Oeuvres de Turgot – 032 – Lettres à un grand vicaire sur la tolérance

32. — LETTRES À UN GRAND VICAIRE SUR LA TOLÉRANCE[1].

I. — Première Lettre à un grand vicaire (1753).

[D. P., II, 353.]

Vous me demandez à quoi je réduis la protection que l’État doit accorder à la religion dominante ?

Je vous réponds, qu’à parler exactement, aucune religion n’a droit d’exiger d’autre protection que la liberté ; encore perd-elle ses droits à cette liberté quand ses dogmes ou son culte sont contraires à l’intérêt de l’État.

Je sens bien que ce dernier principe peut quelquefois donner prétexte à l’intolérance, parce que c’est à la puissance politique à juger si telle ou telle chose nuit à l’intérêt de l’État ; et parce que cette puissance, exercée par des hommes, est souvent dirigée par leurs erreurs. Mais ce danger n’est qu’apparent : ce sont les hommes déjà intolérants qui font servir ce principe de voile à leurs préjugés. Ceux, au contraire, qui sont convaincus des avantages de la tolérance, n’en abuseront pas. Ils sentiront toujours que, s’il y a dans une religion un dogme qui choque un peu le bien de l’État, il est fort rare que l’État en ait rien à craindre, pourvu que ce dogme ne renverse pas les fondements de la société ; que les règles du droit public bien établies, bien éclaircies, et le pouvoir de la raison ramèneront plutôt les hommes au vrai que ne le feraient des lois par lesquelles on attaquerait des opinions que les hommes regarderaient comme sacrées ; que, si la persécution ne presse pas le ressort du fanatisme, la fausseté du dogme deviendra dans l’esprit des gens sages, contre cette religion, une démonstration qui la minera à la longue, et fera écrouler de lui-même un édifice contre lequel toutes les forces de l’autorité se seraient brisées ; qu’alors, pour l’intérêt même de cette religion et pour se justifier à eux mêmes leur croyance, ses ministres seront forcés de devenir inconséquents, et de donner à leurs dogmes des adoucissements qui les rendront sans danger. Enfin, les véritables tolérants sentiront qu’il n’y a rien à craindre d’une religion vraie. Ils compteront sur l’empire de la vérité ; ils sauront qu’une religion fausse tombera plus sûrement en l’abandonnant à elle-même et à l’examen des esprits tranquilles, qu’en réunissant ses sectateurs par la persécution ; et qu’il est très dangereux de rallier les hommes à la défense des droits de leur conscience et de tourner vers cette défense l’activité de leur âme, qui ne manquerait pas de les diviser sur l’usage qu’ils ont à faire de ces droits, si on les en laissait jouir pleinement. Me voilà un peu écarté de la question que vous m’avez faite : j’y reviens.

J’ai dit qu’aucune religion n’avait droit à être protégée par l’État. Il suit immédiatement, du principe de la tolérance, qu’aucune religion n’a de droit que sur la soumission des consciences. L’intérêt de chaque homme est isolé par rapport au salut ; il n’a dans sa conscience que Dieu pour témoin et pour juge. Les liens de la société n’ont rapport qu’aux intérêts dans la poursuite desquels les hommes ont pu s’entraider, ou qu’ils ont pu balancer l’un par l’autre. Ici le secours des autres hommes serait impossible, et le sacrifice de leur véritable intérêt serait un crime. L’État, la société, les hommes en corps, ne sont donc rien par rapport au choix d’une religion ; ils n’ont pas le droit d’en adopter une arbitrairement, car une religion est fondée sur une conviction.

Une religion n’est donc dominante que de fait et non pas dans le droit ; c’est-à-dire que la religion dominante, à parler selon la rigueur du droit, ne serait que la religion dont les sectateurs seraient les plus nombreux.

Je ne veux cependant pas interdire au gouvernement toute protection d’une religion. Je crois, au contraire, qu’il est de la sagesse des législateurs d’en présenter une à l’incertitude de la plupart des hommes. Il faut éloigner des hommes l’irréligion et l’indifférence qu’elle donne pour les principes de la morale. Il faut prévenir les superstitions, les pratiques absurdes, l’idolâtrie dans laquelle les hommes pourraient être précipités en vingt ans, s’il n’y avait point de prêtres qui prêchassent des dogmes plus raisonnables. Il faut craindre le fanatisme et le combat perpétuel des superstitions et de la lumière ; il faut craindre le renouvellement de ces sacrifices barbares qu’une terreur absurde et des horreurs superstitieuses ont enfantées chez des peuples ignorants. Il faut une instruction publique répandue partout, une éducation pour le peuple, qui lui apprenne la probité, qui lui mette sous les yeux un abrégé de ses devoirs sous une forme claire, et dont les applications soient faciles dans la pratique. Il faut donc une religion répandue chez tous les citoyens compris dans l’État, et que l’État en quelque sorte présente à ses peuples, parce que la politique qui considère les hommes comme ils sont, sait que, pour la plus grande partie, ils sont incapables de choisir une religion ; et que, si l’humanité et la justice s’opposent à ce qu’on force des hommes à adopter une religion qu’ils ne croient pas, cette même humanité doit porter à leur offrir le bienfait d’une instruction utile et dont ils soient libres de faire usage. Je crois donc que l’État doit, parmi les religions qu’il tolère, en choisir une qu’il protège ; et voici à quoi je réduis cette protection pour ne blesser ni les droits de la conscience, ni les sages précautions d’une politique équitable, qui doit éviter d’armer les sectes les unes contre les autres par des distinctions capables de piquer leur jalousie.

Je voudrais que l’État ne fît autre chose pour cette religion que d’en assurer la durée, en établissant une instruction permanente et distribuée dans toutes les parties de l’État, à la portée de tous les sujets ; c’est-à-dire que je ne veux autre chose, sinon que chaque village ait son curé ou le nombre de ministres nécessaire pour son instruction, et que la subsistance de ces ministres soit assurée indépendamment de leur troupeau, c’est-à-dire par des biens-fonds. Ce n’est pas là un droit qu’ait la religion ; car c’est à celui qui la croit et qui croit avoir besoin d’un ministre à le payer. Mais on sent bien que, s’il n’y avait pas des ministres dont la subsistance fût indépendante des révolutions qui arrivent dans les esprits, toutes les religions s’élèveraient successivement sur les ruines les unes des autres, et la seule avarice laisserait bien des cantons sans aucune instruction. Je ne laisserais donc aux ministres des religions tolérées que les subsides de leurs disciples, ou, si je leur permettais d’avoir quelques fonds, je permettrais aussi à leurs disciples de les aliéner et peut-être, à la longue, ce moyen suffirait-il pour réunir les esprits sans violence dans une même croyance, du moins si la religion protégée était raisonnable. Il est évident qu’il faudrait exiger de ceux qui professeraient la religion protégée des formes pour donner et pour ôter leurs bénéfices ; mais l’établissement et l’application de ces formes n’appartiendraient jamais sous aucun rapport à l’autorité civile. Les tribunaux civils seraient toujours obligés, en jugeant le possessoire, de se conformer à la décision des corps ecclésiastiques ; et si par hasard ceux-ci commettaient des injustices en destituant quelque ministre, il faudrait dire que ce ministre n’avait pas un véritable droit sur ce bénéfice, et que cette injustice n’est pas plus du ressort des tribunaux que celle d’un maître qui renvoie un domestique.

Un État choisira ordinairement pour l’adopter la secte la plus nombreuse ; il y a toujours à parier qu’elle est celle de ceux qui gouvernent. Il faut pourtant avouer que toute religion n’est pas propre à être ainsi adoptée par la politique. Une religion qui paraîtrait fausse par les lumières de la raison, et qui s’évanouirait devant ses progrès, comme les ténèbres devant la lumière, ne devrait point être adoptée par le législateur. Il ne faut pas élever un de ces palais de glace que les Moscovites se plaisent à décorer, et que le retour de la chaleur détruit nécessairement, souvent avec un fracas dangereux. On ne devrait pas non plus accorder de protection spéciale à une religion qui imposerait aux hommes une multitude de chaînes qui pussent influer sur l’état des familles et sur la constitution de la société : par exemple, une religion qui mettrait des obstacles au nombre et à la facilité des mariages, une religion qui aurait établi un grand nombre de dogmes faux et contraires aux principes de l’autorité politique, et qui en même temps se serait fermé la voie pour revenir de ses erreurs qu’elle aurait consacrées, ou qu’elle se serait incorporées, ne serait pas faite pour être la religion publique d’un état : elle n’aurait droit qu’à la tolérance.

Si l’on pensait ainsi, et si l’infaillibilité de l’Église n’était pas vraie (si elle l’est, l’État n’en est point juge), on pourrait croire que la religion catholique ne devrait être que la tolérée. La religion protestante ou l’arminianisme ne présentent pas les mêmes inconvénients politiques ; mais leurs dogmes tiendraient-ils contre les progrès de l’irréligion ?

La religion naturelle, mise en système, et accompagnée d’un culte, en défendant moins de terrain, ne serait-elle pas plus inattaquable ?

Ce ne sont point là des questions qu’il faille proposer à un grand vicaire. Voilà ce que c’est que de prendre la plume. Je ne voulais vous écrire que quatre mots, et je perce dans la nuit. Adieu, je vous embrasse bien tendrement.

II. — Le Conciliateur ou Lettres d’un ecclésiastique à un magistrat sur les affaires présentes.

(Par Loménie de Brienne.)

[1ère édition, sans nom d’auteur (avec la date de mai 1754) : Rome, 1754 ; in-8° et in-12°. [2] — 2e édition, par feu M. Turgot, s. l., 1788, in-8°. — 3° édition, par feu M. Turgot, ministre d’État. Imprimerie de Du Pont, député de Nemours, 1791, in-8°, avec un avertissement de l’éditeur. — 4e édition, D. P., II, 389. — 5e édition, D. D., II, 688.]

