L’action des corporations, par Yves Guyot (1874)

Au sein de sa volumineuse Histoire des prolétaires, Yves Guyot consacre sa 61e livraison aux corporations, qu’il critique comme une organisation du travail contraire à la liberté du travail. « C’est cet exclusivisme de chaque corporation, dit-il, cette haine de chacune pour sa voisine qui nous apparaissent tout d’abord comme le principal vice de cette organisation. Elle condamne chaque industrie à la guerre perpétuelle, non pas seulement contre ses rivales, mais contre les industries même qui lui sont solidaires. »


LXI

LES CORPORATIONS

L’ACTION EXTÉRIEURE DES CORPORATIONS

La théorie monarchique et la théorie républicaine. — Le droit octroyé et le droit contractuel. — Les gens de métier et les bourgeois. — La ghilde. — Ancienneté des corporations. — La hanse de la marchandise de l’eau. — L’affiliation à la hanse. — Les attributions des magistrats de la hanse. — L’absorption de la municipalité par la hanse. — Les hanses entre villes, véritable forme politique. — L’exclusivisme. — Les bouchers de la grande boucherie de Paris. — L’équipement d’un cheval. — Les querelles de corporations. — Les poulaillers et les rôtisseurs. — Les fripiers et les tailleurs. — Les drapiers. — Mauvais résultats.

Entre la théorie monarchique et déiste, et la théorie républicaine et réaliste, voici la différence.

Dans la théorie monarchique, le droit est supérieur à l’individu et à cette collectivité d’individus qui s’appelle la commune, la province, la nation, selon le plus ou moins d’importance numérique ou d’étendue territoriale. Il vient d’un être, moins que d’un être, d’une entité : l’entité s’appelle Dieu : quand elle se fait plus humaine, elle s’appelle le roi.

Dans la théorie républicaine, au contraire, le droit n’est pas supérieur à l’individu : il lui est inhérent, il fait partie de lui-même, il est inséparable de lui, et l’individu ne fait que le manifeste dans ses rapports sociaux. L’individu isolé a tout droit : réuni à une collectivité, il établit entre lui et les autres des rapports ; il formule des contrats : mauvais s’ils sont attentatoires à son droit personnel de disposer toujours et librement de lui-même, de ses facultés, de ses forces ; justes, s’ils déterminent pour certains services librement spécifiés et toujours révocables moyennant indemnité, certaines obligations également spécifiées.

Dans la théorie monarchique, le droit dérive on ne sait d’où : il s’incarne dans un être quelconque, césar, basileus, calife, roi, pape : l’univers lui appartient ; il faut que chacun, en échange d’une partie de ce prétendu droit qu’on lui concède, paye une rémunération aux personnages qui prétendent le représenter.

Eh bien ! dans le mouvement d’émancipation des communes, nous avons pu constater une chose : c’est que la théorie monarchique, la théorie du droit divin que nous ont léguée Augustin, les casuistes et les jurisconsultes de Byzance, les prélats de cour, comme Bossuet, n’était ni en vigueur ni en faveur chez les initiateurs du mouvement communal.

Ils comprenaient dès lors, plus ou moins nettement formulée, la théorie du contrat.

Ils n’imploraient point le roi, en lui disant :

— Tu as tout pouvoir, tu représentes toute justice, nous n’avons foi qu’en toi.

En gens pratiques, ils commençaient par agir, et ils ne réclamaient le sacrement royal que comme un moyen d’action.

Le mouvement venait des gens de métier.

M. Levasseur, malgré la tendance qu’il affiche de faire large part à la royauté, reconnaît lui-même que le mouvement communal ne fut point déterminé par la monarchie, mais eut pour actifs moteurs, qui ? les gens de métier, les aïeux de cette bourgeoisie actuelle qui aujourd’hui oublie trop volontiers ses véritables origines.

La bourgeoisie n’est point née des magistrats et des légistes, comme elle voudrait le faire croire, en établissant une distinction entre les professions serviles et les professions libérales,

Ses ancêtres ont commencé par être gens de métier, ouvriers ; et c’est comme tels qu’ils ont gagné de l’argent, qu’ils sont arrivés à la puissance en se groupant, en s’associant pour défendre leurs intérêts ; qu’ils sont arrivés à l’éducation et qu’ils sont parvenus aux « professions prétendues libérales ».

