Michel Chevalier et les brevets d’invention

cover chevalier brevets - CopyDans son livre Les brevets d’invention (1878), Michel Chevalier mène la charge contre ce qu’il qualifie de violation du droit. Il prouve que le bien qu’on attend des brevets d’invention est illusoire, et qu’ils entraînent au contraire des conséquences néfastes et des abus. D’abord, les brevets n’encouragent nullement les inventions : ils les retardent, en freinant la concurrence et l’émulation, qui seules les font naître. Ensuite, ils poussent une masse d’hommes dans la quête futile du brevet, les incitant à breveter des fausses inventions ou des améliorations minimes. B.M.


Propriété ou privilège

Michel Chevalier et les brevets d’invention

Par Louis Rouanet

     Lors des tournois d’échecs, il est d’usage d’attribuer un prix aux actions d’éclat, aux victoires particulièrement brillantes. Murray Rothbard pensait que si ce prix devait être accordé à quelqu’un en économie politique, ce serait Turgot qui le mériterait. [1] Mais en ce qui concerne l’application rigoureuse de la théorie économique au problème des brevets d’invention, le prix du coup d’éclat revient à Michel Chevalier (1806-1879). Ce denier fut une personnalité riche et complète. Saint-Simonien dans sa jeunesse, ingénieur, économiste, professeur au Collège de France, les raisons d’apprécier Michel Chevalier sont nombreuses. Comme Turgot, Michel Chevalier fut un homme d’État fidèle à ses convictions. Il fut l’architecte du Traité de libre-échange de 1860 entre l’Angleterre et la France, fut le seul sénateur à voter contre la guerre en 1870 et fut engagé toute sa vie dans des projets visionnaires. Sur son lit de mort, il continuait à travailler inlassablement sur les plans d’un potentiel tunnel sous la Manche. Ses inspirations venaient clairement des auteurs industrialistes. Comme pour Charles Comte et Charles Dunoyer, les thèmes chers à Michel Chevalier, dans ses cours au Collège de France, étaient la liberté du travail et les progrès moraux auquel la société industrielle mènerait. Enfin, Michel Chevalier était un grand admirateur de Frédéric Bastiat ; il avait dit de ses Harmonies Economiques (1850) qu’elles se plaçaient sur un pied d’égalité avec La Richesse des Nations (1776) d’Adam Smith en ce qui concerne les progrès que ce livre avait occasionné en économie politique.

     Une raison d’apprécier Michel Chevalier reste cependant bien moins connue : son opposition aux brevets d’invention. Ses travaux sur le sujet[2] furent pourtant brillants, plein d’intuitions et d’exemples qui ne peuvent que provoquer l’admiration de ses lecteurs. Son œuvre est d’autant plus remarquable que Michel Chevalier fut l’un des seuls membres de l’école française d’économie politique à s’opposer explicitement au système de brevet.

     Au XIXe siècle, au moins trois écoles peuvent être distinguées en ce qui concerne la propriété intellectuelle. La première, minoritaire, est composée principalement de Frédéric Bastiat et fut perpétuée par Gustave de Molinari. Selon eux, la propriété intellectuelle est un droit naturel au même titre que la propriété matérielle et doit donc être absolue et éternelle. On trouve aussi dans cette école, pour des raisons différentes, l’économiste belge Jobard qui défendait sa théorie du monotopole.

     La deuxième école, majoritaire et commençant avec Jean-Baptiste Say, voit les brevets comme utiles pour accélérer l’innovation mais pense que ceux-ci doivent être temporaires. Cependant, suivant Jean-Baptiste Say, ces auteurs considèrent que les brevets peuvent être potentiellement nuisibles si les coûts légaux sont trop élevés. Dans son Traité d’économie politique (1803), Say écrit :

Les brevets d’invention paraissent avoir été en Angleterre un encouragement plus effectif qu’en France, où j’ai vu mettre en doute qu’ils aient jamais procuré à un inventeur des avantages qu’ils n’auraient pas eus sans eux. Ils ont été la cause de beaucoup de procès et quelque fois un obstacle à des améliorations.

