La famille et la société

Prenant le prétexte de deux ouvrages récents consacrés à la famille, et en les commentant, Frédéric Passy expose ses idées de régénération sociale par la liberté. L’éducation classique, détenue en monopole par l’État, lui paraît la source des plus grands maux, et si la vie morale de la société doit s’améliorer, ce sera, juge-t-il, par la liberté complète de l’éducation qui, solidifiant le rôle des parents, juges en dernier ressort, en consommateurs, de l’éducation dispensée à leurs enfants, raffermira la famille, socle de la société.

 

LA FAMILLE ET LA SOCIÉTÉ.

La Famille, leçons de philosophie morale, par M. Paul JANET. —

Du rôle de la famille dans l’éducation, par L. A. MEUNIER.

par Frédéric Passy

(Journal des économistes, juillet 1856.)

PREMIÈRE PARTIE.

La famille est en ce moment, pour les hommes d’étude, un sujet véritablement à l’ordre du jour. Un professeur distingué de la faculté des lettres de Strasbourg, M. Paul Janet, en a fait récemment la matière d’un cours qui a excité dans cette ville savante un vif intérêt, puis d’un livre dont le succès plus étendu est encore dans sa fleur. En même temps, l’Académie des sciences morales et politiques en signalait hautement l’importance, en mettant au concours cette grave et belle question : « Du rôle de la famille dans l’éducation. » Elle juge en ce moment ce concours, qui promet d’intéressants résultats. Et, sans attendre même le compte rendu de l’Académie, le public peut déjà prendre un avant-goût des travaux suscités par cet appel, toujours entendu. Il arrive souvent, on le sait, que des mémoires préparés en vue des suffrages des corps savants, mais terminés ou déposés trop tard, privés ainsi de ce premier et éminent degré de juridiction, sont aussitôt déférés directement par leurs auteurs à la juridiction suprême des communs lecteurs. C’est ainsi qu’a été imprimé, dans les derniers jours de l’année dernière, un écrit de M. Meunier, ancien directeur, si je ne me trompe, de l’École normale primaire d’Évreux.

J’ai eu l’occasion de lire cet écrit en même temps que le livre de M. Janet ; et de l’examen comparatif de ces deux ouvrages, dont l’objet, sans être identique, est au moins fort analogue, j’ai cru qu’il était possible, et peut-être à propos, de tirer quelques réflexions sur des points importants et souvent débattus. L’Académie nous donnera bientôt, il est vrai, sur la plupart de ces points, un arrêt solennel : mais je craindrai moins, en présentant dès à présent des observations auxquelles j’attache, je l’avoue, une importance sérieuse, de les voir passer tout à fait inaperçues ; j’éviterai aussi, dans le cas où mes idées ne seraient pas entièrement conformes à celles de l’Académie, de paraître manquer de déférence pour une telle autorité, en me mettant en contradiction avec ses jugements.

Une étude sur la famille peut ne pas sembler, au premier abord, à tout le monde, du ressort propre d’une revue spécialement économique. Il n’y a pas cependant, je le crois, parmi les faits généraux dont les phénomènes économiques ne sont que l’expression, de fait plus universel et plus considérable que l’institution de la famille : il n’y en a pas, dès lors, qui mérite davantage d’occuper l’attention des hommes qui font de la prospérité des nations leur principal souci. À vrai dire, d’abord, tout ce qui est du domaine de la philosophie est, plus ou moins, du domaine de l’économie politique ; car, si les sciences ne se confondent pas, elles se touchent et se pénètrent; et, si l’économie politique n’est pas la philosophie, elle est, tout au moins, une science philosophique. L’idée pure n’est pas de ce monde, non plus que le sentiment abstrait, et toute théorie aboutit à une pratique. Puis, si l’on peut faire utilement, sur la richesse et le bien-être en eux-mêmes, d’importantes et intéressantes recherches, on ne saurait méconnaître cependant que cette richesse et ce bien-être ne sont que des résultats, et que la cause est ailleurs. Étudier l’homme extérieur sans étudier l’homme intérieur, et considérer les actes sans tenir compte des mobiles, ce serait un travail de nomenclature sans valeur, un dénombrement de choses mortes qui ne viserait à rien. L’utilité de l’économie politique, comme sa grandeur, lui vient du côté par où elle confine à la morale. Ce qui en fait une science positive et relevée en même temps, ce qui devrait lui concilier le respect et lui attirer l’attention sympathique de tous, c’est qu’elle est une des parties essentielles de la science de l’homme. C’est l’homme même, dans sa double nature, qui en est la substance ; l’activité et la sensibilité humaine, toujours en cause dans les phénomènes qu’elle analyse, palpitent sous des chiffres qui ne sont, après tout, que les formules des destinées humaines ; et les intérêts, dont le nom sonne si mal à tant d’oreilles, sont l’unique étoffe des droits au nom desquels on parle de les fouler aux pieds.

Nous le savons d’ailleurs — et c’est une expérience qui a été renouvelée sous nos yeux, après avoir été tant de fois répétée depuis Platon — quand, par un enthousiasme insensé pour un idéal imaginaire ou par l’emportement aveugle des plus brutales passions, on a voulu renverser l’édifice matériel d’une société, c’est toujours à ses bases morales qu’on s’est attaqué d’abord et avec le plus de violence : pour atteindre les institutions, on a frappé sur les sentiments ; et les convoitises du corps qui n’en voulaient qu’aux jouissances passagères de la terre n’ont point trouvé de digue plus insurmontable et plus détestée que les affections éternelles et les aspirations désintéressées de l’esprit et du cœur. Quelle lutte, en particulier, s’est livrée de nos jours autour de la famille ; et quelle place n’ont point tenue, dans une polémique où il y allait du bien-être comme de la dignité de l’espèce humaine, les discussions métaphysiques sur cette institution ? Hommes curieux du triomphe des vérités économiques, ne craignons donc jamais de donner trop de place aux vérités morales : c’est par ce qu’il y a de spirituel en lui que l’homme poursuit, atteint et goûte le bonheur physique dont nous nous efforçons de lui enseigner le chemin ; et si nous cherchons à améliorer sa condition physique, n’est-ce pas surtout pour ajouter à sa grandeur spirituelle ?

I.

Une société ne peut être honnête et prospère si la famille n’y est heureuse et digne ; en d’autres termes, une bonne organisation domestique est la première condition d’une bonne organisation économique. Sur ce point, on ne saurait désirer des déclarations plus concordantes, ni plus explicites que celles de MM. Janet et Meunier. « La famille, dit fort heureusement M. Meunier, est l’élément alvéolaire de la société. » — « L’ordre dans la famille, dit M. Janet, c’est l’ordre dans la société ; le désordre dans la famille, c’est le désordre dans la société. » — « Les destinées d’un peuple, ajoute M. Meunier, dépendent en grande partie de la constitution de la famille. Plus une nation renferme de familles bien ordonnées, moins elle est exposée à des agitations ; plus, au contraire, elle renferme de familles mal organisées ou mal réglées, moins elle est assurée de conserver la paix sociale. Quelle que soit l’excellence des institutions publiques, elles n’ont aucune chance de durée si les citoyens sont malheureux comme particuliers ; ils s’en prennent à elles de leur infortune privée, et sont toujours prêts à les changer. » Il dit ailleurs : « Des vertus privées naîtront les vertus publiques. Par cela seul qu’on sera un bon père de famille, on sera un bon citoyen. Celui qui a à protéger et à défendre plus que son bien et plus que sa vie même, le bonheur de sa femme et de ses enfants, celui-là ne saurait être indifférent à la marche des affaires publiques, ni manquer de patriotisme. Les meilleurs amis de leur pays ne sont pas ceux qui n’ont pas de famille, mais ceux qui en ont une et qui l’aiment. Le vrai citoyen est celui qui puise dans son dévouement pour les siens, dans sa sollicitude pour leur bonheur, le sentiment aussi complexe que noble qu’on appelle l’amour de la patrie, sorte de résultante de toutes les affections de l’âme et de tous les intérêts moraux ou matériels. » M. Janet ajoute de son côté : « Les uns disent : il faut changer la société ; les autres, il faut changer l’individu. Mais la société ne s’améliore pas sans l’individu, et l’individu ne s’améliore guère tout seul… Il nous faut en général un point d’appui ; ce point d’appui c’est la famille. Celui qui, pour lui-même, est indifférent à son propre perfectionnement, cherchera peut-être à s’améliorer comme fils, comme père, ou comme mari ; et, si peu qu’il fasse, ce progrès profitera à la société ; car la meilleure société sera toujours celle où il y aura le plus grand nombre d’hommes honnêtes et voulant le bien. »

L’amélioration de la famille, et par elle l’amélioration de la société, tel est donc le but, entièrement semblable, que se sont proposé MM. Janet et Meunier. Ils s’accordent aussi, on a pu le voir déjà par ce qui précède, sur la voie à suivre pour atteindre ce but. Ce n’est pas à la loi qu’ils s’adressent, mais à l’objet même de leurs légitimes préoccupations, à l’homme membre de la famille ; et, pour réaliser la sagesse et le bonheur qu’ils souhaitent pour lui, c’est à lui seul, à son intelligence et à ses sentiments, qu’ils entreprennent de faire appel. Le bon sens n’avoue pas d’autre moyen ; car les vertus ne se décrètent pas, les vertus égales et quotidiennes du foyer moins que les autres, et violenter n’est pas corriger. Mais on a tant paru imaginer de nos jours que l’âme et le corps humains étaient d’argile, et tant de gens se sont crus appelés à leur égard au rôle de potiers, que nous pouvons bien noter, avec quelque gratitude, ceux qui s’abstiennent de porter les mains sur nous et nous font l’honneur de nous laisser quelque part dans notre destinée. Il est permis aussi d’espérer de ces entreprises raisonnables plus de succès que de toutes ces tentatives bruyantes de rénovation intégrale. Les potiers sont jaloux les uns des autres, il y a longtemps qu’Hésiode l’a dit, et c’est fort heureux pour nous ; car si ceux de notre temps avaient pu s’entendre sur le moule et sur la cuisson, nous courions grand risque de passer au four. Les partisans plus modestes de la persuasion n’ont pas les mêmes motifs pour se diviser, et l’effort en commun ne leur est pas également interdit. C’est par là que la vérité, seule contre mille erreurs qui l’assaillent de toutes parts, résiste et fait son chemin à la longue.

II.

Le système commun de MM. Janet et Meunier, si l’on peut appeler système un ensemble de préceptes et de conseils fondés sur l’expérience et l’observation des faits naturels, consiste tout simplement à affermir, à développer, à ranimer au besoin, l’esprit de famille, en inspirant le goût de la vie de famille par le tableau de ses avantages. Tous deux travaillent avec un zèle égal à resserrer ce faisceau, dont la force est à leurs yeux d’une si décisive importance, en montrant à chacun des membres qui le composent combien de motifs l’y doivent tenir étroitement uni. Le devoir et l’intérêt, toujours conformes pour qui sait les bien voir, sont le double aimant dont ils s’arment pareillement. Cela ne veut pas dire que leur marche soit en tout la même, et que le caractère de leurs travaux ne soit fort différent. M. Janet, dans son livre, traite de la famille en général. Il envisage par conséquent la vie sous beaucoup d’aspects, et trace, des conditions diverses à travers lesquelles elle se déroule, un assez grand nombre de tableaux, étudiés avec beaucoup de soin et de vérité. Il touche ainsi à toutes les grosses difficultés, l’indissolubilité du mariage, la prééminence de l’homme, les attributions de la femme, les limites de l’autorité paternelle, la douleur, la passion, etc., et il y touche avec délicatesse et tact, parfois avec une véritable élévation. M. Meunier, qui ne fait qu’un discours sur une question spéciale, aborde moins de problèmes, et donne moins à l’analyse philosophique. Il est aisé de voir, cependant, que sur tous les devoirs essentiels ses idées sont les mêmes, et que le mari, le père, la femme, la mère, le fils, la fille, le frère et la sœur[1], recevraient de lui, s’il s’occupait de chacun d’eux en particulier, des conseils et des avis semblables.

Outre cette différence, toute de forme, on remarque dès le début, entre les deux auteurs, une autre différence plus réelle, quoique moins apparente, parce que c’est une différence de fond. Leur œuvre est analogue ; mais leur opinion sur l’urgence et la difficulté de cette œuvre n’est pas la même. M. Meunier, s’il ne désespère pas de l’avenir, ne l’envisage pas avec une grande confiance peut-être, tout au moins n’a-t-il que peu d’estime pour le présent ; et quand il parle de réveiller l’esprit de famille, c’est presque une résurrection qu’il croit entreprendre. Cet esprit, suivant lui, « s’en va de jour en jour, et déjà n’existe presque plus. La dissolution de la famille, et le dévergondage de mœurs presque universel qui en provient » sont à ses yeux des faits nouveaux, ou du moins croissants, dont notre âge a le triste privilège. « Jamais, dit-il, le cynisme ne fut poussé aussi loin, et jamais la démoralisation d’un peuple ne fut tentée sur une aussi grande échelle. » M. Janet, au contraire, sans méconnaître la gravité des lacunes qui déparent trop souvent la famille, sans dissimuler des taches que ses conseils tendent uniquement à faire disparaître, sans se faire illusion sur la dangereuse influence de « ces doctrines immorales » dont l’impudeur épouvante M. Meunier, ni en ménager plus que lui les fauteurs, ne juge pas le mal aussi profond et aussi menaçant ; surtout il ne le juge pas en progrès. Il critique souvent, mais il loue aussi ; et sa critique est tempérée par l’espérance, et parfois par quelque satisfaction mêlée d’orgueil. À l’en croire, malgré ce qui lui manque, « la famille de nos jours a une vie très puissante » ; il lui semble « que certains esprits chagrins s’exagèrent beaucoup les choses lorsqu’ils prétendent que nos mœurs de famille sont plus mauvaises que celles de nos ancêtres » ; et il trouve dans les transformations réalisées, au sein de la famille, par le changement des mœurs comme par celui des lois, plus de sujets d’éloge que de blâme.