Nulle puissance humaine ne peut forcer le retranchement impénétrable de la liberté du cœur. La force ne peut jamais persuader les hommes ; elle ne fait que des hypocrites. Quand les rois se mêlent de la religion, au lieu de la protéger, ils la mettent en servitude. Accordez donc à tous la tolérance civile, non en approuvant tout comme indifférent, mais en souffrant avec patience tout ce que Dieu souffre et en tâchant de ramener les hommes par une douce persuasion.

(M. DE FÉNELON, Arch. de Cambrai.)

LETTRE I. — 1er mai 1754.

Serait-il vrai, Monsieur, comme je l’ai entendu dire en quittant Paris, que le roi songeât à renouveler les anciens règlements contre les protestants, et en même temps à donner gain de cause au Parlement contre le clergé ? Il ne m’a pas paru possible que, par l’inconséquence la plus frappante, le Conseil proposât à la fois deux excès aussi opposés et prît, dans l’une et l’autre affaire, le parti le moins juste et le moins raisonnable.

Quoi donc ! tandis qu’il serait permis aux évêques d’exclure les protestants du nombre des citoyens, il leur serait ordonné de distribuer les grâces du Ciel à ceux qu’ils en jugent indignes ! N’est-ce pas la même autorité qui doit déclarer capables ou incapables de recevoir tous les sacrements ? Faut-il moins de dispositions pour la communion que pour le mariage ? Si le prince peut obliger à donner le sacrement de l’eucharistie, pourquoi n’oblige-t-il pas à donner le sacrement dont il a voulu faire dépendre l’état de ses sujets ? Le mariage n’a-t-il pas plus de rapport au civil que la communion ? Pourquoi donc laisser aux ecclésiastiques tant de liberté sur l’un, et vouloir la leur ôter sur l’autre ? Pourquoi gêner les protestants et favoriser les jansénistes ?

Le Conseil a sans doute fait ces réflexions, et il n’y a pas d’apparence que la fin de toutes les affaires présentes soit le projet bizarre de persécuter en même temps les calvinistes et le clergé.

Mais si le Conseil a fait ces réflexions, Monsieur, il faut qu’une grande partie du public ne les ait pas faites ; rien n’est si commun que d’entendre dire aux mêmes gens, et à des gens qui devraient être instruits, qu’il ne faut gêner personne, et en même temps qu’on doit traiter les protestants de rebelles. « Pourquoi, dit-on, tourmenter les consciences ? » Et tout de suite on ajoute : « Ne serait-il pas mieux de tourner tout son zèle à la destruction du calvinisme ? »

Cette contradiction ne viendrait-elle pas de deux idées bien vraies, qu’on ne distinguerait point assez ? Je veux dire la nécessité de ne point contraindre les consciences dans l’ordre civil, et la nécessité de n’admettre qu’une religion dans l’ordre spirituel.

Vous savez qu’il y a deux sortes de tolérances : la tolérance civile, par laquelle le prince permet, dans ses États, à chacun de penser ce qu’il lui plait, et la tolérance ecclésiastique, par laquelle l’Église accorderait la même liberté dans la religion. Ne confondrait-on pas aujourd’hui ces deux choses ? Ne serait-on pas tantôt trop contraire aux protestants, parce qu’on veut exclure la tolérance ecclésiastique, et tantôt trop favorable aux jansénistes, parce qu’on sent l’équité de la tolérance civile ?

J’ai imaginé, Monsieur, que c’était là la seule source des divisions actuelles ; j’ai cru même qu’en éclaircissant ces idées, et en distinguant avec soin ces deux espèces de tolérances, il serait aisé de voir quel parti la cour doit prendre vis-à-vis des protestants et vis-à-vis du clergé. J’ai fait plus, j’ai succombé à la tentation de mettre par écrit des réflexions que nous avons faites plusieurs fois ensemble ; je vous les envoie, vous jugerez si je leur ai donné toute la précision et toute la clarté nécessaires.

Voici, Monsieur, quels sont mes principes. Il ne peut y avoir qu’une religion vraie. La Révélation admise, toute religion qui s’écarte de la Révélation est une imposture ; Dieu ne peut avoir qu’un langage.

Il n’y a donc qu’une seule voie de salut, parce que, hors de la véritable religion, il n’y a aucun salut à espérer. Peut-on se promettre les récompenses du Seigneur, quand on n’est pas docile à sa voix ?

Il est convenu entre nous que la religion chrétienne est cette seule religion vraie à laquelle il faut être soumis pour être sauvé ; le nombre et l’éclat de ses miracles, la sainteté de sa doctrine, la foi de ses martyrs, tout nous annonce qu’elle nous a été donnée par celui qui commande aux éléments.

Comme il ne peut y avoir qu’une seule religion vraie, aussi dans cette religion ne peut-il y avoir qu’une seule foi, un seul culte, une seule morale. L’Église est la société des fidèles qui, soumis aux mêmes pasteurs, unis par la même croyance, participent aux mêmes sacrements. Il n’y a donc rien de si absurde que d’admettre dans l’Église cette liberté de conscience, cette tolérance ecclésiastique, qui tantôt augmente et tantôt diminue le nombre des articles de foi, qui outre ou pervertit la morale, qui dans une seule religion en introduit plusieurs et qui rassemble toutes les erreurs où il ne doit y avoir qu’une vérité ! Monstre inventé par Jurieu[3], dont l’esprit a su, par une contradiction bizarre, réunir cette licence d’opinions avec le fanatisme le plus aveugle et l’intolérance la plus cruelle.

Puisqu’il n’y a qu’une voie de salut, tous les hommes doivent la suivre et empêcher les autres de s’en écarter. Ce que la prudence nous prescrit, la charité nous en fait un devoir pour nos frères, et nous ne devons rien épargner, pour convertir les cœurs au Seigneur.

La conversion d’une âme dépendant de l’intime persuasion des vérités qu’on veut lui faire goûter, le véritable, le seul moyen de convertir est de persuader. Pour rendre quelqu’un bon chrétien, il ne suffit pas de lui faire dire je crois, si la conscience n’avoue ce que la langue prononce ; ce serait rendre coupable d’un parjure celui qu’on voudrait retirer de l’erreur ; on n’est converti qu’autant qu’on est convaincu.

Outre ce moyen de convertir, l’Église doit en avoir un particulier qui soit propre en même temps à punir et à corriger. La société des fidèles ne devant admettre qu’une seule croyance, elle doit pouvoir retrancher de son sein ceux qui enseignent une doctrine contraire à la sienne.

L’excommunication, l’anathème sont donc des peines que l’Église doit d’infliger, pour punir les rebelles, et se conserver sans tache. Toute religion, toute société peut exclure ceux qui ne pensent pas comme elle ; sans cela, elle ne se conserverait pas cette unité précieuse qui lui est nécessaire pour subsister.

Mais ce que peut faire la société des fidèles, chaque fidèle ne le peut pas. Il n’appartient à personne de dire anathème à son frère ; on n’a que la voie de la persuasion, qu’il ne faut jamais négliger, pour y suppléer par celle de l’aigreur et des menaces.

L’Église elle-même ne peut avoir pour punir que la voie de l’excommunication ; toute punition corporelle lui est interdite, parce que le royaume de Jésus-Christ n’est pas de ce monde. La religion conseille aux chrétiens les austérités de la pénitence ; mais ses ministres ne sont pas en droit de les y contraindre par la force : il n’y a que l’apôtre encore charnel, qui ait pu désirer que le feu du ciel descendit sur les Samaritains qui ne voulaient pas recevoir le fils de Dieu[4]. Jésus-Christ est venu pour sauver les âmes et non les perdre. Les tourments rendent malheureux dans ce monde, mais ils ne rendent pas heureux dans l’autre[5]. Pour qu’une religion subsiste dans un État, il n’est pas nécessaire qu’elle soit la religion du prince. On sait les progrès étonnants que le christianisme a faits sous les empereurs païens ; on sait ceux qu’il fait tous les jours par le zèle de nos missionnaires ; les sujets peuvent être fidèles, et le prince n’être pas encore éclairé.

Quoiqu’une religion ne soit pas la religion du prince, elle ne s’en gouverne pas moins d’une manière fixe et invariable ; elle n’en a pas moins ses lois, sa croyance, sa coutume et son culte. L’Église sous les Néron fixait ses articles de foi, comme sous les Constantin ; elle excluait également de son sein ceux qui déchiraient ses entrailles.

Quand un prince embrasse une religion, il n’a pas droit d’y rien changer ; il devient disciple et non réformateur. La profession de foi n’ajoute rien à la puissance. Auguste était aussi maître que Constantin, Trajan que Théodose.

S’il s’élève quelque dispute dans la religion, le roi n’a donc aucun droit à sa décision. Avant qu’il l’eût embrassée, cette dispute eut été terminée par les lois de cette religion : ces mêmes lois doivent subsister ; elles ne peuvent dépendre de la croyance incertaine du prince ; elles deviennent respectables pour lui ; mais il n’en est pas l’arbitre.

Un prince qui devient chrétien est donc un fidèle de plus qui se soumet à la vérité ; mais, dans l’ordre de la religion, ce n’est qu’un simple fidèle ; c’est un enfant que l’Église reçoit, ce n’est pas un maître qu’elle se donne.

Un prince chrétien ne peut donc pas plus qu’un simple fidèle dire anathème à ses frères : à la vérité, placé dans un rang où les exhortations sont plus puissantes, les conseils plus efficaces, les exemples plus imposants, il doit chercher à ramener, par tous ces moyens, ceux qui se sont écartés de la vérité ; mais loin de lui les voies de contrainte et d’autorité ! Dans la religion, le prince a plus d’obligations qu’un particulier ; il n’a pas plus d’empire.

Mais si le prince n’a pas le droit de dire anathème à ses frères, il n’a pas non plus celui de les punir lorsqu’ils ne pensent pas comme lui. On ne peut punir que lorsqu’on peut commander. Si Jésus-Christ reprend l’apôtre intolérant, que dirait-il au prince persécuteur ? C’est se méfier du Dieu qu’on sert que d’employer pour établir son culte les armes fragiles de l’autorité humaine. La religion, établie malgré les persécutions, aurait-elle besoin du bras du prince pour se soutenir ? C’est être chrétien que de désirer que tout le monde le devienne ; c’est être tyran que d’y contraindre le dernier des sujets.

