Le ridicule de la colonisation française au Viêt Nam

La domination française sur l’Indochine (regroupant Tonkin, Annam et Cochinchine (actuel Viêt Nam), ainsi que le Cambodge et le Laos) fut l’une des grandes manifestations de l’entreprise coloniale.

Au Tonkin (nord Viêt Nam), Yves Guyot, un grand adversaire de la colonisation, la voit en 1886 tourner au ridicule. Ce n’est partout qu’administration dépensière, amateurisme, clientélisme, le tout sans système, avec des manœuvres politiques à courte vue, créatrices de chaos, d’anarchie plutôt que d’ordre.

Guyot ne pardonne pas non plus les mauvais traitements, l’usage de la « cadouille », le bâton, comme mode d’obtention de l’autorité, chez des représentants français qui, « une mission civilisatrice pour cocarde », s’affichent comme les détenteurs de plus hautes valeurs morales.         B.M.


Yves Guyot, « L’anarchie au Tonkin », La Lanterne, 23 juin 1886

L’ANARCHIE AU TONKIN 

Eh bien ! nous qui allions pour rétablir l’ordre au Tonkin et en Annam, il paraît que nous y donnons un joli spectacle d’anarchie. Ce n’est pas la première fois que cela arrive ; mais ce n’en est pas plus gai.

Voici ce que nous apprennent les diverses correspondances du Temps, du Journal des Débats, du Soir :

Si M. Paul Bert[1] s’est trouvé par une loi investi des pouvoirs les plus étendus, il s’est trouvé, une fois arrivé, avec les pouvoirs les plus restreints. C’est la guerre et la marine qui continuent à dépenser les 70 millions votés par la loi du 26 décembre dernier. N’ayant pas à sa disposition le budget, il peut, d’ici le 1er janvier 1887, méditer tout à son aise sur les réformes à réaliser, les abus à supprimer, les économies à faire. En attendant, il doit les laisser passer devant lui sans y toucher.

Aussi la marine qui, dans notre pays d’administrations dépensières, est de toutes la plus prodigue, s’en donne pour le temps qui lui reste et pour notre argent. Au Tonkin, il y a un cuirassé qui s’appelle le Kep et qui ne se compose que d’un registre sur lequel sont inscrits tous les officiers qui, à un titre quelconque, sont détachés à Hanoï. Ce cuirassé de paille a pour but de leur faire toucher la solde d’embarquement et tous les autres frais de service à bord.

Les commissaires de la marine, résidant à Hanoï, sont en tournée sur place depuis deux ans, de manière à toucher en sus de tous les suppléments coloniaux ou autres, une indemnité spéciale de 15 ou 16 francs par jour, selon leur grade. Avec de pareils procédés, les 2 000 hommes que la marine entretient à Hanoï ne coûtent que 40 millions : 16 000 francs par tête !

Pendant qu’on gaspille d’un côté, on n’a pas de quoi élever à Haïphong[2] et à Tourane[3] les hangars ou appontements indispensables au fonctionnement du service des douanes !

L’armée gaspille moins que la marine ; mais cependant, de même qu’elle a considéré longtemps l’Algérie comme sa propriété, elle considère le Tonkin comme son fief. Du temps que les marins et les généraux se trouvaient seuls en présence, on sait qu’ils n’y faisaient pas très bon ménage. Le général Millot fut obligé de revenir, et les lettres de l’amiral Courbet nous ont prouvé quelles petitesses peut cacher le courage et la capacité guerrière.

Ce n’est pas au lendemain de l’enterrement du colonel Herbinger qu’il est besoin de rappeler le télégramme du général Brière de l’Isle. Depuis, nous avons vu le coup de tête insurrectionnel à Hué du général de Courcy et ses conflits avec le général Warnet. Cette anarchie dans des corps qui doivent donner l’exemple de la discipline est d’une gravité sur laquelle nous n’avons pas besoin d’insister. Malheureusement rien de plus démoralisant pour une armée que ces guerres lointaines et de conquête. César a passé le Rubicon en revenant des Gaules : Saint-Arnaud, Canrobert, Pelissier, tous des hommes qui, habitués aux razzias de l’Afrique, trouvaient qu’un coup d’État n’était qu’une bonne farce ; Bazaine et la trahison de Metz sont des produits du Mexique. Nous regrettons, pour notre compte, que quelque acte de sévérité, comme celui que nous avions réclamé contre le général de Courcy, ne fût pas venu rappeler les généraux du Tonkin qu’ils n’étaient pas au-dessus du gouvernement de la France et qu’ils se trompaient en s’imaginant qu’ils pouvaient impunément déchirer ses ordres.