Je ne puis m’abstenir de dire que cette vue, plus bienveillante, me paraît aussi plus juste. Nous avons, sans nous déprécier, de quoi faire, à plus d’une occasion, acte d’humilité ; et, si nous comparons notre conduite à ce que nous devraient imposer tant de lumières fournies de toutes parts, nous nous trouverons souvent bien loin de la sagesse et de la vertu. Mais, si c’est à la société d’autrefois que nous comparons la société d’aujourd’hui, je n’aperçois pas qu’elle lui soit inférieure, pour les qualités de la famille non plus que pour d’autres biens. Une littérature éhontée répand ouvertement le poison, cela est vrai, poursuivant de ses attaques impures tout ce qu’il y a de respectable en ce monde, et cherchant dans le scandale de coupables succès ; mais les mauvais livres étaient-ils rares au dix-huitième siècle, et leur action funeste trouvait-elle au même degré, pour contre-poids, les publications utiles et la réprobation publique ? La violation des plus saints devoirs n’est que trop fréquente, et les obligations les plus naturelles sont rarement remplies dans leur plénitude. Mais l’histoire et les mémoires nous révèlent une dépravation bien autrement générale et bien moins craintive ; on compte aujourd’hui, comme des opprobres, dans les conditions les plus modestes, des désordres autrefois de bon ton dans les rangs les plus élevés et les professions les plus saintes ; et la qualité d’honnête homme, et même d’honnête femme, compatible naguère avec de si étranges relâchements[2], ne se conserve plus à aussi peu de frais. C’est donc à bon droit, je le pense, que M. Janet « aime son siècle et le croit grand ». Comme lui, je ne puis admettre que « ce siècle, qui a fait plus qu’aucun de ceux qui l’ont précédé en faveur de la liberté des peuples et de la philosophie », n’ait rien fait pour le bonheur et la moralité de la famille. Comme lui, je trouve qu’il y a « quelque chose de touchant dans l’intimité, la confiance, la liberté, qui règnent aujourd’hui dans les familles. » Comme lui, enfin, je suis convaincu que la famille, pour n’avoir pas des traits extérieurs aussi saillants peut-être et des liens aussi énergiquement sensibles, n’en est pas moins animée et unie ; que, « si le sentiment de la hiérarchie y est » quelquefois « par trop affaibli, les affections y sont plus vives » ; et que « la civilisation moderne », en « laissant de plus en plus à faire à la volonté de l’individu », en « confiant à sa raison et à sa conscience les devoirs qui étaient facilités autrefois par les traditions et par les usages », n’a fait, presque toujours, que transformer en réalités bienfaisantes ce qui n’était souvent que des formalités vaines et sans fruit. Si nous sommes loin de la perfection, ce n’est pas en remontant vers le passé que nous nous en rapprocherions ; et si nous avons à rougir, c’est devant nos enfants, devant nous-mêmes peut-être, non devant nos pères.

À cette question — qui ne pouvait être passée sous silence dans ce journal, puisqu’elle n’est qu’une des faces de cette éternelle question du progrès, qui se retrouve au fond de toute discussion économique ou philosophique — se rattache l’appréciation des différentsétats sociaux par lesquels a passé la famille, et des conditions civiles qui l’ont tour à tour régie. M. Janet a jugé plusieurs de ces problèmes d’une manière remarquable. On lit avec plaisir et profit les lignes fines et profondes où il démontre l’infériorité du régime patriarcal, au point de vue même de cette vie de famille dont il semble être d’abord l’expression suprême, et signale les dangers et les illusions de l’esprit de caste, qui sacrifie la réalité à l’apparence et le sentiment au préjugé : — celles où il marque les véritables limites de l’autorité paternelle, en la distinguant du droit de police qu’elle usurpait jadis, et fait voir, dans l’abolition du droit d’aînesse, avec une satisfaction donnée à l’équité naturelle, un gage donné à la paix et à l’union domestiques[3]; — celles enfin où, distinguant entre « l’orgueil de la race et l’honneur du nom », et prenant « le vrai milieu entre une aveugle solidarité et un brutal individualisme », il explique « le principe démocratique : chacun est fils de ses œuvres, ou, comme le dit Aristote, chacun est père de ses œuvres », de manière à respecter à la fois et la susceptibilité du passé et la fierté du présent, et à concilier la personnalité des mérites avec la collectivité des souvenirs. Sur tous ces points, la « philosophie morale » parle dans sa bouche le même langage que l’économie politique, et les progrès dont l’une s’applaudit au nom de la liberté d’action sur laquelle elle fonde tout bien-être, l’autre les justifie au nom des besoins du cœur et de la dignité de la conduite.

III.

Inutile de dire, après cela, que le droit de l’État sur les enfants — dont on a fait tant de bruit il y a quelques années, et qui servait alors, comme il y a deux mille ans, de prétexte aux plus étranges entreprises sur la famille comme de voile aux plus énormes attentats contre la morale — trouve dans M. Janet un vigoureux adversaire. « Quelques-uns, dit-il », ont voulu « enlever l’enfant à la famille pour le donner à la société, à l’État : c’était commettre une grande méprise ; car l’enfant doit appartenir évidemment à ceux sans lesquels il ne serait pas. D’abord, c’est onérer la société d’une charge dont elle n’est point responsable, et, de plus, elle n’a pas de droit sur cet enfant, puisqu’elle n’est attachée à lui par aucun lien précis ; enfin, elle n’offre point une garantie suffisante, et on ne peut attendre d’elle qu’une sollicitude vague et générale, si même elle n’est pas partiale en faveur de ceux dont elle espère le plus d’avantages. Au contraire, les parents ont évidemment la charge de l’enfant, puisque c’est par eux qu’il existe ; mais cette charge leur crée par là même un droit ; car, comment seraient-ils responsables de cet être qu’ils ont créé, s’ils ne pouvaient en disposer dans une certaine mesure ? Il y a entre les parents et l’enfant un lien physique, un lien de cœur, et un lien de raison : aucune autorité ne repose sur des principes plus naturels, aucune n’est plus nécessaire, aucune n’est entourée de plus grandes garanties, »

Mais « si la doctrine qui prétend enlever les enfants à la famille pour les donner à l’État est absurde et révoltante, c’est surtout lorsqu’on considère le rapport de la mère et de l’enfant. Cet enfant, qu’elle porte avec fatigue, qu’elle enfante dans le danger et dans la douleur, auquel elle sacrifie sa fraîcheur, sa beauté, sa santé, peut-être sa vie, à qui est-il donc, s’il n’est pas à la mère? La société, cette marâtre, aurait-elle de tels soins, de tels sacrifices, un tel oubli de soi-même, une telle condescendance pour la faiblesse de l’enfant ? La nature, en mettant au sein de la mère la source de la première et suave nourriture de l’enfant, n’a-t-elle pas voulu établir entre elle et lui un rapport tellement sensible que nul ne pensât lui contester ses droits ? Soutenir que ce lait, qui ne monte et ne jaillit qu’après la naissance de l’enfant, n’a pas été préparé et destiné à cet enfant par la nature même, mais doit être indistinctement distribué à tous les enfants du même âge, par l’ordre et par le choix de l’État ; réduire ainsi la femme, comme mère et comme nourrice, au rôle de fonctionnaire public, est une idée barbare et brutale, que je ne puis pardonner au divin Platon. »

Le langage de M. Meunier n’est pas moins formel. « Des réformateurs contemporains, dit-il, notamment Robert Owen, s’appuyant de l’exemple des salles d’asile, voudraient qu’il fût créé de vastes pensionnats où tous les enfants sans exception seraient placés dès leur naissance. Si jamais un pareil projet pouvait se réaliser, c’en serait fait de la famille, et par suite de la société tout entière. » Il réprouve de même comme « très mauvais » le projet qu’avait eu un moment la Convention, « de fonder dans chaque canton un établissement où tous les enfants devaient être élevés aux dépens de la République, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze pour les garçons, et depuis cinq jusqu’à onze pour les filles. » Ce projet avait un tort capital, « il privait trop tôt les enfants du concours que leurs parents doivent donner à leur éducation. »

C’est là, aux yeux de M. Meunier, un tort impardonnable ; car pour lui l’intervention directe et effective des parents dans l’éducation de leurs enfants est une nécessité de premier ordre ; il les regarde comme ayant « dans cette éducation une mission propre, un rôle personnel à remplir » ; et son discours n’est autre chose que le développement de cette phrase, dont il en a fait l’épigraphe : « C’est dans la famille que l’enfant trouve les inspirations et les impulsions les plus nécessaires à son développement moral. » On verra plus loin à quelles conclusions le conduit ce souci de l’éducation par la famille, et quelles idées il lui inspire au sujet du « choix des études et du choix de la profession ». Nous aurons, sur ce point, à prendre parti entre M. Janet et lui, et ce sera la grosse question de cette étude. Continuons, en attendant, à constater, au profit de la morale, leur accord sur toutes les questions préliminaires à celle-là.

La première est celle de l’allaitement. Tous deux la résolvent de même, après Rousseau, Buffon, Montaigne, Charron, Aulu-Gelle, et tout ce qu’il y a eu de grands moralistes, et, on peut le dire, de grands physiologistes. C’est la mère qui doit nourrir l’enfant. M. Janet, cependant, est un peu moins absolu dans ses prescriptions. Il semble qu’après avoir proclamé nettement le principe, pour se mettre en règle avec la nature, il croie ne pouvoir refuser quelque ménagement aux habitudes, en entre-ouvrant la porte des exceptions ; et il ne se défend qu’à demi d’admettre, en s’abritant derrière l’autorité d’un critique éminent (M. Saint-Marc Girardin), une distinction entre « l’allaitement » et « les autres soins », qui permettrait de réduire le devoir à ceux-ci, et de faire donner le lait en se réservant de donner l’affection. C’est là, on le voit bien, une concession qui lui coûte, et qui doit, dans sa pensée, être réduite autant que possible ; mais je crains qu’il ne soit dangereux de la faire. M. Meunier, qui, à la citation d’un document très curieux sur la mortalité exceptionnelle des enfants mis en nourrice, joint des observations fort judicieuses sur « la crise qui accompagne le retour de nourrice », et redoute à juste titre « l’affaiblissement de l’action maternelle pendant toute la première enfance », a, je crois, raison de ne rien accorder. Si le lait est pour la mère le titre incontestable de son droit, il est le témoin non moins irrécusable de son devoir. L’un est au prix de l’autre. L’impossibilité réelle, que personne ne nie, n’a pas besoin d’ailleurs d’être expressément réservée.

Après l’allaitement viennent les soins de la première enfance. Ici encore, de l’avis des deux auteurs, c’est dans la famille et des mains de la mère que l’enfant doit, à moins d’impossibilité, recevoir les premiers éléments de la vie morale et physique qui se développe en lui. C’est elle qui doit « veiller sur lui, satisfaire ses besoins ou calmer ses douleurs.[4] » C’est elle qui doit, aidée autant que possible et dirigée parfois par le père, « suivre avec sollicitude l’apparition successive de ses facultés, lui en enseigner l’usage par des moyens dont elle a le secret, attachant toujours un sentiment à chaque chose, à chaque fait, à chaque idée, ainsi qu’aux mots qui servent à les exprimer.[5]» Vainement des institutions de diverse nature s’offrent-elles pour suppléer à cette tâche, ou pour la faciliter ; elle ne peut être bien remplie, elle ne doit être remplie que par ceux que la nature en a chargés. Pour les parents comme pour l’enfant, ce parti seul est sûr et bienfaisant. « L’intérieur d’une famille est un milieu beaucoup plus favorable au développement d’un jeune enfant que la meilleure salle d’asile[6] » : il est bien mieux approprié « à la mobilité extrême et à tous les instincts des petits enfants[7] » ; il laisse plus de carrière à cette « spontanéité[8] », que toute discipline étouffe forcément, et sans le respect de laquelle on est exposé à faire « des automates[9] » ; il est bien plus salutaire pour leur santé, des documents officiels le prouvent, en dépit des présomptions contraires ; il conserve mieux aussi, en l’exerçant à toute heure, l’aptitude des parents, rend plus fortes et plus égales leur tendresse, leur patience, leur vigilance, soutient davantage leur énergie et aiguise leur réflexion et leur prévoyance. Autrement, c’est « la société » qui « se substitue à la famille[10] » ; et, sans être injuste envers les bonnes intentions, sans rien enlever à l’esprit de sacrifice et de mutuelle bienveillance des louanges qui lui sont justement acquises, il est permis de penser que « ces belles institutions inventées de nos jours par la charité publique et privée, ces crèches, ces salles d’asile, ces ouvroirs, ces écoles maternelles, où une ingénieuse et touchante bienfaisance vient en aide à la mère et lui permet de subvenir, pour sa part, aux besoins de la famille en la dispensant du soin des enfants, ne sont que le remède, et peut-être l’encouragement d’un grand mal, l’abandon de la famille, l’indifférence maternelle, mal dont les conséquences peuvent être plus considérables qu’on ne l’imagine[11]. » Ici encore, on le voit, les points de vue divers se rejoignent en s’étendant, les sciences se donnent la main, et les défenseurs de la famille tiennent, dans l’intérêt du bonheur domestique, le même langage que Malthus.

IV.

Mais un moment arrive où l’éducation devient plus sérieuse, il serait mieux de dire plus apparente ; où l’instruction proprement dite est nécessaire ; où l’esprit de l’enfant réclame une culture en forme. Comment et dans quelles conditions sera donnée cette culture ? Quelle sera la vie de l’enfant pendant qu’il la recevra ? Sera-t-il transporté, pour qu’elle soit plus facile, dans une atmosphère et sur un sol nouveau, ou continuera-t-il de rester à l’ombre du toit paternel ; s’y retirera-t-il du moins chaque soir, comme une plante encore frêle, à laquelle on dispense de plus en plus l’air et le soleil, mais qu’on ne livre pas encore aux intempéries ? Ce foyer domestique, seul asile convenable de la première enfance, cesse-t-il de convenir à la raison naissante de la première jeunesse ; et le devoir de la paternité, qui exigeait d’abord une action directe si minutieuse et si constante, se restreint-il ensuite à l’action indirecte d’une surveillance lointaine et interrompue ? Ou bien les obligations demeurent-elles aussi étroites en devenant plus sérieuses, et la famille est-elle le centre immuable des différentes fonctions dont elle est successivement l’occasion ? Graves problèmes qui ont divisé de notre temps bien des esprits, et qui partagent sérieusement, après une si longue concorde, les deux écrivains qui nous servent de guides dans cette étude.

