L’impôt doit-il servir à répartir la richesse entre les citoyens ?

Dans sa réunion du 5 février 1891, la Société d’économie politique s’interroge sur la raison d’être de l’impôt. Pour ses membres, il est certain que la mission de l’impôt est de financer les services régaliens de l’État, que l’initiative individuelle est incapable de fournir. Le meilleur système fiscal, selon ces économistes, est celui qui a le moins d’influence sur la répartition des richesses. Le système opposé, celui qui a pour but avoué de redistribuer les richesses, est pour eux non seulement injuste, mais inefficace.


L’impôt doit-il être un moyen de répartir la richesse entre les citoyens ?

Société d’économie politique, 5 février 1891

L’assemblée adopte ensuite comme sujet de discussion la question suivante, proposée par M. Léon Say :

L’IMPÔT DOIT-IL ÊTRE ESSENTIELLEMENT UN MOYEN DE RÉPARTIR LA RICHESSE ENTRE LES CITOYENS ?

M. Léon Say prend la parole pour poser la question.

Dans la question à l’ordre du jour, il y a, dit-il, deux faces : On peut se demander d’abord s’il n’est pas de l’essence des impôts d’exercer une influence sur la distribution de la richesse et ensuite si l’impôt doit être essentiellement un moyen de répartir la richesse entre les citoyens. M. Léon Say répond affirmativement à la première partie de la question et négativement à la seconde.

Il est certain qu’il est impossible d’imaginer un impôt sans action sur la fortune des citoyens et qui ne détermine pas, si l’on peut ainsi s’exprimer, les vocations en éloignant ou en rapprochant tels ou tels individus d’une profession ou d’une autre.

Mais pour l’école libérale, c’est un malheur, et notre idéal serait l’absence d’impôt. Tout impôt est mauvais ; il soustrait une partie de nos ressources à l’emploi que nous voudrions en faire. Nous ne pouvons en admettre la légitimité que si l’État auquel nous en remettons les espèces les emploie à notre profit aux dépenses publiques.

Comme il est impossible qu’une action ne soit point exercée par les impôts, même ceux qui sont le plus consciencieusement établis, en faveur de telle ou telle classe de la société, les hommes se sont toujours disputé le Gouvernement, comme l’a fort bien établi M. de Molinari, afin de profiter, en s’emparant des pouvoirs, des avantages qui peuvent être assurés aux uns ou aux autres par l’établissement des impôts. L’Ancien régime exploitait la majorité de la nation au profit d’une minorité en concédant des privilèges à la noblesse. Le Gouvernement de Juillet enrichissait les grands propriétaires et les grands industriels au détriment du reste de la nation par les combinaisons du système protecteur. Les anciens de la Société se rappellent ce que M. Renouard nous a souvent raconté de ses entretiens avec M. Guizot en 1846 et en 1847.

M. Guizot était trop éclairé pour ne pas regretter l’excès du régime économique auquel la France de Juillet était condamnée ; mais il ne croyait pas possible de trouver une base assez large pour gouverner en dehors des intérêts protectionnistes qui étaient ceux des électeurs censitaires. Il n’est donc pas étonnant que l’éducation des siècles ait donné naissance à une école nouvelle professant que l’impôt doit être essentiellement le moyen de répartir la richesse entre les citoyens.

Le régime que nous prépare cette école pourrait bien être défini par ces mots qui paraissent contradictoires : « l’ancien régime moderne ». L’ancien régime favorisait dans l’établissement des impôts une minorité au détriment d’une majorité ; le nouveau régime favoriserait une majorité au détriment d’une minorité. Mais dans le nouvel ancien régime la justice ne serait pas plus respectée que dans le véritable Ancien régime, à moins qu’on ne dise que ce n’est point injuste d’opprimer les autres quand on est la majorité.

Tout le mal provient de ce qu’aucun impôt ne peut être établi sans détruire la loi naturelle de la distribution de la richesse, mais à cela nous ne pouvons rien. On fait un principe d’une nécessité. En politique, où l’absolu n’a guère de place, il arrive souvent qu’on soit obligé de faire ce qu’on sait n’être pas le bien. Il ne peut pas en résulter de conséquences fâcheuses si l’on proclame en même temps que c’est un sacrifice fait malgré soi à la nécessite. Le vrai mal commence quand on s’applaudit des mauvaises mesures qu’on a été obligé de prendre. Pour gouverner il faut faire des concessions ; gouverner est un art et les arts n’ont pas et ne doivent pas avoir la rigidité de la science. Faire des concessions en politique et avoir de la faiblesse sont choses distinctes ; mais il est rare qu’on ne se laisse pas aller à des concessions qui auraient pu être évitées.