M. Paul Bert vient d’éprouver les conséquences auxquelles peut conduire l’impunité pour des actes de ce genre.

Toutes les correspondances s’accordent pour mentionner des outrages volontaires, commis à son égard par des officiers qui lui sont subordonnés.

Le 30 avril, M. Paul Bert faisait une réception solennelle à l’ambassade que lui avait envoyée le roi d’Annam. Le programme comportait une retraite aux flambeaux avec musique. La musique manqua. Le général Jamont avait refusé de l’envoyer.

Le lendemain soir, au moment où le résident général se rendait au dîner de gala que les envoyés royaux lui rendaient, des officiers chantaient sur son passage : la Casquette, la Casquette, pour remplacer la fameuse musique qui avait déserté la veille. « Le résident a feint de ne pas entendre », dit le correspondant du Temps. Cela a peut-être été sage et prudent, mais à coup sûr, c’est là une singulière manière d’imposer le respect aux Tonkinois et aux Annamites.

M. Paul Bert a voulu accompagner l’ambassade annamite à Hué. Il a trouvé auprès de la marine un accueil semblable à celui que lui faisait l’armée. Il avait pris passage sur une canonnière, l’Estoc, qui prit soin d’échouer sur un banc de sable, et la Bourrasque, sa compagne de route, passa tranquillement en laissant le gouverneur ensablé.

À Haïphong, l’attitude des officiers du Brandon parut si hostile et si inconvenante, que M. Paul Bert exigea qu’on le débarquât et prit passage sur un autre vaisseau, le Hugon.

En même temps, les correspondants avouent, avec discrétion, les mauvais traitements « la cadouille »[4], les exactions auxquels nous, Français, avec notre mission civilisatrice pour cocarde, soumettions les indigènes au Tonkin et à Hué.

Puis, l’aveu du crime commis en Annam par le général de Courcy, et ses funestes conséquences, est unanime. Le petit roi que nous avons fait est un fantoche, sans considération, sans prestige et sans pouvoir.

« Le roi détrôné par nous, Am-Nghi, dit le correspondant du Journal des Débats, commande maintenant à tout l’Annam. Il est errant et dénué de tout, soit ; mais son royaume presque entier reste à lui. Et notre roi à nous, le roi Dong-Khan, n’est rien qu’un roi de Bourges, sans avoir pour soi, comme Charles VII, l’amour de son peuple et la puissance d’une cause juste. »

Voilà où nous en sommes dans l’extrême Orient. Le gaspillage dans notre armée et notre marine, nous qui prétendons aller là-bas pour établir l’ordre dans les finances ! des procédés barbares, nous qui prétendons aller y porter les bienfaits de la civilisation ! l’indiscipline, poussée jusqu’à l’insurrection, de la part de nos généraux et de nos officiers de marine à l’égard de l’homme qui représente le gouvernement français ! l’Annam, appartenant tout entier à la cause nationale ; le roi du général de Courcy, un fantoche. Et notre prestige, dont on parlait si haut, que devient-il au milieu de toute cette anarchie ?

 

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[1] Paul Bert avait été nommé résident général d’Annam-Tonkin le 31 janvier 1886. Le 11 novembre de la même année, soit moins de cinq mois après le présent article, il s’éteignit à Hanoï (Hà Nội) des suites du choléra.

[2] Hải Phòng.

[3] C’est par cette ville, actuelle Đà Nẵng, que les troupes franco-espagnoles pénétrèrent pour la première fois sur le territoire vietnamien. Son nom français dérive de celui de la rivière Cua Hàn.

[4] La cadouille (dérivé du mot vietnamien cà dui) était une canne de bambou dont les représentants français se servaient pour battre les populations vietnamiennes qui ne leur donnaient pas satisfaction.

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