime ; on faisait la guerre pour le maintien des ventes ; et quand la Révolution de juillet eut changé la dynastie, la pro­priété se donna au pouvoir. Leur marché fut bientôt conclu : la bour­geoisie, par ses députés, consentait l’impôt, dont les neuf dixièmes lui revenaient par les emplois. Elle a érigé la corruption en système, et déshonoré la propriété par l’agiotage ; elle a voulu joindre les bénéfices de la banque à ceux de la rente ; elle a préféré les traitements de l’État, les gains du trafic et de la bourse à la production terrienne, obtenue soit par le travail, soit par une bonne admi­nistration ; elle s’est laissé surcharger d’impôts ; elle a laissé prendre la prépondérance à la manufacture et au commerce ; elle est serve des grandes compagnies.

Un point capital qu’il ne faut pas oublier, c’est que le citoyen, par le pacte fédératif qui lui confère la propriété , réunit deux attributions contradictoires : il doit suivre d’un côté la loi de son intérêt, et de l’autre il doit veiller, comme membre du corps social, à ce que sa propriété ne fasse détriment à la chose publique. En un mot, il est constitué agent de police et voyer sur lui-même. Cette double qualité est essentielle à la constitution de la liberté : sans elle tout édifice croule ; il faut revenir au principe policier et autoritaire. Où en est la moralité publique sur ce chapitre ?

Nous avons eu une réglementation de la boulangerie. Or, elle eût été inu­tile si le corps social avait été organisé de manière que le commerce et la fabrication du pain, la vente des blés fussent véridiques et probes ; ce qui n’a pas lieu et n’aura pas lieu tant que nos mœurs ne seront pas renouvelées. La réglementation, d’ailleurs, n’a jamais rien pu contre les effets d’un pacte de famine, aussi réel aujourd’hui qu’avant 89. On a réglementé la boucherie, qui vend des cadavres pour viande fraîche, des chevaux pour des bœufs ; régle­menté les marchés : poids et mesures, qualité et quantité. Légumes, fruits, volailles, poisson, gibier, beurre, laitage, tout est tare, surenchéri. Il n’y a de remède que dans la répression, tant que la conscience publique n’aura pas été renouvelée, tant que, par cette régénération, le citoyen producteur et vendeur ne sera pas devenu son propre et plus sévère surveillant. Cela se peut-il, oui ou non ? La propriété peut-elle devenir sainte ? La condamnation, dont l’Évangile l’a frappée, est-elle indélébile? Dans le premier cas, nous pouvons être libres ; dans le second, nous n’avons qu’à nous résigner ; nous sommes fata­lement, et pour jamais, sous la double loi de l’Empire et de l’Église, et toutes nos démonstrations de libéralisme sont hypocrisie pure et surcroît de misère.

En fin de compte, c’est une question de savoir si la nation française est capable de fournir aujourd’hui de vrais propriétaires. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la propriété est à régénérer parmi nous. L’élément de cette régénération, c’est, avec la révolution morale dont nous venons de parler, l’équilibration.

Toute institution de propriété foncière suppose: 1º soit une distribution égale des terres entre les détenteurs ; 2º soit, en faveur de ceux qui ne possè­dent rien du sol, un  équivalent. Mais c’est là une pure supposition : l’éga­lité de propriété n’est point un fait initial ; elle est dans la fin de l’insti­tution, non dans ses origines. Nous avons remarqué d’abord que la propriété, parce qu’elle est abusive, absolutiste, basée sur l’égoïsme, doit forcément tendre à se limiter, à se faire concurrence, et par conséquent équilibre. Sa tendance est à l’égalité des conditions et des fortunes. Justement parce qu’elle est absolue, elle repousse toute idée d’absorption. Pesons bien ceci.

La propriété ne se mesure pas sur le mérite, puisqu’elle n’est ni salaire, ni récompense, ni décoration, ni titre honorifique ; elle ne se mesure pas sur la puissance de l’individu, puisque le travail, la production, le crédit, l’échange ne la requièrent point. Elle est un don gratuit, accordé à l’homme, en vue de le protéger contre les atteintes du pouvoir et les incursions de ses semblables. C’est la cuirasse de sa personnalité et de l’égalité, indépendamment des diffé­rences de talent, génie, force, industrie, etc.

« Supposons, disais-je en 1840, que la tâche sociale journalière, évaluée en labour, sarclage, moisson, soit de deux décamètres carrés, et que la moyenne de temps nécessaire pour s’en acquitter soit de sept heures : tel travailleur aura fini en six heures, tel autre en huit seulement ; le plus grand nombre en emploient sept ; mais pourvu que chacun fournisse la quantité demandée, quel que soit le temps qu’il y emploie, il a droit à l’égalité de salaire. Le travailleur capable de fournir sa tâche en six heures aura-t-il le droit, sous prétexte de sa force et de son activité plus grande, d’usurper la tâche du travailleur le moins habile et de lui ravir ainsi le travail et le pain ? Qui oserait le soutenir ?… Si le fort vient au secours du faible, sa bienfaisance mérite louange et amour ; mais son aide doit être librement acceptée, non imposée par force et mise a prix. » (Qu’est-ce que la Propriété? 1er mémoire).

