Les arguments des adversaires de la liberté du travail à l’époque de Turgot

C’est une pièce oubliée de l’histoire économique de la France que nous proposons aujourd’hui à nos lecteurs. Il s’agit du discours de l’avocat du Roi Louis XVI, Antoine-Louis Séguier, s’opposant au texte de l’édit proposé par Turgot en 1776 pour supprimer les corporations et établir la pleine et entière liberté du travail pour tous. Les corporations elles-mêmes ayant été assez silencieuses à l’époque, ce discours offre un ramassis de toutes les raisons qui pouvaient être invoquées à l’époque contre la liberté du travail.

Face aux idées de liberté — dont il reconnaît, l’âme en peine, les progrès dans l’opinion — Séguier propose son propre idéal réglementaire et hiérarchisé.

Ses arguments se résument toutefois à peu de choses. C’est d’abord une plainte, très lyrique, mais très fausse, sur l’anarchie, le désordre, l’anéantissement économique qui suivront selon lui l’établissement de la liberté du travail. Ne percevant pas la différence entre la liberté et la licence, ne comprenant pas mieux que le droit, et la liberté elle-même, sanctionnent sans difficulté les abus, Séguier croit pouvoir anticiper la destruction de l’économie française. On sait, par ce qu’on appelle aujourd’hui la révolution industrielle, ce qu’il est plutôt advenu du commerce et de l’industrie française sous l’ère de la liberté. En cela, Séguier s’est montré mauvais prophète, mais surtout piètre économiste et piètre historien. Économiste, il a cru que les règlements et les entraves étaient un stimulant de l’effort ; qu’éloigner l’homme modeste du travail par des frais, des droits et des cotisations multiples, qu’en faire un vagabond ou un mendiant, c’était stimuler le commerce national. Ses mots, étonnants, méritent d’être cités : « Le but qu’on a proposé à votre Majesté est d’étendre et de multiplier le commerce en le délivrant des gènes, des entraves, des prohibitions introduites, dit-on, par le régime réglementaire. Nous osons, Sire, avancer à votre Majesté la proposition diamétralement contraire : ce sont ces gènes, ces entraves, ces prohibitions qui font la gloire, la sûreté, l’immensité du commerce de la France. » Attaché à ce diagnostic, Séguier s’évertue à présenter le siècle de Louis XIV comme une époque dorée de prospérité, quand les historiens évoquent plutôt des « années de misère », selon le titre du livre de Marcel Lavicher (Les années de misère : la famine au temps du Grand Roi : 1680-1720, Paris, Fayard, 1991) et quand des observateurs de l’époque, comme Boisguilbert, écrivent sur « la France ruinée au siècle de Louis XIV ».

Vient un second grand argument, dont on doit reconnaître la valeur. Séguier voit juste quand il défend au Roi de supprimer les règlements et les ordonnances de ses ancêtres, qui encadraient sévèrement le travail, parce que ce premier essai réalisé, rien, parmi les institutions de l’Ancien régime, ne résisterait à l’ouragan des réformes. Il voit juste parce que pour établir une société libre, il fallait passer par la révolution, et qu’un environnement de travail libre était antinomique avec une royauté de droit divin et de pouvoir absolu. Les corporations font partie de cette « grande chaîne », dit-il, qui encadre et hiérarchise la société. « Ce n’est pas, Sire, que nous cherchions à nous cacher à nous-mêmes, qu’il y a des défauts dans la manière dont les communautés existent aujourd’hui ; il n’est point d’institution, point de compagnie, point de corps, en un mot, dans lesquels il ne se soit glissé quelque abus. Si leur anéantissement était le seul remède, il n’est rien de ce que la prudence humaine a établi qu’on ne dût anéantir, et l’édifice même de la constitution politique serait peut-être à reconstruire dans toutes ses parties. » Séguier s’inquiète de ce développement possible et l’histoire lui a donné raison. En faisant son autocritique et en repoussant les gênes arbitraires qu’elle avait mises dans le domaine du travail, la royauté sapait sa légitimité et rompait le contrat moral établi avec le peuple : l’autorité du roi se fondait sur la nécessité de maintenir l’ordre social, dont les corporations étaient le symbole et l’illustration dans le domaine économique. La liberté du travail établie, le pouvoir monarchique s’en trouvait fragilisé. Telle était la portée éminemment révolutionnaire de l’œuvre de Turgot ; telle est aussi, peut-être, la raison de la difficulté de tout temps d’introduire la liberté du travail en France, malgré ses mérites théoriques et pratiques. B.M.