L’émancipation de la commune vient du métier : le métier a été le premier groupement, la première forme de l’association nettement déterminée au Moyen âge : une pareille association est facile à établir et à concevoir. Son but est nettement indiqué. Il n’est pas besoin de se livrer à de profondes recherches pour découvrir les origines des corporations. Par tout ce que nous avons déjà dit du Moyen âge, on comprend qu’elles devaient nécessairement se former.

Nous avons déjà parlé de collèges romains : leur tradition persista-t-elle ? C’est possible.

Nous avons aussi parlé de la ghilde Scandinave et germanique[1], association d’assurance mutuelle, contre les voies de fait et les injures, contre l’incendie et le naufrage, contre les poursuites légales. Elle était mise sous le patronage de quelque saint. On se réunissait à certains jours dans un banquet à frais communs. Cette ghilde était assez puissante pour inspirer la crainte aux rois carlovingiens qui, dans les Capitulaires, les visent pour les combattre.

Dans les Capitulaires les deux tendances sont bien accentuées : les affiliés à la ghilde ont confiance dans la force que leur donne leur association : ils veulent se défendre eux-mêmes contre toutes attaques et contre toute agression.

Cette organisation, qui leur permet de résister à l’oppression, choque le roi. Il dit aux affiliés de la ghilde : — dispersez-vous. C’est moi qui suis le grand dispensateur de la justice.

Ayez confiance en moi, et ne vous occupez point de vos intérêts.

Cependant les affiliés de la ghilde persistèrent : ils avaient peut-être confiance dans le roi et dans ses agents, ils avaient encore plus de confiance en eux ; au moment de la dislocation de l’empire de Charlemagne, dans ce moment de chaos, la ghilde dut se maintenir, sans doute bien faible, bien écrasée, mais enfin assez forte encore pour conserver une tradition et apprendre que l’association était un moyen de résistance à l’oppression.

« Ceci est la loi du banquet, dit le statut d’une ghilde du douzième siècle, que des hommes d’âge et de piété ont trouvée jadis pour l’avantage des convives de ce banquet, et ont établie pour qu’elle fût observée partout, en vue de l’utilité et de la prospérité communes.

Si un convive est tué par un non-convive, et si des convives sont présents qu’ils se vengent, s’ils le peuvent ; s’ils ne le peuvent, qu’ils fassent en sorte que le meurtrier paye l’amende de quarante marcs aux héritiers du mort, et que pas un des convives ne boive, ne mange, ni ne monte en navire avec lui, n’ait avec lui rien de commun, jusqu’à ce qu’il ait payé l’amende aux héritiers selon la loi.

Si un convive a quelque affaire périlleuse qui l’oblige d’aller en justice, tous le suivront et quiconque ne viendra pas, payera en amende un sou d’argent.

Si quelque frère, contraint par la nécessité, s’est vengé d’une injure à lui faite, et a besoin d’aide dans la ville pour sa défense et la sauvegarde de ses membres et de sa vie, que douze des frères, nommés à cet effet, soient avec lui nuit et jour pour le défendre ; et qu’ils le suivent en armes, de sa maison à la place publique et de la place à sa maison, aussi longtemps qu’il en aura besoin.

En outre, les anciens du banquet ont décrété que si les biens de quelque frère sont confisqués par le roi ou par quelque autre prince, tous les frères auxquels il s’adressera, soit dans le royaume, soit hors du royaume, lui viendront en aide.

Si quelque frère, fait prisonnier, perd sa liberté, il recevra, de chacun des convives, trois deniers pour sa rançon, etc., etc. »

Il y a enfin l’excommunication lancée contre l’affilié, le conjuré qui a manqué à ses devoirs : « Qu’il soit, dit le statut, mis hors de la société de tous ses frères, avec le mauvais nom d’homme de rien, et qu’il s’en aille. »

Cette assurance mutuelle, cette franc-maçonnerie de gens que réunissent, non pas seulement une portion déterminée du même territoire, mais des intérêts et des besoins communs, contient en germe l’association de gens de même métier. On peut dire que la ghilde fut le moteur, l’esprit de la corporation du Moyen âge.