Nous savons bien que tout impôt est imparfait, que l’idéal économique serait d’être gouverné pour rien et que cet idéal n’est celui ni des filateurs, ni des sucriers, car c’est l’existence même de l’impôt qui leur permet de profiter de certaines dispositions d’une loi qui devrait n’être que fiscale et qui prend un tour particulier. On est disposé à croire qu’une loi protectrice devient juste quand elle protège un grand nombre de citoyens. Il semble à beaucoup de législateurs et à presque tous les électeurs que les intérêts particuliers se confondent avec l’intérêt général quand ils sont ceux du grand nombre. C’est pourtant un préjugé. On ne pourra établir la justice en matière d’impôts que le jour où les citoyens auront souci de l’intérêt général indépendamment des intérêts particuliers de quelques-uns, d’un très grand nombre, ou même de la génération actuelle tout entière. Un pays qui a été avant et qui sera après, qui est grand par son passé et qui a droit à l’être dans l’avenir, ne peut pas être confondu avec la population qu’il nourrit pendant une période d’années et qui constitue simplement une génération éphémère au milieu de la succession des générations.

M. A. Raffalovich cite l’exemple d’une province de l’Australie, celle de Victoria, qui se trouve en ce moment livrée au socialisme d’État le plus effréné. Là, les ouvriers, les Trades’ Unions, sont parvenus à dominer le Parlement et tous les pouvoirs publics ; le système financier et fiscal a été, sous leur pression, organisé de façon à favoriser spécialement leur classe, les terres appartenant aux grands propriétaires ont été surchargées de taxes énormes, et les sources les plus riches du travail se sont trouvées promptement atteintes et compromises.

Il en est résulté bientôt une décadence économique déplorable dans cet État de Victoria, où toutes les activités productives se trouvent dès maintenant dans une condition bien inférieure, par rapport à la Nouvelle-Galles du Sud, par exemple.

M. Limousin dit que la première partie de l’observation de M. Léon Say, relative à l’emploi de l’impôt comme moyen d’enrichir une catégorie de citoyens, se présente sous deux aspects. Il y a, d’une part, ainsi que l’a dit M. Léon Say, l’aspect protectionniste : la classe dirigeante combinant l’impôt de telle sorte qu’il en résulte un bénéfice pour elle ; exemples : le système actuel de primes sur les sucres, les acquits-à-caution, enfin le régime protectionniste en général.

Le second aspect de l’exploitation de l’impôt par une classe est celui du fonctionnarisme. Les fonctionnaires constituent, dans les sociétés modernes, une classe gouvernante, à qui il apparaît que le budget est sa propriété, et qui ne le trouve jamais assez gros pour son appétit. Dans certains pays, tels que les États-Unis, l’Espagne, la Grèce, il semble que les luttes politiques n’aient pas d’autre objet que, pour les uns la conquête du budget, pour les autres la défense de ce gâteau.

M. Léon Say a dit que l’idéal consisterait dans un impôt qui porterait proportionnellement sur tout et sur tous, et ne permettrait pas la combinaison de privilèges en faveur de certaines catégories de citoyens ; mais il déclare que cet idéal est irréalisable. L’orateur ne pense pas de même ; il croit qu’il est possible de faire des inventions en économie politique, et sans entrer dans des développements qui ne seraient pas à leur place, il affirme la possibilité d’un système d’impôt qui réaliserait l’idéal indiqué.

L’exploitation de l’impôt par une classe qui, d’après M. Léon Say a été la caractéristique du gouvernement de Juillet, est comme la théorie de la guerre des classes de certains socialistes, — de faux socialistes, car le socialisme doit s’étendre à la collectivité entière, et non s’appliquer à une seule catégorie sociale, fût-elle la majorité ; — ce système est la manifestation de l’absence d’esprit politique chez ceux qui le pratiquent ou le professent. Il est cependant juste de reconnaître que la théorie de la guerre des classes est plus compréhensible, plus excusable chez les ouvriers, qui font partie de la masse déshéritée, que celle de l’exploitation de la société à leur profit ne l’était chez les bourgeois censitaires du gouvernement de Juillet. Chez l’ouvrier révolutionnaire la haine des classes, le désir de faire que les derniers deviennent les premiers, sont la conséquence de l’état d’exaspération dans lequel les plonge leur misère. L’injustice qui est dans le principe même du système ne leur apparaît pas parce qu’ils ne sont ni instruits ni cultivés. Il n’en était pas de même de la bourgeoisie du gouvernement de Juillet, qui avait pour elle la richesse, l’instruction et les privilèges politiques. Elle ne pouvait se faire d’illusion sur le caractère profondément immoral de son système.