Antoine-Louis Séguier, Discours sur la nécessité de conserver les corporations

À Versailles, 1776.

SIRE,

« Le bonheur de vos peuples est encore le motif qui engage en ce moment votre Majesté à déployer la puissance royale dans toute son étendue. Mais puisqu’il nous est permis de nous expliquer sur une loi destructive de toutes les lois de vos augustes prédécesseurs, la bonté même de votre Majesté nous autorise à lui présenter avec confiance les réflexions que le ministère qui nous est confié nous oblige de mettre sous ses yeux, et nous ne craindrons point d’examiner, au pied du trône d’un Roi bienfaisant, si son intention sera remplie, et si ses peuples en seront plus heureux.

La liberté est sans doute le principe de toutes les actions, elle est l’âme de tous les États, elle est principalement la vie et le premier mobile du commerce. Mais, Sire, par cette expression si commune aujourd’hui, et qu’on a fait retentir d’une extrémité du royaume à l’autre, il ne faut point entendre une liberté indéfinie, qui ne connaît d’autres lois que ses caprices, qui n’admet d’autres règles que celles qu’elle se fait à elle-même. Ce genre de liberté n’est autre chose qu’une véritable indépendance ; cette liberté se changerait bientôt en licence, ce serait ouvrir la porte à tous les abus ; et ce principe de richesse deviendrait un principe de destruction, une source de désordre, une occasion de fraude et de rapines, dont la suite inévitable serait l’anéantissement total des arts et des artistes, de la confiance et du commerce.

Il n’y a, Sire, dans un état policé, de liberté réelle, il ne peut y en avoir d’autre que celle qui existe sous l’autorité de la loi. Les entraves salutaires qu’elle impose, ne sont point un obstacle à l’usage qu’on en peut faire, c’est une prévoyance contre tous les abus que l’indépendance traîne à sa suite. Les extrêmes se touchent de près ; la perfection n’est qu’un point dans l’ordre physique, au-delà duquel le mieux, s’il peut exister, est souvent un mal, parce qu’il affaiblit, ou qu’il anéantit ce qui était bon dans son origine.

Pour s’en convaincre, il ne faut que jeter un coup d’œil sur l’érection même des communautés.

Avant le règne de Louis IX, les prévôts de Paris réunissaient aux fonctions de la magistrature, la recette des deniers publics. Les malheurs du temps avaient forcé, en quelque façon, à mettre en ferme le produit de la justice et la recette des droits royaux. Sous l’avide administration des prévôts, fermiers, tout était, pour ainsi dire, au pillage dans la ville de Paris, et la confusion régnait dans toutes les classes des citoyens. Louis IX se proposa de faire cesser le désordre, et sa produire ne lui suggéra d’autres moyens, que de former de toutes les professions, autant de communautés distinctes et séparées, qui pussent être dirigées au gré de l’administration. Ce remède, qui est l’origine des corporations actuelles, réussit au-delà de toute espérance. Le brigandage cessa : l’ordre fut rétablit. Le même principe a dirigé les vues du gouvernement sur toutes les autres parties du corps de l’État ; et c’est d’après ce premier plan qu’il maintint le bon ordre. Tous vos sujets, Sire, sont divisés en autant de corps différents qu’il y a d’états différents dans le royaume. Le clergé, la noblesse, les court souveraines, les tribunaux inférieurs, les officiers attachés à ces tribunaux, les universités, les académies, les compagnies de finances, les compagnies de commerce ; tout présente, et dans toutes les parties de l’État, des corps existants, qu’on peut regarder comme les anneaux d’une grande chaîne dont le premier est dans la main de votre Majesté, comme chef et souverain administrateur de tout ce qui constitue le corps de la nation.

