Les États-Unis de l’Europe et la paix internationale

À la veille de la guerre franco-prussienne de 1870, Michel Chevalier présente devant la Ligue internationale et permanente de la paix l’institution qui, dans son esprit, pourrait seule fonder et garantir la paix européenne. Il s’agirait, dans ses voeux, d’une confédération européenne semblable à celle des États-Unis d’Amérique, avec un congrès électif, une monnaie commune, et dans laquelle les citoyens, quand on leur demanderait leur nationalité, diraient désormais : « Je suis européen ».

 


LES ÉTATS-UNIS DE L’EUROPE ET LA PAIX INTERNATIONALE

CONSÉQUENCES DE LA LIBERTÉ POLITIQUE, DE LA LIBERTÉ COMMERCIALE ET DU PROGRÈS DE L’INDUSTRIE [1].

(Journal des économistes, juillet 1869.)

 

S’il ne s’agissait que de prouver au public que la paix est préférable à la guerre, que l’une est une déesse bienfaisante tenant à la main une corne d’abondance dont elle se plait à répandre les trésors sur le genre humain, et que l’autre est un génie destructeur qui sème, autour de lui et au loin, la ruine, le désespoir et la mort, nous serions fondés à dire que nos soins sont superflus parce que la tâche a été surabondamment remplie par une multitude d’écrivains distingués et d’orateurs éminents. Le genre humain depuis bien longtemps jette un long cri de protestation contre les horreurs de la guerre. Si bien que faire l’apologie de la guerre en elle-même ce serait lancer un défi à la conscience publique.

Et cependant, Messieurs, la guerre n’a pas cessé de ravager la terre. Les institutions militaires n’ont pas cessé d’être au premier rang chez les peuples civilisés. Au moment où je parle, le nombre des soldats enrégimentés en Europe est supérieur à ce qui s’était vu, même dans les sanglantes années de 1812 à 1815, alors que le vacarme de la guerre la plus acharnée retentissait des rives du Tage et du Guadalquivir à celles du Rhin, de l’Elbe, de la Vistule et même du Volga. À en juger par la force des armées et par le montant du budget de la guerre dans les États les plus renommés pour l’avancement de leur civilisation, l’on aurait le droit de dire que les amis de la paix sont plus que jamais loin de la victoire et qu’ils ne forment qu’une minorité infime et impuissante.

La ligue de la paix, dont tous ici nous sommes les organes et les amis, a contre elle une objection profondément enracinée dans les esprits ; tout le monde estime la paix ; mais il y a un vernis de ridicule répandu sur les associations qui, comme la nôtre, portent le nom des Amis de la Paix. On nous suppose cette croyance que l’état normal des choses ici-bas serait ce que les poètes appellent le règne d’Astrée, où les hommes passeraient leur temps dans les douceurs d’une vie pastorale, où l’idéal consisterait à savourer du miel, à se promener une houlette à la main et à composer des sonnets amoureux, ainsi qu’on le voit dans les sonnets de Mlle de Scudéri où l’existence coule si agréablement sur les bords fleuris du fleuve du Tendre. On nous représente enfin comme une collection d’utopistes étrangers à toute connaissance sérieuse de la nature humaine, remplis d’idées chimériques sur l’organisation des sociétés, et ne soupçonnant même pas l’existence des passions tumultueuses qui sont toujours prêtes à fermenter dans le cœur de l’homme.

Les membres de la Ligue internationale et permanente de la paix ont sur la nature humaine d’autres idées que celles qui nous sont malicieusement prêtées par des écrivains ou des orateurs à l’esprit railleur et caustique. Tous, tant que nous sommes, notre expérience de la vie nous a passablement édifiés sur ce que c’est que la nature humaine. D’une part nous la voyons, par divers côtés, bonne, généreuse, clémente, se plaisant à faire le bien ; mais nous n’ignorons pas non plus qu’elle est ardente, qu’elle est passionnée, qu’elle n’est pas faite pour le repos, qu’elle est mobile et agitée. Une loi supérieure, qui l’astreint à rechercher le progrès à travers des épreuves incessantes, lui tient sans cesse un aiguillon dans le flanc et lui fait continuellement entendre ce cri éloquemment cité par un des princes de la chaire chrétienne : Marche, marche ! Elle marche en effet, mais non sans faire des faux pas et des chutes, non sans humeur, non sans dépit, non sans irritation contre les obstacles, non sans de fréquentes révoltes contre ses destinées laborieuses. Elle marche, inséparable de ses passions qui successivement l’excitent, l’exaltent ou l’exaspèrent. Un philosophe l’a dit, dans le voyage de la vie les passions sont les vents qui gonflent les voiles du navire. Mais ces vents sont sujets à devenir impétueux et alors ils déchaînent des orages.

Parmi ces orages la guerre figure au nombre des plus désastreux, des plus épouvantables.