Sur le fond de la question. M. Limousin pense que l’impôt ne doit pas être essentiellement un moyen d’influer sur la répartition des richesses. Toutefois, il peut être quelquefois un palliatif, un correctif à des injustices véritables. L’orateur s’appuie sur l’autorité d’un des pères de l’économie politique, celle de Bastiat. Bastiat a établi dans un de ses pamphlets qu’il existe deux espèces d’utilités : les utilités gratuites et les utilités onéreuses. Il s’en tient à cette affirmation d’un fait qui devient évident pour peu qu’on y réfléchisse ; mais il est naturel d’en tirer des conséquences relatives à la propriété. Une de ces conséquences est que les utilités onéreuses, fruits du travail, le capital proprement dit, constituent bien légitimement une propriété individuelle, personnelle ; mais que les utilités gratuites, qui sont l’œuvre de la nature agissant spontanément, dans lesquelles par conséquent il n’y a aucun travail humain incorporé, ne peuvent légitimement faire l’objet d’une propriété. Or, dans tous les pays civilisés, afin d’assurer l’exploitation du sol, qui est la première de toutes les utilités gratuites, et pour d’autres raisons, on a constitué le sol en propriétés au profit d’un certain nombre de membres de la société, et au détriment d’un certain nombre d’autres, qui se trouvent ainsi dépouillés du premier de tous les instruments de travail, celui sans lequel la bonne volonté, l’intelligence, l’énergie restent impuissantes, Or, n’y aurait-il pas une certaine justice à considérer l’impôt payé par les détenteurs des utilités gratuites, — propriété commune par essence, — comme une compensation, un moyen de pallier l’injuste répartition des richesses ? Il ne serait pas nécessaire de faire une répartition entre les déshérités, de l’impôt payé par les privilégiés, il suffirait d’une inégalité proportionnelle dans la répartition des charges sociales.

M. Léon Say a exprimé le regret que le législateur oubliât quelquefois la stricte justice qui, en matière d’impôt, veut que chacun paie exactement sa part proportionnelle, et se laissât entraîner par le sentiment religieux à faire de la philanthropie, ce qui devrait être du domaine privé. Cependant, ne peut-on pas se demander s’il n’y a pas une justice supérieure à celle de la stricte et équitable répartition des charges publiques ; si la philanthropie n’est pas un devoir, si le non-accomplissement de ce devoir par ceux à qui il s’impose ne constitue pas parfois un danger social ? Et ce danger étant constaté, l’autorité sociale n’accomplit-elle pas une obligation qui n’est en aucune façon contradictoire avec la justice, en se servant de l’impôt pour contraindre les hommes qui se soustraient aux charges de solidarité humaine et de devoir social à se soumettre à ces charges ?

M. Henri Baudrillart pense que la question peut être traitée d’une manière plus restreinte, qu’il suffirait de rechercher non pas quelles répercussions peut avoir l’impôt sur la répartition de la richesse, mais si le législateur doit se proposer volontairement d’agir sur cette répartition à l’aide de l’impôt.

Pour répondre à cette question, si l’impôt doit être essentiellement répartiteur de la richesse, il faut se demander quelle est la nature de l’impôt. C’est la part de sacrifices demandés à chacun pour les services de l’État. Cela exclut l’idée que l’impôt soit essentiellement un instrument de répartition de la richesse. Lui faire jouer ce rôle, c’est s’écarter de sa notion fondamentale, ce qui n’aurait que des inconvénients. Si la richesse est répartie selon les lois naturelles qui amènent des inégalités plus ou moins grandes dans les fortunes, sans qu’on puisse les taxer d’injustice, il n’y a pas à faire intervenir un moyen de contrainte pour changer cet ordre. Si, comme l’a soutenu M. Limousin, il y a dans cette répartition des iniquités, il reste à voir si c’est bien à l’impôt à y apporter un correctif par des surtaxes sur les riches, en se jetant dans un système de compensations de l’application la plus difficile et peut-être la plus dangereuse. Dès qu’on sort de l’idée de l’impôt proportionnel à l’avoir et au revenu, ce qui arrive fatalement avec l’impôt répartiteur, on se heurte à l’arbitraire, on expose à la fois l’impôt et la fortune privée à toutes les chances de la mobilité et de l’incertitude, faute d’une règle fixe. On agit à tâtons en voulant établir des compensations qui tantôt resteront en deçà du but, tantôt iront au-delà, et qui risqueront d’ajouter des injustices nouvelles à celles qu’on prétend corriger.