Quant à l’ancien collège romain, son souvenir put en fournir le mécanisme, l’organisme.

Ce qui est certain c’est qu’en 630, nous trouvons une corporation de boulangers ; en 943, à Ravenne, une corporation de pêcheurs ; en 1001, dans la même ville, une corporation des maîtres chandeliers, huiliers; en 1162, une corporation de bouchers.

Une charte de 1134 parle des « antiques étaux » des bouchers de Paris.

Une autre de 1162 parle de « l’ancienneté des coutumes dont ont joui depuis longtemps les bouchers », et ordonne leur rétablissement.

Les statuts des chandeliers de Paris datent de 1061. La corporation des cordonniers de Rouen date de Henri Ier (1101-1135).

En 1160, Louis le Jeune concède à Theci, femme d’Yves et à ses héritiers, la grande maîtrise des cinq métiers de savetiers, de baudroyers, de sueurs, de mégissiers et de boursiers.

Il y a une corporation dont nous connaissons assez bien les origines : elle nous montre comment se formait et se développait une association de gens de même métier ou de même négoce, et quel but ils poursuivaient : c’est la hanse parisienne de la marchandise de l’eau.

On la trouve dès le règne de Louis VI ; de là jusqu’à Philippe-Auguste, elle ne cesse d’augmenter.

Elle sut conquérir le privilège de la navigation sur la Seine et l’Yonne, entre Mantes et Auxerre.

Les seuls bourgeois de Rouen avaient le privilège de remonter jusqu’au port du Pec.

Les marchands qui voulaient être affiliés devaient se présenter au Parloir aux bourgeois ; et faisaient serment qu’ils se soumettaient à toutes les règles de la hanse; qu’ils exerceraient, loyalement et avec droiture le fait de la marchandise.

On leur délivrait aussitôt des lettres d’association en bonne forme appelées lettres de hanse.

L’affiliation à la grande hanse coûtait 60 sous parisis. Alors le bourgeois de Paris avait le droit d’exercer le commerce par eau dans l’intérieur des limites comme au dehors. L’affiliation à la petite hanse ne coûtait que 25 sous parisis. Elle était destinée aux négociants étrangers. Quant au marchand forain qui n’était pas associé, il était tenu, pour introduire ses denrées à Paris, « de prendre compagnie d’un bourgeois hansé. »

Il devait déclarer d’abord sous serment le prix net auquel lui revenaient ses marchandises.

Le bourgeois hansé, désigné pour lui servir de caution, avait le droit de prendre moitié des marchandises du forain au prix déclaré.

Les magistrats de la hanse de Paris « mettent et instituent tous les officiers et autres personnes établies pour la police des marchandises, ou employées pour le travail du commerce et de la navigation sur les rivières, sur les ports, les marchés, les ponts, les pertuis ; tous les vendeurs, courtiers, jaugeurs, déchargeurs, et crieurs de vin ; les mesureurs et porteurs de grains et de grenailles, de charbon, de sel et d’autres marchandises ; les compteurs et mouleurs de bois ; les briseurs et courtiers de sel ; les pontonniers et les bateliers-passeurs d’eau à Paris ; les maîtres des ponts de cette ville, ceux de Mantes, de Vernon, du Pont-de-l’Arche, de Pont-Oise, de l’Isle-Adam, de Beaumont-sur-Oise, de Creil, de Pont-Saint-Maxence et de Compiègne ; les chableurs des ponts de Corbeil, de Melun, de Montereau, de Pont-sur-Yonne, de Sens, de Villeneuve-le-Roi et de plusieurs autres endroits ; toutes ces personnes ont serment à la Ville, et ne sont instituées dans ces diverses fonctions de leurs offices que par l’autorité de quinze magistrats, qui y ont toujours pourvu, pleno jure.