La seule idée de détruire cette chaîne précieuse devrait être effrayante. Les communautés de marchands et artisans sont une portion de ce tout inséparable qui contribue à la police générale du royaume : elles sont devenues nécessaires ; et pour nous renfermer dans ce seul objet, la loi, Sire, a érigé des corps de communautés, a créé des Jurandes, a établi des règlements, parce que l’indépendance est un vice dans la constitution politique, parce que l’homme est toujours tenté d’abuser de la liberté. Elle a voulu prévenir les fraudes en tout genre, et remédier à tous les abus. La loi veille également sur l’intérêt de celui qui vend, et sur l’intérêt de celui qui achète ; elle entretient une confiance réciproque entre l’un et l’autre ; c’est, pour ainsi dire, sur le sceau de la foi publique, que le commerçant étale sa marchandise aux yeux de l’acquéreur, et que l’acquéreur la reçoit avec sécurité des mains du commerçant.

Les communautés peuvent être considérées comme autant de petites républiques, uniquement occupées de l’intérêt général de tous les membres qui les composent ; et s’il est vrai que l’intérêt général se forme de la réunion des intérêts de chaque individu en particulier, il est également vrai que chaque membre, en travaillant à son utilité personnelle, travaille nécessairement, même sans le vouloir, à l’utilité véritable de toute la communauté. Relâcher les ressorts, qui font mouvoir cette multitude de corps différents ; anéantir les Jurandes, abolir les règlements, en un mot, désunir les membres de toutes les communautés, c’est détruire les ressources de toute espèce que le commerce lui-même doit désirer pour sa propre conservation. Chaque fabriquant, chaque artiste, chaque ouvrier se regardera comme un être isolé, dépendant de lui seul, et libre de donner dans tous les écarts d’une imagination souvent déréglée ; toute subordination sera détruite ; il n’y aura plus ni poids, ni mesure ; la soif du gain animera tous les ateliers ; et comme l’honnêteté n’est pas toujours la voie la plus sûre pour arriver à la fortune, le public entier, les nationaux comme les étrangers, seront toujours la dupe des moyens secrets préparés avec art pour les aveugler et les séduire. Et ne croyez pas, Sire, que notre ministère, toujours occupé du bien public, se livre en ce moment à de vaines terreurs ; les motifs les plus puissants déterminent notre réclamation ; et votre Majesté serait en droit de nous accuser un jour de prévarication, si nous cherchions à les dissimuler. Le principal motif est l’intérêt du commerce en général, non seulement dans la capitale, mais encore dans tout le royaume ; non seulement dans la France, mais dans toute l’Europe : disons mieux, dans le monde entier.

Le but qu’on a proposé à votre Majesté, est d’étendre et de multiplier le commerce en le délivrant des gènes, des entraves, des prohibitions introduites, dit-on, par le régime réglementaire. Nous osons, Sire, avancer à votre Majesté la proposition diamétralement contraire : ce sont ces gènes, ces entraves, ces prohibitions qui font la gloire, la sûreté, l’immensité du commerce de la France. C’est peu d’avancer cette proposition, nous devons la démontrer. Si l’érection de chaque métier en corps de communauté, si la création des maîtrises, l’établissement des Jurandes, la gêne des règlements, et l’inspection des magistrats, sont autant de vices secrets qui s’opposent à la propagation du commerce, qui en resserrent toutes les branches, et l’arrêtent dans ses spéculations, pourquoi le commerce de la France a-t-il toujours été si florissant ; pourquoi les nations étrangères sont-elles si jalouses de sa rapidité ; pourquoi, malgré cette jalousie, sont-elles si curieuses des ouvrages fabriqués dans le royaume ? La raison de cette préférence est sensible. Nos marchandises l’ont toujours emporté sur les marchandises étrangères ; tout ce qui se fabrique, surtout à Lyon et à Paris, est recherché de l’Europe entière, pour le goût, pour la beauté, pour la finesse, pour la solidité, la correction du dessin, le fini de l’exécution, la sûreté dans les matières, tout s’y trouve réuni, et nos arts portés au plus haut degré de perfection, enrichissent votre Capitale, dont le Monde entier est devenu tributaire.