Quoique ces principes me paraissent démontrés, Monsieur, je sens qu’ils ne le paraîtront pas à tout le monde. Mais, avant de les justifier plus amplement, je me hâte d’en tirer les conséquences relatives aux affaires présentes, persuadé qu’un des meilleurs moyens de faire goûter un sentiment est d’en montrer l’utilité.

Le prince a quatre sortes de personnes à contenter : les protestants, les jansénistes, les évêques et le Parlement. Il paraît difficile de les satisfaire tous. Chaque parti a ses préjugés ; mais ce ne sont pas les préjugés qu’il faut consulter ; la faveur même ne doit avoir aucune part dans cette occasion. La justice seule doit décider : que le prince ne fasse exactement que ce qu’il a droit de faire, chaque parti se plaindra d’abord de ce qu’il n’aura pas fait davantage en sa faveur ; mais, bientôt après, chaque parti le bénira d’avoir su rendre à chacun ce qui lui est dû.

Or, voici ce que le Roi est en droit de faire.

Il doit dire aux protestants : « Je gémis et je dois gémir de vous voir séparés de l’unité ; la persuasion où je suis que la vérité ne se trouve que dans le sein de l’Église catholique et la tendresse que j’ai pour vous, ne me permettent pas de voir votre sort sans douleur. Mais quoique vous soyez dans l’erreur, je ne vous en traiterai pas moins comme mes enfants. Soyez soumis aux lois ; continuez d’être utiles à l’État dont vous êtes membres, et vous trouverez en moi la même protection que mes autres sujets. Mon apostolat est de vous rendre tous heureux. »

Il doit dire aux jansénistes : « Je voudrais que l’Église fût sans division, mais il ne m’appartient pas de les terminer ; je voudrais qu’on pût ne pas vous dire anathème, mais ce n’est pas à moi qu’il appartient de le suspendre ou de le prononcer. Je suis fidèle et je ne suis pas juge. Tout ce qui me regarde, c’est de vous faire jouir tranquillement de votre état de citoyens : ce n’est que sous ce rapport que je dois m’intéresser à vous. Ne craignez donc ni peine, ni exil, ni prisons. Fasse le Ciel que la paix revienne dans l’Église ! mais malheur à moi si ses divisions en entrainaient dans l’État ! »

Il doit dire aux évêques : « Personne ne respecte plus que moi votre voix ; je suis soumis à vos décisions ; je n’aurai d’autre foi que la vôtre ; mais jamais je ne me mêlerai des affaires de la religion. Si les lois de l’Église devenaient celles de l’État, je mettrais la main à l’encensoir ; or, je n’ai aucun droit pour exiger de mes sujets qu’ils pensent comme moi. Employez vos exemples, vos exhortations pour les convertir ; mais ne comptez pas sur mon autorité. Si j’étais assez malheureux pour n’être pas chrétien, serais-je en droit de vous obliger à cesser de l’être ? Vous avez vos lois pour terminer les divisions, je vous en laisse les arbitres ; mais je ne prêterai point des armes temporelles à l’autorité spirituelle. Inutilement me presseriez-vous de tourmenter les protestants et les jansénistes, d’exiler les uns, d’emprisonner les autres, de les priver tous de leurs charges ; je vous dirai avec le même esprit que vous admirez dans Gamaliel[6] : « Sans doute que leur doctrine est l’ouvrage des hommes ; Dieu saura bien la détruire[7]. » Comptez donc sur ma soumission comme fidèle ; comme roi, ne comptez que sur la même justice que je dois à tous mes sujets. »

Il doit dire aux Parlements : « Mon autorité et la vôtre se confondent ; je vous ai confié mon pouvoir, et je ne songe pas à le retirer ; mais vous ne pouvez en avoir plus que moi-même ; je n’en ai aucun dans l’ordre spirituel : mon empire n’est pas établi pour sauver les âmes. Votre juridiction ne peut donc avoir plus d’étendue : laissez aux évêques le soin de terminer les divisions de l’Église ; ayez seulement attention que mes sujets ne soient pas inquiétés dans leur honneur, dans leur fortune, dans leur vie ; réservez-vous tout ce qui les regarde comme citoyens ; laissez à l’Église tout ce qui les regarde comme fidèles. »

Voilà, Monsieur, ce que le Roi est en droit de dire à chaque parti, suivant les principes que j’ai établis : tout autre langage deviendrait nécessairement celui de l’usurpation ; et, favorisant un parti contre l’autre, exclurait toujours la paix et la tranquillité. Mais il est temps d’établir plus au long ces principes, et de répondre aux difficultés qu’on peut faire contre tout ce que je viens de dire. Ce sera pour lettre suivante.

LETTRE II. — 8 mai 1754.

Tout ce que j’ai dit ci-dessus, Monsieur, est fondé sur le principe de la tolérance civile. Quoique tous les hommes soient portés à l’admettre, on est si accoutumé à l’entendre proscrire, qu’on craint presque, en l’adoptant, de se rendre coupable de témérité, et de paraître indifférent sur la religion. Nous avons le cœur tolérant ; l’habitude nous a rendu l’esprit fanatique. Cette façon de penser, trop commune en France, est peut-être l’effet des louanges prodiguées à la révocation de l’édit de Nantes : on a déshonoré la Religion pour flatter Louis XIV ; il faut donc montrer, plus au long, que la tolérance ecclésiastique est la seule que la religion exclue, et que cette même religion proscrit l’intolérance civile. Pour le faire voir, je n’aurai recours à aucune de ces raisons purement humaines, qui peuvent éclairer la foi du chrétien, mais qui ne doivent pas la guider. J’ai appris à ne connaître dans la religion que l’autorité ; je donnerai pour garants de mon sentiment Jésus-Christ et les Pères de l’Église : vous trouverez, Monsieur, dans les ouvrages de ces derniers, les mêmes raisonnements que nous avons faits plusieurs fois ; revêtus de leur autorité, ils vous paraîtront plus respectables.

Je vous ai déjà montré Jésus-Christ reprenant ses apôtres, qui voulaient que le feu du ciel tombât sur les Samaritains ; chaque instant de sa vie est marqué par un trait du même esprit. Il ne dit pas à ses disciples d’implorer le secours des princes pour contraindre les infidèles, et d’employer l’autorité humaine pour ramener les âmes à lui ; mais il leur dit de laisser croître l’ivraie au milieu du bon grain jusqu’au temps de la moisson, où le maître lui-même en fera le discernement. Il fait des miracles pour convaincre les esprits, et non pour subjuguer les corps. Si ses apôtres lui proposent d’éloigner les soldats qui viennent pour se saisir de lui, il leur répond qu’une légion d’anges serait prête de venir à ses ordres pour exterminer ses persécuteurs, mais que son royaume n’est pas de ce monde. Il fait un miracle pour leur apprendre à ne pas confondre les droits de Dieu et ceux de César, les choses du ciel avec celles de la terre. S’il leur dit d’engager tout le monde à venir au souper du père de famille, quelque fortes que soient ses expressions, elles ne signifient que la vivacité du zèle dont ses ministres doivent être animés. Pressez-les d’entrer, leur dit-il ; et une preuve qu’il n’a pas voulu dire contraignez-les, c’est que les convives ont toujours été les maîtres de refuser, et que d’autres ont été invités à leur place. Si ses apôtres eux-mêmes veulent le quitter, il ne leur dit que ces paroles tendres : « Et vous aussi, vous voulez donc vous en aller ! » Et comment aurait-il approuvé la contrainte ? Ce sont moins les hommages extérieurs qu’il demande, que le sacrifice du cœur et l’adhésion de l’esprit. Un consentement donné à la crainte ou à l’intérêt ne rend pas chrétien ; pour l’être, il faut croire : l’autorité peut bien arracher un sacrifice, mais elle ne peut persuader. Ce n’est donc pas là la voie que Jésus-Christ a marquée à sa religion pour s’étendre : il a même exclu les peines que la loi judaïque ordonnait contre les infracteurs[8]. L’enfant prodigue, qui quitte la maison paternelle, n’est point poursuivi pour servir d’exemple ; on désirera, mais on ne précipitera pas son retour.

Tel est, Monsieur, l’esprit de l’Évangile. Je me défierais cependant de moi-même, et je croirais l’avoir mal compris, si je ne voyais les mêmes sentiments dans les Pères. Vous serez étonné de la force avec laquelle les fondateurs de notre religion prêchent cette même tolérance, si contraire aux idées de quelques personnes peu instruites.