     La plupart des partisans des brevets temporaires, en accord avec les intuitions de Jean-Baptiste Say dans son Traité d’économie politique, considèrent que les brevets ne sont pas une propriété mais un privilège. [3] Parmi les économistes défendant cette idée, on trouve Louis Wolowski[4], le beau-frère de Michel Chevalier, et Charles Coquelin, qui, lucide sur la nature des brevets, écrit dans l’article Brevets d’Invention du Dictionnaire d’économie politique (1853) :

Il n’est pas vrai que l’inventeur soit, dans le sens ordinaire du mot, propriétaire du procédé industriel qu’il découvre ; il n’en est que le premier explorateur. Le droit qu’il acquière n’est pas un droit de propriété, c’est un droit de priorité, rien de plus ; et ce droit a sa limite naturelle dans le droit correspondant qu’ont tous les autres industriels, ses concurrents, de marcher à leur tour dans la voie où il s’est engagé le premier.

     L’attitude de Coquelin, J.-B. Say ou Wolowski est donc plutôt modérée et ces derniers n’auraient pas hésité à plaider contre les brevets s’il était devenu apparent que ces derniers s’étaient transformés en instrument visant au monopole plutôt qu’au progrès technologique.

     La dernière école enfin est celle des économistes anti-brevets. Charles Comte, dans une démarche utilitariste, s’était déjà montré plus que sceptique sur l’utilité des brevets dans son Traité de la Propriété (1834). Charles Dunoyer, dans un article du Dictionnaire d’économie politique, voyait dans les brevets un privilège indu. [5] Paul Coq quant à lui, dans les débats à la Société d’Économie Politique, avait affirmé que les brevets étaient illégitimes car contraires aux droits naturels. [6] À l’époque, l’opposition aux brevets se basait principalement sur leur injustice et leur prétendue violation du droit naturel. L’argument du droit naturel était si respecté et entendu que la plupart des partisans des brevets se devaient d’accepter que ceux-ci fussent des privilèges et non pas une propriété. Michel Chevalier, quant à lui, combine l’approche jusnaturaliste avec l’approche utilitariste, moins utilisée à l’époque, pour défendre la liberté du travail contre les brevets. En cela son approche est l’une des plus originales et des plus complètes.

     La position de Michel Chevalier envers les brevets d’invention est très claire : s’ils violent la liberté, ils ne peuvent être légitimes, même s’ils permettent le progrès technologique. Il affirme : « Du moment qu’on ne peut rendre effectif le brevet d’invention qu’au moyen d’expédients inquisitoriaux, violents et subversifs de la liberté du travail, c’est la preuve qu’il faut renoncer aux brevets », et plus loin : « Il est illicite de perpétuer une institution aussi offensive pour la liberté du travail que l’est le brevet d’invention. » (Chevalier, 1878, p.92). À l’instar de Charles Dunoyer (1864), Michel Chevalier considère les brevets d’inventions comme une relique de l’Ancien Régime, s’apparentant aux corporations et aux jurandes. Or Chevalier rappelle que ce sont les monopoles qui sont par nature opposés à l’innovation. Dès lors, créer un droit d’exclusivité pour les inventeurs, c’est ne comprendre ni la nature des monopoles, ni la nature de l’innovation. Pour Chevalier, les innovateurs n’étaient pas rémunérés pendant l’Ancien Régime non pas en raison de l’absence de brevets mais en raison des entraves à la concurrence qui empêchaient les innovateurs d’exploiter leurs idées en participant au processus concurrentiel. Ce sont d’ailleurs les innovations qui, paradoxalement, échappèrent les premières à l’esprit de corporatisme et de monopole, puisque comme le notait Paul Leroy-Beaulieu dans son Traité théorique et pratique d’économie politique (1914, p.633), « en 1568, il fut admis en principe que les nouvelles inventions seraient en dehors des cadres des corporations. » L’argument de la concurrence reste valable aujourd’hui. De manière générale, les secteurs nationalisés et les entreprises protégées de la concurrence ont moins d’incitations à innover. Les secteurs socialisés, comme l’éducation, connaissent typiquement moins d’innovation. De même, le gouvernement, le premier et la cause de tous les monopoles, quand il s’occupe directement de la recherche, a de grandes chances de réduire le rythme auquel se poursuit le progrès scientifique. [7] D’un autre côté, le processus concurrentiel fournit de fortes incitations aux entrepreneurs pour se différencier de leurs concurrents. Comme l’écrit Pascal Salin, l’entreprise qui fait le profit le plus important sur le libre marché est celle qui est la meilleure à « inventer le futur »[8]. La vertu essentielle de la concurrence, définie par la liberté d’entrer sur un marché, est qu’elle encourage à innover, à être créatif, à « repousser les frontières de l’ignorance »[9] comme le dirait Israël Kirzner, pour servir le mieux possible les besoins les plus urgents des consommateurs. [10] Paul Leroy Beaulieu — le beau-fils de Michel Chevalier — dans son Traité théorique et pratique d’économie politique (1914), remarque que « la force d’invention d’une société est au maximum là où existe la libre concurrence ; la force de propagation des inventions y est aussi au plus haut point. » [11]