C’est à eux à pourvoir encore à la commodité de la navigation dans toutes ces rivières, et à les dégager de tout empêchement, aussi bien que les chemins destinés au travail des chevaux pour la conduite des bateaux. Dans cette vue, ils entretiennent ou font entretenir par les seigneurs ou propriétaires des lieux, les quais, les chaussées, ponts, pertuis, ports. Ils les obligent à laisser l’étendue marquée pour la largeur des chemins sur les bords des rivières, et à laisser les justes dimensions aux autres pour le passage de toutes sortes de bâtiments.

Ils connaissent tous les différends mus entre officiers, marchands et toutes autres personnes, pour raison des achats, ventes, livraisons, exploitages, voitures, roulage et débit des marchandises, de la navigation et du commerce par eau. Ils en fixent le prix, règlent les mesures dont les étalons sont déposés dans leur parloir, exercent la police et entretiennent le bon ordre et une exacte discipline en tout ce qui concerne ce grand objet, et l’appel de leurs sentences ne peut être relevé qu’au Parlement. »

On voit l’importance que prend cette association de négociants.

Le Roy, dans sa savante dissertation sur les origines de l’Hôtel de ville, arrive à établir « que par la marchandise de l’eau, on entendait anciennement à Paris ce que nous y connaissons maintenant sous l’idée d’Hôtel de ville. »

De Louis IX à Charles VI « le fait de la marchandise de l’eau était la fin principale du ministère de nos officiers et absorbait généralement tout ce qui a rapport à l’administration de la ville. »

Jusqu’à Charles VI, ce sont ses magistrats qui veillent à la garde de la ville, tendent les chaînes des rues, ont les clefs des portes, réparent les murs et les fortifications ; ont l’entretien des ponts, fontaines, égouts, rues ; perçoivent les octrois et les revenus communs.

Ce développement n’a rien que de normal, et est fort intéressant à observer au point de vue des lois générales de l’histoire.

Il y a d’abord une association dont le but et les services sont nettement spécifiés ; puis, peu à peu, comme cette association a entre les mains les principales ressources de la cité, elle ne cesse d’augmenter, de s’accroître, d’absorber peu à peu la cité tout entière, de s’emparer de toute l’administration de la ville, et de la confondre si bien avec elle que les ordonnances ne les séparent pas : « La dite ville et marchandise de l’eau. »

Le premier administrateur de la ville s’appelle prévôt des marchands. Les échevins, procureurs clercs, receveurs, huissiers, sergents, tous portent le nom de « la marchandise ». L’ancien Hôtel de ville est la « maison des marchands ». Le sceau enfin est le « scel de la marchandise de l’iaue » ; et c’est d’elle que vient la nef qui se trouve encore sur les armoiries de Paris.

Rouen avait une hanse semblable.

Mantes, Arles, Marseille, Narbonne, Toulouse, Montpellier, Ratisbonne, Augsbourg, Bamberg, Utrecht, etc., avaient formé aussi des ligues, des fédérations commerciales.

En Allemagne, enfin : Lubeck, Cologne, Brunswick, Dantzik avaient réuni quatre-vingts villes autour d’elles.

Cette forme, qui semble arriérée, est la véritable forme politique, telle que l’exige la notion moderne du droit. L’individualité de chaque cité est respectée ; elle s’administre, elle se gouverne comme elle l’entend, en dehors de l’ingérence des autres cités ; les cités n’ont entre elles que certains rapports déterminés pour certains buts spécifiés : la plus grande ville n’écrase pas la plus petite : les plus petites villes en se réunissant n’écrasent pas la plus grande ; toutes ne sont pas tenues d’avoir les mêmes mœurs, les mêmes idées ; chacune vit à sa guise, conserve son autonomie, se développe, grandit comme elle l’entend. Cette concurrence de villes à villes entretient leur émulation, et en créant à chacune d’elles des fonctions variées, leur donne l’aptitude nécessaire pour les remplir.

Seulement, ces hanses, comme la plupart des corporations au Moyen âge, surtout dans le Nord où il n’y avait point de traditions, de mœurs politiques ; où les idées de liberté étaient étouffées sous l’écrasement de la féodalité, n’étaient fondées que sur l’exclusivisme.