« Il n’y a que l’impiété, dit Tertullien, qui ôte la liberté de religion et qui prétende enchaîner les opinions sur la Divinité, en sorte qu’on ne puisse adorer le Dieu qu’on veut, et qu’on soit forcé de croire celui qu’on ne veut pas. Que nous importent les sentiments des autres ? La force n’appartient point à la religion ; on doit l’embrasser de plein gré, et non par contrainte[9]. »

« Le propre de la vraie religion, dit saint Athanase, n’est pas de contraindre, mais de persuader. C’est ce que Jésus-Christ voulait nous faire entendre, quand il disait au peuple : « Si quelqu’un veut venir à moi » ; et à ses apôtres : « Et vous aussi, vous voulez donc me quitter[10] ! »

« La foi, dit saint Ambroise, vient de la volonté, et non de la nécessité[11]. »

« Si quelqu’un ne veut pas croire, dit saint Chrysostome, qui est-ce qui a droit de l’y contraindre[12] ? »

« Ce n’est pas, dit Théophilacte, que je veuille commander à votre foi, qui doit être volontaire ; car qui peut faire croire quelqu’un malgré lui[13] ? »

Mais personne n’a parlé sur ce point plus fortement que Lactance. Il faut défendre la religion, dit-il, non par le meurtre, mais par le martyre ; non par la persécution, mais par la patience ; non par le crime, mais par la foi. Si vous voulez défendre la religion par les supplices, vous ne la défendez pas, vous la souillez, vous la transgressez. Rien n’est si volontaire que la religion. Nous ne demandons pas qu’on adore Dieu malgré soi ; et si quelqu’un ne le fait pas, nous n’avons pas contre lui de colère. C’est dans la religion, dit-il ailleurs, que la liberté a établi sa demeure[14]. »

« Vous comprenez, disait saint Hilaire à l’empereur Constance, qu’on ne doit contraindre personne, et vous ne cesserez de veiller à ce que chacun de vos sujets jouisse des douceurs de la liberté… Permettez aux peuples de prendre pour guides ceux qu’ils voudront… Il n’y aura alors ni divisions ni murmures… Dieu a plutôt montré qu’on devrait le connaître qu’il ne l’a exigé… Il a rejeté tout hommage forcé. Si l’on employait la violence en faveur de la vraie foi, les évêques s’élèveraient et diraient : « Dieu est le Dieu de tous les hommes ; il n’a pas besoin d’un hommage involontaire ; il rejette toute profession forcée ; il ne faut pas le tromper, mais le servir ; c’est pour nous et non pour lui que nous devons l’adorer. Je ne puis recevoir que celui qui veut, écouter que celui qui prie, mettre au nombre des chrétiens que celui qui croit. Ô douleur ! dit-il encore, les hommes protègent la religion de Dieu[15] ! »

Saint Augustin lui-même, qui n’a pas toujours été porté à la douceur, disait aux manichéens : « Que ceux-là sévissent contre vous, qui ignorent combien il est difficile de découvrir la vérité et d’éviter les erreurs. Pour moi, je ne puis sévir contre vous ; je vous dois les mêmes égards et la même douceur qu’on me devait et qu’on a eus pour moi, lorsque j’étais comme vous aveugle et insensé[16]. »

Tel a toujours été le langage des Pères ; j’ai abrégé leurs témoignages pour n’être pas obligé de répéter les mêmes raisons. Leurs ouvrages ont presque tous été écrits quand les païens persécutaient les chrétiens. Quelque différence sensible qu’il pût y avoir entre les traits de mensonge qui accompagnaient le paganisme, et les caractères de vérité que portait avec soi la religion chrétienne, les Pères, pour éloigner les persécutions, ne disaient point aux empereurs païens : « C’est à tort que vous persécutez une religion qui nous a été donnée par le Tout-Puissant ; l’autorité ne doit être employée que pour la vérité, et nous seuls vous l’annonçons. » Ce n’étaient pas là les armes dont ils se servaient pour arrêter le glaive des persécuteurs ; c’était contre la persécution elle-même, contre l’autorité civile qui se mêlait de commander aux esprits, contre la nécessité qu’on voulait leur imposer d’adorer ce qu’ils ne croyaient pas ; c’était contre la contrainte, en un mot, qu’ils dirigeaient toutes leurs attaques ; ils la regardaient comme le caractère distinctif de toutes les fausses religions[17].

L’Histoire ecclésiastique nous fournit un bel exemple de cette manière de penser, dans un des saints les plus célèbres qu’ait eus l’Église d’Occident. Saint Martin ne voulut pas communiquer avec quelques évêques d’Espagne, qui n’avaient d’autre tort que d’avoir demandé à l’empereur Maxime la mort des priscillianistes et lorsqu’à la sollicitation de ce prince, et pour sauver la vie à ces mêmes hérétiques, il se fut laissé ébranler dans cette résolution, son historien nous apprend que cette complaisance fut pour lui le sujet du repentir le plus amer ; « tant il paraissait horrible, dit M. l’abbé de Fleury (Discours sur l’histoire ecclésiastique), que des évêques eussent trempé dans la mort de ces hérétiques, quoique leur secte fût une branche de l’hérésie détestable des manichéens ».

Je sais que dans la suite quelques ministres de l’Église, excités par un zèle indiscret, ont armé le bras des princes contre les hérétiques ; mais, si leur conduite en cela fait honneur à leur foi, elle n’en fait pas assurément à leur charité. Quand même, par des raisons humaines dont la religion rougit, quelques évêques, dans les siècles postérieurs, auraient intéressé les princes dans la cause de la religion, que peut faire leur autorité contre celle des premiers Pères de l’Église, qui vivaient dans des temps moins éloignés de Jésus-Christ et dans les siècles de persécutions, c’est-à-dire dans un temps où la doctrine était la plus pure et où les passions ne pouvaient pas influer sur leur langage ? Le concile de Tolède défend qu’on fasse violence à personne pour l’obliger à croire[18]. Ximénès enfreint les décrets du concile pour étendre l’inquisition. Ximénès suit un zèle aveugle ; mais les décrets du concile n’en sont pas moins respectables.

Voilà donc, Monsieur, la tolérance civile vengée des insultes de ceux qui imaginent que, pour être chrétien, il faut être persécuteur. Il ne me reste plus qu’à répondre aux difficultés qu’on peut faire, tant sur les principes déjà établis, que sur les conséquences que j’en ai tirées. « Quoi ! dira-t-on, le salut des âmes n’est-il pas une chose assez intéressante pour mériter l’attention du prince ? Ne doit-il pas employer toute son autorité pour remettre ses sujets dans la voie du ciel ? Et comment pourra-t-il remplir ce devoir, s’il est tolérant ? »

1° Si l’utilité d’une chose rendait légitimes tous les moyens de la procurer, chacun pourrait dire à son voisin : « Sois catholique, ou je te tue ». Inutilement observerait-on qu’un particulier n’a aucun droit sur la vie d’un autre. Cet exemple démontre que l’utilité ne peut pas donner ce droit, même au prince, qui ne l’a pas par sa dignité. Quelque avantageux que puissent être des droits, s’ils sont usurpés, ils sont injustes. Il n’y a point de principe plus pernicieux que celui qui autoriserait à être utile aux autres malgré eux. Il est utile sans doute que tout le monde fasse son salut ; mais il serait impossible et même dangereux que le soin en fût remis à l’autorité humaine : impossible, puisque ce ne serait pas être chrétien que de ne l’être que parce que le prince le voudrait ; dangereux, puisque ce serait exposer les peuples à toutes sortes de vexations. De plus, si ce principe était vrai, le prince aurait droit de punir ses sujets pour les fautes journalières, comme les mensonges, les excès dans le boire et dans le manger, etc., fautes qui ne sont pas moins contraires au salut que l’hérésie et l’infidélité. Il me semble qu’on est sur cet article d’une inconséquence extrême : on regarderait comme un tyran celui qui punirait pour un mensonge ; on loue quelquefois celui qui punit pour une erreur. Une faute contre la charité est-elle donc plus excusable, moins dangereuse à la société, moins nuisible au salut, qu’une faute contre la foi ?

« Ce n’est pas le prince, dit-on, qui se mêle de décider ; il suit et fait exécuter les décisions de l’Église. Le concile de Trente a proscrit les protestants ; la Constitution proscrit les jansénistes : le prince a fait de ces décisions des lois de l’État : ceux qui y contreviennent enfreignent les lois du royaume ; ils peuvent être punis sans que, pour cela, le roi soit regardé comme s’étant mêlé des affaires de la religion. »

Mais le roi a-t-il le droit de faire une loi de l’État, du concile de Trente ou de la Constitution ? Les premiers Pères de l’Église ne demandaient pas aux princes païens de faire de l’Évangile une loi de l’Empire. Ils ne leur demandaient que la liberté de professer leur religion, et ils les remerciaient lorsqu’ils avaient le bonheur de l’obtenir. C’est toujours à ces premiers temps qu’il faut remonter pour fixer les bornes des deux puissances. Quand les princes sont devenus chrétiens, les évêques, pour se mêler des affaires d’État, ont demandé que leurs décisions fussent des lois du royaume. Les princes, ou par zèle, ou par intérêt, s’imaginant avoir par là plus d’autorité sur leurs sujets, ont cru devoir y condescendre ; les uns et les autres se sont trompés ; ils ont perdu des deux parts en voulant usurper ; chacun s’est attribué des droits qu’il n’avait pas, et par conséquent chacun a dérogé aux droits qu’il avait ; car la même loi étant devenue loi de l’Église et de l’État, comment leurs prétentions auraient-elles pu être éclaircies ?

Mais remontons à l’origine des choses ; nous verrons la religion telle qu’elle devrait toujours être, séparée du gouvernement ; l’Église occupée du salut des âmes, l’Empire occupé du bonheur des peuples ; 1’un et l’autre ayant ses lois distinctes, comme les choses du ciel doivent l’être de celles de la terre. Faire un édit d’une décision de l’Église, ce n’est pas à la vérité usurper vis-à-vis d’elle le droit de fixer les articles de foi ; mais c’est l’usurper vis-à-vis des peuples ; c’est les obliger à s’attacher à l’Église qu’on regarde comme la véritable ; c’est les contraindre à adopter un sentiment, parce qu’il nous paraît le plus vrai ; c’est, parce qu’on croit une chose, la vouloir faire croire aux autres : n’est-ce donc pas là dominer sur les consciences, et se mêler des affaires de la religion ? Si le roi de France peut faire du concile de Trente et de la Constitution des lois de l’État, le roi d’Angleterre n’en pourrait-il pas faire autant de la suprématie, le turc de l’Alcoran, chaque prince de sa religion ? Cette idée nous révolte, parce que dans les pays étrangers nous serions les persécutés : ne doit-elle pas nous révolter de même quand nous pouvons être les persécuteurs ?