M. Janet prescrit hautement le maintien des filles dans la famille. La mère seule lui paraît pouvoir être, pour sa fille, une éducatrice appropriée ; et nulles considérations d’instruction ou de talent ne sauraient, à ses yeux, être mises en balance avec les avantages naturels de l’action maternelle ; rien ne vaut et rien ne remplace ces habitudes élégantes et simples, ces sentiments affectueux et délicats, cette expérience indispensable des besoins et des devoirs de tous les jours, ce mélange de grâce et de modestie, de sensibilité et d’innocence, de vertu sérieuse et de bienveillant enjouement, qui doivent être l’apanage de la jeune fille, et que peuvent seuls développer heureusement l’apprentissage incessant des soins intérieurs, le commerce d’une amitié toujours sûre, et l’influence incomparable d’impressions partagées et de résolutions prises à deux. « La jeune fille est élevée pour la famille ; elle doit être élevée dans la famille. Nul travail ne faut pour elle le travail intérieur, nulle leçon ne vaut l’entretien de la mère et du père. » Sur ce point, M. Janet d’admet pas le doute ; et il multiplie les arguments avec une insistance qui témoigne de la vivacité de sa conviction. Mais il a des préceptes tout différents pour les garçons ; et il n’hésite pas à recommander pour eux, avec non moins de chaleur ; « une séparation dure aux mères, dure aux enfants, mais qui, malgré son impopularité, est juste, salutaire, et souvent nécessaire. » Il prend ouvertement le parti du collège.

On a fait sur le collège beaucoup d’idylles, et il ne manque pas de descriptions charmantes où, par le prestige d’une imagination favorable, tout s’y revêt des plus riantes couleurs ; les grilles mêmes, cet épouvantail de la vive jeunesse, n’y restent que pour empêcher le bonheur de sortir. Ce n’est point sur ces tableaux de fantaisie qu’en juge M. Janet, ni sur de frivoles banalités qu’il fonde ses sympathies : il parle par expérience, et n’allègue que des raisons sérieuses. Écoutons-le lui-même, je transcris en entier le principal passage, car, dans une affaire de telle conséquence, il faut laisser à chacun toute la force comme toute la responsabilité de ses paroles.

« Je ne veux point tromper la tendresse maternelle, en lui vantant les douceurs du collège, ses joies, ses jeux, ses naïfs plaisirs. Je ne dirai pas : le collège est le plus beau temps de la vie. Non, la vie du collège est laborieuse, désagréable, et c’est par là qu’elle est bonne. Je connais les tristesses de la vie du collège, je connais ces longues heures où, tandis que l’œil est fixé sur un livre qu’on ne lit pas, l’imagination flotte et rentre au foyer domestique, auprès de la mère et des sœurs. Mais le collège, par ses douleurs mêmes, est l’épreuve des caractères et l’école des fortes vertus. Êtes-vous sûr que votre enfant ne rencontrera jamais aucune traverse, que la vie lui sera toujours facile et douce, qu’il n’aura qu’à passer de la tendre tutelle d’une mère à la douce compagnie d’une épouse ; gardez-le paisiblement auprès de vous ; laissez-le jouir d’une enfance commode ; évitez-lui les rudes labeurs, la triste contrainte, la règle froide, les visages étrangers, les grandes rivalités, les jeux violents, toutes ces terreurs de la mère : mais, si vous de pouvez répondre de rien, si vous n’êtes pas maître de sa vie future, comme vous l’êtes de sa vie présente, ne craignez pas l’épreuve de l’éducation hors de la famille. Le collège apprend à l’enfant bien des choses utiles : la règle, car dans la famille la règle la plus stricte est encore complaisante et inégale ; le travail, car dans la famille le travail est trop facilement relâché, suspendu, interrompu ; la justice, car dans la famille la justice la plus étroite est encore mêlée de faveur ; l’émulation, car au collège tout est émulation, et celui qui n’est point le premier en thème veut être au moins le premier à la balle ou à la course ; la sincérité et la loyauté, car il n’y a rien dont les enfants ont autant horreur que de l’hypocrisie et de la délation ; la patience, car les enfants sont méchants et se tourmentent les uns les autres ; le courage, car au collège il faut se défendre soi-même, et un point d’honneur étroit interdit d’appeler le secours du maître ; l’amitié, car c’est au collège que se nouent les plus fortes amitiés ; enfin, il lui apprend la vie, car là, comme dans la vie, on n’obtient que la place que l’on conquiert, personne ne vient au-devant de vous ; l’enfant, comme l’homme plus tard, est livré à lui-même en face d’une règle inflexible, sans autre protection que son mérite, sa propre volonté, ses bonnes intentions. Voilà le collège dans sa vraie idée. Mais ajoutez qu’il est loin d’être aussi dur que je le représente ; que là aussi il y a des adoucissements, des tempéraments, des relâchements nécessaires ; ajoutez que le maître n’est pas toujours terrible, que la discipline s’amollit quelquefois, que le jeu et la récréation se mêlent avec le travail, que le châtiment, enfin, a ses rémissions. Le collège, c’est la vie, mais la vie proportionnée à l’âge de l’enfant ; c’est le monde, mais un monde meilleur que le monde proprement dit, car il est équitable et bienveillant. »

On voit par ce tableau, un peu flatté pourtant, si mes souvenirs sont fidèles, quelles sont les considérations qui déterminent M. Janet, comme philosophe, à préférer le séjour du collège à celui de la famille. « L’éducation froide et sèche de la règle, moins nécessaire aux filles », est, à ses yeux, spécialement « convenable, pour les jeunes gens », chez qui le respect de la discipline est d’une importance extrême. La vie des hommes, plus active et plus extérieure, demande, comme apprentissage, le frottement un peu rude des étrangers. Dans cette vie, en outre, « l’instruction joue un grand rôle, et elle est une bonne partie de l’éducation : on peut donc lui sacrifier beaucoup ; or, il n’y a guère d’instruction satisfaisante que dans les écoles publiques. » Enfin, le collège a, selon M. Janet, un autre et capital avantage ; il a la vertu de rehausser le prix et d’accroître l’influence de la famille ; il la fait connaître et chérir en la faisant regretter, et donne l’attrait de « la liberté, de la joie, de l’espoir et de la consolation », à ce qui ne serait sans lui que « la règle, la contrainte et l’ennui » ; sans lui, « le père et la mère auraient, aux yeux de l’enfant, toute l’impopularité qui s’attache au pouvoir » ; par lui, l’enfant apprend à apprécier leurs soins et à les payer de reconnaissance. Cette dernière considération peut sembler inattendue, et nous la discuterons plus loin ; elle prouve, du moins, que M. Janet, si décidé qu’il soit dans ses préférences, n’oppose pas entre elles, comme des ennemies, l’influence paternelle et l’influence pédagogique, et que, pour plaider la cause du collège, il n’entend pas « abandonner celle de la famille ». Il ne veut pas que l’enfant reste dans la maison paternelle, mais il veut qu’il y revienne. « La famille est », dans sa pensée, « le point d’appui du collège ; sans elle il manque de sanction, et n’est plus qu’un système barbare, brutal, impuissant, auquel » il « préfère de beaucoup la famille sans le collège ». Il importait de bien préciser son opinion avant de mettre en regard celle de M. Meunier, et de dire, à notre tour, quelle est la nôtre.

M. Meunier, lui, on a pu le présumer depuis longtemps, est formellement hostile au collège. Il critique spécialement le collège proprement dit, l’éducation classique ; on le verra plus loin, et ce sera l’occasion de dernières réflexions : mais il critique en général toute éducation hors de la famille, toute séparation des parents et des enfants, toute diminution de leurs rapports et de leur intimité naturelle. La maison paternelle est le lieu de l’enfant ; voilà sa thèse. Jamais, sous aucun prétexte, il n’en doit sortir jusqu’à un âge qui suppose un discernement déjà sérieux et quelque force dans la volonté (douze ans environ, à son avis) ; rarement, et seulement par nécessité, doit-il s’en éloigner plus tard. L’intérêt de l’enfant, l’intérêt des parents, lui paraissent, à cet égard, commander la même solution.

L’intérêt de l’enfant : car c’est des impressions de l’enfance que dépendent la moralité et le bonheur de la vie entière. C’est à cet âge, où les habitudes ne sont pas prises encore, mais se prennent chaque jour, que se manifeste le caractère, que s’éveille le cœur, que se forme l’esprit ; et l’œuvre de les diriger, cette œuvre à la fois si délicate et si variée, qui exige tant de soins, et des soins si différents selon les différentes natures, ne peut être accomplie convenablement, pour chaque enfant, que par les mains infatigables de ses propres parents, spécialement et uniquement employés à leur tâche particulière.« La mission de la mère, loin d’être alors finie, comme le vulgaire est porté à le penser, s’agrandit et s’élève. Cette mission a pour principal objet, pendant toute la durée de l’éducation, de développer les sentiments affectifs dans le cœur de l’enfant. » C’est un travail de tous les instants, qui exige la surveillance attentive des moindres mouvements, la connaissance de tous les détails, et l’intervention quotidienne de l’affection. « La mission du père, dans cette époque de l’éducation, prend », de son côté, « une extension considérable ». C’est à lui à veiller sur la partie virile du cœur et de l’esprit de son enfant ; — de son esprit, en « s’assurant chaque jour qu’il comprend la matière de ses leçons, en constatant la marche et les résultats généraux de ses études » ; — de son cœur, « en développant chez lui les vertus fortes et énergiques, la fermeté de caractère, l’esprit de résolution, la persévérance et le courage ». C’est à lui aussi à « l’initierà la vie pratique et à la connaissance du monde, en parlant devant lui des affaires de sa profession, de ses relations au dehors, des obstacles qu’il rencontre, des événements qui traversent ses desseins ; lui apprenant ainsi à juger des hommes et des choses, afin qu’il se fasse d’avance une idée juste de la scène où il doit un jour figurer comme acteur. » Joignez à cela la considération de « la piété filiale et du sentiment fraternel, que dessèche la séparation », celle du « sentiment conjugal et de celui de la paternité », qu’elle« détruit d’avance », en en faisant perdre la tradition indispensable, et cette nécessité de l’exemple pour être propre à son tour au « gouvernement d’une famille, à la conduite des événements qui s’y produisent, à l’administration des intérêts qui s’y rapportent ». Ni« au collège », ni « à la pension », on ne peut remplacer par un enseignement dogmatique l’enseignement pratique de la famille. Non : c’est seulement entre son père et sa mère, auprès de ses frères et de ses sœurs, et par un échange continuel avec eux de devoirs, de sentiments et d’affections, que l’enfant peut se former aux vertus domestiques. » Ajoutez encore que, pour la direction ultérieure de l’enfant, pour le choix de ses travaux ou de sa profession, il est important de « consulter ses goûts et ses aptitudes », et que les parents « sont d’autant mieux à même de les connaître, qu’ils ont pris une part plus active à sa première éducation. »

L’intérêt des parents n’est pas moins considérable et moins évident. Pour eux, il s’agit du bonheur, et, ce qui est plus grave, de la dignité du foyer domestique ; et, en manquant à l’enfant, ils s’exposent le plus souvent à se manquer sérieusement à eux-mêmes.« L’enfant », en effet, « est le lien du père et de la mère ; il entretient et perpétue leur attachement. Sa présence répand dans la maison la vie, le contentement et la joie. Son absence y fait naître la tristesse et l’ennui. Un foyer sans enfant est toujours froid, et le cœur s’y glace. Alors on va chercher, d’abord ensemble, ensuite chacun de son côté, des distractions au dehors. Insensiblement on perd le goût de la vie d’intérieur ; on se plaît mieux partout ailleurs que chez soi. On finit par n’avoir plus d’autres rapports que ceux que rendent absolument nécessaires l’habitation commune et les affaires d’intérêt. Dieu les préserve des suites ordinaires de cette existence dissipée ! Voilà comment, pour s’être privés d’un point d’appui qui les eût soutenus, ils sont entraînés chaque jour sur une pente glissante, qui souvent les conduit à un abîme. »

En sorte, conclut M. Meunier, que « l’éloignement des enfants de la maison paternelle nuit doublement à la famille, et dans l’avenir et dans le présent. » On s’habitue peu à peu à l’idée de « se débarrasser de ses enfants », et nombre de gens « travaillent comme à plaisir à la destruction de leur famille et à leur propre malheur. »

Il faut dire, du reste, que M. Meunier, bien qu’il formule son opinion avec énergie, se tient en garde avec soin contre l’esprit d’exclusion et d’exagération. Ainsi, en faisant des parents les agents directs de l’éducation des enfants, en leur imposant dans cette éducation un rôle actif et en réalité principal, il n’entend pas faire peser sur eux seuls tout le fardeau de l’éducation. Il dit que la maison paternelle doit être la résidence de l’enfant, mais il ne dit pas que l’enfant ne doive jamais passer le seuil de la maison paternelle ; et s’il regarde comme extrêmement important que l’enfant reçoive sous les yeux des parents tout ce qu’il a besoin d’acquérir et ne soit en rien séparé d’eux, il sait bien que l’enfant ne peut tout recevoir des mains de ses parents, ni trouver tout à leurs côtés. Auprès de la famille, en sous-ordre, il est vrai, il place l’école, et il déclare que « le rôle en est aussi très important. » Il trouve bon que l’enfant aille chercher au dehors les connaissances qui ne lui seraient pas données au dedans, pourvu qu’il les y rapporte ; et qu’à l’enseignement insensible de l’exemple se joigne un enseignement méthodique par lequel « les idées s’étendent et se généralisent », qui « arrête, fixe, formule, résume en lois, pour en rendre la perception plus nette, toutes les notions et tous les principes que l’enfant reçoit ou a reçus dans sa famille. Les vérités morales deviennent par là « plus évidentes et plus palpables », et pénètrent « plus avant dans la raison et dans le cœur. » Il trouve bon, en particulier, que « l’enfant » se discipline et s’habitue insensiblement à « l’existence commune ». L’influence de l’éducation extérieure et en commun est donc salutaire à son avis, mais à la condition qu’elle n’empiète en rien sur l’influence de l’éducation intérieure et spéciale, et que l’école s’ajoute à la famille sans la remplacer.