Elles s’occupaient encore moins de se développer elles-mêmes que d’empêcher des étrangers de leur faire concurrence.

Au lieu de consacrer toutes leurs forces, leurs facultés à commercer, à multiplier les moyens de faciliter, d’accélérer les transactions, de diminuer leurs frais, d’accroître leur étendue, les marchands du Moyen âge, les affiliés à la hanse de Paris, par exemple, n’avaient qu’une seule préoccupation : faire respecter les droits de la hanse, veiller à ce qu’aucun étranger n’y portât atteinte. On pensait moins à acheter et à vendre qu’à poursuivre. Le négociant oubliait son commerce et devenait agent de police.

Il en était de même dans chaque métier. Les bouchers, qui étaient une des corporations les plus anciennes et les plus puissantes, avaient d’abord étal au parvis Notre-Dame. Quand Paris se fut étendu sur la rive droite de la Seine, ils établirent leur boucherie auprès du Châtelet, dans le quartier où le nom de la tour encore existante en perpétue le souvenir : Saint-Jacques des Boucheries. Chaque famille de bouchers avait ses étaux, comme une propriété immobilière.

Quand les propriétaires des terrains voisins établissent de nouveaux étaux, les bouchers protestent par de vives réclamations, puis se résignent à acheter les étaux.

Ils se maintiennent dans leur farouche exclusivisme. Quand la famille d’un boucher de la grande Boucherie de Paris s’éteint, son étal fait retour à la communauté : du nombre de dix-neuf en 1260, ces familles étaient réduites à quatre en 1529 et, au commencement du dix-huitième siècle, elles avaient encore la prétention d’être propriétaires de tous les étaux de Paris et d’avoir seules le droit d’en disposer.

Dans le Nord, nous retrouvons partout cet esprit d’exclusion.

Quand le duc Geoffroy accorde « à tous les cordonniers et savetiers de Rouen la ghilde de leur métier », il a bien soin de spécifier : « que nul n’exerce leur métier, si ce n’est avec leur autorisation ; qu’on ne leur fasse aucun tort et qu’ils jouissent de leurs privilèges de corporation comme au temps du roi Henri ». Il en est de même pour les tanneurs.

Il résultait de cet esprit d’exclusivisme, des luttes, des rivalités permanentes ; chaque corporation se hérissait de prétentions vis-à-vis des autres. Toutes ces prétentions s’entrecroisaient, se heurtaient, éclataient en procès quand ce n’était pas en batailles. À force de vouloir délimiter le champ de chacune, elles en arrivaient à s’affaiblir jusqu’à l’émiettement. Les rivalités dans le même métier multipliaient les corporations, qui ajoutaient aux rivalités de métier à métier les haines intérieures entre gens de même métier. Il y avait ainsi à Paris quatre corporations de patenôtriers ou faiseurs de chapelets ; six corporations de chapeliers !

Il ne fallait pas moins pour l’équipement d’un cheval que le concours de six corporations : les chapuisiers faisaient le fond de la selle ; les bourreliers, les troussequins ; les peintres-selliers, les ornements ; les blasonniers, les armoiries ; les lormiers, le mors, les gourmettes et les étriers ; enfin venaient les éperonniers. En 1299, les lormiers firent un procès aux bourreliers qui se permettaient de vendre et réparer de vieux freins et de vieux éperons ; en 1304, nouveau procès pour le même motif entre les lormiers et les selliers. Ces procès-là duraient un demi-siècle et recommençaient toujours.

La lutte fut surtout terrible entre les fripiers d’un côté, les chaussiers, les tailleurs, les drapiers de l’autre. Il s’agissait de cette grave question : à quel moment un vêtement devenait-il vieux ? Ainsi, les fripiers achetaient de vieilles chausses, les remettaient à neuf et les revendaient. Ne se rendaient-ils pas coupables d’une usurpation sur les chaussiers ? C’était évident, et voici ce qui fut décidé : les chaussiers mettraient leurs chausses en presse et pliées ; les fripiers devaient simplement accrocher les leurs à un clou.