« Mais, ajoutera-t-on, le prince sera donc obligé de tolérer dans ses États toutes sortes de religions, celles-là même qui seraient contraires au bien de la société, qui ordonneraient des sacrifices humains, etc. ? À Dieu ne plaise que j’établisse jamais des principes si contraires au bonheur de la société ! je ne cherche qu’à lui être utile. Les actions sont la seule chose qui intéresse l’État dans la religion. Quant à la doctrine, et même à la morale, dans les objets de pure spéculation, elles doivent lui être indifférentes. Or, les actions sont contraires au bien de la société, ou ne le sont pas. Si elles n’y sont pas contraires, pourquoi défendrait-on d’en faire un acte de religion ? Si elles le sont, elles sont déjà proscrites et ne peuvent jamais être autorisées. Il est indifférent à l’État que chaque jour je purifie mon corps par différentes ablutions. Cette pratique peut être superflue, mais elle ne peut être dangereuse : les rois n’ont pas droit de m’empêcher d’en faire une cérémonie religieuse, mais il est défendu de tremper ses mains dans le sang des autres. Si je prêche une religion qui le permet, le prince peut, il doit même, me proscrire ; mais c’est moins l’action religieuse que l’action criminelle qui sera défendue ; ce ne sera un crime d’immoler, que parce que c’en est déjà un de tuer. Les peuples ne sont pas indépendants des rois dans leurs actions ; ils ne le sont que dans l’hommage qu’ils prétendent en faire à la Divinité. ·

« Si le roi, poursuit-on, est obligé de permettre toutes les religions dont la doctrine n’est pas contraire au bien de l’État, quel assemblage monstrueux de sentiments allez-vous introduire ! Croyez-vous que la paix puisse subsister dans des esprits remplis de principes si opposés ! L’unité de religion n’est-elle pas nécessaire dans un gouvernement ? Nos campagnes fument encore du sang répandu dans les guerres de religion. »

Je sais de combien de guerres les hérésies ont été la source ; mais n’est-ce point parce qu’on a voulu les persécuter ? L’homme qui croit de bonne foi, croit encore avec plus de fermeté quand on veut le forcer de changer de croyance sans le convaincre ; il devient opiniâtre alors ; son opiniâtreté allume son zèle son zèle l’enflamme ; on a voulu le convertir, on en a fait un fanatique, un furieux. Les hommes dans leurs opinions ne demandent que la liberté ; si vous voulez la leur ôter, vous leur mettez les armes à la main ; supportez-les, ils resteront tranquilles, comme les luthériens le sont à Strasbourg. C’est donc l’unité de religion à laquelle on veut contraindre, et non la multiplicité d’opinions qu’on tolère, qui occasionne les troubles et les guerres civiles. Les païens permettaient toute opinion ; les Chinois suivent les mêmes principes ; la Prusse n’exclut aucune secte ; la Hollande les réunit toutes ; et ces peuples n’ont jamais eu de guerres de religion. L’Angleterre et la France ont voulu n’avoir qu’une religion ; Londres et Paris ont vu ruisseler le sang de leurs habitants.

« Mais les assemblées qui sont nécessaires pour chaque religion ne pourront-elles pas devenir dangereuses ? » — Oui, sans doute, si vous les proscrivez ; on n’y sera occupé alors que des moyens de se soutenir et de venger sa foi opprimée. Mais laissez aux hommes la liberté de se trouver dans les mêmes lieux pour offrir à Dieu le culte qu’ils jugent lui être agréable ; et leurs assemblées, quel que soit ce culte, ne seront pas plus dangereuses que celles des catholiques. Toutes ont pu servir de prétexte à des esprits séditieux ; aucune n’en servira lorsqu’elles seront libres ; et si quelqu’un malintentionné venait à en abuser, il serait facile d’arrêter les progrès du mal. Les assemblées des protestants sont secrètes, parce qu’elles sont défendues ; autorisées, elles seraient aussi publiques que les nôtres : pourquoi veut-on que l’assemblée d’une secte soit plus nuisible à l’État que l’assemblée d’une autre ? Qu’en Angleterre ce soit celle des catholiques, en France celle des protestants, partout celle qui ne pense pas comme le prince ? Toute assemblée civile qui est séditieuse doit être interdite ; toute assemblée religieuse doit être permise, parce qu’elle est toujours indifférente.

« Mais, dira-t-on encore, n’y aura-t-il pas un milieu entre la persécution et la tolérance ? Sans employer les châtiments, le prince ne peut-il pas exclure des charges ceux qui ne pensent pas comme lui, punir par l’exil, par, etc. ? »

Le prince, en ces matières, n’est pas plus en droit d’infliger des peines légères, que d’en infliger de considérables ; il faut être juge pour punir. La liberté, l’honneur, la fortune des sujets, ne sont pas des biens dont le prince puisse disposer plus que de leur vie. Si le roi peut exiler un janséniste, il peut lui enjoindre de ne l’être pas ; car l’exil est une punition, une privation de la liberté. Quant aux charges, autre chose est de ne les point donner aux individus que l’on n’en croit pas dignes (ce qui est un droit ou, pour mieux dire, un devoir incontestable des princes et des gouvernements), autre chose d’en déclarer incapable toute une classe de citoyens, dans laquelle on peut rencontrer et l’on sait même qu’il existe beaucoup d’hommes de capacité et de vertu. Alors c’est avilir cette classe. Mais peut-on, doit-on, avilir en masse, des hommes qui n’ont commis aucun délit ? Voulons-nous être de meilleure foi ? Demandons-nous ce que nous pensons de la loi qui, en Angleterre, exclut des charges les catholiques ; et ce que nous nous répondrons en notre faveur, répondons-nous-le en faveur de nos frères errants.

« Mais cette tolérance qu’on accorderait aux protestants serait une véritable intolérance contre les évêques, qu’on forcerait sans doute à les marier. »

Je ne prétends pas obliger les évêques à donner un sacrement malgré eux ; c’est un bien dont je leur laisserai toujours l’administration ; mais je voudrais que ce ne fût ni le sacrement de baptême, ni celui de mariage, qui fixât l’état des citoyens. J’en reviens toujours aux premiers temps de l’Église ; les enfants étaient légitimes et jouissaient de l’héritage de leurs pères, sans l’un et l’autre de ces sacrements. Il est encore mille moyens de rendre leur état indépendant.

« Mais le prince souffrira donc que ses sujets soient vexés par les évêques, que ceux-ci dominent sur les consciences et refusent les sacrements aux jansénistes ? »

Le prince souffrira ce qu’il n’est pas en droit d’empêcher, ce qu’il ne peut empêcher qu’en commettant une injustice, c’est-à-dire en usurpant les droits de l’Église, et en tourmentant lui-même ses sujets. Je ne conçois pas comment on ne veut pas comprendre que le Roi ne peut enjoindre aux évêques de donner les sacrements aux jansénistes, qu’en s’arrogeant le droit de décider qu’ils n’en sont pas indignes, et en décidant en même temps qu’on ne peut jouir de l’état de citoyen sans les avoir reçus : deux choses qui excèdent manifestement son autorité. Il suffit, pour en être persuadé, de considérer que toute autorité légitime a nécessairement le moyen de faire exécuter ce qu’elle ordonne : or, malgré tous les arrêts et les décrets, on ne pourra jamais obliger les évêques à donner les sacrements aux jansénistes. Le refus ne regarde donc pas l’autorité humaine. S’il est accompagné d’injures, le prince peut punir le prêtre qui insulte ; les injures ne sont pas plus permises dans l’église que dans la rue. Mais le Roi ne peut connaître du refus, encore moins de ce qui l’occasionne[19].

« Le roi n’aura donc aucune inspection sur tout ce qui peut concerner la religion ; et si, par hasard, il s’élève quelque dispute qui mette le trouble dans l’État, il ne pourra le réprimer. » — Qu’entend-on par inspection sur ce qui concerne la religion ? Est-ce inspection sur le dogme ? Les opinions sont par leur nature indépendantes de toute autorité ; elles ne se commandent point : la persuasion seule peut les faire changer. Est-ce inspection sur le culte ? Mais le culte fait partie du dogme : les cérémonies, les pratiques sont toutes des articles essentiels de chaque religion : la messe et l’office divin ne nous séparent pas moins des protestants que la confession et la présence réelle. Ce serait donc gêner les consciences, et dominer sur les esprits, que de vouloir déterminer à chacun la manière dont il doit servir Dieu. D’ailleurs, les opinions purement spéculatives et le culte ne doivent pas être indifférents à chaque particulier ; mais ils doivent l’être à l’État, puisque ce n’est ni le dogme, ni le culte, qui rendent bon ou mauvais citoyen. Ce sera donc sur la morale d’une religion et sur ses ministres que portera l’inspection que doit avoir le prince ; mais cette inspection, quelque étendue qu’elle puisse être, ne doit pas porter atteinte à la tolérance civile. Je l’ai déjà dit, toute doctrine, toute action contraire au bien de la société, doit être défendue. Pour la défendre, il est égal qu’elle soit ou ne soit pas un acte de religion ; son rapport au bien public, voilà la règle du prince. S’il est sage, il proscrit tout ce qui s’y oppose ; il ordonne tout ce qui le favorise ; il tolère tout ce qui est indifférent ; mais, dans ce qu’il permet et ce qu’il défend, il n’a égard qu’à l’utilité civile, et jamais au salut des âmes. L’opinion des sujets ne dépend pas de celle du roi ; mais leur opinion n’exempte pas leurs actions de ses lois. Le prince, qui permettrait de croire en Mahomet, ne serait pas obligé pour cela de permettre la polygamie : il ne forcerait personne à la croire mauvaise et condamnable ; mais l’utilité de son État lui en ferait défendre la pratique et, sans attention à ce que l’Alcoran autorise, ni à ce qu’il proscrit, l’opposition de la multiplicité des femmes au bien public suffirait pour qu’il l’empêchât de s’introduire. Dans le voleur qu’on punit, on n’a point d’égard à l’Évangile ; il est condamné, non comme mauvais chrétien, mais comme mauvais citoyen. À l’égard des ministres du culte, qui peut douter de l’inspection que le prince doit avoir sur eux ? Le sacerdoce n’en rend personne exempt : les évêques ne doivent qu’à Dieu compte de l’administration des choses spirituelles ; mais dans l’ordre civil ils ne sont que sujets et, par conséquent, pas plus indépendants que les autres. Si leurs disputes élèvent quelque trouble dans l’État, le roi peut sans doute les réprimer ; mais qu’il prenne garde de se tromper sur les moyens : le seul, le véritable est de ne se jamais mêler de leurs divisions. Il n’y a eu des guerres de religions que lorsqu’une secte a été favorisée préférablement à l’autre ; le crédit qu’on lui donne enfle sa vanité, irrite celle des autres, et rend par là la réunion impossible. L’inspection du prince se réduit donc à la tolérance des opinions et à la vigilance contre les actions nuisibles.