Voyez ce qui se passe aujourd’hui pour les tarifs douaniers. On s’aperçoit qu’en favorisant une industrie on en blesse une ou plusieurs autres ; vite, il leur faut des compensations. Quoi qu’on fasse, on ne réussit pas à les établir avec équité. Combien ne sera-ce pas plus difficile avec la matière si vaste et si compliquée de l’impôt ! Si l’on veut agir sur la répartition par l’impôt progressif, et c’est à cela qu’on arrive, on entre dans un système d’amendes et de confiscations qui risque d’être illimité ; il n’y a en effet aucune règle sinon la modération présumée de ceux qui l’établissent, ce qui est une garantie bien fragile, tandis que l’impôt proportionnel porte sa règle en lui-même et offre ce caractère en quelque sorte unique qu’on ne peut ni l’exagérer ni le réduire à l’absurde. Plus il est poussé loin, mieux il vaut.

Bien donc qu’on ait appliqué partiellement cet expédient des compensations, peu conforme aux principes, on ne saurait conclure de ces faits particuliers que l’impôt est essentiellement répartiteur de richesse ; lui attribuer cette fonction serait le renversement des vérités économiques les mieux démontrées. Ce serait presque inévitablement mettre l’impôt et la richesse aux mains de la politique à laquelle on livrerait la solution de ces questions. Or, il faut mettre la politique en quarantaine à l’entrée des questions économiques ; si elle force la porte, on ne saurait que le regretter, le caractère propre de la politique étant le plus souvent d’agir dans cet ordre de faits comme élément perturbateur. L’État aux mains d’une caste ou d’un parti ne songera plus, à l’aide de l’impôt, qu’à favoriser telle ou telle classe ; les exemples tirés de l’histoire ne manquent pas pour le prouver. L’impôt répartiteur, ce sera tantôt l’aristocratie avec ses exemptions et ses privilèges pour les hautes classes et ses surcharges pour la masse populaire, tantôt la démocratie déplaçant ces mêmes privilèges au profit des classes inférieures. Au nom de quelle justice ? La fausse démocratie appelle justice le nivellement qui ne tient un compte suffisant ni des efforts et des mérites personnels ni des droits du capital. On dit que l’économie politique doit se conformer à la démocratie. C’est plutôt à la démocratie à se conformer à l’économie politique, dont les lois et les règles sont fondées sur la nature des choses et sur l’expérience.

Sans s’arrêter aux applications plus ou moins heureuses dont témoignent certaines législations dans lesquelles l’impôt intervient volontairement dans la distribution de la richesse, l’orateur reconnaît aussi que d’éminents économistes admettent la possibilité de quelques taxes sur les riches pour compenser les inégalités de l’impôt de consommation, lequel atteint, dit-on, davantage la classe ouvrière. Il doute que ces inégalités soient telles qu’elles vaillent la peine de jeter l’impôt hors de ses voies naturelles et d’ouvrir la brèche à de plus grandes exigences dans le même sens. Quant aux effets des impôts indirects sur la condition des classes ouvrières, il n’ira pas jusqu’à dire avec M. Thiers qu’ils sont nuls, parce que l’ouvrier les fait entrer dans son salaire. Cela n’est pas d’une application si prompte et si universelle, le salaire se réglant sur l’offre et la demande comparées du capital et du travail. Pourtant la tendance à mettre le salaire en équilibre avec le prix des moyens d’existence n’en existe pas moins, et c’est aussi une vérité de fait que le prix des vivres et des loyers ayant peut-être augmenté de 30% (les objets fabriqués diminuant de prix de leur côté), les salaires se sont accrus dans la proportion de 50 ou de 60%.

Mais que faire, dira-t-on, si l’on se trouve en face de privilèges, d’impôts injustes ou trop onéreux pour la masse ? Mieux vaudra aborder ces difficultés de front, et en tout cas ne pas recourir à des remèdes dangereux ou fallacieux comme le sont ces combinaisons de répartition qui trompent souvent la main qui les met en œuvre. On est rarement sûr que des surtaxes sur les riches soulagent les pauvres, et il y a des cas fréquents où elles se résoudront simplement en une diminution de la demande du travail. On aura donc fait plus de mal que de bien.

