Une nouvelle lettre de Frédéric Bastiat, découverte dans la correspondance de Lamartine

En 1847, le front jadis uni des libre-échangistes présentait des signes de fissures qui allaient se matérialiser davantage au fil des mois, jusqu’à ce que la révolution de 1848 ne vienne juste à temps pour redynamiser le camp libéral dans une opposition à un nouvel ennemi.

À l’été 1847, Frédéric Bastiat était en quête de nouveaux soutiens, de nouveaux porte-paroles pour son agitation. Ses regards se portèrent vers un homme à la gloire sans cesse ascendante : Lamartine. Après l’avoir fort rudoyé, à une époque où Molinari le considérait encore comme un modèle[1], il se mettait à rêver de son adhésion.

Pour le rallier à la cause libre-échangiste, Bastiat lui envoya la lettre suivante, que nous prenons le parti de reproduire, car elle ne se trouve dans aucune édition de ses Œuvres :

LETTRE DE M. FRÉDÉRIC BASTIAT.[2]

Monsieur Alphonse de Lamartine

Député

À Saint-Point près Mâcon,

Lyon, le 3 août 1847.

Monsieur, me pardonnerez-vous d’avoir deux fois essayé de vous combattre ? Vos paroles ont un tel retentissement, vos nobles sentiments trouvent si bien le chemin de tous les cœurs que les erreurs, s’il s’en glisse quelqu’une dans vos écrits, n’y sont que plus dangereuses. Les signaler c’est encore rendre hommage à votre puissance.

En tout cas, si j’ai eu tort, je viens le réparer. Votre génie vous a placé dans la plus haute position du monde intellectuel. Votre sincérité ne vous a pas moins élevé dans la confiance du pays. Il vous reste à conquérir une place analogue dans le monde des faits, dans la politique active. Veuillez examiner si ce qu’il me reste à vous dire ne vous en fournit pas l’occasion.

Je suis venu ici dans l’intérêt de notre œuvre, la Réforme commerciale. Dans une séance publique je hasarderai notre programme. Mais j’aimerais mieux mille fois qu’il fût proclamé par vous. Sorti de ma bouche, il n’ira pas plus loin que la portée de ma voix. Proclamé par vous, il sera répété par les mille voix de la presse et deviendra le programme de la France. Qui sait ? Après l’avoir fait accepter à l’opinion, peut-être serez-vous chargé de le réaliser dans nos lois — et sans vous démentir, plus heureux en cela que sir Robert Peel.

Monsieur, il faut un programme au pays, un programme clair, simple, précis, fondé sur une réforme sérieuse, profonde, féconde, exécutable, allant au fond des choses, conférant un bien réel aux masses. Ce programme, voulez-vous le faire retentir à Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, le Havre ? Acceptez, et je vous prédis deux gloires impérissables : l’une, celle du poète, votre génie vous l’a déjà acquise ; mais ne serait-il pas beau que la France eût dans le premier de ses poètes le plus grand de ses bienfaiteurs ?

Pourquoi vous le dissimulerais-je ? Plus la France admire votre imagination, plus elle s’en défie. Elle croit que la poésie et les affaires s’excluent ; elle trouve dans vos discours de nobles pensées, de généreuses intentions, une éloquence inimitable, elle n’y trouve pas un programme, c’est-à-dire ce qu’il y a à faire actuellement. Dites-le-lui. Dites-lui : Si j’étais ministre, voici les réformes que je ferais et l’ordre dans lequel je les ferais ! — Et si cela est clair, saisissant, pratique, soyez sûr que la France vous portera au ministère.

Vous me demandez quel est ce programme. J’aurais besoin d’en conférer avec vous. Mais je n’hésite pas à vous en donner ici le squelette : vous en ferez une statue.

Le point de départ est la réforme commerciale.

Les hommes qui ont réduit le régime protecteur en système, MM. Ferrier et Saint-Cricq, conviennent que ce régime, ayant pour objet d’éloigner les occasions de perception, se développe aux dépens du fisc. Donc, en l’abolissant, vous faites prospérer le fisc et vous lui rendez ce que lui coûtera la réforme postale et la réduction de l’impôt du sel. Voilà donc trois réformes dans une ; et n’est-ce pas une chose merveilleuse de combler deux déficits, non par une aggravation, mais par une diminution de charges ?

Ensuite la liberté commerciale assure la paix, une paix qui se maintient par elle-même. Vous pouvez donc réduire nos forces de terre et de mer, économie immense au moyen de laquelle vous supprimez l’octroi, et refaites la législation si oppressive des contributions indirectes. En outre vous adoucissez et le recrutement et toutes ces ordonnances maritimes qui sont le fléau de votre marine.