     Chevalier va plus loin dans son analyse. L’innovation, remarque-t-il, est un processus cumulatif. [12] Les innovations ne sont jamais parfaites et doivent faire l’objet d’améliorations continues après leur découverte pour bénéficier de tout leur potentiel. Par conséquent, donner un privilège au premier innovateur peut détruire ce processus et, au lieu de générer plus d’inventions, en générer moins. Michel Chevalier écrit :

Toute découverte industrielle est le produit de la fermentation générale des idées, le fruit d’un travail interne qui s’est accompli, avec le concours d’un grand nombre de collaborateurs successifs ou simultanés, dans le sein de la société, souvent pendant des siècles. Une découverte industrielle est loin d’offrir au même degré que la plupart des autres productions de l’esprit une empreinte d’individualité qui oblige de la rapporter à qui s’en dit l’auteur, et c’est ce qui rend très équivoque la prétention de celui-ci à la paternité. (Chevalier, 1878, p. 45).

     L’argument exposé dans la citation ci-dessus n’était pas complètement neuf quand Michel Chevalier écrivit Les Brevets d’Invention. Charles Dunoyer, qui exerça une influence certaine sur Michel Chevalier, considérait aussi l’innovation comme le résultat d’un processus plutôt que la création d’un esprit isolé. [13] Cette conception de l’innovation comme processus cumulatif que développe Michel Chevalier reste aujourd’hui l’un des arguments phare des sceptiques envers le système de brevet. Ainsi, de grands économistes comme F.A. Hayek concevaient également l’innovation comme un processus et se montraient méfiant face aux mérites postulés de la propriété intellectuelle. Hayek écrivait donc qu’ « il est loin d’être évident […] que la rareté forcée [la propriété intellectuelle] soit la façon la plus efficace de stimuler le processus créateur des hommes. » [14] Plus récemment, Matt Ridley, dans son livre The Evolution of Everything (2015) montre que les innovations sont bien plus le produit d’une époque, le fruit involontaire d’un grand nombre d’interactions humaines, plutôt que le résultat d’une planification, individuelle ou étatique. Pour paraphraser Adam Ferguson, les idées et les inventions sont « le résultat de l’action des hommes, sans être celui d’un projet humain. » [15] Les illustrations de cette nature des inventions sont nombreuses. Par exemple, Elisha Gray et Alexander Bell déposèrent un brevet sur le téléphone le même jour. De même, « il n’y avait pas moins de vingt-trois personnes qui méritent le crédit d’avoir inventé une version de l’ampoule incandescente avant Edison » écrit Matt Ridley (2015) avant de conclure que « malgré son talent, Edison était complètement dispensable et inutile. » Park Benjamin, dans son livre The Age of Electricity (1886), observe qu’aucune « invention de quelque importance qu’elle fut ne vu son origine réclamée par plus d’une personne. » Ce phénomène que nous appelons « processus d’innovation cumulatif » n’est pas restreint à quelques secteurs isolés. Entre autre, on connaît au moins 6 inventeurs du thermomètre, 3 de l’aiguille hypodermique, 4 de la vaccination, 5 du télégraphe électrique, 4 de la photographie, 5 du bateau à vapeur, 6 du rail électrique et plusieurs dizaines pour l’aviation. Comme l’écrit Matt Ridley (2015), « les inventions et découvertes simultanées signifient que les brevets et les prix Nobel sont des choses fondamentalement injustes. » Mais en laissant de côté l’aspect de la justice, il est aussi évident que les brevets sont inefficaces et freinent l’innovation pour les mêmes raisons avancées par Matt Ridley et, 137 ans plus tôt, par Michel Chevalier. Non seulement les brevets lèsent un grand nombre d’inventeurs aussi méritant que celui ayant reçu le droit d’exclusivité, mais ce droit empêche également ces même inventeurs d’améliorer l’invention en question.