On a cité l’Angleterre faisant de la taxe des pauvres une sorte de rançon des privilèges de l’aristocratie britannique. Il vaudrait mieux choisir un autre exemple. Il y avait des prohibitions qui pesaient sur la vie de la masse populaire. L’Angleterre les a abolies. Il y avait des tarifs élevés qui enchérissaient les subsistances. L’Angleterre les a réduits. Au lieu de porter atteinte à la notion fondamentale de l’impôt pour soulager les populations, modérez-le autant que vous le pourrez, pratiquez la politique des dégrèvements et des économies, donnez au travail tout son essor et à la consommation toutes ses facilités. On dira peut-être qu’avec l’état actuel c’est une chimère. En tout cas c’est un idéal, qu’il appartient à l’économie politique de poser et de maintenir.

Il faut enfin craindre la pente de la logique, particulièrement en France. L’impôt répartiteur, égalisateur, ne l’oublions pas, c’est l’État juge des fortunes, faisant acception des personnes et des classes. Or, où cela nous mènera-t-il? Pourquoi l’État alors ne réglementerait-il pas les salaires ? Pourquoi ne se rendrait-il pas maître de la rente du sol ou ne s’y ferait-il pas une part léonine selon l’unique règle de ses appétits et suivant l’étendue de ses visées sur la répartition des richesses ? Nous voyons qu’on ne recule pas devant cette conséquence. C’est le principe dont il faut se défier. Voilà pourquoi, si, en fait, l’impôt exerce des répercussions dont on n’est pas toujours maître sur la répartition des richesses, l’impôt répartiteur volontairement pris pour moyen d’agir sur elle par le législateur serait une grosse erreur et un grave danger.

M. R. Stourm commence par définir l’impôt. L’impôt, dit-il, a pour objet exclusif de pourvoir aux dépenses publiques, voilà ce que la science économique enseigne et son enseignement aboutit à des conséquences très pratiques et très efficaces.

Le Parlement vote, en premier lieu, les dépenses publiques ; il détermine, avant toutes choses, le montant des sommes qu’il entend affecter aux services publics. Admettons provisoirement que ces fixations soient sages, rationnelles, que l’État n’empiète pas sur l’initiative privée ; en un mot, laissons de côté la question des attributions de l’État et l’examen du budget des dépenses.

Le vote du budget des recettes n’intervient qu’en second lieu, afin de bien spécifier, conformément à la définition économique donnée ci-dessus, que l’impôt a pour unique destination de pourvoir aux dépenses publiques. Le législateur déclare donc ainsi, chaque année, par le fait même de sa procédure budgétaire, que le droit de prélever une part des fortunes individuelles au profit du Trésor est limité à une destination unique. Par conséquent, ce droit nécessairement restrictif comme tout droit exorbitant, ne doit jamais être étendu au-delà de l’objet précis en vue duquel il a été limitativement autorisé. Ce serait, dès lors, un excès de pouvoir étrange que d’organiser le budget des recettes, non pas en vue de l’équilibre du budget des dépenses, mais au gré d’utopies sociales, et de faire servir l’impôt à transporter la fortune de certains citoyens dans la poche d’autres citoyens. Le droit naturel, la justice, la constitution même du pays protestent contre une telle conception de l’impôt.

Maintenant, est-il possible de réaliser exactement la maxime économique formulée au début de la discussion ? N’arrive-t-il pas forcément que toujours, plus ou moins, l’impôt le mieux assis trouble les conditions naturelles de la production et de la consommation ? Évidemment, on ne saurait imaginer un impôt absolument inoffensif. L’impôt est un mal et le meilleur a de graves inconvénients. M. Gladstone a dit quelque part que « la tarification la plus équitable est celle qui exerce le moins d’influence sur la marche d’un commerce ou d’une industrie ». Il existe donc certains impôts qui, plus que d’autres, approchent de la perfection recherchée. Prenons, par exemple, l’impôt foncier. Si le cadastre est bien établi, si chaque parcelle de terre, chaque maison, est évaluée justement, la taxe qui frappera proportionnellement ces parcelles et ces maisons ne troublera que fort peu l’équilibre de la propriété foncière.