Les lumières et la force sont les deux moitiés de la civilisation. Pour qu’elles coopérassent bien à cette grande œuvre, il faudrait qu’elles marchassent toujours d’accord, que les lumières restassent toujours les conseillères et les guides de la force, et que la force n’intervînt que dans la mesure nécessaire et sous la forme appropriée pour mettre à exécution ce que les lumières auraient proposé ou approuvé. Mais par la faiblesse de la nature humaine, entre ces deux puissances, les lumières et la force, fréquemment il y a manque d’équilibre, il y a divorce et antagonisme. Les lumières ne se présentent pas toujours sur la scène avec assez d’autorité et de volonté pour obtenir la déférence qui leur était due. La force, qui exécute, est sujette à se mettre au service d’appétits ou de sentiments déréglés, au lieu de rester sous l’influence des lumières, C’est ainsi que dans l’histoire du genre humain, l’on a à signaler de si nombreux excès, et parmi ces excès la guerre est au premier rang.

La définition la plus juste peut-être qu’on puisse donner de la vie de l’homme ici-bas, c’est que c’est une lutte ; lutte contre le besoin, la pauvreté, la misère et la maladie ; lutte contre les éléments déchaînés et contre les forces de la nature, non seulement pour n’en être pas écrasé, mais aussi pour en maîtriser la puissance et les soumettre à sa volonté comme des serviteurs dociles ; lutte contre les animaux, grands, petits et microscopiques qui s’attaquent à sa personne et aux objets que son industrie a créés, ou qu’elle est en voie de créer ; lutte contre l’acharnement de la végétation sauvage ou improductive qui lui dispute le territoire et se révolte, avec une obstination que rien ne lasse, contre les labeurs patients et ingénieux de l’agriculture. À tant de combats contre la nature qui l’entoure se joint la plus rude de toutes les luttes, celle de l’homme contre son semblable. L’individu lutte contre l’individu, la nation contre la nation. On lutte par l’adresse comme par la force, par la ruse comme par l’audace, par la fraude comme par le talent et le génie. On lutte dans l’exercice des arts utiles comme sur le champ de bataille. Qu’est-ce que la concurrence, source pourtant de tant de progrès industriels, sinon la lutte organisée ? La vie politique est une lutte incessante. Ainsi la lutte est au fond de toutes les situations dans ce monde. L’homme religieux et le philosophe l’acceptent en ce sens qu’ils y voient une épreuve, un moyen par lequel la personnalité se développe et l’âme se perfectionne et s’épure, comme l’or lorsqu’il subit dans le creuset l’ardeur d’un foyer embrasé.

La guerre, contre laquelle nous sommes ligués et dont nous voudrions autant que possible secouer le joug, est l’exagération suprême de l’esprit de lutte. C’est un nec plus ultra, c’est un paroxysme, un accès de fièvre chaude ; c’est la manifestation excessive, désordonnée, insensée même, mais néanmoins une des manifestations possibles d’un attribut inhérent à la nature humaine. C’est l’extrémité d’une pente rapide et abrupte sur le penchant de laquelle l’homme constitué en société est, dans sa témérité et ses emportements, sujet à se placer.

Ainsi, Messieurs, quelque répugnance et quelque aversion que la guerre excite parmi les âmes généreuses, bonnes ou tendres, parmi les esprits éclairés, parmi tous ceux qui savent distinguer ce qui est noble et utile de ce qui est funeste et brutal, il n’y a pas lieu de s’étonner que la guerre jusqu’ici ait occupé tant de place dans le monde.

Mais après les grands changements qui ont été accomplis par les hommes, à la sueur de leur front, et qui ont modifié les conditions de l’existence des individus et des sociétés, il y a lieu de rechercher si, à cet égard, l’avenir est condamné à n’être que la triste et fidèle copie du passé. On est fondé à se demander si des forces nouvelles n’ont pas surgi qui soient de nature à balancer, sinon complètement, du moins beaucoup mieux que dans les siècles antérieurs, l’influence possédée jusqu’ici par le génie dévastateur, oppressif et meurtrier de la guerre.

Ces forces réparatrices, ces agents puissants du génie de la paix se montrent au grand jour, Messieurs, et manifestent déjà leur présence par des faits remarquables. Permettez-moi de vous en signaler particulièrement deux, à savoir : 1° l’industrie, c’est-à-dire l’exploitation, qui de nos jours s’est tant perfectionnée, du globe terrestre par l’agriculture, par les manufactures et par le commerce, ou l’art des échanges, et par divers arts accessoires ; 2° la liberté politique, c’est-à-dire le droit que les nations civilisées, l’Europe en tête, ont recouvré et reprennent de plus en plus, de se gouverner elles-mêmes, au moyen du mécanisme connu et si grandement estimé sous le nom de système constitutionnel.

Dansles sociétés primitives, la guerre était un des principaux moyens de satisfaire le besoin qu’éprouvent et qu’éprouveront toujours la plupart des hommes qui se sentent quelque valeur, d’entourer leur existence de bien-être et même d’un certain éclat et cet autre besoin, plus vivace et plus impérieux encore, d’avoir de l’autorité sur leurs pareils.

L’industrie, avec ses perfectionnements accumulés, avec le progrès toujours croissant de sa force productive, fournit, pour susciter la richesse, un moyen, qui était connu dans les temps anciens, et que, jusqu’à l’époque actuelle, on avait à peine soupçonné.