En somme, ni M. Janet, ni M. Meunier ne sont exclusifs. Ni l’un ni l’autre ils ne veulent rien détruire. Pour l’un et pour l’autre il y a deux éléments dans l’éducation, dont aucun ne doit être anéanti. Cependant la distance est grande entre eux, et il y a un débat de premier ordre sous ces différences. Tâchons, aussi rapidement que nous le pourrons, de vider ce débat, qui cache en réalité, sous des apparences qui peuvent tromper, un débat économique souvent abordé par les maîtres de la science.

V.

Posons d’abord une prémisse incontestable, et qui soit également établie par les deux parties. Des deux éléments d’une bonne éducation que reconnaissent également M. Janet et M. Meunier, l’élément domestique et l’élément étranger, il y en a un qui est d’une importance supérieure, incomparable, c’est l’élément domestique. M. Janet, non moins que M. Meunier, compte avant tout sur l’influence de la famille : il n’hésite pas, on se le rappelle, à dire expressément que la famille peut suffire sans le collège, mais que le collège ne peut se passer de la famille. Si donc il était vrai, comme l’affirme M. Meunier, que le collège attente à la famille, et qu’éloigner l’enfant du toit paternel, ce ne soit pas seulement enlever momentanément à la souche commune l’un des rameaux qui la couronnent, mais détruire le lien même qui unit entre elles toutes les pousses et arrêter la sève dans la racine, la défense du collège serait désertée, même par M. Janet. Or, il me paraît difficile de méconnaître qu’il en soit ainsi, et je n’en chercherai pas les preuves ailleurs que dans le livre de M. Janet.

Il est impossible, en vérité, de mieux parler de l’enfant, de son importance dans la famille, de l’influence bienfaisante qu’il exerce autour de lui, de ce qu’il donne et de ce qu’il reçoit, que M. Janet ne l’a fait dans vingt endroits de son livre ; et si, dans ce livre, distingué par des mérites divers, il y a un mérite plus saillant que les autres, c’est surtout la vérité, la vivacité, la plénitude du sentiment paternel dont il est partout empreint et comme parfumé. Les passages sur l’enfant y abondent : « La famille, lit-on à une page, prend un aspect à la fois plus sérieux et plus animé aussitôt qu’on y voit paraître les enfants. — L’enfant est la fin et le nœud de la famille ; c’est par lui, c’est pour lui qu’elle existe. — L’enfant est un bienfait pour la famille. — L’enfant est la protection de la famille. — L’enfant est la vie et la vertu de la famille. » — « L’enfant, lit-on à une autre page, est dans la famille un rouage du plus grand prix. — C’est une vérité paradoxale en apparence que l’enfant rapproche les deux époux en les éloignant l’un de l’autre. Dès qu’il y a un enfant dans une famille, les parents n’ont plus guère le loisir de se regarder et de s’examiner sans cesse, soit pour se complaire, soit pour se critiquer. L’enfant, en gênant jusqu’à un certain point l’amour, prévient la satiété et l’ennui, et, en donnant un intérêt à l’indifférence, il l’élève presque jusqu’à l’amour. L’enfant est une sorte de langage entre les deux époux : ils cherchent à se plaire l’unà l’autre en lui plaisant, à se témoigner leur affection par les services qu’ils lui rendent ; pour les âmes tendres, c’est une nouvelle et délicate expression de la passion, et pour les âmes un peu froides, c’est un supplément heureux et facile à des sentiments qu’ils n’éprouvent pas. » — « Il n’est pas douteux, lit-on ailleurs, que l’enfant ne développe chez les parents » la puissance morale. — « Il les attendrit et les fortifie. — Comme il nous force de penser à lui, il nous habitue à moins penser à nous-mêmes. — L’enfant n’est pas moins nécessaire à l’éducation des parents que les parents à l’éducation de l’enfant. Les parents qui aiment vraiment leurs enfants et tiennent à honneur de ne leur donner que de bons exemples s’observeront davantage devant leurs enfants, tempéreront leur humeur, retiendront une parole indiscrète, lutteront contre la paresse, et feront des efforts pour que leurs actions ne démentent pas leurs paroles. Cette habitude de veiller sur soi-même, par sollicitude pour les enfants, devient insensiblement un principe de perfectionnement et d’amélioration. L’enfant ramène la paix dans un ménage en discorde, la décence et l’honnêteté dans un ménage mal réglé, l’ordre et l’économie dans un ménage dissipateur. Devant cette créature pure et innocente, les passions se taisent, les vices se cachent, la famille se purifie ; et, souvent, l’enfant qui croit avoir reçu la sagesse de ses parents ne sait pas que lui-même il est la source de leur sagesse. »

Voilà pour le besoin que les parents ont des enfants. Voici pour le besoin que l’enfant a des parents. « L’éducation ne peut rien sans l’exemple : avertissements, conseils, menaces, récompenses, tout vient échouer devant la toute-puissante influence de l’imitation. Les vertus, et malheureusement les vices, se transmettent comme les manières. L’éducation par l’exemple est la plus efficace, parce qu’elle est dissimulée. L’enfant se défie naturellement de l’autorité, un secret instinct d’indépendance le pousse à résister à un ordre, et son orgueil ne plie pas toujours devant la tendresse. Mais l’exemple est une force dont l’enfant ne peut se défendre : il la subit sans le vouloir, sans le savoir ; ce n’est que plus tard et par la comparaison qu’il reconnaît en lui le pli des traditions domestiques ; mais alors il est un peu tard pour s’en affranchir, et, s’il a été bien élevé, sa raison prendra parti pour ses habitudes. C’est ainsi que par le mélange de la vertu transmise et de la vertu acquise, par l’imitation et par l’effort, se formera l’honnête homme, qui ne doit pas moins à ses parents qu’à lui-même. »

Toutes ces réflexions sont d’une vérité frappante, et non moins finement pensées que délicatement exprimées. Mais il me semble que ces réflexions abondent dans le sens de M. Meunier, et je ne vois pas ce que M. Janet pourrait se répondre. Quoi ! la présence de l’enfant est indispensable à l’union des parents, à la paix, à l’honneur du foyer ! Lui seul apporte à ce foyer et y entretient la vie, l’intérêt, le constant sentiment du devoir et de la responsabilité, le respect de soi-même et d’autrui ! Les ménages sans enfant sont des « ménages incomplets, intérieurs inanimés », exposés à chercher dans le désordre « la vie qui leur manque et à dégénérer en une froide et triste cohabitation, comme si l’absence d’un gage vivant d’amour autorisait le divorce et anéantissait la vertu des promesses jurées » ! Voilà ce que vous dites ; et quand ce gage indispensable existe, vous conseillez de l’éloigner, vous parlez sans crainte de rendre incomplet à dessein ce que la nature avait fait complet, et vous voulez enlever du foyer domestique, au moment où il est le plus nécessaire peut-être pour l’animer, ce principal aliment de l’affection mutuelle, cet appui commun sur lequel les parents se réunissaient chaque jour dans un même sentiment ! — Quoi ! l’influence de la famille est sans prix pour l’enfant, les idées morales et religieuses n’ont aucune force, si elles ne reposent sur de « premières impressions », et ces premières impressions sont nulles si elles « ne viennent pas de la famille » ; c’est au père à apprendre « à l’enfant à respecter le devoir », à la mère à lui apprendre « à l’aimer », à l’un à donner « les vertus fortes et viriles », à l’autre à donner « les vertus douces, chastes et aimables » ; et pour cette œuvre ils ne peuvent rien que par une lente persévérance et par le pli insensible de l’habitude, « l’autorité » y est sans force, « l’exemple » irrésistible ; et vous êtes d’avis de substituer à l’exemple l’intervention exclusive de l’autorité la plus avouée ; vous approuvez que d’autres modèles, d’autres leçons, prenant la place des modèles et des leçons de la famille, deviennent les guides journaliers de l’enfant ; vous remplacez l’ardeur infatigable et souple qu’inspire une tendresse unique par le zèle calculé des étrangers, et vous courbez l’enfance, dans sa variété infinie, sous le niveau d’une règle faite par d’habiles mains, sans doute, mais inintelligente et maladroite à l’application, comme tout ce qui est général ! Pensez-vous donc qu’à huit ou neuf ans, plus ou moins, quand les enfants quittent pour le collège le foyer paternel, cette cire molle, qui commençait à prendre sous des doigts affectueux la forme et l’empreinte du beau, soit assez consistante pour résister désormais à tous les chocs qui la menacent, ou que vous puissiez toujours rectifier des déformations dont vous ne vous apercevrez que lorsqu’elles seront devenues considérables ? — Quoi ! vous dites que vous ne « craignez rien du jeune homme qui a conservé l’esprit de famille », que vous n’espérez rien au contraire de celui chez qui l’esprit de famille est mort ; et vous vous faites une loi de rendre le jeune homme étranger à tout ce qui donne et entretient cet esprit, au « foyer domestique, dans la paix duquel l’imagination se purifie », au « père et à la mère, devant » lesquels « s’arrête l’ironie et la raillerie », à « la table de famille », où « involontairement la présomption s’abat et s’humilie sous la parole doucement critique des vieux parents » ! Tout cela, et ces douces intimités de frère à frère et de frère à sœur, que M. Janet peint si bien, joies du présent, espoir et force de l’avenir, semences si belles et si fécondes, tout cela, c’est le trésor de l’enfant. Tout cela, l’éducation au dehors le lui enlève ou le dénature pour lui ; car tout cela n’est bon, tout cela n’est goûté, tout cela ne subsiste que parce que tout cela est quotidien ; et en ôter l’attrait de l’habitude, faire à l’enfant une vie où tout cela ne se rencontre qu’à certains jours exceptionnels, c’est en détruire le charme et la puissance. Rien n’est plus inexact, en effet, rien n’est plus complètement contraire à la vérité, que d’imaginer, comme le dit M. Janet, que le collège fasse aimer la famille, et que la privation de l’affection paternelle en accroisse la salutaire influence. Le proverbe, plus juste, l’a dit depuis longtemps : Loin des yeux, loin du cœur ; et l’enfance, en particulier, chez laquelle le présent l’emporte toujours sur le passé et le sentiment sur la réflexion, est trop légère pour résister à l’oubli, quand tout l’y porte. Sans doute, un jour de congé est pour l’enfant que le collège retient une bonne chose, vivement désirée, et qui provoque souvent bien des effusions de tendresse ; mais, franchement, est-ce toujours pour la famille, pour la famille seule qu’il est souhaité ; et, avant le plaisir d’être au milieu d’elle, ou avec ce plaisir, n’y a-t-il pas souvent, pour l’atténuer ou le dissimuler, le plaisir d’être hors du collège ? La famille elle-même est-elle, pour l’enfant qu’elle reçoit de temps à autre, ce qu’elle est pour l’enfant qu’elle entoure sans cesse ? Y trouve-t-il les mêmes influences ? Y tient-il la même place ? Il a fallu qu’elle s’arrangeât sans lui, car on vit tous les jours ; et au lieu d’être organisée en vue de lui, au lieu d’avoir égard à lui dans son logement, dans ses repas, dans ses sorties, dans ses occupations, dans ses plaisirs, elle a pris peu à peu des habitudes dans lesquelles il n’est pas compté, elle a des obligations ou des entraînements qui le gênent ou lui font tort. On s’aime toujours, sans doute, et la nature ne perd pas tous ses droits, les larmes versées dans les parloirs des collèges le disent assez ; mais on se connaît moins, et par suite on s’entend moins. Et, pour s’être accoutumés, non sans peine, à vivre les uns sans les autres, on se trouve trop souvent, quand on voudrait le faire, incapables de vivre les uns avec les autres. Car, pour vivre ensemble avec plaisir et avec fruit, il faut y avoir vécu longtemps. C’est par l’usage que tout s’apprend ; et cette harmonie des désirs et des goûts, cette égalité des humeurs, cette facilité à s’accorder, cette force de l’amour et de l’amitié, qui semble souvent ne faire qu’une volonté et qu’une âme des volontés et des âmes qu’unit depuis longtemps une même vie, ce n’est pas le hasard d’une heureuse similitude, ce n’est pas même toujours la douceur naturelle des caractères ou la vertu maîtresse d’elle-même qui les donne ; c’est la nécessité chaque jour présente et l’influence mutuelle plus efficace à mesure qu’elle est plus prolongée, qui, par un échange d’abord senti, puis moins aperçu, mais non moins réel, de ménagements et de concessions réciproques, font peu à peu la paix et la sympathie. Nous sommes comme ces galets de la grève, qui ne sont arrondis que pour avoir été battus ensemble par les mêmes eaux ; le poli le plus doux se forme d’aspérités émoussées par le frottement ; et le temps et l’habitude sont les nœuds les plus sûrs de la bienveillance et du devoir. Cela est vrai de tous les âges et pour tous les rapports de la vie ; mais cela est vrai surtout pour les rapports des enfants et des pères, entre lesquels tout est naturellement opposition et contraste, âges, goûts, travaux, plaisirs, sentiments, idées : opposition et contraste destinés à devenir la source des mérites des uns et des autres, principe de vie et de mouvement quand ils se produisent peu à peu pour se concilier peu à peu ; mais qui engendrent si aisément, quand ils se manifestent brusquement et sous des formes trop sensibles, l’oppression d’une part, la révolte de l’autre, l’injustice et l’erreur de toutes deux. Pour moi, j’en suis convaincu, et c’est une conviction depuis longtemps réfléchie[12], cette séparation habituelle de la jeunesse et de l’âge mûr, par la pratique si étendue de l’internat, n’est pas seulement une cause de relâchement et d’affaiblissement pour la famille, c’est une cause de trouble pour la société ; et c’est à elle, peut-être, si l’on cherchait bien, qu’il faudrait attribuer une bonne partie de ces divisions renaissantes et de ces ébranlements périodiques qui énervent et agitent notre nation.Les hommes d’un certain âge disent tous les jours, et trop d’exemples semblent justifier le reproche, que les jeunes gens ne savent que dénigrer et détruire ; les jeunes gens se plaignent, de leur côté, et il ne semble pas qu’ils aient toujours tort non plus, de trouver les hommes faits injustes envers eux, insensibles aux abus, hostiles au progrès, froids et dédaigneux pour tout ce qui est généreux et noble, et toujours prêts à flétrir, comme des nouveautés étranges et des folies coupables, des rêves qu’ils ont caressés dans leur temps. Mais comment en serait-il autrement quand l’espérance découragée et le désir impatient, l’amour du changement et le besoin du repos, la critique téméraire et l’habitude partiale, au lieu de se trouver chaque jour aux prises, selon le vœu et les indications de la nature, pour se contrôler et se corriger mutuellement, sont constamment séparés et tenus à distance, comme s’il s’agissait, non de former de tous les éléments de force, d’activité et de sagesse du pays l’armée unique du progrès, mais de maintenir en permanence deux camps opposés, celui du mouvement et celui de la résistance. Aussi bien les mots sont-ils passés dans la langue politique, et les plus grands esprits, dupes de la nature artificielle qu’ils ont substituée à la vraie nature, ont-ils fait de ces alternatives violentes une des conditions de la vie des nations. Hostilité menteuse, mais fatale à tous, qui déconsidère et rend impuissant tout ce qu’il y a de grand en ce monde, et, montrant aux hommes d’un côté la liberté, de l’autre l’autorité, transforme en « rivales[13] » inconciliables ces deux faces du même bien[14], et prive indéfiniment la société de ce bien suprême, la sécurité. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est M. Janet : « Il n’y a rien de plus terrible pour l’homme que l’isolement.» Mais les générations ne sont-elles pas des personnes diverses, et ne peut-on pas appliquer ici aux choses que Dieu a faites pour être unies, et qui se divisent contre son vœu, l’anathème qu’il a prononcé lui-même dans le texte sacré : Vœ soli ! Malheur à tout ce qui s’isole !