Pour les patentes établies sur le commerce et l’industrie, dont les tarifs ont été remaniés, améliorés, refondus, dans une série de lois sans cesse progressives, depuis 1791, sans doute, la proportionnalité exacte n’est pas obtenue, — il serait téméraire de l’affirmer, — mais on a cherché à s’en rapprocher le plus possible, et, autant que les faibles moyens humains le permettent, chaque commerce et chaque industrie supporte une part d’impôt proportionnée à son importance, de manière à maintenir pour le mieux le niveau naturel des situations réciproques. L’impôt sur l’alcool, enfin, assis sur le produit terminé, suivant même la matière imposable, par le moyen du crédit des droits, jusqu’à la consommation, a pu laisser à l’industrie une telle liberté que de considérables transformations se sont produites dans son sein, sans que la taxation y apportât la moindre gène. Ainsi, après 1851, lorsque l’oïdium eut à peu près supprimé la fabrication de l’alcool de vin, on vit l’alcool de betteraves, de mélasses, l’alcool dit industriel, naître et se développer subitement, dans les liens mêmes de l’impôt. De 500 000 ou 600 000 hectolitres, la fabrication est montée à 1 million 1/2, 2 millions d’hectolitres, sans que la taxation ait entravé cette extraordinaire expansion.

Au contraire, en 1884, dans le désir de porter secours à l’industrie du sucre en détresse, ou imagina de créer un impôt sauveur, établi non plus sur le produit terminé, mais à l’origine même de la fabrication, sur le poids de la betterave. Qu’est-il résulté de cette taxation exceptionnelle, contraire aux règles fiscales, contraire au but exclusif de l’impôt tel que le spécifie sa définition ? Le Trésor a vu constamment ses produits décroître et successivement, à l’issue de chaque campagne, on a constaté que 60, 70, 80 et 90 millions d’impôts avaient été prélevés sur les contribuables français, non pas pour entrer dans les caisses publiques, mais pour être répartis entre les industriels et les agriculteurs de quatre ou cinq départements. De sorte qu’aujourd’hui, on cherche péniblement à revenir sur une situation dont les consommateurs et le Trésor n’ont que trop souffert et qui choque ostensiblement les règles de la justice. La plupart des pays, d’ailleurs, où ces sortes d’impôt protecteurs destinés à pousser artificiellement l’industrie dans des voies nouvelles ont été autrefois introduits, à l’égard de l’alcool ou du sucre, l’Allemagne, l’Autriche, la Russie tendent aujourd’hui à revenir sur ces concessions abusives.

M. Stourm ne veut pas parler, bien qu’il ait prononcé le mot d’impôt protecteur, des taxes de douane à la frontière : là, l’intérêt particulier s’étale ouvertement et détourne, de l’aveu même des intéressés, l’argent des consommateurs à son profit, grâce au concours des agents du fisc.

En résumé, il existe des impôts qui répondent à leur définition théorique, qui, autant qu’ils le peuvent, et chaque jour davantage en se perfectionnant, fonctionnent sans troubler l’ordre naturel des industries, sans déranger les relations normales des producteurs, des intermédiaires, des exportateurs et des consommateurs. Ce sont ces sortes d’impôts qu’il faut favoriser, développer et incessamment améliorer dans le sens même de leur juste proportionnalité. Au contraire, d’autres impôts ont été créés, dans un but avéré de protection, cherchant ouvertement à transporter une partie des fortunes individuelles d’une poche à l’autre, voulant, de parti-pris, réaliser, au moyen de la taxation, des utopies sociales ou économiques. Ceux-là doivent être énergiquement combattus.

M. Georges Renaud n’a plus grand’chose à dire après ce qui a été si bien exposé par M. Baudrillart et complété par M. Stourm. Il voudrait cependant insister sur un point indiqué par M. Limousin, sur la distinction à établir entre les utilités gratuites et les utilités onéreuses. Si cette distinction existait réellement, ce serait la justification la plus absolue des théories socialistes qui demandent l’expropriation du sol. Mais une analyse exacte et minutieuse des faits montre qu’il n’en est point ainsi. Il n’y a d’utilité qu’autant qu’il y a eu un travail antérieur, un effort, un aménagement. L’eau que nous buvons a été puisée et transportée à une très grande distance ; les rivières sur lesquelles on navigue ont dû être aménagées, endiguées, creusées, draguées, canalisées, régularisées. L’air que nous respirons a été rendu favorable par l’assainissement du sol, par une longue culture ; dans les villes, il nous coûte cher, par suite des percements et de la meilleure installation des maisons. Bastiat, à ce point de vue, a été rectifié par Carey, dans son Traité d’économie politique. Nous ne pouvons juger ce qu’est l’utilité gratuite dans nos pays de vieille civilisation. Il faut aller dans les pays tout neufs, dans les forêts vierges. Demandez à Bonvalot ce qu’il pense de l’utilité gratuite.