La culture des sciences a mis l’homme en possession de découvertes qui ne font que se multiplier, et avec l’assistance desquelles nous tirons des entrailles et de la surface de la planète des quantités toujours croissantes de productions variées qui ne sont que des formes diverses de la richesse.

Quand les Romains, les Grecs et les peuples qui les ont précédés se proposaient d’amasser des trésors pour subvenir au faste de leurs chefs ou de leurs aristocraties, le procédé le plus habituel c’était la violence envers leurs semblables, c’était la conquête et le pillage des nations voisines. Le nom de proconsul, titre des fonctionnaires chargés chez les Romains de gouverner les provinces, est resté le synonyme de despotisme et de rapine. Depuis que les modernes se sont fait un arsenal si bien pourvu d’inventions mécaniques, de procédés chimiques, de découvertes de toutes sortes, il n’est plus besoin de la guerre et de la conquête pour enrichir les hommes puissants et leur entourage, et pour donner de l’éclat à l’existence des dépositaires suprêmes du pouvoir et de leurs principaux représentants. Nous possédons, grâce à Dieu, d’autres procédés que cet expédient barbare contre lequel se révolte l’âme indignée.

Tel est dans l’industrie l’accroissement de la puissance productive du travail humain aujourd’hui, à la faveur de l’action combinée de la science et du capital, ou, en d’autres termes, telle est la quantité d’objets de toute sorte qu’un homme peut produire par son labeur, en comparaison de ce qu’il en aurait fait dans le même laps de temps il y a vingt siècles, il y a dix siècles ou même un seul siècle, qu’on peut considérer comme au moment d’être résolu le problème de l’aisance pour tous et de l’opulence pour une minorité considérable, à la seule condition que chacun se fasse une loi, de la régularité dans le travail et de l’observation des règles d’une bonne économie privée et publique.

Le besoin de domination ou le désir d’exercer de l’autorité, qu’il est impossible d’arracher du cœur de l’homme, et dont, dans le passé, on cherchait principalement la satisfaction dans la guerre, la paix offre-t-elle un moyen assuré de le contenter ? Oui, elle l’offre. Ce n’est pas, Messieurs, une utopie de le croire, car ici le génie de la paix rencontre un admirable auxiliaire dans la liberté politique qui excite aujourd’hui les transports unanimes des peuples façonnés par le christianisme. Chez ces peuples, les souverains eux-mêmes, éclairés par les enseignements de l’histoire passée et contemporaine, sur leurs propres intérêts, se plaisent présentement à rendre à ce principe un sincère et majestueux hommage.

Les nations libres, telles qu’elles tendent visiblement à se constituer en Europe, en Amérique et dans les nombreuses contrées colonisées et peuplées par la race européenne, donnent aux hommes supérieurs et à quiconque a quelque éminence sur ses concitoyens, un moyen relativement facile d’arriver à la possession légitime de cette chose que les hommes distingués, et ceux qui croient l’être, recherchent avec tant d’ardeur et de persévérance, l’influence, le pouvoir.

Dans les sociétés libres, monarchies constitutionnelles ou républiques, le talent, surtout lorsqu’il est joint à l’application au travail, sans laquelle il ne serait qu’une vaine apparence, et à la probité, qui est la quintessence de la vie publique et de la vie privée, le talent est un talisman avec lequel on est certain d’exercer de l’autorité sur ses concitoyens. Elles sont nombreuses chez les peuples libres les situations qui investissent l’homme des moyens de faire sentir son autorité et son influence. Les assemblées politiques, où un habile orateur voit tout un peuple et quelquefois l’Europe entière suspendue, pour ainsi dire, à ses lèvres, et où le simple citoyen balance, par sa capacité, le pouvoir des premiers dignitaires de l’État et la volonté du souverain lui-même ; les positions élevées du barreau et celles de l’industrie dans ses divers aspects ; les fonctions électives qui, indépendamment des grands corps de l’État, ouvrent aux plus dignes la porte des assemblées provinciales et municipales ; les grands emplois de la magistrature, les chaires de l’enseignement supérieur, tout cela offre à l’homme distingué une manière d’exercer de l’ascendant qui supporte certes la comparaison avec la puissance dont jouissait un roitelet de la Grèce primitive, ou le chef d’une légion romaine, ou le seigneur bardé de fer du Moyen-âge, et même le général en chef d’une armée, à quelque époque qu’on le voudra dans l’histoire.

Lorsque les peuples de la civilisation occidentale — j’appelle ainsi celle qui est née du christianisme, et qui, actuellement, se propage si rapidement sur la terre — se seront faits aux usages et aux nécessités d’une constitution politique fondée sur la liberté, lorsque les mœurs se seront modelées en conséquence, il y aura chez chacun d’eux une large place faite à l’ambition et à l’amour du pouvoir, sans qu’il soit nécessaire de recourir à la guerre, aux mœurs militaires, et à la puissance dont celles-ci investissent les chefs des armées et leurs lieutenants. Or, il suffit de promener ses regards sur la surface de l’Europe pour reconnaître que la bienfaisante métamorphose dont je parle s’accomplit graduellement dans les mœurs et les usages.