FRÉDÉRIC PASSY.

(La fin au prochain numéro.)

 

LA FAMILLE ET LA SOCIÉTÉ.

La Famille, leçons de philosophie morale, par M. Paul JANET. — Du rôle de la famille dans l’éducation, par L. A. MEUNIER.

DEUXIÈME PARTIE.

Mais si tant d’inconvénients, et des inconvénients si graves, sont inhérents à l’éducation hors de la famille, comment se fait-il que cette éducation soit la plus ordinaire, on pourrait presque dire, pour les hommes d’une condition moyenne, la seule ? Quelle nécessité contraint la plupart des pères, en dépit des craintes et des larmes des mères, à envoyer leurs enfants au collège dès que leur fortune le leur permet à peu près, et quelle considération décisive engage tant de moralistes, malgré leur prédilection unanime pour la vie intérieure, à admettre si volontiers une telle dérogation à leurs principes ? M. Meunier va nous le dire encore. C’est que, mettre son fils en pension ou au collège, c’est, pour la majorité des parents, le seul moyen de « lui faire apprendre le latin », et que le latin passe, à tort ou à raison, pour être le fond même et la marque d’une bonne éducation. On n’enseigne guère le latin que dans les établissements publics, ou dans des institutions organisées sur le modèle de ces établissements, et, quand on veut procurer à ses enfants le bienfait des études classiques, on se trouve obligé, à moins de circonstances exceptionnelles, de les confier à ces établissements. Voilà l’explication du fait, et la raison qui motive le maintien presque universel du régime de l’internat. Cette raison est-elle suffisante, ou bien y a-t-il, ici encore, lieu de s’élever contre la pratique commune ?

On pourrait se demander d’abord, en supposant que les études classiques fussent sans comparaison les plus convenables et les plus généralement convenables pour former l’esprit de la jeunesse, si une supériorité quelconque dans la partie intellectuelle de l’éducation pourrait jamais compenser une infériorité marquée dans sa partie morale. L’instruction a beau jouer un grand rôle dans la viedes hommes, et mériter, POUR EUX, qu’on lui sacrifie beaucoup, il y a des choses qui jouent un plus grand rôle dans leur vie, et qui ne doivent jamais être sacrifiées à rien. L’instruction même ne vaut que par elles ; car elles sont la force impulsive et dirigeante, l’instruction n’est qu’un instrument. « Ce n’est pas la matière de l’instruction qui importe, c’est l’usage que l’on en fait. — Les notions apprises disparaissent vite de la mémoire, excepté celles qui sont d’un usage quotidien… ; mais ce qui ne passe pas, ce sont les qualités solides et agréables. — Ce n’est pas la lettre des études qui importe, c’est l’esprit. » C’est à propos des filles que M. Janet écrit ces paroles si justes, mais les renierait-il à propos des garçons ? Il ne saurait donc être sage, même en supposant l’excellence des études classiques, de rien compromettre pour elles de ce que l’étude ne donne pas, et de risquer le principal pour l’accessoire. M. Janet n’a jamais admis la pensée d’un tel marché. Il le dit en propres termes : « La science est belle, sans doute, mais le fût-elle encore plus, je ne sais si elle mériterait d’être achetée à un tel prix. »

Mais n’y a-t-il que cela à dire, et les études classiques en elles-mêmes (et indépendamment de ce qu’elles peuvent coûter, ou des formes auxquelles elles paraissent attachées), sont-elles dignes de la préférence dont elles sont l’objet ? Le collège donne-t-il, à l’esprit au moins, la culture la plus utile et la plus généralement utile ? Et les parents, quand ils mettent au premier rang la partie de leur tâche qu’ils devaient laisser au second, remplissent-ils du moins convenablement cette partie secondaire ? L’instruction gagne-t-elle ce que perd l’éducation ? — M. Janet n’en doute pas ; pour lui, comme pour bien d’autres, on l’a vu, « il n’y a guère d’instruction satisfaisante que dans les écoles publiques ». M. Meunier est d’un tout autre sentiment, et, s’il s’est vivement élevé, au nom de la morale, contre l’usage d’envoyer les enfants hors de la famille, il ne s’élève pas moins vivement, au nom de l’intérêt, et contre cette instruction classique qu’on va chercher au loin à grands frais, et contre le sentiment qui pousse, le plus souvent, à rechercher cette instruction. Il combat, avec beaucoup d’ardeur et d’insistance, ces « préjugés », si généralement répandus « parmi les classes moyennes des villes et des campagnes », suivant lesquels « les professions libérales seraient beaucoup plus avantageuses que toutes les autres, et l’instruction classique » donnerait « une sorte d’aptitude universelle ». Il montre, contrairement à ces « idées fausses », l’éducation des collèges presque toujours nuisible, bien rarement profitable ; la plupart des jeunes gens dont l’avenir avait été fondé sur elle, arrêtés à divers degrés de leur chemin, et ne trouvant pas à se servir de ce qu’ils ont appris, réduits au sort le plus triste et le plus précaire : les uns, après des rêves sans limites, « solliciteurs de petits emplois », qu’ils obtiennent avec peine et remplissent avec répugnance ; les autres, revenant trop tard et malgré eux « au commerce et à l’agriculture », mais n’y trouvant que l’insuccès parce qu’ils n’y apportent « ni les connaissances positives ni les habitudes de vie qui sont indispensables pour y réussir ; les parents, de leur côté, après s’être mis dans la gène pour subvenir aux frais d’une éducation dispendieuse, forcés encore de s’imposer de nouveaux sacrifices pour soutenir leurs fils, en attendant qu’ils puissent se suffire à eux-mêmes, si tant est qu’ils y parviennent jamais. » Il peint « l’intérieur de ces malheureuses familles », victimes d’un faux calcul et d’un entraînement irréfléchi,« le père, vieilli par le chagrin, n’ayant plus l’énergie nécessaire pour diriger les affaires, ni même le courage de s’en occuper ; un jeune homme maudissant son sort et livré à tous les désespoirs d’une ambition trompée ; de jeunes frères et de jeunes sœurs manquant de dot et de tout moyen de s’établir ; une mère noyée dans la douleur, et dévorant en silence le regret d’une erreur, cause de tous les malheurs qui sont venus fondre sur sa maison. » Voilà les fruits des éducations interrompues ou avortées, les plus nombreuses de beaucoup. Et, quant aux jeunes gens « auxquels leurs diplômes permettent de courir la carrière de la jurisprudence ou celle de la médecine, combien languissent longtemps avant d’arriverà se faire une position ou une clientèle ! Combien même ne parviennent jamais à gagner l’équivalent des intérêts du capital dépensé pour leur éducation ! »

En regard de ces tableaux bien propres à désenchanter des professions libérales, et à dissiper le prestige de l’éducation classique, M. Meunier fait voir « les carrières agricoles ou industrielles », bien plus sûres pour ceux qui s’y sont convenablement préparés. Il observe que « l’éducation professionnelle est beaucoup moins coûteuse que l’éducation classique ; qu’il n’y a pas les mêmes inconvénientsà l’interrompre quand les parents y sont contraints par l’insuffisance de leurs ressources ; qu’elle conduit toujours au but qu’on veut atteindre, ou du moins qu’il est toujours possible d’en tirer parti. » En sorte que, « bien que l’instruction classique soit certainement un excellent moyen de culture pour l’esprit, il est plus sage, en général, aux chefs de famille possédant une modeste aisance, de faire donner à leurs fils une instruction professionnelle. »

Par instruction professionnelle, du reste, M. Meunier n’entend pas une instruction inférieure, bien moins une instruction superficielle ou grossière ; et ici encore il combat, comme inexactes et injustes, les préventions qui règnent à ce sujet dans beaucoup d’esprits. Dans sa pensée, l’instruction primaire doit suffire, jusque vers la douzième année, pour tous les enfants, quelles que soient leur condition et leurs occupations ultérieures ; dans sa pensée aussi l’instruction professionnelle doit suffire pour le plus grand nombre de ceux qui poussent leurs études au-delà de cet âge : mais l’instruction primaire et l’instruction professionnelle sont, dans sa pensée, des instructions sérieuses, embrassant de nombreuses connaissances, cultivant les diverses parties de l’intelligence, et fournissant à l’homme des éléments importants de force et même de distinction. L’instruction primaire, c’est, — « avec l’étude pratique des principaux arts qui sont les éléments de la connaissance humaine, tels que la lecture, l’écriture, l’orthographe, le calcul, le mesurage, le dessin linéaire, — des idées générales sur la nature et sur les phénomènes physiques, ainsi que sur les mœurs, l’industrie et les relations des peuples qui occupent les différentes contrées du globe. » Quels sont donc les enfants auxquels ce programme ne suffirait pas ? L’instruction professionnelle, de son côté, « a un cadre tout aussi étendu que celui de l’instruction classique ; car, s’il renferme de moins la langue latine et la langue grecque, il renferme de plus les langues vivantes, et consacre une plus grande place aux éléments des sciences, particulièrement sous le rapport pratique et usuel. À proprement parler, il embrasse toutes les connaissances réelles, de quelque nature qu’elles soient, sans exclure, comme quelquefois on le pense à tort, les connaissances littéraires nécessaires pour former le goût et pour perfectionner le style et le langage. Les jeunes gens y trouvent, non seulement tout ce qu’ils ont besoin de savoir pour devenir d’habiles directeurs de travaux, mais encore tout ce qui peut en faire des citoyens vraiment éclairés. Outre qu’ils y acquièrent les connaissances qui perfectionnent ou accélèrent le travail, qui éclairent l’esprit dans la conception ou l’exécution des entreprises, qui lui en font prévoir et ensuite constater les résultats, outre qu’ils y apprennent comment la science pure s’allie à l’industrie pour en simplifier et en multiplier les produits ; comment elle soumet les agents physiques au pouvoir de l’homme et le rend véritablement le roi de la nature ; comment enfin le commerce s’ouvre des débouchés sur tous les points du globe, et comment il en rassemble les richesses pour les verser au sein des populations ; — ils y reçoivent des éléments de morale, d’histoire et de littérature, qui les instruisent des obligations des citoyens entre eux et envers la patrie, qui leur retracent les grandes choses que la France a faites au milieu des autres nations, qui enfin leur révèlent le sentiment du beau dans l’éloquence et dans les arts. »

« L’instruction professionnelle réunit donc », conclut M. Meunier, « tout ce qui est nécessaire pour mettre les classes moyennes en état de remplir leur mission sociale, au double point de vue des intérêts matériels et des intérêts moraux. Elle leur offre les lumières qui leur sont indispensables pour améliorer, perfectionner ou étendre notre agriculture, notre industrie et notre commerce ; elle leur assure aussi celles dont elles ont besoin pour user dignement de la part d’influence qui leur appartient de nos jours dans tout ce qui se rapporte aux affaires générales de la société. »

I.