D’après cette vérité de fait, n’est-il pas sensible que les communautés d’arts et métiers, loin d’être nuisibles au commerce, en tout plutôt l’âme et le soutien, puisqu’elles nous assurent la préférence sur les fabriques étrangères, qui cherchent à les copier, sans pouvoir les imiter ?

La liberté indéfinie fera bientôt évanouir cette perfection, qui est seule la cause de la préférence que nous avons obtenue : cette foule d’artistes et d’artisans de toutes professions, dont le commerce va se trouver surchargé, loin d’augmenter nos richesses, diminuera peut-être tout à coup le tribut des deux mondes. Les nations étrangères, trompées par leurs commissionnaires, qui l’auront été eux-mêmes par les fabricants en recevant des marchandises achetées dans la capitale, n’y trouveront plus cette perfection, qui fait l’objet de leurs recherches ; elles se dégoûteront de faire transporter à grand risque et grands frais des ouvrages semblables à ceux qu’elles trouveront dans le sein de leur patrie.

Le commerce deviendra languissant, il retombera dans l’inertie, dont Colbert, ce ministre si sage, si laborieux, si prévoyant, a eu tant de peine à le faire sortir : et la France perdra une source de richesses, que ses rivaux cherchent depuis longtemps à détourner. Ils n’y réussissent que trop souvent, et déjà plus d’une fois nos voisins se sont enrichis de nos pertes. Le mal ne peut qu’augmenter encore ; les meilleurs ouvriers fixés à Paris par la certitude du travail, par la promptitude du débit, ne tarderont pas à s’éloigner de la capitale, et l’espoir d’une fortune rapide dans les pays étrangers, où ils n’auront point de concurrents, les engagera peut-être à y transporter nos arts et leur industrie.

Ces émigrations, déjà trop fréquentes, deviendront encore plus communes à cause de la multiplicité des artistes ; et l’effet le plus sûr d’une liberté indéfinie, sera de confondre tous les talents et de les anéantir par la médiocrité du salaire, que l’affluence des marchandises doit insensiblement diminuer. Non seulement le commerce en général fera une perte irréparable, mais tous les corps en particulier éprouveront une secousse qui les anéantira tout à fait. Les maîtres actuels ne pourront plus continuer leur négoce ; et ceux qui viendront à embrasser la même profession, ne trouveront pas de quoi subsister ; le bénéfice trop partagé, empêchera les uns et les autres de se soutenir ; la diminution du gain occasionnera une multitude de faillites. Le fabricant n’osera plus se fier à celui qui vend en détail. La circulation une fois interceptée, une crainte aussi légitime qu’habituelle, arrêtera toutes les opérations du crédit ; et ce défaut de sûreté énervera peu à peu, et finira par détruire toute l’activité du commerce, qui ne s’étend et ne se multiplie que par la confiance la plus aveugle.