« Mais vous anéantissez l’autorité des Parlements, vous blâmez leur conduite. » — Il s’en faut beaucoup : j’admire la sagesse des Parlements lorsqu’ils représentent au roi le sort des malheureux sujets vexés pour leurs sentiments ; je trouve que, puisqu’on a fait de la Constitution une loi de l’État, ils doivent être attentifs à son exécution et à ses suites ; je crois même que, si le Roi avait quelque droit sur l’administration de sacrements, les Parlements seraient plus à portée que le Conseil de l’exercer. Mais je voudrais que la Constitution ne fût pas une loi de l’État ; que le Parlement, pour se défendre de la regarder comme telle, n’eût pas cherché à prouver qu’elle n’est pas loi de l’Église, comme si ces deux choses étaient liées et inséparables ; je voudrais que le Roi laissât aux évêques le soin de disposer des sacrements et des choses spirituelles, sans faire dépendre de leur volonté l’état de ses sujets ; je voudrais, en un mot, qu’une déclaration, dictée par l’esprit de tolérance, laissât aux magistrats la liberté d’être bons juges, sans les obliger à être persécuteurs.

« Cette déclaration, dira-t-on enfin, mécontentera tout le monde : les évêques, à qui le prince paraîtra ne se plus intéresser au soin de la religion ; les Parlements, qui seront privés d’un droit qu’ils s’attribuent ; et les jansénistes qui verront continuer les refus de sacrements dont ils se plaignent. » — J’imagine bien que chaque parti sera d’abord fâché de se voir privé des droits qu’il voulait usurper ; mais, comme il est encore plus doux de ne pas perdre ceux qu’on a et qu’on doit avoir, chaque parti remerciera bientôt le prince de les avoir conservés.

Il y a eu un temps où on aurait pu craindre la façon de penser du clergé ; celui d’aujourd’hui est trop éclairé pour se plaindre quand le Roi cessera, je ne dis pas de s’intéresser au sort de la Religion qu’il doit respecter, mais de prétendre disposer des choses spirituelles.

Les Parlements, qui ne désirent que la tranquillité des peuples et l’exercice de l’autorité qui leur a été confiée, ne tendront plus à usurper le droit des évêques, quand ceux-ci n’en pourront plus abuser.

Les jansénistes ne demandent qu’à être tolérés ; les louanges qu’ils donnent dans leurs écrits aux principes de la tolérance ; celles qu’ils viennent de donner, dans les Nouvelles ecclésiastiques, à l’édit de l’impératrice-reine, dont la sagesse, au lieu de nous détromper, n’excite en nous qu’une admiration stérile ; tout nous assure que les anti-constitutionnaires ne demandent qu’à jouir tranquillement de l’état de citoyen ; ils désirent moins d’être administrés que de n’être pas persécutés ; ils croient ne mériter aucun refus, et savent que la charité supplée à tout.

Ainsi, loin qu’aucun parti fût mécontent, les évêques remercieraient le roi de les avoir laissés maîtres dans la Religion ; les Parlements, de leur avoir confié son autorité ; les jansénistes, de n’avoir plus à craindre ni peines, ni exils, ni prisons ; tout le monde, enfin, bénirait un gouvernement aussi sage, dont l’autorité ne serait employée qu’à faire jouir chacun paisiblement des biens pour la conservation desquels elle est établie.

J’allais finir, Monsieur ; mais, comme il m’est venu quelques réflexions capables de rendre toutes ces vérités plus sensibles, je crois ne devoir pas les omettre.

Première réflexion. — Nous avons toujours proscrit en France l’inquisition, ce tribunal odieux, qui a porté le fer et la flamme dans l’empire du Dieu de paix et de charité ; or, tout odieux qu’est ce tribunal, celui qu’établit l’intolérance ne le serait pas moins. Si les prisons de l’inquisition sont terribles, la France n’en a que trop qui ont souvent retenti des cris de la conscience opprimée ; et, si les unes sont injustes, les autres peuvent-elles être autorisées ? Nous, qui condamnons avec horreur le ministre de l’Église qui veut forcer les esprits, donnerons-nous au prince le droit de les subjuguer ? Nous regardons avec indignation les vexations qui gênent en Italie et en Espagne les droits de la conscience ; un peu de réflexion nous empêcherait de regarder nos concitoyens avec moins de charité que les étrangers.

Deuxième réflexion. — Vous avez déjà vu, Monsieur, que, pour vous prouver la nécessité de la tolérance, et pour vous faire sentir le peu d’autorité des princes dans les affaires de la religion, je vous ai rappelé souvent les premiers temps de l’Église où les princes n’étaient pas encore chrétiens. Pour justifier encore ce que j’ai avancé, supposons que des disputes actuelles fussent arrivées dans un pays où le prince ne fût ni janséniste, ni constitutionnaire : à Berlin, par exemple, le roi de Prusse, quoique protestant, a permis aux catholiques de bâtir une église dans sa capitale ; si, parmi eux, il se trouvait quelques jansénistes auxquels ils prétendissent refuser les sacrements, ne serions-nous pas étonnés de voir entrer le prince dans leurs disputes, et prétendre leur dicter des lois ? Sans qu’il s’ingérât dans leurs divisions, ne se termineraient-elles pas ? N’arriverait-il pas, ou que, comme en Hollande, les jansénistes feraient une église à part, ou que, comme du temps des premiers hérétiques, leurs opinions viendraient à se confondre et à se réunir ? Quelque chose qui arrivât, nous serions révoltés de voir le prince protestant se mêler des affaires catholiques. La foi du prince change-t-elle donc quelque chose aux moyens que Dieu a établis pour maintenir sa religion ? Et ce que le roi de Prusse devrait faire, n’est-il pas la règle de ce que doivent faire nos rois ?

Troisième réflexion. — Il y a longtemps qu’on a comparé le salut de l’âme à la santé du corps ; les évêques se sont qualifiés eux-mêmes de médecins spirituels. Les erreurs sont des maladies qui infectent les esprits ; ceux qui gouvernent les consciences sont établis pour y appliquer les remèdes. Jugeons donc de la liberté qui doit régner dans l’ordre du salut, par celle que chacun doit avoir pour gouverner sa santé : quelque excellent que soit un remède, ne trouverions-nous pas de la dureté à un prince qui voudrait obliger ses sujets à s’en servir préférablement à tout autre ? Ne lui dirait-on pas que la confiance ne s’ordonne point, que chacun est maître de sa santé, et qu’on ne guérit personne malgré lui ? Ne crierions-nous pas à l’injustice ? Si le roi faisait plus et, si la confiance qu’il aurait à ce remède l’engageait à ordonner que tous les médecins de son royaume eussent à s’en servir dans toutes les occasions, ne seraient-ils pas en droit de lui représenter que personne ne peut mieux connaître qu’eux l’utilité d’un remède ; qu’elle varie suivant les différents tempéraments et suivant les différentes dispositions, dont eux seuls peuvent être juges ; qu’ils ne peuvent pas avoir tous une conduite uniforme ; qu’ils souffriront plutôt mille tourments que de donner un remède qui peut être dangereux et que jamais on ne pourra les contraindre à tuer quelqu’un avec connaissance de cause ? Si, malgré ces justes représentations, le roi persistait à vouloir obliger tous ses sujets à prendre de ce remède, et tous les médecins à en donner, même lorsqu’ils en croiraient l’application dangereuse, que penserions-nous d’une telle conduite ? Ne nous paraîtrait-elle pas contraire aux premières lumières de la raison ? Je laisse faire à chacun l’application de cette comparaison, pour ne pas paraître trop mêler les choses profanes avec les choses célestes.

Je crois, M., avoir assez justifié la tolérance. Il y a un siècle, ces principes auraient pu choquer bien des personnes ; mais nous devenons tous les jours plus éclairés et nous apprenons à distinguer dans la religion ce qui lui est essentiel de ce que les hommes y ont ajouté. Nous détestons plus que jamais l’inquisition ; nous admirons l’édit de tolérance de l’impératrice-reine ; le roi de Prusse nous paraît sage pour avoir, quoique protestant, accordé aux catholiques le libre exercice de leur religion. La révocation de l’Édit de Nantes nous révolte ; nos troupes gémissent lorsqu’elles sont employées contre les protestants ; enfin, on a soutenu dans quelques thèses de la Faculté de théologie la tolérance civile ; plusieurs écrits paraissent l’inspirer ; tous les discours y tendent. Espérons donc, M., que dans peu les esprits, rendus à eux-mêmes, rougiront d’un aveuglement qui n’a que trop influé sur la conduite des princes et dont tant d’hommes ont été les victimes. Que nous serions heureux l’un et l’autre, M., si nous pouvions y contribuer !

III. — Deuxième lettre à un grand vicaire (1734)[20].

[D. P., I, 361.]

Je suis toujours étonné et affligé de vous voir vous refuser à mes principes sur la tolérance, pour lesquels je vous avoue que j’ai un attachement qui va fort au delà de la simple persuasion. Comment pouvez-vous dire que vous voulez qu’on ne force pas à suivre la religion dominante, mais qu’on empêche de prêcher contre elle, et que cette distinction fait tomber ce qu’il y a de plus spécieux dans mes objections ?