Les deux forces que je viens de recommander à votre attention, l’industrie, c’est-à-dire l’exploitation du globe pour en retirer la plus grande somme possible de richesse, et la liberté politique, c’est-à-dire le gouvernement des peuples civilisés par eux-mêmes, peuvent donc désormais remplacer avantageusement la guerre par la poursuite heureuse de deux biens que les hommes estiment fort et recherchent avec ardeur, à savoir : premièrement le pouvoir, secondement la richesse que, pour l’apprécier avec justesse, il faut considérer comme ce qu’elle est en effet, une forme particulière de la puissance.

Vis-à-vis de la guerre ces deux forces ne doivent pas seulement être envisagées comme ayant cette faculté de substitution et comme le possédant avec avantage. Elles sont en outre par elles-mêmes les adversaires déclarés de la guerre. Entre les besoins et les instinctsde l’industrie et les nécessités de la guerre l’opposition est absolue. L’industrie crée, la guerre détruit. La guerre enlèveà l’agriculture et aux autres arts utiles leurs travailleurs, au commerce ses débouchés, à toutes les branches de la production les capitaux qui leur sont indispensables pour avoir de l’activité et de l’énergie. Chez un peuple intelligent et sensé, capable de réflexion et de sang froid, la liberté politique est une garantie contre la guerre par les formes mêmes suivant lesquelles les grandes déterminations se prennent sous ses auspices. Elle est une protection contre les coups de tête et les emportements des dépositaires du pouvoir, non seulement par l’influence qu’elle attribue aux assemblées formées des représentants de la nation, mais encore par le contrôle, je pourrais dire la dictature, qu’exerce dans ces circonstances solennelles l’opinion publique. Car, Messieurs, de nos jours, grâce à l’imprimerie, pour laquelle les amis de la paix ne sauraient avoir trop de reconnaissance, la publicité des discussions fait de chaque pays, quelque vaste qu’il soit, un forum où tous les cœurs vibrent ensemble, où les pensées de tous sont en rapport aussi intime qu’elles pouvaient l’être dans le petit espace qui entourait la tribune aux harangues, en présence des Démosthène et des Cicéron.

Ainsi, l’on est fondé à soutenir que le génie de la guerre rencontre au sein des sociétés actuelles deux adversaires nouveaux d’une puissance toujours croissante, le génie de l’industrie et le génie de la liberté politique, qui en s’accordant semblent devoir réussir à le tenir le plus souvent enchaîné.

Et pourtant ce serait s’abuser que de croire que les forces qui tendent à enchaîner la guerre peuvent être absolument mises hors de doute. C’est pénible à dire, mais on doit s’attendre à ce que de temps en temps elles reprennent l’ascendant. Penser le contraire ce serait confondre la perfectibilité humaine avec la perfection. L’homme et la société sont perfectibles, et l’histoire atteste qu’ils se perfectionnent de bien des manières. Mais l’homme et la société sont sujets à des défaillances. Les peuples les mieux doués ont leurs moments d’aberration pendant lesquels les bons instincts sont surmontés par les mauvais. Toujours le fort sera porté à abuser de sa force et à profiter des prétextes que celle-ci lui fournira. Toujours l’homme, peuple ou individu, sera accessible à l’envie, à la haine, à la vengeance, à l’irritation qui engendre la violence. De tous les êtres, l’homme est le plus personnel, et, s’il est vrai que de cette personnalité naissent le besoin et le culte de la liberté, la fécondité de l’initiative, il est également vrai qu’en vertu de la même cause l’homme soit sujet à s’exagérer sa dignité et, dans le débordement de son orgueil, il est enclin à revendiquer les droits qu’il imagine lui appartenir, par tous les moyens, y compris celui de la force brutale. Pas plus que les individus, les grandes personnalités collectives, telles que les nations, ne seront jamais à l’abri de ces entraînements terribles.

Au spectacle des guerres qui ont dévasté, appauvri et dépeuplé le monde, on est amené à reconnaître cette triste vérité que l’orgueil est un des vices les plus déplorables de la nature humaine, la principale source du mal ici-bas. La tradition biblique explique par l’orgueil la déchéance de l’homme. Adam et Eve voulurent être égaux à Dieu, et c’est pour cela qu’ils prêtèrent l’oreille aux séductions du serpent tentateur et commirent leur énorme désobéissance devant l’arbre de la science du bien et du mal. C’est par orgueil que, dans les temps antérieurs au nôtre, les rois absolus ont entrepris la plupart de leurs guerres. Mais il n’est pas démontré que les démocraties, une fois souveraines, n’auront pas leurs flatteurs de même que les rois ont eu les leurs, et que ces conseillers de malheur dont le poète a dit que c’était le

Présent le plus funeste
Que puisse faire…la colère céleste

ne caresseront pas et n’exciteront pas leur orgueil de manière à les pousser à la guerre, en leur faisant accroire que leur dignité et leur honneur l’exigent. Cela s’est rencontré déjà. Il y aura pourtant cette grande différence entre le nouvel état de choses et l’ancien, que le dernier mot appartiendra à des assemblées délibérantes astreintes à discuter sérieusement et conformément à des formes conservatrices, en présence de l’opinion publique attentive qui sera pour elles-mêmes un juge souverain.