Ce n’est point assez d’avoir fait envisager à votre Majesté la désertion des meilleurs ouvriers, comme un malheur peut-être inévitable : Elle doit encore considérer, que la loi nouvelle portera un coup funeste à l’agriculture dans tout son royaume. La facilité de se soutenir aujourd’hui dans les grandes villes avec le plus petit commerce, fera déserter les campagnes ; et les travaux laborieux de la culture des terres, paraîtront une servitude intolérable, en comparaison de l’oisiveté que le luxe entretient dans les cités. Cette surabondance de consommateurs fera bientôt renchérir les denrées ; et, par une conséquence encore plus effrayante, toute police sera détruite, sans qu’on puisse même espérer de la rétablir, que par les moyens les plus violents. Le nombre immense de journaliers et d’artisans que les grandes villes, et que la capitale surtout renfermera dans son sein, doit faire craindre pour la tranquillité publique. Dès que l’esprit de subordination sera perdu, l’amour de l’indépendance va germer dans tous les cœurs. Tout ouvrier voudra travailler pour son compte ; les maîtres actuels verront leurs boutiques et leurs magasins abandonnés ; le défaut d’ouvrage, et la disette qui en sera la suite, ameutera cette foule de compagnons échappés des ateliers où ils trouvaient leurs. subsistances ; et la multitude, que rien ne pourra contenir, enfantera les plus grands désordres.

Nous craignons, Sire, de charger le tableau, et nous nous arrêtons pour ne point alarmer le cœur sensible de votre Majesté : mais, en même temps, nous croirions manquer à notre devoir, si nous ne protestions pas ici d’avance contre les maux publics, dont la loi nouvelle sera infailliblement une source trop funeste.

Quelle force n’ajouterions-nous pas à ces considérations, s’il nous était permis de représenter à votre Majesté, qu’on lui fait adopter, sans le savoir, l’injustice la plus criante ! Qui osera néanmoins s’exposer à vos yeux, si notre ministère craint de se compromettre, et se refuse aux intérêts de la vérité ?

Cette injustice est bien éloignée du cœur de votre Majesté ; mais il n’en résulte pas moins la lésion énorme dont tous les marchands de son royaume vont avoir à se plaindre. Donner à tous les sujets indistinctement la faculté de tenir magasins et d’ouvrir boutique, c’est violer la propriété des maîtres qui composent les communautés. La maîtrise, en effet, est une propriété réelle qu’ils ont achetée, et dont ils jouissent sur la foi des règlements : ils vont la perdre, cette propriété, du moment qu’ils partageront le même privilège avec tous ceux qui voudront entreprendre le même trafic sans en avoir acquis le droit, aux dépens d’une partie de leur patrimoine ou de leur fortune : et cependant le prix d’une grande portion de ces maîtrises, telles que celles qui ont été créées en différents temps, et en dernier lieu en 1707 ; ce prix, disons-nous, a été porté directement dans le trésor royal ; et si l’autre portion a été versée dans la caisse des communautés, elle a été employée à rembourser les emprunts qu’elles ont été obligées de faire pour les besoins de l’État : cette ressource, dont on a peut-être fait un usage trop fréquent, mais toujours utile, dans des circonstances urgentes, sera fermée désormais à votre Majesté ; et les revenus publics en souffriront eux-mêmes une diminution très considérable. Car d’un côté les riches marchands, après avoir souffert un préjudice considérable dans leur trafic, par l’augmentation de ceux qui s’adonneront au même commerce, ne seront plus en état de payer la même capitation ; et d’un autre côté, la plus grande partie de ceux qui viendront partager leur bénéfice ne seront point en état d’acquitter la capitation, dont il faudra décharger les anciens maîtres en raison de la diminution de leur commerce.

Nous ne parlons point à votre Majesté, ni de la difficulté du recouvrement de cette même capitation, ni de la surcharge des dettes de l’État, par l’obligation que votre Majesté contracte d’acquitter les dettes de toutes les communautés. Les inconvénients en tout genre que nous avons eu l’honneur de présenter à vos yeux, détermineront sans doute votre Majesté à prendre une nouvelle résolution plus favorable au commerce, et aux différents corps qui l’exercent depuis si longtemps et avec tant de succès.