M. Léon Say nous a invités à chercher la limite entre l’intérêt général et l’intérêt particulier. Pour la tracer, il ne faut point se placer au point de vue de l’intérêt particulier des individus, mais à celui de la collectivité, qu’on appelle une nation. Il faut envisager son avenir. Toute mesure qui est de nature à diminuer son commerce, gêner sa marine, compromettre l’avenir de son industrie sous toutes ses formes, arrêter son agriculture, c’est-à-dire non pas l’une de ces branches de production, mais leur ensemble, cette mesure est contraire à l’intérêt général. Il y a un critérium qui peut servir d’indication.

M. Clément Juglar, en réponse à la question posée par M. Say, est d’avis que c’est la négative qui s’impose à la première impression ; cependant si nous passons de la théorie à la pratique, combien de lois par des taxes, par des primes, par des subventions, par des combinaisons de tarifs, ou par leur influence indirecte, ont créé des situations privilégiées très enviées que l’on recherche avec empressement, dès que l’on s’engage dans une affaire !

Faut-il citer les industries des alcools, des sucres, de la marine marchande, de la pêche, celles où les drawbacks, les admissions temporaires, les douanes, les tarifs protecteurs ou plus ou moins prohibitifs selon les industries, jouent un grand rôle ? L’orateur ne parle que pour mémoire des privilèges de la Banque, des notaires, des avoués, des agents de change ; il y a donc des catégories de citoyens qui à la vente ou à l’exercice de leur industrie, avec le concours de l’État, prélèvent une partie de leurs profits dans la poche de leurs concitoyens.

Jusqu’ici, il est vrai, ces prélèvements ne se sont exercés qu’au profit d’une minorité ; on voudrait retourner la situation, au profit de la majorité, ce qui paraît plus difficile, pour ne pas dire impossible.

Comment, en effet, répartir une partie de la fortune publique sur la majorité ? par un accroissement des salaires, par une baisse de prix des produits ; l’État se faisant entrepreneur de travaux publics sur une échelle colossale (plan Freycinet), retirant à l’industrie et à l’agriculture la main-d’œuvre en la payant au-dessus du taux moyen naturel pour l’attirer dans de nouveaux travaux, ou bien se faisant industriel, produisant à bas prix les produits de première nécessité, ou bien par des distributions comme sous l’empire romain, alors que l’usage de la sportule était établi, les grands seigneurs la répartissant, non seulement à leurs clients, mais même entre eux selon la classe à laquelle ils appartenaient ; nous arrivons ainsi au « Panem et circenses ». Est-ce le but que l’on se propose ? La fortune de la France, quelque grande qu’elle soit, pourrait-elle y suffire ? L’État, dira-t-on, monarchie ou république, ne se croit-il pas le maître de la fortune de ses sujets ? Sans doute si l’on n’envisage que la fortune immobilière, mais aujourd’hui elle n’occupe plus le premier rang, il y a aussi la fortune mobilière sans laquelle la première perd la plus grande partie de sa valeur, et celle-là, son nom seul indique qu’on ne peut y toucher sans l’ébranler. À la moindre tentative elle s’évapore, passe la frontière en quête d’un abri sûr. Dans tous les temps on a essayé de la saisir sans y parvenir ; les juifs ne pouvant posséder des immeubles au Moyen âge et en Turquie ont bien su, par la lettre de change, les traites, les mandats, la rendre insaisissable, la faisant ainsi passer sans bruit d’un lieu dans un autre. Encore aujourd’hui, en Orient, là où la propriété immobilière est exposée à être violée, une grande partie de la richesse prend la forme mobilière ; on rencontre au Caire, en Algérie des musulmans dont le cachet vaut la signature de nos premiers banquiers, là où elle n’a pas cours, sur les principaux marchés de l’intérieur.

Menacer la propriété par des impôts qui viendraient chaque année en prendre un morceau, pour le répartir en largesses sur une catégorie de citoyens qui serait la plus nombreuse, ce serait rétablir des usages que l’on ne rencontre que dans les civilisations de décadence ou même au milieu des civilisations les plus raffinées, comme on l’a vu à Florence au début de la Renaissance, et dont M. Léon Say a tracé un tableau saisissant en rappelant les procédés employés au XVe siècle et au XVIe siècle pour établir la dîme et l’impôt progressif, l’estim et le castato, procédés qui, sans atteindre leur but, ont échoué ; serions-nous plus heureux aujourd’hui ?