S’il plait aux nationslibres de faire de leur liberté un mauvais usage, ou pour mieux dire d’abjurer leur liberté en subissant le joug de ces adulateurs qui, pour les assujettir, feront semblant de se mettre à leurs pieds, elles le pourront, mais elles auront à en supporter les conséquences. Et quand elles gémiront ensuite sous les fléaux que la guerre entraîne à sa suite, alors même qu’elle est heureuse, elles n’auront à accuser personne qu’elles-mêmes. Cette responsabilité, dont les hommes sages, qui vraisemblablement ne feront jamais défaut dans les sociétés libres tant que celles-ci ne seront pas devenues séniles et caduques, ne manqueront pas de faire apparaître la redoutable perspective aux regards des nations et des assemblées délibérantes, est, ce me semble, de nature à retenir les uns et les autres.

Maintenant, je vous demanderai de concentrer votre attention sur l’Europe, dont nous sommes les enfants. Elle occupe sur le globe terrestre une place bien petite, mais elle a immensément fait pour l’avancement de la civilisation. Depuis trois siècles, elle est la ruche d’où sont sortis de nombreux essaims dont elle a lieu d’être fière et heureuse, qui ont peuplé de vastes régions éparses sur tout le reste de la planète, et abandonnées jusque-là à des races incapables.L’Europe se distingue de la plupart des autres parties du monde par la densité de sa population, et plus encore par l’étendue de ses lumières, ainsi que par l’aptitude à pratiquer les devoirs de liberté, et, par un juste retour, à en recueillir les bienfaits.

Les nations qui, en dehors de l’Europe, jouissent de la liberté politique, sont des émanations directes de l’Europe. Elles sont d’autant plus libres que le sang européen coule plus abondamment dans leurs veines. Pareillement pour toutes les branches de l’industrie, l’agriculture, les manufactures, les arts extractifs, ceux si importants du transport par terre et par eau, et l’art des échanges tant internationaux qu’intérieurs. Dans l’ensemble et même le détail de ces divers moyens de produire la richesse, c’est l’Europe ou ses rejetons qui ont incontestablement la palme.

L’Europe considérée comme une unité, quoique aujourd’hui les rapports politiques qui existent entre les différents États ne permettent guère de dire qu’elle forme rien de pareil, l’Europe, dis-je, dans son ensemble, a possédé et exercé jusqu’à ce jour la prépondérance sur le reste de la planète. Il serait téméraire de prédire qu’elle demeurera la reine du monde. Il se forme présentement, de l’autre côté de l’océan Atlantique, en face de nous, une Confédération de plus en plus étroitement unie qui occupe un territoire immense, pouvant s’accroître encore, et admirablement disposé par la nature pour être le siège d’une nation de plusieurs centaines de millions d’âmes. En présence d’une création aussi considérable, l’Europe n’est aucunement assurée de conserver la suprématie sur le reste de la terre ; mais il dépend d’elle de rester investie d’une autorité à nulle autre inférieure, à la condition de faire le nécessaire. Elle continuera ou elle cessera d’être un des foyers les plus radieux de la civilisation et de jouir d’une très grande puissance, selon qu’elle répudiera les passions militaires ou qu’elle persistera à les échauffer dans son sein, selon qu’elle gardera ses institutions guerrières ou qu’elle les modifiera profondément, de manière à les réduire dans une très forte proportion et à les subordonner à ses institutions pacifiques.

L’Europe a lieu, désormais, de se regarder et de se traiter elle-même comme une famille. Les philosophes le lui recommandent, ses poètes l’y exhortent dans leurs plus belles compositions. Ses hommes d’État, lorsqu’ils sont de sens rassis et lorsqu’ils repoussent les suggestions d’une popularité impudique, sont unanimes dans le même sens. Les hommes religieux de toutes les croyances, indistinctement et sans exception, les y encouragent, et notre ligue en est bien la preuve ; cette estrade même vous l’a montré à une séance précédente, et elle vous le prouve aujourd’hui encore, puisque vous y voyez, amicalement assis l’un près de l’autre, et animés d’une même pensée, des prêtres catholiques, des ministres protestants, des rabbins israélites. Les souverains les plus renommés ont dit que toute guerre européenne était une guerre civile. La grande, l’immense majorité de ses habitants est pour la paix. L’opinion publique ne manque pas une occasion de se manifester en faveur de la paix. Les nations ont des sentiments pacifiques fortement prononcés qu’elles se font un devoir et un honneur de proclamer bien haut.

Et pourtant, encore une fois, l’Europe offre l’aspect du camp le plus vaste et le mieux armé qui ait jamais existé. Ce qui est surprenant, ce qui est monstrueux, c’est qu’elle s’est mise sur le pied de guerre, non contre des étrangers extra-européens, mais contre elle-même.