Sous le régime communautaire et gouvernementaliste, il faut de la police et de l’autorité pour garantir le, faible des envahissements du fort ; malheureu­sement la police et l’autorité, depuis qu’elles existent, n’ont jamais fonctionné qu’au profit du fort, dont elles ont grandi les moyens d’usurpation. La propriété, absolue, incoercible, se protège d’elle-même. C’est l’arme défensive du  citoyen, son bouclier ; le travail est son épée.

Voilà pourquoi elle convient à tous : au pupille comme à l’adulte majeur, au nègre comme au blanc, au retardataire comme au précoce, à l’ignorant comme au savant, à l’artisan comme au fonctionnaire, à l’ouvrier comme à l’entrepreneur, au paysan  comme au bourgeois et au noble. Voilà pourquoi l’Église la préfère au salaire ; et, par la même raison, pourquoi la papauté requiert à son tour la souveraineté. Tous les évêques, au moyen âge, furent souverains ; tous, jusqu’en 1789, furent propriétaires ; le pape seul est resté comme relique.

L’équilibre de la propriété requiert encore des garanties politiques et économiques. Propriété,-État, tels sont les deux pôles de la société. La théorie de la propriété est le pendant de la théorie de la justification, par les sacre­ments, de l’homme déchu.

Les garanties de la propriété contre elle-même sont :

1. Crédit mutuel et gratuit.

2. Impôt.

3. Entrepôts, docks, marchés. (Voir mon projet sur le Palais de l’Exposition universelle, p.249)

4. Assurance mutuelle et balance du commerce.

5. Instruction publique, universelle, égale.

6. Association industrielle et agricole.

7. Organisation des services publics : canaux, chemins de fer, routes, ports, postes, télégraphes, dessèchements, irrigations.

Les garanties de la propriété contre l’État sont:

1. Séparation et distribution des pouvoirs.

2. Égalité devant la loi.

3. Jury, juge du fait et juge du droit.

4. Liberté de la presse.

5. Contrôle public.

6. Organisation fédérale.

7. Organisation communale et provinciale.

L’État se compose : 1º de la fédération des propriétaires, groupés par districts, départements et provinces ; 2º des associations industrielles, petites républiques ouvrières ; 3º des services publics (à prix de revient) ; 4º des artisans et marchands libres. Normalement, le nombre des industrieux, arti­sans, marchands, est déterminé par celui des propriétaires fonciers. Tout pays doit vivre de sa propre production ; par conséquent la production industrielle doit être égale à l’excédant de subsistances non consommé par les pro­priétaires.

Il y a des exceptions à cette règle : en Angleterre, par exemple, la produc­tion industrielle dépasse cette proportion, grâce au commerce extérieur. C’est une anomalie temporaire ; à moins que certaines races ne soient vouées à une éternelle subalternisation. Ailleurs il existe des productions exceptionnelles partout demandées – celles de la pêche, par exemple, celles d’une exploitation minière. Mais, calculée sur le globe entier, la proportion est telle que je le, dis : la quotité des subsistances est le régulateur ; par conséquent, l’agriculture est l’industrie primordiale et prépondérante.

En constituant la propriété foncière, le législateur a voulu une chose : c’est que la terre ne fût pas aux mains de l’État, communisme et gouvernemen­ta­lisme dangereux, mais sous la main de tous. La tendance est, en conséquence, on ne cesse de nous le dire, à l’équilibre des propriétés, et ultérieurement à celui des conditions et fortunes.

C’est ainsi que, par les règles de l’association industrielle, qui tôt ou tard, à l’aide d’une législation meilleure, comprendra de vastes corps d’industrie, chaque travailleur a la main sur une, portion du capital.

C’est ainsi que, par la loi de diffusion du travail et la répercussion de l’im­pôt, tout le monde doit payer sa part, à peu près égale, des charges publiques.

C’est ainsi que, par une véritable organisation du suffrage universel, tout citoyen a la main sur le gouvernement ; c’est ainsi encore que, par l’organi­sation du crédit, tout citoyen a la main sur la circulation, se trouve à la fois commanditaire et commandite, escompteur et banquier devant le public.

C’est  ainsi que, par l’enrôlement, chaque citoyen a part dans la défense ; par l’éducation, part dans la philosophie et la science.

C’est ainsi enfin que, par le droit de libre examen et de libre publicité, chaque citoyen a la main sur toutes les idées et les idéalités qui peuvent se produire.


[1] On peut dire qu’en se plaçant sous la protection du pouvoir, en 1851, la propriété a, de fait, abdiqué ; elle est retombée virtuellement en fief. L’empereur a contre elle son droit impérial, la plèbe, l’armée ; il peut tout, elle ne peut plus rien ; avec la restriction quatenùs juris ratio patitur, elle est à la discrétion complète du pouvoir. Ainsi, le droit d’expro­priation, réservé au cas de nécessité  publique, se motive aujourd’hui par le mot beaucoup plus vague d’utilité. Le jury, au lieu d’avoir à se prononcer sur la nécessité, n’a plus qu’à estimer la valeur ; c’est le prince qui prononce l’utilité. Avec ce mot, on bouleverse et renverse tout. On exproprie une rivière à toute une contrée ; on exproprie, au lieu d’une maison mal assise, malsaine, gênant les voisines, tout un quartier ; on exproprie toute une ville. On ôte, par raison d’État, à un citoyen son étude, son établissement, sa clientèle ; on exproprie des cantons sous prétexte de fermes-modèles, de haras ; on recrée des latifundia sous couleur de grande culture, et pour leur formation on exproprie des masses de petits propriétaires.

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