Ne roulent-elles pas toutes sur le principe fondamental que le prince n’est pas juge de la vérité et de la Divinité ? Qu’a donc en soi de si précieux l’intolérance pour qu’on y soit tant attaché ? Attaquant indifféremment le vrai et le faux, n’est-ce pas au vrai qu’elle doit être le plus funeste, en détruisant par la violence la séduction impérieuse par laquelle il commande aux esprits. D’ailleurs, de quel droit le prince m’empêchera-t-il d’obéir à Dieu, qui m’ordonne de prêcher sa doctrine ? Le prince est souvent dans l’erreur : Dieu peut donc ordonner le contraire du prince. S’il y a une religion vraie, auquel des deux faudra-t-il obéir ? N’est-ce pas Dieu seul qui a le droit de commander ? Si le prince a la vraie doctrine, ce n’est que par un hasard indépendant de sa place et, par conséquent, sa place ne lui donne aucun titre pour en décider. Empêcher de prêcher, c’est toujours s’opposer à la voie de la conscience ; c’est toujours être injuste ; c’est toujours justifier la révolte et, par conséquent, toujours donner lieu aux plus grands troubles. Le zèle, dès qu’il est contredit, s’enflamme et embrase tout. L’intolérance est un lierre qui s’attache aux religions et aux états, qui les enchaîne et les dévore ; si l’on veut l’extirper, il faut en détruire les derniers rameaux ; s’il en reste à terre un seul, le lierre renaîtra tout entier. En fait d’opinions, les rameaux font racines comme ceux du lierre. — En voilà bientôt assez sur ce sujet. Les principes se déduisent de leurs conséquences, comme les conséquences des principes. Je ne vois rien à ajouter à des démonstrations ; et jusqu’ici vous n’avez pas dit un mot contre mon principe fondamental, l’incompétence du prince.

C’est pour la dernière fois que je vous parlerai de la tolérance, et j’imagine qu’après ma lettre la question doit être épuisée entre nous, peut-être même l’est-elle déjà ; du moins, je vous avoue que le sentiment que vous embrassez sur cette question est une énigme pour moi. La liaison que vous croyez voir entre le mien et le pyrrhonisme, en fait de religion, m’en paraît une autre aussi difficile à expliquer. Il me semble, au contraire, qu’il a pour fondement la confiance qu’on doit avoir dans l’empire du vrai sur tous les esprits, et la certitude qu’il y a une religion vraie. Sans doute que les hommes sont capables de juger de cette vérité ; mais ils ne seront capables de juger ni de celle-là, ni d’aucune autre, lorsqu’on tiendra leurs opinions dans l’esclavage, et lorsqu’on opposera dans leurs âmes à l’empire de la vérité les intérêts les plus puissants, l’espérance de la fortune, la crainte de perdre leurs biens, leur honneur, leur vie. Les hommes peuvent juger de la vérité de la religion, et c’est précisément à cause de cela que d’autres n’en doivent pas juger pour eux, parce que le compte sera demandé à la conscience de chacun ; d’ailleurs, en bonne foi, si quelqu’un en pouvait juger pour d’autres, seraient-ce les princes, et Louis XIV en savait-il plus là-dessus que Leclerc ou Grotius ?

Vous répondez à la suite des propositions sur chacune desquelles je vous demande oui ou non, « qu’il n’est pas nécessaire d’être infaillible dans l’exercice d’un droit pour avoir ce droit ; sans quoi il n’y aurait nul droit chez les hommes et qu’il suffit de pouvoir prendre connaissance de la vérité ». Et je crois qu’il faudrait être infaillible pour prendre sur soi une décision d’où dépend pour ses sujets une éternité de bonheur ou de malheur. Je crois qu’il faudrait être infaillible pour avoir un droit inutile à l’intérêt de la société, et qui n’a pu entrer dans la convention originelle qui a donné l’être à cette société. Cela suffit pour faire tomber vos rétorsions, parce que mon argument ne suppose pas que l’infaillibilité soit nécessaire pour l’exercice de tout droit ; mais seulement d’un droit dans lequel l’erreur mettrait nécessairement en contradiction avec la Divinité, et entraînerait pour les sujets une éternité de malheur, c’est-à-dire leur ferait sacrifier à l’autorité de la société un intérêt dont cette société ne peut les dédommager, ce qui serait contre la nature de toute convention. Or, tel serait le droit accordé au prince de juger de la religion, s’il y a une religion vraie. — S’il y a une religion vraie, on ne peut avoir pour elle trop de respect : c’est une injure à la religion qu’on veut rendre exclusive, c’est une impiété à demi secrète, qui motivent l’intolérance.

Pour répliquer à votre réponse, je remarquerai que la dernière de mes propositions n’est pas tirée immédiatement de la première, et que c’est, sur la liaison de chaque conséquence avec ses prémisses immédiates, que je vous ai demandé le oui ou le non. Je vous le demande encore. J’ajouterai un mot pour répondre plus en détail à vos rétorsions.

Le prince peut ordonner des choses injustes, dites-vous. Donc, ajoutez-vous, par mes principes, il n’aurait pas droit d’ordonner en général des actions aux citoyens. Il peut condamner des innocents, continuez-vous, et je conviendrai que le prince a le même droit de commander en matière de religion qu’il a d’ordonner des choses injustes, ou de condamner des innocents. — Mais il n’a aucun de ces droits, quoiqu’il ne soit pas impossible qu’il fasse toutes ces choses. — Il est nécessaire, pour développer ce qu’il y a d’obscur dans cette matière, de remonter aux principes des droits des princes et de commencer par s’en former des notions claires : les conséquences naîtront d’elles-mêmes.

Je ne connais que deux sortes de droits parmi les hommes : la force, si tant est qu’on puisse l’appeler un droit, et l’équité ; car les conventions, qui semblent faire une des principales sources des droits qui régissent le genre humain, se rapportent à l’une ou à l’autre de ces deux espèces.

La force est le seul principe de droit que les athées admettent. Chaque membre de la société, ou plutôt généralement selon eux, chaque être intelligent a un intérêt et des forces pour parvenir à ce but. Il exerce l’énergie de ses forces relativement à cet intérêt, et cette énergie n’est arrêtée que par l’action contraire des forces des autres êtres intelligents dont l’intérêt s’oppose au sien. De l’équilibre de toutes ces forces, il résulte un mouvement général vers l’intérêt commun, qui n’est autre chose que la somme des intérêts particuliers modérés les uns par les autres. Dans ce système, le droit et la force se confondent : le fort aurait droit d’opprimer le faible ; mais les faibles, en se liguant, résistent à l’oppression de leur société. Les lois sont les articles du traité par lequel les membres qui la composent se sont réunis ; ces lois sont le résultat de l’intérêt du plus grand nombre, ou des plus forts qui obligent le petit nombre ou les faibles d’observer ces lois, c’est-à-dire de céder à leur volonté. Les lois, disent-ils encore, approchent d’autant plus de la perfection qu’elles embrassent l’intérêt d’un plus grand nombre d’hommes, et qu’elles les favorisent tous plus également, parce qu’alors seulement l’équilibre est établi entre tous les intérêts et toutes les forces. Dans ce système, dire qu’un homme n’a pas droit d’opprimer un autre homme, c’est dire que cet autre a la force de résister à l’oppression. Si ce mot de droit y est employé dans quelque autre sens, ce n’est que relativement aux conventions ; et les conventions n’ont elles-mêmes de force que par le pouvoir, qu’ont les sociétés qui les ont formées, de les faire exécuter.

La vraie morale connaît d’autres principes. Elle regarde tous les hommes du même œil ; elle reconnaît dans tous un droit égal au bonheur, et cette égalité de droit, elle ne la fonde pas sur le combat des forces des différents individus, mais sur la destination de leur nature et sur la bonté de celui qui les a formés, bonté qui se répand sur tous ses ouvrages. De là, celui qui opprime s’oppose à l’ordre de la Divinité ; l’usage qu’il fait de son pouvoir n’est qu’un abus. De là, la distinction du pouvoir et du droit.

Le fort et le faible ont beau peser inégalement dans la balance du pouvoir, cette balance n’est pas celle de l’équité ; le Dieu qui tient celle-ci dans ses mains, ajoute ce qui manque à l’égalité dans un des côtés. L’injustice de l’oppression n’est pas fondée sur une ligue du faible avec le faible qui les mette en état de résister, mais sur la ligue du faible avec Dieu même. En un mot, tous les êtres intelligents ont été créés pour une fin ; cette fin est le bonheur, et cette fin leur donne des droits fondés sur cette destination. C’est sur ces droits que le Dieu qui les a créés les juge, et non sur leurs forces. Ainsi, le fort n’a aucun droit sur le faible ; le faible peut être contraint, jamais obligé, de se soumettre à la force injuste. Les règles d’équité, d’après lesquelles Dieu juge les actions des hommes, sont le tableau de leurs droits respectifs. L’usage qu’ils font de leur pouvoir n’est pas toujours conforme à ce tableau ; mais, pour savoir si cet usage est juste ou injuste, c’est ce tableau divin qu’il faut consulter : les conventions elles-mêmes ne forment qu’un droit subordonné à ce droit primitif ; elles ne peuvent obliger que ceux qui ont été parties libres et volontaires Ceux qui s’en trouvent lésés peuvent toujours réclamer les droits de l’humanité. Toute convention contraire à ces droits n’a d’autre autorité que le droit du plus fort ; c’est une vraie tyrannie. On peut être opprimé par un seul tyran, mais on peut l’être tout autant et aussi injustement par une multitude. Ainsi les Lacédémoniens ne pouvaient avoir le droit de faire périr les enfants contrefaits ; leur faiblesse les abandonnait à la cruauté ; des conventions abominables les condamnaient ; l’équité parlait pour eux, et les Lacédémoniens étaient des monstres.

Suivons l’application de ces deux sortes de principes par rapport au droit qu’aurait le prince, ou, si vous voulez, la société en général, d’ordonner des choses injustes, de punir des innocents, et de juger la religion. Cette application sera le développement de votre rétorsion et sa réponse.

Dans les principes des athées, qui regardent la force comme le seul fondement du droit, le prince a droit de faire tout ce que ses sujets lui laissent faire. Son intérêt s’étend suivant les rayons d’une sphère dont il est le centre, jusqu’à ce qu’il se trouve arrêté par la résistance d’autres intérêts.