Une contradiction aussi criante, aussi injustifiable, doit cesser. La civilisation européenne y succomberait, accablée sous le poids des charges qui anéantiraient le plus net de ses ressources. Au contact des institutions guerrières, les institutions libérales, qui sont de plus en plus en honneur parmi les peuples européens, seraient bien condamnées à périr.

Mais comment mettre fin à un pareil état de choses ? Un premier groupe de moyens d’une efficacité remarquable serait de multiplier les modes, les occasions et les besoins de rapprochement entre les habitants des différentes contrées de l’Europe.

À ce point de vue, il convient d’achever les chemins de fer et les autres communications à l’aide desquelles les habitants des différentes parties de l’Europe apprennent à se connaître. De même, il y a lieu de donner plus d’essorà l’enseignement des langues vivantes.

Toute éducation distinguée devrait comprendre au moins le français, l’anglais et l’allemand, qui sont les trois langues par lesquelles, aujourd’hui, s’exerce le plus la pensée humaine, et, dans beaucoup de cas, l’italien et l’espagnol seraient indispensables. La différence des langages est une des barrières les plus insurmontables entre les hommes. Jusqu’ici, cette branche de l’instruction a été extrêmement négligée chez nous.

Il y a lieu aussi de favoriser l’uniformité des poids et mesures, y compris les monnaies, et de faire de même pour divers règlements commerciaux, sur les brevets d’invention par exemple; de même pour ceux de la télégraphie, qui restent différents, malgré les conventions passées jusqu’ici ; de même pour le méridien, à partir duquel on compte les longitudes ; faute d’accord sur ce point, les livres de géographie d’un pays sont inintelligibles chez ses voisins. À ces indications de mesures propres à faciliter le rapprochement des peuples européens, je pourrais en ajouter bien d’autres, mais vous le ferez aussi bien que moi.

Il serait utile d’achever le triomphe du principe de la liberté de commerce, qui est si conforme à l’intérêt commun des peuples civilisés, et et à l’aide duquel chaque industrie doit constamment avoir, chez chaque nation, le maximum de puissance productive. Par le même moyen doit s’établir un prodigieux courant d’échanges de toutes sortes de productions. Cette concurrence universelle déterminera ainsi une solidarité des plus profitables à la paix. À ce sujet, mon illustre ami, Richard Cobden, dont l’Angleterre, en ce moment, regrette plus que jamais la perte, m’écrivait il y a dix ans ces paroles : « Si je désire voir établir la liberté du commerce entre la France et l’Angleterre, ce n’est pas, croyez-le bien, que je me préoccupe beaucoup d’étendre les débouchés de nos manufactures. En temps ordinaire, avec nos colonies toujours croissantes, et par le commerce général du monde, nous avons tout au moins le travail qui est nécessaire à nos ateliers. Une plus grande demande de nos produits pourrait, par la demande des bras qui s’ensuivrait, exciter parmi nos populations ouvrières des prétentions qui, à cause de l’insuffisance de leurs lumières, deviendraient, par leur exagération, des embarras intérieurs. Mon objet principal, pour ne pas dire unique, c’est d’établir entre votre pays et le mien une solidarité d’intérêts que je crois nécessaire à la paix du monde. »

Les améliorations que je viens d’indiquer sont faciles ; il suffirait aux pouvoirs publics de le vouloir avec quelque fermeté pour que ce fussent bientôt des faits accomplis. Mais ce qu’il importerait davantage pour l’affermissement et la consolidation de la paix de l’Europe, et ce qui ne sera pas aussi aisé, c’est le rapprochement politique des différents États dont l’Europe se compose.

Des documents célèbres ont récemment préconisé le système des grandes agglomérations, de préférence à l’isolement absolu des États, qui est le régime d’aujourd’hui. À plusieurs points de vue, ce système est conforme aux tendances les plus avancées de la civilisation moderne ; la rapidité des moyens de communication, en amoindrissant ou en supprimant les distances, permettrait de réunir sous la même loi et les mêmes chefs des espaces beaucoup plus grands. On met moins de temps aujourd’hui pour aller de Madrid ou de Lisbonne à Berlin, ou même à Moscou et à Saint-Pétersbourg, qu’il n’en fallait du temps de Périclès ou d’Épaminondas pour traverser de part en part la Grèce avec les misérables moyens que l’on possédait, et je ne parle pas du télégraphe, qu’on ne prévoyait pas alors, et qui donne aux modernes des facilités merveilleuses.

Mais si l’Europe devait se réduire à un petit nombre de grandes agglomérations, il faudrait, pour en venir là, une guerre épouvantable ; ce serait une étrange préparation à la paix. Le système des grandes agglomérations, si on l’entend d’une manière absolue, a les caractères les plus fâcheux de l’injustice et de l’oppression. Il existe en Europe plusieurs peuples qui, petits par le territoire ou par la population, bornés même dans certains cas à une seule ville, sont très respectables par leur génie particulier, par leur activité féconde et par leurs vertus. Pour eux, la nationalité est un bien des plus précieux, dont on ne saurait les dépouiller sans iniquité, sans commettre une de ces violations du droit qui troublent la conscience des particuliers et qui font reculer la morale privée non moins que la morale publique.