Ce n’est pas, Sire, que nous cherchions à nous cacher à nous-mêmes, qu’il y a des défauts dans la manière dont les communautés existent aujourd’hui ; il n’est point d’institution, point de compagnie, point de corps, en un mot, dans lesquels il ne se soit glissé quelque abus. Si leur anéantissement était le seul remède, il n’est rien de ce que la prudence humaine a établi qu’on ne dût anéantir, et l’édifice même de la constitution politique serait peut-être à reconstruire dans toutes ses parties.

Mais, Sire, votre Majesté elle-même ne doit pas l’ignorer, il y a une distance immense entre détruire les abus, et détruire les corps où ces abus peuvent exister.

Les communautés d’arts et métiers, qu’on a engagé votre Majesté à supprimer, en sont un exemple frappant. Elles ont été établies comme un remède à de très grands abus ; on leur reproche aujourd’hui d’être devenues la source de plusieurs abus d’un autre genre : elles en conviennent, et la sincérité de cet aveu doit porter votre Majesté à les réformer, et non à les détruire.

Il serait utile, il est même indispensable d’en diminuer le nombre. Il en est dont l’objet est si médiocre, que la liberté la plus entière y devient en quelque sorte de nécessité. Qu’est-il nécessaire, par exemple, que les bouquetières fassent un corps assujetti à des règlements ? Qu’est-il besoin de statuts pour vendre des fleurs et en former un bouquet ? La liberté ne doit-elle pas être l’essence de cette profession ? Où serait le mal quand on supprimerait les fruitières ? Ne doit-il pas être libre à toute personne de vendre les denrées de toute espèce, qui ont toujours formé le premier aliment de l’humanité ?

Il en est d’autres, qu’on pourrait réunir ; comme les tailleurs et les fripiers ; les menuisiers et les ébénistes ; les selliers et les charrons ; les traiteurs, les rôtisseurs, les boulangers et les pâtissiers ; en un mot, tous les arts et métiers qui ont une analogie entre eux, ou dont les ouvrages ne sont parfaits qu’après avoir passé par les mains de plusieurs ouvriers.

Il en est enfin où l’on devrait admettre les femmes à la maîtrise, telles que les brodeuses, les marchandes de modes, les coiffeuses ; ce serait préparer un asile à la vertu, que le besoin conduit souvent au désordre et au libertinage. En diminuant ainsi le nombre des corps, votre Majesté assurerait un état solide à tous ses sujets, et ce serait un moyen sûr et certain de leur ôter à tous mille prétextes de se ruiner en frais, et de les multiplier avec un acharnement que l’intérêt seul peut entretenir ; et si, après l’acquittement des dettes des communautés, votre Majesté supprimait tous les frais de réception, généralement quelconques, à l’exception du droit royal qui a toujours subsisté : cette liberté, objet des vœux de votre Majesté, s’établirait d’elle-même ; et les talents ne seraient plus exposés à se plaindre des rigueurs de la fortune.