Puis c’est une grande querelle entre les fripiers demeurant dans la rue de la Charronnerie et les colporteurs de friperie qui, en stationnant devant leurs boutiques, avec leurs petites charrettes, faisaient concurrence aux premiers.

Enfin, à Paris, les procédures judiciaires entre les fripiers et les tailleurs durèrent deux cent quarante-six ans, de 1530 à 1776, émaillées de plus de vingt mille arrêts !

Les drapiers, les foulons et les teinturiers furent en guerre constante. Les drapiers s’arrogèrent le droit de teindre les draps dans leurs maisons, et de se servir de toutes les couleurs, excepté de la guède (pastel donnant une couleur bleue). Puis ils établirent deux ateliers, francs de toute servitude, où ils firent toutes sortes de tissage et de teinture. Les teinturiers réclamèrent. Chacune des corporations enregistra ses prétentions sur le Livre des métiers, d’Étienne Boileau. Les teinturiers cependant proposaient de terminer le différend par la fusion des deux corps de métier. Les drapiers, qui se croyaient de beaucoup supérieurs aux teinturiers, refusèrent. Les foulons, à leur tour, intervinrent. Ils voulaient s’arroger le droit de juger de la qualité de la marchandise, de détruire les pièces défectueuses et de punir les coupables. N’étaient-ce pas à eux, qui paraient les draps et mettaient la dernière main à l’œuvre, que revenait ce droit ? mais ce droit n’eût-il pas placé les drapiers dans un état d’infériorité vis-à-vis d’eux ? les drapiers pouvaient-ils supporter un pareil empiétement ?

La question fut portée devant le Parlement, en 1272. Elle fut résolue à l’aide d’une transaction qui composait la commission chargée d’examiner les draps de deux foulons et de deux drapiers : en cas de conflit, le prévôt de Paris prononçait en dernier ressort.

Ce n’était pas fini : un jour, un foulon nommé Éverard s’avisa de tondre du galebrun, sorte d’étoffe étrangère ; or, les foulons de Paris ne devaient tondre que du drap de Paris. Le Parlement sortit de la difficulté en déclarant que le galebrun n’était pas du drap.

En 1277, en 1279, il y a grand débat entre drapiers et teinturiers : les drapiers refusaient de tisser pour les teinturiers ; les teinturiers refusaient de teindre pour les drapiers ; sans s’apercevoir, ni les uns ni les autres, qu’en suivant pendant quelque temps cette voie, ils arriveraient réciproquement à ne plus ni tisser ni teindre. Il est vrai que les teinturiers se mettaient à tisser et les drapiers à teindre. C’était fort grave ; que devenaient les droits de chacun ? Que de haines ! que de colères ! que d’indignation, dépensées dans une semblable lutte ! Comme le drapier épiait le teinturier ! comme le teinturier épiait le drapier à son tour ! Et comme chacun disait de son côté, en désignant du poing son adversaire : — Canaille !

Le Parlement intervenait par un bon arrêt, rendu en grande solennité, et destiné à raffermir les bases de l’ordre social, grandement ébranlées à coup sûr par de semblables querelles. La querelle repoussait sur l’arrêt avec une nouvelle vigueur. Sur l’ancien différend se greffaient de vigoureuses pousses qui étouffaient toute industrie sous leur fouillis. Les drapiers envoyaient teindre leurs étoffes hors de Paris ; les teinturiers se barricadaient de leur côté dans leurs prétentions, et rendaient coup pour coup, vexation pour vexation. Le prévôt convoquait alors en grande pompe les teinturiers et les drapiers, et leur faisait prêter serment qu’ils vivraient désormais en bonne amitié, oubliant « haine qui ait esté entre eux ». Cinquante-neuf maîtres drapiers, vingt maîtres teinturiers prêtaient ce serment ; et le lendemain recommençaient leurs luttes, leurs rivalités, et grossissaient leurs haines réciproques.

Il y eut aussi, dans le quatorzième siècle, un grand combat entre les rôtisseurs et les poulaillers. Les poulaillers reconnaissaient bien aux rôtisseurs le droit de rôtir un bœuf, mais leur déniaient le droit de rôtir un poulet.