À juger sans prévention, et à parler sans déguisement, je crois qu’en tout ceci encore M. Meunier est plus près de la vérité que M. Janet, et les études classiques ne me paraissent pas plus qu’à lui une manne céleste appropriée à tous les estomacs. Je doute même qu’elles conviennent habituellement, et ce n’est pas la première fois que je le dis. L’insuffisance profonde des études classiques pour les besoins de la société actuelle, leur impuissance à former seules des esprits au niveau de leur tâche, m’ont frappé douloureusement le premier jour où, me croyant un homme, j’ai cherché, après dix ans de travail consciencieusement accompli, à me rendre compte pour ma part de ce que ce travail m’avait valu, et de ce qu’il aurait dû me valoir[15]. La pratique de la vie, et douze années de réflexion ont confirmé depuis, de bien des manières, cette opinion. Je le crois de plus en plus, une partie de la nation passe sa jeunesse à apprendre des choses qui ne lui serviront jamais, on pourrait dire à faire semblant de les apprendre ; car, par une sorte d’accord tacite sur leur inutilité, la plupart des jeunes gens ne les apprennent réellement pas, ou ne les apprennent que pour les oublier à leur sortie du collège. C’est un usage auquel on se conforme, rien de plus ; une chaîne du collège, que l’on jette loin de soi avec l’habit d’uniforme.Une autre partie de la nation apprend à lire, à écrire, à compter, c’est tout ; et encore, comment apprend-elle ce peu qu’elle apprend ? Trop littéraire d’une part, trop fidèle aux traditions d’un temps où il n’y avait que des théologiens, des médecins, des avocats ou des poètes, trop exclusivement propre à former des érudits étrangers au monde ; — trop rudimentaire d’une autre part, trop digne d’un temps où l’on croyait que le peuple ne devait avoir que des bras et pouvait se passer de tête, trop imparfaite pour éclairer l’esprit et élever le cœur de cette multitude à laquelle nos institutions, et la nécessité avant elles, donnent une si grande part dans les destinées communes ; — telle est, malheureusement, dans sa presque totalité, l’éducation en France. De là ces fautes et ces dangers dont tous se plaignent et dont tous souffrent ; le déclassement des aptitudes, l’interversion des travaux, la perversion des désirs ; les carrières de luxe encombrées et les carrières nécessaires désertées ; les fonctions onéreuses ou inutiles en honneur et les professions profitables livrées au mépris ; le goût du solide remplacé par la vanité du brillant, le labeur heureux par la stérile envie, et la dignité virile par le dénigrement jaloux ; les uns au-dessus, les autres au-dessous de ce qu’ils devraient être et de ce qu’ils sont ; le mécontentement général, et l’illusion toute-puissante ; le désordre dans les idées, dans les sentiments, et dans les intérêts ; — la souffrance, en un mot, juste suite de l’ignorance. Oui, il faut le dire, sans détour comme sans amertume, le plus réel et le plus grand de nos maux, c’est l’ignorance ; et ce qui manque à la France, pour être heureuse comme devrait l’être une nation si favorisée à tant d’égards, c’est, avant tout, et peut-être uniquement, d’être une nation instruite. Car une nation n’est pas une nation instruite, quoi qu’elle en puisse penser, pour compter dans son sein de rares et admirables génies, des écrivains illustres, des savants distingués, de grands orateurs, de grands poètes, des généraux heureux, ou même des archéologues et des linguistes de premier ordre. Toutes ces gloires ont leur prix, et je conçois qu’on en soit fier. Mais ce ne sont là que de splendides météores, ce n’est pas le fond permanent du ciel, le firmament sur lequel tout repose ; et puis, avant ce qui reluit, il y a ce qui sert, et pour les nations les plus puissantes, comme pour les plus modestes ménages, ce n’est pas l’éclat des vêtements d’apparat ou la belle ordonnance de quelques fêtes, c’est le confort intérieur et l’abondance de tous les jours qui constitue l’aisance. Ce n’est pas l’élan momentané de l’enthousiasme ou l’effort d’un grand, mais éphémère dévouement ; c’est l’habitude de la justice et de la sagesse qui mérite le nom de vertu. C’est la science de tous les jours aussi, et la science de tous, qui est la vraie science. Une nation est une nation instruite quand elle comprend et estime à leur valeur les choses qu’elle fait ou qu’elle doit faire ; quand elle connaît ses besoins et les moyens d’y pourvoir ; — quand les conditions de l’existence privée, de l’existence publique, de l’existence internationale, ne sont pas pour elle lettres closes ; — quand elle n’ignore pas où se trouve le bien-être, que chacun poursuit à toute heure, et en quoi consiste le devoir, que chacun doit accomplir à toute heure ; — quand, au lieu de maudire le capital qui la sert, l’industrie qui l’enrichit, les machines qui l’affranchissent, le commerce qui l’agrandit en lui ouvrant l’univers, la paix qui la laisse vivre, et la liberté qui donne tout le reste, elle cherche, par l’ordre, la justice et la persévérance, à mériter et à obtenir tous ces biens ; — quand, enfin, sourde aux vains discours qui lui ferment le ciel pour lui promettre sur la terre une félicité sans bornes, et lui montrent chaque matin le paradis derrière le rideau d’une révolution prête à s’accomplir d’elle-même par la vertu de quelque formule cabalistique, elle en sait assez sur ce monde et sur l’autre pour ne pas oublier que la vie est une épreuve, mais une épreuve soumise à des lois équitables, que l’humanité est faite pour un progrès continu, non pour de subites métamorphoses, et qu’il n’y a de biens réels et durables que ceux qui sont le prix de l’effort bien dirigé. Voilà ce qu’une nation doit savoir pour être en droit de se croire une nation éclairée. Tant mieux, après cela, si la littérature et les arts viennent ajouter à son bonheur solide l’élégance et le charme délicat des dehors, et si le bon sens laisse place à l’imagination. Mais ce couronnement heureux ne manquera pas à l’édifice ; car les arts et la littérature sont des produits naturels du développement de l’homme, qui se font jour d’eux-mêmes, dès qu’ils ne sont pas comprimés par des besoins plus impérieux, des fruits qui n’ont jamais plus de saveur que lorsqu’ils mûrissent d’eux-mêmes à l’air libre et en leur saison ; et, plus il y a de sécurité, de bonheur, de contentement, de dignité, de loisir dans une société, plus il y a de place, dans cette société, pour les nobles et gracieuses occupations qui offrent à l’activité qui fait vivre le supplément et la diversion de l’activité qui fait sentir. Le goût d’ailleurs, qui est l’âme des belles inspirations, n’est-il pas le sens du juste et du vrai, et comment ce sens manquerait-il à des hommes accoutumés à mettre chaque chose à sa place ? Il y avait, il y a trois quarts de siècle, un peuple instruit comme je souhaite au peuple français de l’être bientôt ; c’était le peuple des colonies américaines du Nord. Les hommes de ces colonies étaient avant tout des hommes d’action et des hommes de devoir, soucieux de leur bien-être, de leur dignité et de leur foi, et ne mettant jamais rien en balance avec ces trois biens qu’ils ne séparaient pas. Leur vie, d’ailleurs, était simple et rude, et leur instruction sérieuse, mais modeste et toute pratique. Les plus grands d’entre eux n’avaient fréquenté que des écoles communes, et auraient été, à vingt ans, peu en état de subir les examens dont rient nos jeunes gens de seize ans. Cependant ces hommes se sont trouvés, à l’épreuve, au niveau, et bien souvent au-dessus, des hommes les plus éminents de l’ancien monde, non par la grandeur du caractère seulement ou par la puissance naturelle de l’intelligence, mais bien aussi par leurs aptitudes et au besoin par leurs connaissances spéciales. Diplomatie, politique, législation, conduite des affaires, administration militaire et civile, éloquence, littérature même ; quelle est la gloire qui leur a manqué ? Washington avait-il fait sa rhétorique, et passé dix ans sur Thucydide et Tite-Live, ou mis en mauvais latin et en pire grec des milliers de pages de bon anglais[16] ? Cependant qu’y a-t-il de plus beau, de plus littérairement beau que la simplicité imposante du style de Washington ? Qu’y a-t-il de plus éloquent que ses lettres, ses dépêches, ses manifestes, quand un grand objet émeut son âme à la fois ardente et calme ? Ceux qui ne trouvent pas beau ce noble langage peuvent savoir par cœur Démosthène et Cicéron, mais ni Cicéron, ni Démosthène ne leur ont révélé leur secret, et ils ignorent encore ce que c’est que la beauté du langage, reflet de la beauté du sentiment et de la pensée. Et chez nous, chez qui l’éducation classique passe pour l’indispensable école de l’art d’écrire, où trouve-t-on de nos jours des hommes qui sachent écrire et qui conservent encore les traditions de ces grands génies qui ont formé notre langue, et qui l’honoreront à jamais ? Est-ce parmi les littérateurs de profession, qui se font gloire de cultiver les lettres et de ne cultiver qu’elles ? Dans ces romans ou ces feuilletons que la grammaire n’avoue pas toujours plus que la morale, ou même dans ces travaux plus estimables, composés en vue des fauteuils académiques, et qui y mènent quelquefois ? N’est-ce pas, bien plutôt, parmi les savants occupés de ces recherches que l’éducation classique proscrirait volontiers comme secondaires ou ennemies de l’art et de l’élégance des formes, et qui écrivent d’autant mieux, qu’écrire n’est pas leur principal souci ; pour lesquels le talent de bien dire n’est qu’un moyen de bien faire, et la langue n’est pas un but, mais un instrument d’un noble emploi ; qui ne composent pas, mais qui agissent ; qui, accoutumés à respecter leur intelligence, respectent celle de leurs lecteurs ; qui raisonnent pour démontrer, qui s’animent pour entraîner, et qui, sans le chercher souvent, trouvent, dans l’enchaînement de leurs arguments, dans la grandeur de leurs idées et dans la vérité de leurs sentiments, le secret de ces formes nettes, énergiques et nobles, par lesquelles l’âme se communique à l’âme et l’esprit immortel projette sa vie sur la page inanimée[17] ?

II.

Que l’éducation se transforme donc en France ; que l’instruction, acquise plus près de la famille, soit pour les uns plus pratique, et si l’on veut plus terre à terre, pour les autres plus étendue et plus relevée ; et que, sans apprendre précisément les mêmes choses ni les apprendre de même, nous nous fassions tous, pendant notre jeunesse, un fonds commun de connaissances usuelles et d’idées saines qui nous mette à même de débattre ensemble ce dont nous devons tous juger dans la vie : — j’y donne, pour ma part, les deux mains. Il y aurait, en haut ou au milieu, moins de rêveurs orgueilleux et de charlatans effrontés ; en bas, moins de dupes grossières : nous nous entendrions mieux, et nous n’y perdrions pas plus sous le rapport moral que sous le rapport matériel. Je suis, quant à cela, tout à fait de l’avis de M. Meunier. Je sens pourtant, au moment où je parais ainsi lui donner entièrement raison, la nécessité de faire une réserve, et une réserve capitale. Ce sera la fin et la conclusion de ce travail.

J’ai dit, au début de cette étude, que ni M. Janet, ni M. Meunier ne nous apportaient de système pour la régénération de l’humanité et de la famille ; et je ne voudrais rien retirer de cet éloge. Cependant l’esprit de système, qui n’est que l’écart de l’esprit de généralisation, source de tout progrès, est si naturel à l’homme, qu’il est bien difficile, même à ceux qui s’en gardent le plus, de s’en préserver entièrement ; les chiffres mêmes et les formules des mathématiciens, avec leur rigoureuse exactitude et leur aspect inflexible, ne réussissent pas toujours à le mettre en fuite. M. Meunier n’a pas de système de réformation sociale, cela est vrai ; mais il a un programme d’éducation. Je tiens son programme pour très estimable, mais je regrette qu’il ait ce caractère de programme. Cela ressemble trop à un type proposé d’avance pour régler d’en haut la conduite de tous. J’aimerais mieux que les pères, éclairés par les conseils des hommes compétents comme M. Meunier, dirigés aussi par leurs sentiments personnels, arrivassent d’eux-mêmes à choisir, pour leurs enfants, chacun en ce qui le concerne, sans se donner le mot entre eux ni le recevoir d’ailleurs, des études plus ou moins semblables à celles qui leur sont recommandées. Je déplore que l’éducation ne soit pas en général plus pratique, mais je ne voudrais, pour la rendre plus pratique, rien proscrire, ni rien prescrire. Il y a des connaissances, aujourd’hui peu répandues, que je regarde comme indispensables à beaucoup et utiles à tous ; mais je ne consentirais, à aucun prix, à patronner un enseignement uniforme, dût-il n’être que le triomphe de mes préférences.Il faut dire le mot : ce n’est pas seulement sur l’éducation classique, ce n’est pas même précisément sur elle que tombent, dans ma pensée, les reproches que j’adresse, avec M. Meunier, à cette éducation ; c’est aussi, c’est surtout sur l’éducation uniforme, c’est-à-dire sur l’éducation réglée par mesure administrative.

M. Meunier, s’il était le maître de réaliser ses excellentes intentions, croirait avoir beaucoup fait, je le soupçonne, il croirait avoir tout fait, peut-être, le jour où il aurait décidé « le gouvernement » à « ouvrir dans toutes les communes des externats primaires pour l’instruction élémentaire des enfants au-dessous de douze ans », et « à fonder aux chefs-lieux des départements ou des arrondissements des internats de tout genre pour l’instruction professionnelle des jeunes gens au-dessus de cet âge ». Je croirais, au contraire, n’avoir rien fait aussi longtemps que je ferais quelque chose, et si ma parole avait la vertu d’enfanter la loi, je me bornerais à dire : Il n’appartient pas à l’administration d’enseigner, parce qu’elle ne peut le faire sans contraindre, mais il lui appartient de surveiller, parce que la surveillance est la protection commune pour laquelle elle est instituée: l’administration surveillera donc avec soin tous les établissements d’éducation, sous le rapport de la morale, de l’ordre, de la salubrité, mais elle n’en créera ni n’en protégera aucun ; et, sous cette surveillance égale pour tous, chacun donnera, chacun recevra sans entraves l’instruction de son choix. Sans cette conclusion, je l’avoue, toute critique de ce qui est me paraît stérile, et toute modification n’est qu’un leurre ou tout au plus un palliatif. Le mal, le vrai mal, la source du mal, ce n’est pas, selon moi, telle ou telle méthode d’enseignement, c’est l’uniformité dans l’enseignement, résultat de l’enseignement au nom de l’État. Voilà le point suprême sur lequel je me trouve, en fin de compte, séparé de M. Meunier non moins que de M. Janet. Je comprends combien est grave ce que je dis ici ; je comprends aussi combien cela est délicat à dire : mais il faut que cela soit dit, sous peine de n’avoir rien dit. Tout peut se dire, d’ailleurs, quand l’intention est droite et la forme convenable ; et j’ai la confiance de ne manquer à aucun égard, de ne blesser aucune susceptibilité légitime[18]. Peut-être même, ce qui me reste à dire, si énorme qu’il puisse paraître à quelques personnes, ne fera-t-il qu’adoucir, dans une certaine mesure, ce que j’ai dit déjà.