Faisons des vœux pour la conservation de ces nationalités, exiguës par le territoire ou la population, mais grandes par les services déjà rendus et par ceux qu’on a lieu d’en attendre encore. Au nom de la liberté de l’esprit humain, dans l’intérêt de ce que la civilisation a de plus sacré, demandons-en le maintien. Rappelons-nous que, sous le despotisme de Richelieu et de Louis XIV, la Hollande, par exemple, fut le refuge de plus d’un philosophe proscrit ou menacé, et que les puritains maltraités ou poursuivis en Angleterre y trouvèrent un asile où ils préparèrent leur entreprise sur le Nouveau-Monde, qui a eu tant de conséquences. N’oublions pas que les imprimeries de Leyde, d’Amsterdam, de Kehl, de Genève, ont servi à la publication d’ouvrages importants qui, en France, sous l’œil de la police, et avec la législation draconienne qui existaient contre la libre expression de la pensée, n’auraient jamais pu voir le jour.

L’Amérique du Nord offre à l’Europe l’exemple à suivre pour concilier la formation d’une grande agglomération d’hommes et de territoires avec le respect de la souveraineté individuelle de chacun des États. Le modèle est saisissant par le nombre des États confédérés et par la diversité extrême qu’on remarque dans l’étendue et les ressources, qui sont propres à chacun d’eux, en population et en richesse.

À côté de l’État de New York, qui a une superficie de 13 millions d’hectares, c’est-à-dire plus de vingt fois la moyenne d’un département français, on observe celui dit de l’île de Rhodes (Rhode Island), qui en fait moins de 300 000, c’est-à-dire qui est inférieur à la moitié d’un département moyen[2]. Sur le flanc de l’État de Pennsylvanie, qui est à peu près l’égal de celui de New York, on rencontre l’État de Delaware, qui a 550 000 hectares, moins d’un département, et qui ne compte guère que la population d’un de nos arrondissements. La Californie est à un quart près aussi spacieuse que la France, et le Texas nous surpasse de 7 millions d’hectares.

Et pourtant New York, dont la capitale seule fait sept fois la population du Rhode-Island, n’a pas l’idée de conquérir celui-ci. La Pennsylvanie n’a jamais songé à s’annexer son petit voisin le Delaware. L’Ohio, l’Indiana et l’Illinois,États limitrophes qui ont des frontières aussi peu conformes que possible à la théorie des frontières naturelles, puisque ce sont des lignes mathématiquement droites, tracées selon les cercles de longitude et de latitude, n’ont jamais manifesté le dessein de les redresser. L’Alabama, le Mississippi et la Louisiane, l’Iowa, le Missouri et l’Arkansas, qui sont dans le même cas de limites contre nature, ne s’en préoccupent pas davantage.

Les États qui se sont associés pour former les États-Unis étaient distincts les uns des autres avant de lever l’étendard de l’indépendance, et ils restèrent presque autant séparés une fois l’indépendance conquise. Il existait entre eux des contrastes et des rivalités qu’il eût été facile à des ambitieux d’envenimer. Mais à la voix de grands patriotes tels que les Washington, les Franklin, les Jefferson, les Adams et d’autres, après être restés quelques années dans une situation de malaise les uns vis-à-vis des autres, ils eurent l’heureuse inspiration de se constituer de manière à garantir de collisions redoutables la souveraineté de chacun, en créant une souveraineté collective, qui parmi ses attributions exclusives, compte le droit de déclarer et de faire la guerre.

La coexistence de ces deux souverainetés, admirablement organisée par la Convention d’hommes supérieurs et d’excellents citoyens qui se réunit en 1787, et qui a tracé la Constitution actuelle des États-Unis, cette coexistence a été leur palladium. Elle a rendu pendant soixante-dix années la guerre impossible entre eux, dans leurs relations mutuelles ; elle a dompté l’esprit de conquête. Elle eût fondé chez eux la paix perpétuelle sans un élément qui préexistait et qui devait, chez un peuple constitué sur le principe de la liberté, déterminer un jour une grande crise, l’esclavage. Mais de 1789 à 1861, la Constitution des États-Unis a procuré à ces peuples le bienfait d’une paix profonde. Ils ont pu se passer d’institutions militaires. Ils ont pu se contenter d’une armée qui, dans l’état actuel de l’Europe, ne serait pas regardée comme une garnison suffisante pour une seule de nos places fortes de premier ordre, car elle n’était que de 6 000 hommes.

Les sommes énormes que les peuples de l’Europe employaient à entretenir des armées, les Américains du Nord ont pu les consacrer à des améliorations pacifiques dans les genres les plus divers et au développement de leur prospérité. Tandis qu’en Europe le génie humain et le talent des hommes d’État et des citoyens les plus distingués servaient très souvent et de préférence à des manœuvres de rivalité et d’hostilité des États les uns contre les autres, en Amérique ils étaient consacrés à gouverner libéralement le pays, à éclairer les habitants, à exploiter à leur profit un continent jusqu’alors resté vierge. En 1789, quand la Constitution actuelle des États-Unis fut mise en vigueur, la population du pays était moins du sixième de celle de la France. La richesse n’était pas le vingtième de la nôtre. En 1861, quand éclata la guerre de la sécession, la population des États-Unis était à 6 millions près celle de l’Empire français ; leur richesse collective n’était pas au-dessous de celle de la France, si elle n’y était supérieure. En 1789, la ville de New York avait 25 000 habitants ; aujourd’hui, avec ses annexes, elle va à 1 million et demi. Hors de la France et de l’Angleterre, il n’y a pas une ville semblable dans toute l’étendue de la civilisation occidentale.