Ces motifs, sans doute, feront impression sur le cœur paternel de votre Majesté. Jusqu’à présent nous n’avons parlé qu’au père du peuple ; il est un dernier motif que nous devons présenter au Monarque. Ce motif est si puissant, que notre zèle pour le bien public, (car votre Majesté voudra bien être persuadée qu’il est plus d’un magistrat dans son royaume qui s’occupe du bonheur commun), notre amour et notre respect pour votre personne sacrée, ne nous permettent pas de le passer sous silence, c’est la manière dont on a voulu faire envisager à votre Majesté les statuts et règlements des différents corps d’arts et métiers de son royaume. Dans l’édit qui vient d’être lu dans cette auguste séance, on présente ces statuts, ces règlements comme bizarres, tyranniques, contraires à l’humanité et aux bonnes mœurs ; il ne leur manquait pour exciter l’indignation publique que d’être connus. Cependant, Sire, la plupart sont confirmés par des lettres-patentes des rois vos augustes prédécesseurs ; ils sont l’ouvrage de ceux qui s’y sont volontairement assujettis ; ils sont le fruit de l’expérience : ce sont autant de digues élevées pour arrêter la fraude et prévenir la mauvaise foi. Les arts et métiers eux-mêmes n’existent que par les précautions salutaires que ces règlements ont introduites : enfin, ce sont vos ancêtres, Sire, qui ont forcé ces différents corps à se réunir en communautés ; ces érections ont été faites, non pas sur la demande des marchands, des artisans, des ouvriers, mais sur les supplications des habitants des villes que les arts ont enrichis : c’est Henri IV lui-même, ce Roi qui fera toujours les délices des Français ; ce Roi qui n’était occupé que du bonheur de son peuple ; ce Roi que votre Majesté a pris pour modèle. Oui, Sire, c’est cette idole de la France, qui, sur l’avis des Princes de son sang, des gens de son conseil d’État, des plus notables personnages et de ses principaux officiers, assemblés dans la ville de Rouen pour le bien de son royaume, a ordonné que chaque état serait divisé et classé sous l’inspection des jurés choisis par les membres de chaque communauté, et assujettis aux règlements particuliers à chaque corps de métier différent : Henri IV s’est déterminé à cette loi générale, non pas comme ses prédécesseurs qui ne cherchaient qu’un secours momentané dans cette création, mais pour prévenir les effets de l’ignorance et de l’incapacité, pour arrêter les désordres, pour assurer la perception de ses droits et en faire usage à l’avenir suivant les circonstances : d’où il résulte que c’est le bien public qui a nécessité l’érection des maîtrises et des jurandes ; que c’est la nation elle-même qui a sollicité ces lois salutaires ; que Henri IV ne s’est rendu qu’au vœu général de son peuple, et nous ne pouvons répéter, sans une espèce de frémissement, qu’on a voulu faire envisager la sagesse de ce Monarque, si bon et si chéri, comme ayant autorisé des lois bizarres, tyranniques, contraires à l’humanité et aux bonnes mœurs, et cette assertion se trouvera dans une loi publique, émanée de votre Majesté.

Colbert pensait bien autrement. Ce Colbert qui a changé la face de toute la France, qui a ranimé tout le commerce, qui l’a créé pour ainsi dire, et lui a assuré la prépondérance sur toutes les autres nations. Colbert qui ne connaissait que la gloire et l’intérêt de son maître, qui n’avait d’autre vue que la grandeur et la puissance du peuple Français ; ce génie créateur qui ranima également l’agriculture et les arts, ce ministre enfin fait pour servir en cette partie, de modèle à tous ceux qui le suivront, fit ordonner que toutes personnes faisant trafic ou commerce en la ville de Paris, seraient et demeureraient pour l’avenir érigées en corps de maîtrises et de jurandes.

Jamais Prince n’a été plus chéri que Henri IV, jamais la France n’a été plus florissante que sous Louis XIV, jamais le commerce n’a été plus étendu, plus profitable que tous l’administration de Colbert ; c’est néanmoins l’ouvrage de Henri IV et de Louis XIV, de Sully et de Colbert qu’on veut propose d’anéantir.

Voilà, Sire, les réflexions que le zèle le plus pur dicte au ministère chargé de la conservation des lois de votre royaume. La confiance dont votre Majesté nous honore, nous a enhardis à lui représenter tous les inconvénients qui peuvent résulter d’une subversion totale dans toutes les parties du commerce ; et nous ne doutons pas que si votre Majesté daigne peser l’importance des motifs que nous venons d’avoir l’honneur de lui exposer, Elle ne se détermine à faire examiner de nouveau la loi qu’Elle se propose de faire enregistrer. Au lieu d’anéantir les communautés dans tout son royaume, elle se contentera de déraciner les abus qu’on peut justement leur reprocher. Et la même autorité qui allait les détruire, donnera une nouvelle existence à des corps analogues à la constitution de l’État, et qu’il est facile de rendre encore plus utiles au bien général de la nation. Animés de cet espoir si flatteur, nous ne pouvons en ce moment que nous en rapporter à ce que la sagesse et la bienfaisance de Votre Majesté voudra ordonner. »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.