Louis XII accorda cependant à ces derniers le droit de rôtir toutes sortes de viandes, en poil et en plumes, habillées, lardées et rôties. Les poulaillers protestèrent devant le Parlement contre cet abus de pouvoir du roi : François Ier soutint la décision de son prédécesseur. En 1578 le Parlement jugea enfin la cause. Il donna encore raison aux rôtisseurs. Mais les poulaillers, qui ne se décourageaient pas, obtinrent en 1628, un arrêt qui interdisait aux rôtisseurs de faire nopces et festins, et de vendre, ailleurs que chez eux, plus de trois plats de viande bouillie et trois plats de fricassée.

Il y avait encore quelque chose de plus grave ; l’industrie étant ainsi éparpillée, subdivisée entre tant de corporations diverses, il en résultait qu’elles s’emboîtaient réciproquement et arrivaient à se toucher par tant de points de contact qu’elles ne pouvaient plus se séparer. Mais, parmi ces corporations ainsi serrées par l’étau de la nécessité, il y en avait des faibles et des puissantes, et les puissantes pouvaient abuser tout à leur aise de leur force sans que les faibles pussent secouer leur oppression.

Ainsi la corporation des drapiers, étant plus forte que les tisserands à façon et les foulons, contraignait ceux-ci à accepter en payement de leur travail des marchandises de toutes sortes, au lieu de deniers comptants.

Deux ordonnances du prévôt de Paris, l’une de 1285, l’autre de 1292, furent impuissantes pour détruire un abus, provoqué par la force des choses : un arrêt du Parlement intervint ensuite et ne put pas davantage supprimer l’effet certain d’une cause trop évidente.

C’est cet exclusivisme de chaque corporation, cette haine de chacune pour sa voisine qui nous apparaissent tout d’abord comme le principal vice de cette organisation. Elle condamne chaque industrie à la guerre perpétuelle, non pas seulement contre ses rivales, mais contre les industries même qui lui sont solidaires.

Chaque fois qu’une industrie voudra faire un effort, agrandir son cercle, elle trouvera devant elle toutes les autres industries liguées, leurs privilèges, leurs préjugés et leurs haines en avant, pour lui barrer la route.

C’était fatal. Dans cette société reposant tout entière sur la violence, n’ayant d’autre notion que celle de la force, on ne pouvait comprendre la solidarité des intérêts ; chaque corporation dressait autour d’elle de prétendus droits qui étaient, par rapport à elle, ce qu’étaient les mâchicoulis, les chevaux de frise, les ponts-levis, les murailles, les tours au châtelain féodal. Elle avait pour but de s’emparer de privilèges, de constituer des monopoles à son profit, d’étendre sa main la plus large possible sur l’industrie et de resserrer la main sur ses bénéfices ; elle tâchait de se tailler un fief dans l’exploitation de la nature, comme le baron féodal tâchait de s’en tailler un de bonne taille sur le sol : c’était la même politique, de là le même résultat. La guerre privée à l’état permanent entre les divers syndicats formés par des intérêts communs.

Ils ont procédé, pour leur organisation, à l’aide de contrats entre gens de même métier : ils ont fait une commune entre eux ; mais cette commune n’est point accessible à tous. Elle est murée, fermée, verrouillée ; on ne peut y arriver qu’en courbant la tête sous les droits qu’elle a prélevés à son profit et qui ne sont que des privilèges ; car elle entend bien les soustraire et les dérober à tous ceux qui ne sont point inféodés à elle[2].

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[1] Voir plus haut, p.427.

[2] BIBLIOGRAPHIE. — Voir pour ce chapitre et les suivants : Le Livre des métiers d’Étienne Boileau, publié par Depping. — Félibien, Histoire de Paris. — Le Roux de Liney, Histoire de l’Hôtel de ville. — Géraud, le livre de la taille en 1292. — Paris sous Philippe le Bel. — Ouin Lacroix, Histoire des corporations de Rouen. — Chéruel, Histoire communale de Rouen.

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