     Michel Chevalier était conscient que la différence entre les biens matériels et les idées consiste en ce que ces dernières ne sont pas rares au sens économique du terme. [16] Comme il l’écrit :

Pour qu’une chose soit une propriété, il est nécessaire qu’elle appartienne à quelqu’un, individuellement, ou, ce qui revient au même, qu’elle soit possédée en commun, par un groupe dont les membres en ont, ou en peuvent avoir chacun sa part distincte. Une découverte, au contraire, peut appartenir à plusieurs personnes, dont chacune l’a dans son intégrité. Elle est à tout le monde, du moment qu’elle a été divulguée, à moins qu’une décision, légitime ou non, de l’autorité ne l’ait attribuée à quelqu’un pour quelque temps. (Chevalier, 1878, p. 41)

     L’erreur de Michel Chevalier reste cependant sa théorie de la propriété. Si Michel Chevalier a anticipé l’un des arguments principaux des opposants modernes à la propriété intellectuelle — l’absence de rareté dans le domaine des idées — il n’en tire pas toutes les conséquences. L’importance que donne Michel Chevalier à la rareté n’est pas claire. Ce dernier justifie l’existence de la propriété par le concept moins rigoureux d’individualité, insistant sur la « grande incertitude sur la paternité des inventions industrielles » (Chevalier, 1878, p.45). Par conséquent, Chevalier défendait le droit d’auteur car les œuvres littéraires et artistiques, disait-il, peuvent être reliées facilement à leur auteur, c’est-à-dire qu’elles portent la trace de l’individualité de leur créateur (Chevalier, 1878, p. 46 et 50-51).

     Quand Les Brevets d’Inventions (1878) fut publié, Charles Limousin écrivit une critique de huit pages dans le Journal des Économistes. Son objection la plus importante envers Chevalier fut la suivante :

Une propriété, pour les économistes… c’est le produit d’un travail, possédé par le créateur de ce produit ou par ceux à qui il l’a transmis par l’échange, don ou héritage. Cette pierre de touche étant dans notre main, je demanderai si une invention représente, pour son auteur, le produit d’un travail. Il me semble que cela ne peut pas être contesté. Or, si une invention est le produit d’un travail, c’est une propriété. [17]

     La réponse de Michel Chevalier fut que la propriété n’est pas, par définition, temporaire. Or les brevets, eux, le sont. Ils ne peuvent donc pas être considérés comme étant une propriété. Cette réponse était la plus commune parmi les économistes anti-brevets du XIXe siècle. Cependant, Chevalier, en raison de son manque de rigueur, laissa de la place pour les critiques. En effet, s’il était conscient que les découvertes ne connaissent pas de rareté à proprement parler, il n’en a pas tiré les conséquences en ce qui concerne sa théorie de la propriété. Pour Chevalier, c’est le travail, mais pas seulement, qui justifie le droit de propriété. La propriété, défend-il, est aussi le résultat de l’individualité. Ainsi, selon lui, il faut que la production puisse être clairement reliée à son auteur pour quelle puisse devenir une propriété légitime. Comme les idées sont principalement le résultat d’un effort collectif, soutient Chevalier, elles ne peuvent pas être soumises au principe de propriété. Or s’il est vrai que les inventions sont le résultat d’un processus créatif qui n’est que très rarement le résultat d’une seule personne, ceci est valable pour la majorité des productions humaines. Quel que soit le type de production, dans une société étendue elle implique de très nombreux acteurs. La faiblesse de l’argument de Michel Chevalier basé sur son concept d’individualité a donc amené certains à rejeter hâtivement toutes ses conclusions, y compris ses réflexions les plus pertinentes.