J’ai blâmé, en effet, avec M. Meunier, la facilité des pères à se séparer de leurs enfants, leur légèreté à les engager dans des voies périlleuses. J’ai blâmé avec lui l’enseignement donné à ces enfants, et la persistance d’un système d’études impuissant. Mais ce blâme, s’il n’était pas expliqué, serait excessif et injuste. Ce n’est pas de gaieté de cœur que ces pères éloignent d’eux l’objet de leurs plus vives tendresses. Ce n’est pas de propos délibéré que les hommes entre les mains desquels sont remis les enfants donnent à ces enfants une éducation malheureuse. Non : les pères se font souvent violence ; et les maîtres de la jeunesse sont, pour la plupart, remplis pour elle de la plus véritable sollicitude ; ce n’est ni le zèle du devoir, ni, il faut le reconnaître aussi, la capacité qui leur manquent. Je n’ai, pour mon compte, parmi des regrets que je ne puis taire, que respect et affectueux souvenir pour ceux par les mains desquels j’ai passé ; et je serais désolé si la moindre de mes paroles pouvait paraître à aucun d’eux dans la moindre mesure un reproche personnel.

Mais ces maîtres ne s’appartiennent pas, et l’enseignement ne vient pas d’eux, bien qu’il vienne par eux. Ils ne sont point des individualités responsables et libres ; ils sont des membres d’un être collectif : ils font partie d’un corps. Or, ce corps, comme tous les corps, ne se soutient que par l’unité : de là l’uniformité dans l’enseignement. Ce corps, de plus, comme tous les corps, a des traditions ; de là l’immobilité de l’enseignement. Les hommes ont beau faire, il y a dans la nature des choses des nécessités dont ils ne peuvent s’affranchir. L’esprit de corps est une de ces nécessités. Un corps est parce qu’il a été ; il est comme il a été. Ce qu’il a honoré, il l’honore ; ce qu’il a fait, il le fait ; ce qu’il a repoussé, il le repousse. Les langues mortes étaient le fond de l’enseignement autrefois ; il faut qu’elles soient le fond de l’enseignement aujourd’hui. C’est pour elles qu’on a été institué, c’est à elles qu’on se doit. C’est une consigne que l’on exécute ; un dépôt que l’on a reçu et que l’on transmet. Sans l’énergique initiative du pouvoir actuel, ce dépôt serait encore intact, et l’inviolabilité de l’arche sainte, malgré les libres critiques des individus, aurait continué à être défendue de toutes atteintes par leurs efforts collectifs.

D’un autre côté, ce corps représente l’État ; et, en cette qualité, il confère des grades et des diplômes. Mais ces grades et ces diplômes ne sont pas seulement une constatation du savoir, un hommage au mérite, ils sont la condition des emplois, la clef des professions, l’humble mais première porte des honneurs. De là la disposition des pères à confier leurs enfants à ce corps ; l’ardeur de ses ennemis même à copier son enseignement et ses méthodes, et l’indépendance et la rivalité réduites à se traduire par l’imitation ; car, si ce corps n’exige pas précisément qu’on ait reçu dans son sein l’initiation, il exige au moins qu’on l’ait reçue selon ses règles ; et, en vérité, quand on lui en fait un reproche, on n’est pas juste : étant ce qu’il est et croyant ce qu’il croit, il ne pourrait faire autrement sans manquer à son devoir et à sa conscience.

Tout est là. Que demain l’Université cesse d’exister ; que les hommes instruits, distingués, éminents, qui la composent dans ses divers degrés, se répandent à leur choix dans le pays, aujourd’hui soldats dociles d’une armée qui marche d’un seul pas, demain serviteurs indépendants de la science aux mille formes et aux mille allures ; — dès demain les études classiques auront cessé, non pas d’être honorées, mais d’être exclusivement et servilement honorées ; et les mêmes mains par lesquelles la jeunesse reçoit une éducation unique et funeste lui donneront une éducation féconde et variée. Les maîtres d’un ordre supérieur, mis en demeure de défendre leurs dieux par leurs seules forces, sauront en ranimer le culte et l’approprier aux usages de la vie ; les maîtres d’un ordre inférieur, sans autre recommandation désormais que leurs talents et leurs succès, sauront ajouter à des notions imparfaites des connaissances plus importantes, et retenir, par l’attrait d’une utilité sérieuse, par l’effort d’un zèle que stimulera directement l’intérêt personnel, les élèves que ne leur assure pas toujours aujourd’hui l’absence de concurrents. Que demain les pères de famille, au moment de prendre pour leurs fils une détermination qui engage l’avenir, n’aient plus devant les yeux cette masse imposante de l’Université ; que la tradition, l’usage, l’exemple, leur manquent à la fois ; que, surtout, la perspective des examens et des grades n’exerce pas sur leur jugement une sorte de fascination morale ; — dès demain les pères renonceront à leur fanatisme pour le collège et reviendront de leur engouement pour les professions libérales. Pauvres ou riches, savants ou ignorants, citadins ou campagnards, il n’est aucun d’eux qui ne désire pour ses fils une instruction utile, et, autant que possible, une instruction solide. Le jour où ils pourront choisir et seront forcés de choisir, ils n’exerceront pas seulement sur la personne des maîtres, par une surveillance réelle et par la pression de la concurrence, un constant et efficace contrôle ; ils agiront aussi sur la substance de l’enseignement ; ils rechercheront avec soin, ils pèseront avec maturité, sous l’influence d’une responsabilité manifeste, les inconvénients et les avantages des diverses études, la nature des chances qu’elles présentent selon les positions, la valeur des professions auxquelles elles conduisent. Ils se feront, non pas les instituteurs de leurs enfants, peu le peuvent sans doute , mais les arbitres et en quelque sorte les directeurs de leur éducation ; ils suivront cette éducation après l’avoir préférée ; ils s’intéresseront à sa réussite, parce qu’elle sera l’exécution d’une volonté propre, non la suite indifférente d’un banal acquiescement à l’usage ; et, en la suivant, en s’y intéressant, en animant leurs enfants à des efforts dont ils leur pourront faire comprendre le but, parce qu’ils le connaîtront, ils s’occuperont tout naturellement davantage de leurs enfants, ils auront plus de rapports avec eux, ils se sépareront moins d’eux ; ils rempliront, en somme, plus réellement et plus complètement le devoir de la paternité, et trouveront plus sûrement, en la méritant mieux, la récompense de leurs soins.

Voilà les immenses et sûrs bienfaits assurés aux nations qui laissent aux pères la tâche qui leur est dévolue par la nature, et ne confient pas à des personnes morales collectives la responsabilité des destinées individuelles, assumant, au nom d’un droit commun mal compris, la charge écrasante de tous les intérêts et de toutes les obligations privées. Chez les nations, au contraire, où une direction qui paraît irrésistible vient se substituer à la spontanéité naturelle, en la gênant par cela même, la moralité, la sagacité et l’énergie s’affaiblissent fatalement. Aussi longtemps, en particulier, qu’une éducation prédominante s’offrira toute tracée, comme pour ôter aux pères l’embarras du choix et le trouble de l’incertitude ; aussi longtemps que cette éducation, donnée au nom de l’État et en quelque façon sous sa garantie, aura pour elle et un privilège de fait par la collation des grades et par les subventions administratives, et un privilège d’opinion par le prestige qui s’attache toujours à tout ce qui émane des pouvoirs publics comme par le talent des professeurs qu’attire eux-mêmes ce prestige ; — aussi longtemps qu’il en sera ainsi, l’éducation classique, l’éducation uniforme tout au moins prévaudra, et avec elle le régime de l’internat ; les pères suivront l’ornière en dépit des avertissements ; et ni l’instruction ne se réformera, ni la famille ne sera ce qu’elle doit être, la préparation de la génération naissante par la génération qui la précède. Les hommes aiment à se dispenser de tout ce qui est une charge et un embarras, et, pour qu’ils remplissent eux-mêmes leur tâche, il faut qu’ils voient clairement que personne n’en remplira pour eux la moindre partie. « Il est, dit M. Janet, si facile et si commode à la faiblesse de trouver une thèse qui la justifie à elle-même et aux autres ! Et la pratique dépasse si aisément la théorie, quand la théorie encourage le laisser-aller et l’indifférence ! »

III.

Je m’arrête. Je pourrais rappeler les paroles de M. Meunier et de M. Janet au sujet du droit de l’État sur l’enfant, et leurs imprécations si fermes contre la substitution de la société à la famille ; je pourrais leur demander comment, si le droit du père sur ses enfants est inviolable, il pourrait ne pas être entier, et si ce n’est pas empiéter sur ce droit, dans une certaine mesure, et remplacer par l’autorité publique le pouvoir paternel, que de tendre, par des voies indirectes mais sûres, à déposséder le père du libre choix qui lui appartient dans l’éducation de ses enfants. Je pourrais demander si, recommander au nom des pouvoirs publics, encourager par des secours prélevés sur les contributions, imposer même, par la nécessité des grades qui en dépendent, un système d’enseignement déterminé, fixer, en un mot, en haut et en bas, autant qu’on le peut, le caractère et les limites de l’instruction, ce n’est pas faire réellement de l’État l’instituteur universel ; et si cela diffère en principe, ou seulement en degré, des pensionnats d’Owen et des écoles républicaines de la Convention. Je pourrais demander s’il n’y a pas là, avec une atteinte directe, quoique restreinte, à la famille, un péril social vraiment redoutable, et si ce n’est pas jouer gros jeu que de substituer aux volontés, et, si l’on veut, aux caprices individuels, toujours mêlés, par leur dissemblance même, de bien et de mal, la volonté de l’État, c’est-à-dire la volonté de quelques hommes, qui, s’ils se trompent, entraînent à l’erreur et peut-être à l’abîme, par une seule voie, la société entière[19]. Je pourrais demander, enfin — à part tous ces dangers si grands, et en supposant toujours sûres les résolutions prises par les pouvoirs publics —, si l’on s’est bien rendu compte de l’influence que peut exercer sur les esprits égarés, ambitieux ou despotiques, et sur les multitudes aveugles toujours prêtes à les suivre, l’exemple d’une intervention si considérable de la puissance administrative dans les affaires privées. Les sectes diverses qui ont agité et parfois mis en péril la société avaient toutes, on se le rappelle, une prétention commune ; elles voulaient soumettre la vie individuelle à un programme, et transformer en rapports légaux les relations naturelles. Leurs vœux différaient, mais elles étaient d’accord sur ce point, que c’était à l’État à faire le bonheur des citoyens, à vouloir pour eux, à agir pour eux. C’était une croyance absurde et une prétention insensée, qui n’allait à rien moins qu’à enlever aux hommes la direction et la responsabilité de leur sort, et à transformer des créatures libres en troupeaux stupides, sous la houlette de fer d’un berger caché sous le manteau de l’État. Du moins le bon sens et la conscience commune en ont-ils jugé ainsi. Mais est-on bien sûr que cette prétention et cette croyance n’eussent pas leur racine dans les faits, et que ce recours au despotisme social, qui nous a paru si ridicule et si odieux, sous des formes manifestement monstrueuses ou niaises, fût autre chose que l’exagération, c’est-à-dire la conséquence de ce qui subsiste parmi nous d’intervention administrative dans la vie privée ? Pour les hommes modérés et sages, la violence est un épouvantail, et une répulsion involontaire les arrête quand la logique les mène ouvertement à l’absurde ou à l’injuste ; mais, pour les hommes bornés ou impatients, pour ceux qui souffrent et qui ignorent, la logique n’admet pas de contrôle, et, si loin qu’elle les conduise, ils la suivent, d’autant plus ardents qu’elle leur montre le but plus éloigné. Il n’y a d’assuré contre leurs entreprises sans cesse renaissantes que ce qui est entier ; et, laisser faire au droit la moindre brèche, abdiquer la moindre parcelle d’une liberté quelconque, c’est, à leurs yeux, déserter le terrain même du droit et autoriser l’envahissement de toutes les libertés.Si le masque de l’intérêt public peut couvrir une atteinte à la justice privée, il les couvrira bientôt toutes : ce n’est plus qu’affaire de goût ou de degré. Le culte de la justice comme celui de la Divinité dont il émane ne souffre pas d’alliage. Qui sait si ce péril absolu des moindres désertions n’est pas le moyen dont se sert la Providence pour nous préserver de l’idolâtrie ?

Je pourrais dire toutes ces choses, et bien d’autres ; mais tout cela a été dit, bien des fois déjà, par des voix puissantes et dans des débats solennels. C’est assez de le rappeler, et ce qui précède suffit.

IV.

La liberté d’enseignement, c’est-à-dire la liberté individuelle dans ce qu’il y a de plus sacré au monde, la formation intellectuelle et morale de l’homme ; telle est donc la conclusion dernière de cette étude. La liberté individuelle, dans la famille et dans tout ce qui s’y rattache, tel est le moyen le plus sûr de régénérer la famille, l’unique, mais infaillible garantie des intérêts qui y naissent, l’unique mais infaillible sanction des obligations qui s’y rattachent. La société ne vit que par les familles ; et les familles ne vivent que par les individus. Les individus eux-mêmes ne vivent que par la liberté. Répondre seul de son sort et pouvoir le faire, c’est la condition et la source de toute activité et de toute justice.

