L’école de l’industrie, par Adolphe Blanqui (1836)

Entre 1836 et 1839, Adolphe Blanqui a animé un cours d’économie industrielle au Conservatoire des arts et métiers. S’y sont rencontrés et formés nombre de ceux qui formeront ou rejoindront la Société d’économie politique, et notamment Eugène Daire et Joseph Garnier. Dans son deuxième cours du cycle de 1836-1837, Blanqui abandonne un instant les considérations générales pour critiquer l’espace d’un instant la manière dont l’éducation est conduite en France. C’est une funeste erreur, selon lui, tant au niveau moral qu’au niveau industriel, d’enseigner les lettres et le latin, de manière invariable, à tous les enfants du pays, et de repousser si tard l’apprentissage de leur métier.

Extrait de : Adolphe Blanqui, Cours d’économie industrielle au Conservatoire des arts et métiers, 1836-1837. Leçons sur les banques, les routes, l’instruction publique, les fers et fontes, la houille, le coton, la soie, la laine, les châles, les toiles, les betteraves, l’industrie parisienne, le commerce des ports à Marseille et Bordeaux, par M. Blanqui aîné. Recueillies par Ad. Blaise (des Vosges) et Joseph Garnier, Paris, 1837, p.27-29


Quelques pays ont déjà donné l’exemple ; ils ont formé leur population au travail ; ils se sont créé de bons chefs d’industrie, d’habiles contre-maîtres. D’autres n’ont rien fait ; ils ont laissé chômer leur capital moral.

Malheureusement, messieurs, les auteurs de cette coupable négligence n’en ont pas supporté seuls les funestes conséquences ; tout le pays en a souffert. Chefs et ouvriers, parents et enfants, tout le monde est victime. Les parents sont obligés de veiller sur leurs enfants au-delà du terme que les lois de la nature semblent assigner à ceux-ci pour qu’ils se suffisent à eux-mêmes ; les enfants souffrent de cet état de minorité dans lequel les laisse leur incapacité. Nous ressentons tous d’une manière palpable les funestes effets de l’instruction qu’on nous a donnée ; elle est uniforme pour tous, et c’est à peine si à vingt-cinq ans un homme peut être libre et se livrer à un travail productif. Les États-Unis peuvent en cela nous servir de modèle ; c’est à dix-neuf ans que le citoyen américain peut gagner sa vie. Pourquoi en est-il ainsi ? c’est que, lorsqu’il doit être fermier, par exemple, il ne passe pas sa jeunesse à retenir quelques paroles de latin pour savoir chanter au lutrin (on rit). Mais prenons le côté sérieux de ce système déplorable ; examinons quelles conséquences morales il en résulte : en France, quand un jeune homme veut se marier, il va mendier une femme, non pour elle, ni pour ses vertus ou ses qualités ; mais pour l’argent qu’elle peut lui donner, à lui à qui le travail devrait permettre d’en offrir. L’industriel Américain, au contraire, choisit celle qui a parlé à son cœur, lui offre son travail et s’enquiert fort peu de sa dot, pourvu que ses bonnes qualités lui donnent la certitude qu’elle l’aidera à faire fructifier l’état qu’il a embrassé. Il y a donc chez nous une partie de la population complètement oisive, et l’État se trouve privé d’une richesse incontestable. C’est quelque chose que de contribuer à soulager son père et à enrichir son pays, sans qu’il soit nécessaire d’en reculer la frontière. La chose vaut la peine d’y penser. J’ai affaire tous les jours à des chefs d’industrie qui se plaignent continuellement de n’avoir pas de sujets. « On nous donne, me disent-ils, force latinistes, voirs même force bachelier-ès-lettres ; mais pas un mécanicien, pas un dessinateur, pas un chimiste. » Et en effet la production des bacheliers-ès-lettres a dépassé la consommation que peuvent en faire l’industrie, le commerce et l’agriculture manquant d’hommes capables. D’un côté, il y a un encombrement désespérant, de l’autre une disette qui ne l’est pas moins. Serait-il donc bien difficile d’être capable de gagner sa vie à 21 ans ? Non sans doute ; avec un peu de travail on se créerait bien des débouchés et bientôt l’on ne manquerait plus d’hommes pour une foule de places importantes, et l’on ne verrait plus des milliers de candidats pour des places d’une utilité problématique. Cette question est une des plus graves que l’on puisse agiter et de laquelle dépend, en quelque sorte, tout l’avenir de notre pays.

Au reste comment pourrait-il en être autrement ? Nous avons en France mille à douze cents industries différentes, et un seul mode d’enseignement invariable pour toute la jeunesse, et encore cet enseignement est-il étranger à ce qui importe le plus à l’industrie. Aussi quand on sort des bancs, on commence pour la première fois son apprentissage aux dépens du maître, qui de son côté ne reçoit qu’aux dures conditions du surnumérariat. Un apprenti peut alors être comparé à un soldat maladroit qu’on ne peut pas mettre encore en campagne.

 

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