G. de Molinari et F. Bastiat sur les origines de la contrebande

Notre ami David Hart, membre du comité d’honneur de la revue Laissons Faire, nous a communiqué une nouvelle pièce tirée des numéros du journal Libre-échange, dans lequel écrivait Molinari et Bastiat peu avant la révolution de 1848. Cet article n’est pas signé mais tout indique qu’il est l’oeuvre de l’un des deux collaborateurs. Il traite de la contrebande. L’auteur indique que l’origine de la contrebande est à trouver dans le système protectionniste, qui la rend nécessaire.

« Toujours contrebande », Libre-échange du 21 novembre 1847, 1ère année, n° 52, pp. 415-16

TOUJOURS LA CONTREBANDE.

(Nous avons reçu presqu’en même temps deux réponses aux pauvretés que le Comité Mimerel a fait insérer sur ce sujet dans son Moniteur, à l’occasion de qui a été dit au Congrès des économistes. En reproduisant l’article suivant après celui que nos lecteurs ont trouvé dans notre dernier numéro, nous sommes encore loin de nous répéter autant que nos adversaires, qui abusent un peu trop du droit de solfier la même gamme sur tous les tons.)

Le Moniteur industriel nous accuse d’immoralité, de sédition, parce que, affirme-t-il, nos orateurs ont fait à Bruxelles l’apothéose de la contrebande! Et circonstance aggravante, ajoute notre confrère, ces orateurs qui ont fait l’éloge de la fraude, de la violence, de l’illégalité, ces orateurs sont des professeurs de l’État, « des salariés de l’ordre social ! » Décidément, voilà un acte d’accusation en forme ! Nos professeurs d’économie politique n’ont qu’à se bien tenir ! Le Moniteur industriel en veut à leurs chaires. Serait-ce par hasard pour s’y glisser en contrebande ?

Mais laissons-là les sournoises accusations du Moniteur industriel et abordons le fond même de la question. Personne que nous sachions n’a nié, au Congrès de Bruxelles, que la contrebande ne soit entachée d’immoralité, personne ne s’est fait son apologiste ; mais, tout en reconnaissant l’immoralité de la contrebande, qu’ont dit nos orateurs ? Ils ont dit que cette immoralité a sa source dans une immoralité plus grande ; ils ont dit que l’immoralité de la contrebande doit son origine à l’immoralité de la protection. Et quoi de plus vrai ? Si les droits étaient purement fiscaux, si par conséquent ils étaient modérés, est-ce que l’on trouverait profit à faire de la contrebande ? Le taux de la prime de contrebande gravite communément de 10 à 20% ; si, comme nous le demandons dans le programme de notre Association, le niveau des droits était ramené au maximum de 10%, est-ce que la contrebande ne tomberait pas d’elle-même ? Si on n’avait envisagé que l’intérêt du fisc en établissant nos tarifs, aurions-nous eu à déplorer l’existence de la fraude ? Non, à coup sûr ! On ne frauderait pas, parce que la fraude ne suffirait pas pour rémunérer le fraudeur ; malheureusement l’intérêt du fisc n’a été placé qu’en seconde ligne, à l’époque de l’établissement du tarif ; ou pour mieux dire, on l’a sacrifié complètement à l’intérêt d’une ligue de grands industriels et de grands propriétaires ; au lieu d’un tarif fiscal, d’un tarif modéré, nous avons eu un tarif protecteur, un tarif élevé. D’où la contrebande !

La contrebande est immorale en ce sens qu’elle est une violation des lois de l’État, rien n’est plus vrai ! Mais n’est-il pas également vrai qu’elle sert de correctif à une autre immoralité, à l’immoralité de la protection ? Prenons un exemple. La coalition des propriétaires de forets et des maîtres de forges est parvenu, par des moyens que nous ne voulons pas qualifier, mais qui ne sont assurément point des moyens moraux, à obtenir une protection exorbitant pour ses produits. Sous l’empire de cette protection, qui sert à grossir les revenus de quelques exploitants, le consommateur est obligé de payer son fer 50% trop cher. C’est un impôt de 50% qu’il paye à la coalition des maîtres de forges, un impôt inique, un impôt immoral ; car on ne doit d’impôt qu’à l’État! C’est, en un mot, une véritable extorsion, dont le consommateur est victime ! Maintenant, que fait le contrebandier ? Il dit au consommateur : Vous êtes obligé de payer votre fer ou vos machines à un prix plus élevé d’un tiers ou de moitié que les consommateurs anglais ou belges ! C’est une obligation que l’on vous impose, non pas dans l’intérêt du fisc, au contraire, car le fisc a intérêt à ce que vous achetiez toutes choses au meilleur marché possible, mais dans l’intérêt de quelques grands industriels ! Eh bien, je me charge, moi, de vous affranchir de cette obligation immorale, de cet impôt inique auquel on vous soumet ! je me charge de vous fournir le fer ou les machines aux prix anglais ou belges en y joignant mon bénéfice ! Sans doute, je me servirai d’un procédé illégal, frauduleux, je violerai la loi de l’État ; mais cette illégalité, cette fraude, cette violence, ne sont-elles pas au fond beaucoup moins coupables, beaucoup moins condamnables que celles dont vous êtes les victimes ! En vous procurant du fer ou des machines à bas prix, que fais-je ? Porté-je un dommage au Trésor, à la nation ? Aucun, j’enrichis au contraire le pays ! À qui donc fais-je tort ? Uniquement aux monopoleurs qui vous dépouillent ! Je les empêche de vous dépouiller, autant que la loi qu’ils ont faite à leur profit les autorise à le faire ! Je leur soustrais par la ruse une partie de ce qu’ils veulent vous enlever par la ruse, voilà tout ! Est-ce là un si grand crime ? Moi, qui vous empêche d’être complètement spolié, ne suis-je pas mille fois plus excusable que ceux qui vous spolient ! La contrebande n’est-elle pas infiniment moins immorale que le monopole ?

Tel est le langage que tiennent aujourd’hui les contrebandiers aux consommateurs spoliés par le système protecteur ; tel était autrefois aussi le langage que tenaient les faux-sauniers aux malheureux paysans exploités par la gabelle. La voix du peuple absolvait les faux-sauniers, que la loi punissait avec une sévérité cruelle ; la voix du peuple absout de même aujourd’hui encore le contrebandier que la loi condamne. Qui a tort du peuple ou de la loi ? Qui se trompe ? L’un et l’autre assurément ! Mais de ces deux hommes, du monopoleur qui profite d’une loi spoliatrice ou du contrebandier qui enfreint cette loi, oserez-vous dire que le premier n’est pas plus coupable que le second ? Oserez-vous dire que le peuple avait tort d’excuser autrefois le faux-saunier plus que le maltôtier de la gabelle, et qu’il a tort aujourd’hui de préférer le contrebandier au monopoleur ?

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