     Les Brevets d’Inventions, republié pour la première fois depuis 1878, résonne formidablement bien avec une littérature économique croissante remettant en cause le système de brevet. [18] Bien que ce livre soit court, il faut cependant saluer la témérité de Michel Chevalier qui écrivait à contre-courant des idées de son époque, si bien que ses travaux sur les brevets d’invention furent largement ignorés par les historiens de la pensée économique. [19] Dès sa publication, Les Brevets d’Inventions fut un ouvrage ignoré. Il fut écrit trop tard, alors que la rude bataille des idées avait déjà était gagnée par les partisans de la propriété intellectuelle. Dès 1873, alors que les opposants aux brevets avaient en premier lieu pu envisager une victoire, le vent tourna et les défenseurs du système de brevet, en une dizaine d’années, firent taire leurs contradicteurs. L’exposition universelle de 1878 à Paris fut notamment une occasion saisie par les pro-brevets pour étendre l’influence de leur idées. Michel Chevalier, encore vivant, ne participa pas aux débats qui eurent lieu à l’exposition. Les anti-brevets furent muselés et en 1883 l’Union de Paris sur la propriété intellectuelle marqua la victoire finale du camp des pro-brevets. En 1889, Jules Simon, dans sa notice sur la vie de Michel Chevalier publiée pour la Société d’Économie Politique, reconnut que deux œuvres de Chevalier étaient restées relativement inconnues : Biographie de Richard Cobden et Les Brevets d’Inventions. Si Michel Chevalier était reconnu comme l’opposant le plus fervent aux brevets d’inventions, il était aussi un auteur qu’on cite sur le sujet mais que l’on ne lit pas. Beaucoup ne prenait même pas le temps de le réfuter, appelant au « bon sens » ou à de pseudo « évidences ». C’en est ainsi dans l’article « Propriété intellectuelle » du Nouveau Dictionnaire d’économie politique (1900). Si en effet l’auteur reconnaît que « l’un des plus ardents opposants aux brevets d’invention de notre temps fut Michel Chevalier » (p.652), et cite ce dernier, il poursuit en écrivant :

Il est permis de trouver exagérées les critiques que Michel Chevalier vient d’adresser à la pratique des brevets. Le bon sens, à défaut de preuve directe, suffirait pour le démontrer. N’est-il pas évident que les bénéfices réalisés par une personne ayant le monopole de la fabrication d’un objet, doivent a priori être plus considérables qu’ils ne le seraient si elle était en concurrence avec d’autres pour alimenter le marché ? (p.657)

     Étrange confiance de cet auteur qui ne prit pas en compte les nombreux arguments empiriques et théoriques que Michel Chevalier avance tout au long de ses travaux. Même « à défaut de preuve directe », il n’est pas évident que les brevets soient souhaitables. Mais la légèreté de son affirmation est d’autant plus flagrante que les « preuves directes » tendent souvent à montrer que les brevets n’ont pas l’effet positif souhaité, comme le montra Michel Chevalier. Aujourd’hui, notre connaissance des effets qu’ont les brevets sur l’innovation est accrue et tend à supporter l’idée qu’une profonde réforme du système de brevet, si ce n’est sa complète suppression, est nécessaire.[20]

     Malgré l’injuste oubli de l’œuvre de Michel Chevalier, son aspect visionnaire est incontestable. Il reste à espérer que cette réédition puisse remettre au goût du jour celui qui fut le plus ardent opposant aux brevets du XIXe siècle, car comme l’écrivait Michel Chevalier, « tous les amis du progrès industriel et social doivent unir leurs efforts pour délivrer l’industrie d’entraves, restes surannés du passé » ; et par conséquent « les brevets doivent disparaitre les premiers. » [21]

Louis Rouanet

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[1] Murray Rothbard (1995), An Austrian perspective on the history of economic thought. Vol. 1, Ludwig von Mises Institute.