Cette république de quarante États souverains se déploie maintenant sur une surface de 8 millions et demi de kilomètres carrés ou 850 millions d’hectares ; c’est à peu près celle de toute l’Europe jusqu’à l’Oural, et au-delà de deux fois l’Europe occidentale, comprenant la France, l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal, la Suisse, l’Italie, l’Autriche, la Prusse, les autres États germaniques, la Hollande, la Belgique et les régions habitées des États scandinaves. Avant la fin du siècle, il faut s’attendre à voir ce territoire gigantesque peuplé et animé de plus de 100 millions d’âmes, et si les choses continuent du même pas, quand on aurait atteint le milieu du vingtième siècle, c’est-à-dire dans quatre-vingts ans d’ici, intervalle de temps médiocre dans la vie des nations, la population des États-Unis surpasserait celle de l’Europe. Voilà ce qu’il est donné à la paix de produire lorsqu’elle s’appuie sur ces deux fondements solides : la liberté politique et l’industrie.

Jusqu’à quel point l’Europe pourra-t-elle s’approprier une organisation qui ressemble à celle des États-Unis ? Jusqu’à quel degré serait-il possible d’organiser, parmi les peuples de ce côté-ci de l’océan Atlantique, quelque chose d’analogue à ce que les Anglo-Saxons ont établi sur le rivage occidental de ce magnifique bassin ? Je ne prendrai pas sur moi de répondre à une telle question ; le tenter serait bien au-delà de mes forces. Il me sera permis cependant de vous dire ce qui est chez moi une conviction profonde, qu’à moins d’une organisation qui offre des traits empruntés à celle des États-Unis, sans cependant aller aussi loin dans la voie de l’unification, notre Europe, fondatrice de la civilisation moderne, s’en verra enlever la palme et subira une humiliante et funeste déchéance. Dévastée par l’égoïsme et l’orgueil des différents membres qui la composent, épuisée par ses efforts contre elle-même, elle sera, dans l’espace d’un très petit nombre de générations, réduite à bien peu de chose en comparaison de l’Union américaine du Nord.

La condition du progrès et du salut, ne serait-ce donc pas d’avoir un congrès européen permanent, comme celui qui siège à Washington, électif pareillement, et délibérant de même en public ? Ce serait, je le reconnais, bien difficile à établir. Des préjugés et des intérêts s’y opposent ; mais nous sommes en un temps où les choses difficiles se font quand l’aiguillon de la nécessite y excite les hommes, parce que l’initiative humaine a acquis une puissance qu’il n’avait jamais eue.

Puisse l’Europe se recueillir et se résoudre à écarter, par l’essor et la consécration positive qu’au moyen d’institutions appropriées elle donnerait au sentiment de concorde et d’union, par les sacrifices d’amour-propre et de pouvoir qu’y feraient les souverains comme les peuples, une chute qui autrement serait inévitable !

C’est surtout à l’Europe occidentale que je songe en ce moment. Le vaste empire situé à l’orient de l’Europe, et s’étendant de là, à travers travers toute l’Asie septentrionale, jusqu’au détroit de Behring, où il est en vue du continent américain, l’empire russe, pour l’appeler par son nom, semble destiné à former indéfiniment une unité par lui-même, Mais l’Europe occidentale, si elle ne répudie ses divisions et ses jalousies semblables à celles dont les républiques de la Grèce antique s’obstinèrent à donner le spectacle, ne pourra éviter le même sort que celles-ci. Les mêmes causes amèneront les mêmes effets.

Quand on demande à un homme des États-Unis de quelle nation il est, la réponse est invariablement : Je suis Américain ! En Europe, nous avons à faire un progrès du même genre. Nous resterons les uns Français, les autres Anglais, ceux-ci Prussiens, Allemands, Autrichiens, Hollandais, Italiens, Scandinaves, Espagnols, Portugais, Belges, Suisses, Anséates, etc., etc. ; mais nous nous déclarerons, avec le même empressement et la même cordialité, Européens. Nous manifesterons le sentiment que Cicéron exprimait avec plus d’étendue encore, quand il disait qu’il avait deux patries : Rome et l’univers. Nous ne désapprendrons pas pour cela à aimer la France, nous n’en serons pas moins ses enfants dévoués. Notre association avec le reste de l’Europe serait une autre façon d’aimer notre pays, et, à tout prendre, la plus conforme aux besoins de sa grandeur, de son influence et de sa prospérité.

MICHEL CHEVALIER.

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[1] Discours prononcé à la séance annuelle de la Ligue internationale et permanente de la paix.

[2] La moyenne des départements est de 610 000 hectares.

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