Cette idée de faire servir l’impôt à la répartition de la richesse n’est donc pas nouvelle ; dans ces derniers temps les républiques démocratiques ont essayé de lui donner une forme moderne en la dissimulant sous prétexte de récompenser les services rendus par les citoyens ou par leurs ascendants, ce qui peut mener loin. C’est ainsi qu’en France nous avons inscrit comme pensionnaires de l’État tous ceux qui, à un titre quelconque, ont pris part aux révolutions de 1830, de 1848, de 1851 et de 1870. Aux États-Unis on inscrit encore chaque année ceux qui ont combattu pendant la guerre de la Sécession et le total des pensions dépasse déjà cent millions.

Si ce n’est pas sous la forme de pensions qu’on répartit la fortune, c’est sous la forme de frais d’école, de bourses d’étude, que l’on élève la situation d’un grand nombre de fils ou de filles d’artisans sans savoir si l’on pourra la maintenir. C’est ce que l’on voit dans l’État de la Virginie, dont la population composée pour la majorité d’anciens esclaves a, pour ne pas payer sa dette, employé toutes ses recettes à la fondation et à l’entretien d’écoles. Engagé dans cette voie où s’arrêtera-t-on ?

M. Léon Say répond à quelques observations des précédents orateurs.

M. Stourm, dit-il, croit que la solution de la question posée réside dans le maintien de la règle budgétaire qui veut que le total de la dépense soit établi en premier lieu. Il ne reste, suivant lui, quand on a fixé la somme que réclame la dépense publique, qu’à faire simplement une distribution équitable des charges entre les citoyens, ce qui paraît aisé. L’impôt foncier fondé sur un bon cadastre, l’impôt sur l’alcool, assis sur le produit achevé et non pas sur une matière première avec rendement légal, constituent des impôts justement établis et qui par leur mise en recouvrement entre les citoyens ne détruisent pas la distribution naturelle de la richesse. Cette solution recule la difficulté, mais ne la résout pas. En déterminant la dépense, on peut commettre l’injustice de distribuer aux uns des subventions dont les fonds sont demandés aux autres. Enfin, pourquoi l’impôt foncier assis sur un bon cadastre serait-il indemne de toute possibilité d’injustice ? Deux terres de même étendue, de même fertilité, de même situation par rapport aux débouchés, sont cultivées par deux hommes d’inégale valeur. Elles sont cotées au même taux et paient le même impôt : un des deux cultivateurs se ruine, l’autre s’enrichit ; que devient la justice appliquée à leur impôt ? Pourquoi celui qui se ruine paie-t-il la même somme que celui qui s’enrichit ?

L’impôt cadastral peut être inégal par rapport au revenu des citoyens et favoriser une culture au détriment d’une autre.

Et quant à l’impôt sur l’alcool, pourquoi prétendre a priori que c’est la justice quand il est assis sur le produit achevé ? M. Say se rappelle la merveilleuse brochure de M. David Wells, sur l’établissement de l’impôt sur l’alcool aux États-Unis. L’impôt a détruit là des industries qui n’avaient pu être établies et prospérer qu’en l’absence de cet impôt et qui ont disparu après l’impôt.

On éclairait, avant l’impôt, des villes à l’alcool, et la parfumerie avait l’alcool pour base. Il y a donc eu, du fait de l’impôt, une destruction de concurrence et une facilité pour des industries différentes de s’établir à la place d’autres industries.

Il n’y a qu’une réponse qui soit consolante, c’est celle que nous a faite M. Juglar. Il croit que les excès de protection par l’impôt ne peuvent pas réussir, parce que la protection universelle et la compensation absolue ne sont pas dans la nature des choses et que la nation s’en aperçoit bientôt. L’orateur le croit comme lui, mais il n’est pas impossible de violenter la nature des choses et pendant le temps que dure cette violence il peut se produire beaucoup de mal. Nous en avons eu quelques exemples dans notre pays.

Le malheur est qu’on ne croit plus à la formule de Boisguillebert. Il voulait réformer les impôts et prétendait réussir en quelques mois, en quelques heures même, parce que, disait-il, je demande simplement qu’on cesse de violenter la nature. Les réformateurs du jour sont aux antipodes de Boisguillebert. Ils cherchent le moyen de torturer la nature sous prétexte de la perfectionner.

M. Fréd. Passy, président, ne croit pas avoir à résumer la discussion. Il se contente de lui donner pour conclusion cette phrase de Boisguillebert, rappelée si à propos par M. Léon Say, que « la nature ne souffre jamais qu’il lui soit fait violence », et qu’elle proteste contre ceux qui s’acharnent à transgresser ses lois.

La séance est levée à 11 heures moins 10.

 

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