Puisse cette conclusion paraître aux lecteurs de cet écrit suffisamment motivée ! Puisse-t-elle, entre autres, paraître juste et importante aux deux hommes distingués contre lesquels, en me séparant d’eux sur un point capital, je suis forcé de la tirer, mais qui m’ont tant aidé à la tirer et à la mettre en son jour ! Les économistes réclament tous les jours la liberté individuelle dans l’ordre matériel. Mais pour l’obtenir dans l’ordre matériel, pour qu’elle y soit réelle et féconde, il faut avant tout qu’ils l’obtiennent dans l’ordre moral. Heureux si, en s’occupant quelquefois directement des questions morales, ils pouvaient échapper un instant à l’injuste reproche de ne connaître que la matière ! Plus heureux si, en discutant les intérêts moraux avec les représentants officiels de l’esprit, ils pouvaient rallier à leurs sentiments quelques-unes de ces nobles intelligences, et manifester peu à peu à tous les yeux, par l’union des défenseurs, l’union si vraie, mais si méconnue, des causes.

FRÉDÉRIC PASSY.

__________________

[1]Titres de divers chapitres du livre de M. Janet.

[2] D’après lord Chesterfield, la galanterie était au dix-huitième siècle la profession de toutes les femmes de condition. Le spirituel mais peu retenu moraliste peut être suspecté, en ce point comme en bien d’autres, d’avoir porté des jugements téméraires. Mais les sermons du sévère et exact Bourdaloue prouvent surabondamment qu’au dix-septième, la cour suivait, trop exactement, sur le même chapitre, les exemples du grand roi.

[3] En donnant ici, après M. Janet, une adhésion entière à l’abolition du droit d’aînesse, je ne puis m’abstenir de dire que cette adhésion n’implique pas de ma part l’approbation du partage obligatoire. Ce n’est pas ici le lieu de développer cette opinion, que je me propose de discuter dans un travail spécial sur la liberté de disposer et les atteintes portées par les lois françaises au droit de propriété. Je me borne, pour le moment, à rappeler que plusieurs économistes éminents réclament formellement la faculté de tester dans sa plénitude. M. Dunoyer s’est prononcé hautement en ce sens dans son livre De la Liberté du travail, et M. Chevalier émettait le même sentiment, après M. Le Play, dans le Journal des Débats du 24 juin.

[4] M. Meunier.

[5] Idem.

[6] Idem.

[7] Idem.

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] M. Janet.

[11] M. Janet.

[12] Il y a plusieurs années que j’ai développé cette opinion dans un travail manuscrit sous ce titre : De l’Éducation en France et de l’esprit de révolution. 

[13] M. Janet.

[14] Cette idée de la contradiction naturelle de la liberté et de l’autorité se retrouve partout, non seulement dans la bouche de ceux qui donnent la préférence à l’une ou à l’autre, mais dans la bouche même de ceux qui les aiment et les défendent toutes deux et passent leur vie à travailler à leur accord. M. Guizot ajoutait, tout récemment, à la dernière édition de son Histoire de la civilisation, une préface nouvelle uniquement pour développer, avec cette autorité qui lui est propre, ce système de l’opposition, ou, pour mieux dire, de la bascule perpétuelle de la liberté et de l’autorité. L’illustre historien n’a jamais prêché, de parole ni d’exemple, l’inaction, et sa foi au progrès n’est pas une foi honteuse. Mais si la liberté et l’autorité sont, comme il le dit, également nécessaires et également impérissables, et pourtant inconciliables entre elles ; si l’une ne peut gagner un moment du terrain qu’aux dépens de l’autre, qui le lui reprend bientôt, à quoi servent-elles, l’une ni l’autre, sinon à s’annuler mutuellement ? Où peut être le progrès ? Quel est le but de l’action ? Et que devient cette « vertu divine de l’espérance, imposée à l’homme en toutes choses, en toutes circonstances, durant sa traversée de ce monde à l’autre et du temps à l’éternité » ? ainsi que le disait si éloquemment naguère, aux applaudissements de M. Guizot, son noble ami M. le duc de Broglie. La thèse revient à ceci : L’homme a reçu de Dieu deux jambes, toutes deux précieuses, car il ne peut faire un pas, à peine peut-il se soutenir, sans s’appuyer également sur toutes deux ; mais ces deux jambes ne vont jamais ensemble, et quand la droite tend à le porter en avant, la gauche le reporte en arrière. Triste cadeau, vraiment, et si triste, qu’il est étrange qu’on ose en remercier la Providence ! Ne lui ferait-on pas plus d’honneur en supposant que ces deux membres associés par elle font la paire, et que la symétrie, qui ne manque pas au corps, n’a pas été refusée à l’esprit ? Et n’est-ce pas là, quoi qu’en disent les théories contraires, ce qu’enseignent la conscience mieux écoutée, l’histoire mieux interrogée ? Qu’est-ce que la liberté, en effet ? La faculté d’agir comme on le désire. Et qu’est-ce que l’autorité ? La force qui garantit de troubler l’exercice de cette faculté. En d’autres termes, le but et le moyen. Or, comment ces deux choses pourraient-elles être contradictoires ou séparées, la liberté s’accroître quand la protection lui manque, l’autorité être plus grande quand elle est moins efficace ? Et, de fait, par où l’humanité a-t-elle commencé, sinon par le désordre ; — c’est-à-dire par l’arbitraire, qui est le hasard dans la protection ; et par le tâtonnement, qui est l’impuissance dans l’action ? Et où tend-elle, sinon à l’ordre, c’est-à-dire à la précision, qui est la puissance dans l’action ; et à la justice, qui est la sûreté dans la protection ? La force accroît son effet en se réglant, parce que se régler, c’est s’appliquer mieux à son but. Nul ne doute que l’homme le plus maître de lui-même ne soit le plus libre, de la liberté intérieure. Pourquoi douter que la société qui se discipline le mieux ne soit aussi la plus libre, de la liberté extérieure ? Le travail de l’humanité en ce monde est de dompter la nature et elle-même. Mais dompter, est-ce détruire des forces, ou les employer, c’est-à-dire les accroître en les dégageant, les féconder en les dirigeant ?Ainsi, pouvoir public et initiative privée, autorité et liberté, mouvement et loi, ne sont qu’une même chose : la vie, se manifestant à mesure qu’elle s’ordonne ; l’humanité, prenant possession d’elle-même par la science et par la volonté.

Cependant, dit-on, l’histoire nous montre de perpétuelles variations de liberté et d’autorité, de relâchement et de rigueur ; et le pouvoir social revêt régulièrement des formes plus marquées après des effacements passagers. Oui, le pouvoir a des éclipses et des retours, des défaillances et des exagérations. Mais ces vicissitudes du pouvoir ne sont pas alternantes avec celles de la liberté ; elles coïncident avec elles : l’un et l’autre pâlissent ou fleurissent ensemble. Quand un pays est mal gouverné, quand la loi y est méconnue, quand le désordre s’y propage, quand la licence se montre, en un mot, l’autorité a faibli, cela est évident, mais la liberté n’a pas pris sa place : elle a failli avec elle, au contraire ; car la licence, c’est la faculté de faire le mal, exercée aux dépens de la faculté de faire le bien, l’arbitraire, plaie rongeuse de la liberté. Quand les lois reprennent leur force, l’autorité reparaît ; mais la liberté ne s’en va pas, elle revient. On se récrie souvent contre la rudesse des formes de gouvernement après les moments de relâchement et de trouble ; on gémit du despotisme et l’on pleure la liberté. On a raison, et on a tort, tort plus que raison. Il y a diminution de liberté par rapport à des temps antérieurs, où l’autorité était plus aisément obéie ; mais il y a accroissement de liberté par rapport à des temps récents, où l’autorité était moins acceptée et moins protectrice. Et si la liberté n’est pas sauve, c’est que l’autorité n’est pas entière. L’homme, dans la société, comme dans sa conscience, ne se possède qu’autant qu’il se soumet à la loi ; et l’obéissance volontaire, signe distinctif de la nature pensante, est la condition de la nature libre et la mesure même de la liberté. Être libre, c’est bien obéir ; être puissant, c’est bien ordonner.

Si longue que soit cette note, je crois devoir signaler au lecteur, sur cette même question, deux notes de M. E. Thomas dans sa traduction du livre de M. Banfield (Organisation de l’industrie). On trouvera ces notes curieuses et remarquables aux pages XI et XII de la Préface, et 45 et 46 de l’ouvrage. Je renvoie également aux admirables paroles de Winthrop, citées par M. Laboulaye dans son Histoire des colonies d’Amérique (p. 182 et 183), et à tout ce beau livre, qui n’est que le développement en action de cette formule : l’autorité, protection et garantie de la liberté ; la liberté, sauvegarde de l’autorité. C’est ainsi également qu’Augustin Thierry entendait l’une et l’autre.

[15] C’est sous cette impression que j’ai écrit, en 1844, et publié, en 1846, une brochure intitulée : De l’instruction secondaire en France, de ses défauts, de leurs causes, et des moyens d’y remédier. Il y a, assurément, dans ce premier essai, bien des choses que je modifierais aujourd’hui, et, dans cette étude même, je vais chercher le remède plus loin que je ne le cherchais en 1846. Mais je n’ai rien à retirer des critiques qu’une expérience toute fraîche me suggérait alors.Je dois dire seulement que depuis 1846 de grands changements ont été opérés dans les programmes des collèges, et que les sciences y ont pris, à côté des lettres, une position officielle. On verra plus loin pourquoi ce changement, qui peut sembler au premier abord la réalisation d’une partie notable de mes vœux de 1846, ne me paraît pas la vraie réforme, et quel changement plus décisif me semble nécessaire pour féconder et peut-être tempérer cette première révolution.

[16] On lit dans l’Histoire de Washington, de M. Cornélis de Witt : « Les planteurs envoyaient en Angleterre ceux de leurs enfants qu’ils destinaient aux professions libérales, et ils se contentaient de donner aux autres une éducation qui les mit en état de se livrer à la pratique des affaires et à la culture du sol. Ils s’adressaient pour cela au pasteur du comté ou à des maîtres d’école, dont le savoir était à bout et le devoir rempli quand ils avaient enseigné à leurs élèves la lecture, l’écriture, les éléments des mathématiques et les formules judiciaires employées dans les baux et dans les contrats. Les études de Washington ne s’étendirent guère au-delà de ce qu’on apprenait habituellement dans ces écoles, et il ne paraît pas qu’il ait cherché plus tard à compléter cette éducation. »

[17] Ai-je besoin de dire que j’entends par savant tout homme occupant son esprit de problèmes sérieux, quelle que soit la nature de ces problèmes, physiques, chimiques, historiques, astronomiques, philosophiques, économiques, moraux ou religieux ; tout homme, en un mot, qui travaille à la découverte ou à la diffusion de la vérité. Je sais aussi, et je suis loin de les en blâmer, que ces hommes aiment et honorent souvent nos grands auteurs ou même ceux de l’Antiquité. Mais ce ne sont pas de vains artifices de langage qu’ils y cherchent, ce sont des idées élevées, de nobles sentiments, des connaissances précieuses sur la nature humaine ou extérieure, la réalité enfin ou l’idéal, cette réalité invisible, dont la réalité visible n’est qu’un effet et dont tous les grands esprits ont le tourment. Je ne condamne d’ailleurs aucune étude et aucun talent. Ce que je combats, c’est l’exclusion et le mépris, qui rétrécissent l’esprit et le cœur, et l’interversion des besoins, qui fait passer le jouir avant le vivre.

[18] Je crois devoir transcrire ici ce que j’écrivais, à la même occasion, en 1849, dans la préface du travail que je préparais alors sur l’Éducation en France et l’esprit de révolution. Voici ce que je disais : « J’entreprends ce travail sans préoccupation aucune, ou de système ou de parti, et surtout, quelle que puisse être parfois la vivacité de mon expression, sans animosité. J’ai à cœur d’en être cru sur ce point. Critiquer l’éducation en France ne se peut faire sans atteindre en quelque chose le grand corps avec lequel elle est en partie identifiée. Ce corps a été, depuis huit ans, l’objet d’assez violentes, d’assez déplacées, d’assez injustes attaques, pour être en droit de se montrer ombrageux. Je ne suis point l’un des soldats de cette guerre. Je n’en avoue ni l’esprit ni le ton… Mais je crois être aussi éloigné de l’injustice que de la partialité en demandant, à l’Université la première, si tant d’efforts faits dans un tel but ne pourraient pas produire et davantage et mieux. Je ne discute donc point contre elle, mais sur elle, et, si elle le veut bien, avec elle. » Je disais, en terminant : « Je demande qu’on veuille bien, au besoin, en croire sur mes sentiments ma déclaration expresse plutôt que les erreurs de ma plume, et qu’en présence des aspérités d’un premier jet, on se souvienne que le loisir et l’adresse peut-être, mais non la volonté, m’auront manqué pour les adoucir. » Ce que je disais il y a sept ans, je le pense aujourd’hui, et si le temps m’a enhardi peut-être à critiquer des opinions, il n’a fait que me confirmer dans le respect des personnes.

[19] Il n’est pas hors de propos de rappeler ce que disait, en 1844, l’une des colonnes et l’une des gloires de l’Université, M. Cousin. Voici ce qu’on lit dans son discours du 22 avril à la tribune de la Chambre des pairs : « Imaginez un jeune homme nourri, pendant les longues années de l’enfance et de l’adolescence, dans des principes opposés à ceux du siècle et du pays où il doit vivre, et jetez-le à dix-huit ans dans un monde qui lui est comme étranger, il y sera déplacé et malheureux ; il pourra même y devenir un danger public. C’est la société qui sème de ses propres mains l’inquiétude, le mécontentement, les révolutions. » Voilà ce que fait l’éducation par l’État, si ceux qui donnent la direction se trompent. Laissons, si l’on veut, de côté la question de savoir si jusqu’à présent ce malheur a été évité. Ne suffit-il pas qu’il soit possible pour donner à réfléchir ?

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