[2] Michel Chevalier (1862), Législation des brevets d’invention à réformer ; Michel Chevalier (1878), Les Brevets d’Inventions ; Michel Chevalier (dir.) (1862), Rapports des membres de la section française du jury international sur l’ensemble de l’exposition, t. 1, Paris, impr. et librairie centrale des chemins de fer. ; Michel Chevalier (1869), « Réunion du 5 Juin 1869 », Journal des Économistes, Tome Quatorzième, p.446-467.

[3] En cela, les économistes de ce groupe étaient très lucides. En effet, l’expression « propriété intellectuelle » était une manœuvre sémantique visant à rendre respectable un privilège. Comme le note Machlup et Penrose : « Il arriva que ceux qui commencèrent à utiliser le mot propriété à propos des inventions avait un but très précis en tête : ils voulaient substituer un mot à la connotation respectable, « propriété », par un mot qui sonnait mal, « privilège ». Ce fut un choix clairement délibéré de la part des politiciens travaillant pour l’adoption d’une loi sur les brevets dans l’Assemblée Constituante française. » (Machlup, Fritz et Penrose, Edith (1950), “The Patent Controversy in the Nineteenth Century”, Journal of Economic History, Vol. 10, N°1, p.1-29. Traduction de l’anglais par l’auteur.)

[4] Pour Wolowski, voir : François Mignet (éd.) (1863), Séances et Travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 4ème série, 13, p. 235–286.

[5] Charles Dunoyer (1864), Gouvernement, in Dictionnaire d’économie politique, Guillaumin, Paris, p.835-841.

[6] Voir Michel Chevalier (1869), « Réunion du 5 Juin 1869 », Journal des Économistes, 3ème série, 14 (41), p.446-467.

[7] Voir Murray Rothbard (2015), Science, Technology and Government, Ludwig von Mises Institute, Auburn.

[8] Salin, Pascal (n.d.), Concurrence, monopole et cartels, //www.catallaxia.org/ wiki/Pascal_Salin:Concurrence,_monopole_

[9] I. M. Kirzner (1997), “Entrepreneurial discovery and the competitive market process: An Austrian approach”, Journal of economic Literature, 60-85.

[10] Salin, Pascal, Ibid. Il écrit : « Dans la réalité, un entrepreneur doit rechercher là où les techniques qui sont les plus efficaces et qui lui permettront d’être meilleur que les autres. À ce titre, la concurrence pousse les producteurs à imaginer des processus de production, des produits, des méthodes de conquête de marché, etc., qui soient différentes. »

Ludwig von Mises écrit aussi : « La force motrice du marché, l’élément qui tend vers l’innovation et l’amélioration incessantes, est fourni par la perpétuelle mobilité du promoteur et par son avidité de profits aussi grands que possible. » Ludwig von Mises (1985), L’Action Humaine, Institut Coppet, p.191.

Une bonne description du processus de marché visant à satisfaire le mieux possible les préférences les plus urgentes des consommateurs se trouve chez Murray Rothbard (2009), Man, Economy and State with Power and Market, Ludwig von Mises Institute, Auburn, Alabama, Chapitre 10.

[11] Paradoxalement cependant, Paul Leroy-Beaulieu était en faveur des brevets d’inventions. Il écrit dans son Traité théorique et pratique d’économie politique (1914) : « Aussi la propriété des découvertes industrielles qui a été très longtemps contestée, même par des économistes de talent et de savoir, Michel Chevalier, entre autres, à cause des difficultés et des procès qu’elle soulève parfois, se montre non seulement peu onéreuse, mais même très bienfaisante pour l’ensemble de la société. Les pays qui pendant longtemps avaient repoussé le principe de cette propriété, la Suisse par exemple, ont fini par l’admettre. » (p.570)

[12] Plusieurs études récentes tendent à confirmer que l’innovation est bel et bien un processus cumulatif que les brevets peuvent détruire. Voir Galasso, Alberto, and Mark Schankerman (2015), “Patents and Cumulative Innovation: Causal Evidence from the Courts”, Quarterly Journal of Economics, 130 (1), p.317-369. Et Alessandro Nuvolari (2004), “Collective Invention during the British Industrial Revolution: The Case of the Cornish Pumping Engine”, Cambridge Journal of Economics, 28 (3), p.347-363.