En voilà assez pour un ministère de quatre ou cinq ans. Voulez-vous que nous discutions à fond ce programme ? Je suis prêt à aller chez vous dans cet objet, si, dans le cas où vous l’adopterez, vous me promettez de venir faire de la propagande, car, avant tout, il faut le faire accepter par l’opinion.

Vous lui reprocherez peut-être d’être un peu trop exclusivement financier. Mais allez au fond des choses et voyez si, sous ces questions de finances, il n’y a pas des questions de moralité, de justice, de démocratie, de progrès dans tous les sens, de non intervention armée, d’équitable répartition des charges, de conciliation entre le peuple et la bourgeoisie. Au reste, c’est là précisément ce que je voudrais discuter avec vous, et je ne puis le faire dans une lettre dont je dois au contraire vous prier d’excuser la longueur.

J’ai l’honneur, d’être, monsieur, votre très dévoué serviteur.

FRÉDÉRIC BASTIAT (Chez M. Arlès-Dufour, à Lyon)

***

 

La proposition de Bastiat était habilement formulée. Flattant l’ego de Lamartine et lui offrant une occasion de se porter en avant, de plus en plus près de la conquête du pouvoir, elle était presque irrésistible. Dès la fin de ce mois d’août 1847, on verrait le grand poète devant l’assemblée marseillaise du libre-échange, employait sa verve et la chaleur de son langage à la cause de la liberté commerciale. Aux Marseillais il dit ce jour-là : « Les voiles de vos navires, les pointes de vos mats, la fumée de vos innombrables bateaux à vapeur écrivent à toute heure, sur votre ciel limpide et sur les vagues de toutes les mers, le dogme triomphant de la liberté des échanges. Puisse la main de vos députés, à laquelle ma faible main ne faillira pas, l’écrire bientôt dans nos lois ! » [3]

Il nous est toutefois permis de douter de sa sincérité.

Nous rappellerons, pour corroborer notre sentiment, qui pourra paraître un peu dur, un épisode assez similaire, et qui s’est déroulé dans cette même ville de Marseille, en ce même mois d’août 1847.

Lamartine participait alors à une réunion d’ouvriers-poètes. On sait que dans son Cours familier de littérature, il a laissé sur cette « poésie des ateliers » des remarques assez acerbes, raillant ces « médiocrités rimées sur lesquelles les artisans, dépaysés dans les lettres, tentent trop souvent, sans génie et sans outil, de faire extasier leur siècle »[4]. Mais en août 1847, devant les ouvriers de Marseille, le séducteur et habile politique qu’était Lamartine tenait un tout autre langage. « Je me sens véritablement heureux et glorieux, disait-il, d’avoir été choisi par vous pour participer, au moins de nom, à vos réunions littéraires et populaires. Je mets au-dessus de bien des titres de ce genre celui de membre de la société d’ouvriers que vous êtes venus m’apporter ; et si j’avais à parer, à la fin de ma vie, mon nom de quelques-uns de ces titres en France ou à l’étranger, je vous le dis avec vérité, je vous le dis de cœur et sans flatterie, je voudrais qu’on inscrivit avant toutes les autres ce modeste titre de membre de la Société des ouvriers de Marseille. » [5]

Une fois cette diatribe finie, Lamartine fut raccompagné à son hôtel sous les hourras, les mains sur un large bouquet de fleurs qu’on lui avait offert. Une fois rentré, et désormais seul avec le poète marseillais Autran, il explosa. Ce dernier raconte la scène dans ses Mémoires : « Lorsqu’il se vit bien seul dans l’escalier, n’ayant plus d’autre témoin que moi, il aplatit les fleurs contre le mur, d’un geste de colère, et joncha les marches de leurs débris : Voilà pourtant, murmura-t-il, à quel prix s’achète la popularité ! » [6]

B. M.

 

 

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[1] Voir ses articles au Journal des économistes de février 1845 et d’octobre 1846.

[2] Lettres à Lamartine, 1818-1865, Paris, 1892, p. 243-246

[3] Le discours de Lamartine du 24 août 1847 a été reproduit dans le Journal des économistes (septembre 1847) qui ne manqua de fêter l’adhésion de ce bel athlète. Il fut aussi publié en brochure par l’Association pour la liberté des échanges (Lyon, 1847).

[4] Cours familier de littérature, t. VII, p. 304

[5] Cité par Henri Guillemin, « Lamartine et la question des prolétaires », La Revue de France, juillet-août 1939, p. 495

[6] Joseph Autran, Œuvres complètes, 1878, t. VII, p. 66

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