[13] Voir Charles Dunoyer (1870), De la Liberté du Travail, Tome 2, Guillaumin, Paris.

[14] Hayek, Friedrich A. (1993): La Présomption Fatale, Presses Universitaires de France, Paris, p.52.

[15] Pour une analyse de l’innovation comme quelque chose de largement non planifié et même impossible à planifier, voir : Murray Rothbard (2015), Science, Technology and Government, Ludwig von Mises Institute, Auburn, en particulier p.55-56.

[16] F.A. Hayek lui-même ne considérait pas les brevets comme propriété, les idées n’étant pas rares. Il écrivait : « Le développement des con-naissances est d’une particulière importance : alors que les ressources matérielles resteront toujours limitées et devront être réservées à certains usages, l’utilisation de nouvelles connaissances est ouverte à tous (à moins que nous n’en organisions la rareté par des systèmes de monopole). La connaissance, une fois trouvée, est gratuitement disponible pour tout le monde. C’est par ce don gratuit de la connaissance acquise par l’expérience de quelques membres de la société que le progrès général devient possible, et que les performances de ceux qui sont passés devant facilitent l’avancée de ceux qui suivent. » (F.A. Hayek (1994), La Constitution de la Liberté, Litec, p.43.)

Sur le sujet, voir aussi : Stephan Kinsella (2008), Against Intellectual Monopoly, Ludwig von Mises Institute, Auburn, Alabama.

[17] Charles Limousin (1878), « Correspondance : La Propriété intellectuelle-Industrielle », Journal des Économistes, 4ème série, 2 (6), p.428.

[18] Si nous devions ici ne citer d’un livre, ce serait bel et bien : Boldrin, Michele, and David K. Levine (2008), Against Intellectual Monopoly, Cambridge University Press.

[19] Avec la notable exception de : Machlup, Fritz et Penrose, Edith (1950), “The Patent Controversy in the Nineteenth Century”, Journal of Economic History, Vol. 10, N°1, p.1-29. Pour quelques raisons concernant l’oubli des travaux de Chevalier sur les brevets d’inventions, voir : Louis Rouanet. (2015), “Michel Chevalier’s Forgotten Case against the Patent System”, Libertarian Papers7, 71.

Joseph Schumpeter, quant à lui, dans son History of Economic Analysis (1954), ne mentionne quasiment pas Michel Chevalier et ne mentionne pas du tout les travaux de ce dernier concernant la propriété intellectuelle. Ceci n’est pas étonnant puisque Léon Walras, l’idole de Schumpeter, éprouvait une aversion à peine cachée pour Michel Chevalier.

[20] Par exemple, Mariko Sakakibara et Lee Branstetter (1999) trouvèrent seulement un très faible effet de l’extension du système de brevet japonais sur les dépenses de R&D. De même, Josh Lerner (2002) trouva que le renforcement du système de brevet n’impacte pas significativement les inventions et Bronwyn H. Hall et Rosemarie Ham Ziedonis (2001) trouvèrent que les grands portefeuilles de brevets servaient principalement à négocier des concessions réciproques de licences. Dans : Josh Lerner (2002), “150 Years of Patent Protection”, American Economic Review Papers and Proceedings, 92(2): 221-225. ; B. J. Hall et R. H. Ziedonis (2001). “The patent paradox revisited: an empirical study of patenting in the US semiconductor industry, 1979-1995”, RAND Journal of Economics, 101-128. ; M. Sakakibara & L. Branstetter (1999), “Do stronger patents induce more innovation? Evidence from the 1988 Japanese patent law reforms” (No. w7066), National Bureau of Economic Research.

[21] Cité dans : Eugène Pouillet (1909), Traité théorique et pratique des brevets d’inventions et de la contrefaçon, Marchal et Billard, Paris.

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