Je conviendrai, en ce cas, que le prince aurait le droit, ce serait à dire le pouvoir, non seulement d’ordonner en général, mais d’ordonner des choses injustes, c’est-à-dire des choses que ses sujets trouveraient injustes parce qu’elles seraient contraires à leur intérêt.

Si on dit, dans un autre sens, qu’il ordonne des choses injustes, ou qu’il fait punir des innocents, cela ne signifie autre chose, sinon qu’il se trompe, en ordonnant des choses contraires à l’intérêt public, lorsqu’il croit faire des lois conformes à cet intérêt. Mais ce n’est là qu’une simple erreur qui ne change rien à la nature de son droit, parce que ce droit dérive toujours de la supériorité de ses forces. Je conviendrai par la même raison qu’il aurait le même droit de juger des choses de religion ;  du moins, s’il avait tort d’en juger, ce ne serait qu’en ce qu’il croirait faussement par là assurer la tranquillité et la soumission de ses sujets : la question du juste serait, dans ce cas particulier, comme dans tous les autres qu’on voudrait régler par le même principe, réduite à celle de l’utile. Cette utilité serait relative à celui dont la puissance serait plus grande, au prince ou au peuple, suivant la constitution du gouvernement. Ainsi, le prince aurait, si vous le voulez, et dans cette hypothèse, droit d’ordonner des choses de la religion ; mais si ses sujets ne jugeaient pas à propos de lui obéir, ils auraient droit de se révolter contre lui, et la tranquillité ne pourrait être rétablie que lorsque chacun serait content. Belle constitution d’État !

Cependant, il serait encore alors, non de la justice, mais de la sagesse du prince, de n’exiger de ses sujets que le moins qu’il serait possible. Sa politique devrait être économe de lois gênantes ; elle se donnerait garde d’en imposer auxquelles l’esprit des peuples répugnerait invinciblement ; par conséquent, elle souffrirait tout culte et toute prédication qui n’ébranlerait point l’État ; elle ne proscrirait que l’intolérance, parce que l’intolérance est la cause du trouble.

Un prince sage pourra, sans le vouloir, juger des innocents à tort, et devra toujours juger malgré cela, parce que le jugement des crimes est nécessaire pour la tranquillité publique ; il ne jugera point des choses de la religion, non parce qu’il peut se tromper en cette matière, mais parce qu’il est inutile et nuisible au maintien de la tranquillité publique qu’il en porte aucun jugement.

Nous n’avons raisonné, ni vous, ni moi, dans ce système immoral et foncièrement impie. Les avantages de la tolérance sont bien plus marqués dans l’autre système où nous supposons un droit réel fondé, non sur l’équilibre des forces, mais sur le rapport de l’enchaînement des vues de la Providence pour le bonheur de tous les individus. Dans ce système, essentiellement raisonnable et pieux, tout droit de la part du supérieur est le fondement d’un devoir de la part de l’inférieur. Si le puissant ordonne au delà de ce que le faible doit faire, il empiète sur les droits de celui-ci, dont la liberté ne doit pas être restreinte par la seule supériorité des forces. Dans le tableau des droits respectifs de chaque créature, sur lequel nous avons supposé que Dieu réglait ses jugements, le supérieur et l’inférieur ont leurs limites marquées ; les droits et les devoirs sont réciproques : droit d’aller jusque-là, devoir ne pas aller au delà. Si, dans l’exercice des droits, on ne veut plus les faire correspondre exactement aux devoirs, ils cessent d’être conformes au tableau ; ils dégénèrent en usurpation. De là, suit immédiatement cette conséquence que, si la religion est vraie et le prince faillible, le prince ne peut avoir droit d’en juger, parce que ce ne peut être un devoir pour les sujets d’obéir.

Voici le raisonnement en forme. Si la religion est vraie, ce ne peut jamais être un devoir d’en abandonner ni la profession, ni la prédication. Or, si un prince faillible avait droit d’ordonner de quitter la profession ou la prédication de toute religion qui n’est pas la sienne, ce serait un devoir d’abandonner la profession ou au moins la prédication de la vraie religion lorsque le prince l’ordonnerait. Donc le prince ne peut avoir droit d’ordonner de quitter une religion qui n’est pas la sienne. Est-ce la majeure, la mineure, ou la conséquence que vous niez ? La majeure est claire ; la mineure est fondée sur le principe que je viens de prouver, que tout droit suppose un devoir de la part de l’inférieur ; l’argument est en forme, c’est donc une démonstration.

Le raisonnement ainsi présenté, votre rétorsion disparaît, car l’argument est fondé sur l’opposition des ordres du prince avec les ordres de Dieu, dans le cas où un prince faillible voudrait ordonner quelque chose en matière de religion ; et cette opposition des deux volontés n’a pas lieu dans votre rétorsion. Vous me dites, de ce que le prince ordonne des choses injustes, on conclurait mal qu’il n’a pas en général droit d’ordonner ; on conclurait mal aussi qu’il a droit d’ordonner des choses injustes ; car ces choses ne seraient point injustes si elles étaient légitimement ordonnées. Le droit n’est pas plus opposé au droit que la vérité à la vérité. Ce n’est point parce que le prince est faillible qu’il n’a pas droit d’ordonner des choses injustes, c’est parce que ces choses sont injustes par l’hypothèse. De même, ce n’est point parce que le prince est faillible qu’il n’a pas droit de juger de la religion, mais parce qu’un prince faillible qui juge des choses de la religion, fait une loi à laquelle ses sujets ne peuvent obéir en conscience.

Ni de ce que le prince n’a pas droit d’ordonner des choses injustes, ni de ce qu’il ne peut proscrire une religion, on ne peut conclure qu’il n’ait pas en général droit de faire des lois qu’il juge conformes à l’intérêt de la société ; et la raison que je vous en donne est très bonne : c’est que l’erreur dans l’exercice d’un droit légitime ne détruit pas ce droit ou, ce qui est la même chose en d’autres termes, c’est que l’illégitimité d’un abus de pouvoir n’empêche pas que l’exercice de ce pouvoir réduit à ses justes bornes ne soit légitime et, par conséquent, qu’on ne puisse dans un sens abstrait dire en général que l’usage de ce pouvoir est un droit, en sous-entendant toujours qu’il doit être réduit à ses justes bornes. Car prenez-y garde, puisqu’il est vrai que le prince peut faire des lois injustes, on ne peut dire que dans un sens abstrait qu’il a droit en général de faire des lois, et ce n’est que par la restriction sous-entendue dans la proposition générale qu’on peut les concilier toutes deux.

Supposons, en effet, que le prince fasse une loi injuste. Cette supposition renferme deux cas :

1° La loi peut être injuste en ce qu’elle commande une chose injuste, et que le sujet ne puisse exécuter sans crime. Il est clair que, dans ce cas particulier, le prince n’a pas eu droit de faire cette loi et que, par conséquent, la proposition générale n’est pas vraie sans restriction.

Dans le second cas, la loi n’est injuste qu’en ce qu’elle prive le citoyen de quelque droit, ou même de la vie, comme la condamnation à mort d’un innocent, ou la confiscation injuste des biens, ou même une simple atteinte donnée à la liberté des sujets par un commandement purement arbitraire. Il est encore vrai, dans ce cas, que la loi est injuste, et que le roi passe ses droits, comme dans le premier cas. Mais il y a une différence ; c’est que, dans celui-ci, les sujets ont peut-être quelques devoirs à remplir. On peut dire que, plutôt que de troubler la société, ils doivent souffrir cette injustice particulière qui ne fait tort qu’à eux ; mais cela ne contredit point ce que j’ai avancé, que les droits et les devoirs étaient réciproques. Ce n’est pas au prince qui abuse de son pouvoir que ce particulier, victime de l’injustice, doit sa soumission : c’est plutôt à la partie innocente de la société, qu’il n’a pas droit de troubler pour la réparation de l’injustice qu’il souffre provisoirement, parce que, dans l’ordre des desseins de Dieu, cette société est plus que lui. Et remarquez que je ne fonde ce devoir que sur l’innocence de cette partie de la société qui serait troublée par la révolte contre un ordre injuste. Car, quoique la société en général soit plus que le particulier, elle n’a pas pour cela droit de l’opprimer ; il a des droits même contre elle, et il doit participer à ses avantages à proportion de sa mise. Ainsi, si sans troubler cette partie innocente de la société qui n’a point de part au jugement inique, un homme injustement condamné pouvait se soustraire au supplice, il en aurait le droit, et l’impuissance seule peut l’en empêcher. Il sera toujours vrai que le prince ou le magistrat aura fait un crime, hors le cas de l’erreur invincible, en imposant une loi ou infligeant une condamnation injuste, et que celui qui souffrira de l’injustice pourra sans crime la repousser, pourvu qu’il ne trouble pas le reste de la société.

Dans le premier cas d’injustice dont j’ai parlé plus haut, il est bien clair que le prince ne peut sans crime ordonner de faire une chose injuste, et qu’on est, dans ce cas, obligé de lui désobéir.

La question réduite à ces termes, à moins de donner aux princes une autorité arbitraire et dont ils ne rendent pas compte même à Dieu, on ne peut jamais dire qu’ils aient droit, en général, d’ordonner et de juger sans aucune exception. Et du moment que l’on suppose l’ordre injuste, c’est le cas de l’exception.

Or, quand dans le système de l’équité, on demande si les princes ont le droit de juger des choses de la religion, on demande s’ils le peuvent sans crime et sans empiéter sur les droits légitimes de leurs sujets, sans courir le risque de s’opposer à l’ordre de Dieu. On demande si, parce qu’ils sont princes, leurs sujets sont obligés de leur obéir en cette matière. Je ne sais pas ce que c’est qu’une loi légitime à laquelle ce soit un crime de se soumettre. J’ai prouvé que ni le prince ne peut ordonner, ni les sujets obéir sans crime, sur les choses de la religion. Le droit n’existe donc pas, et la religion est dans le cas de l’exception au droit général qu’a le prince d’ordonner.

Dans les choses civiles, quoique le roi puisse se tromper, on dit qu’il a eu droit d’ordonner ; mais, lorsqu’il se trompe dans une chose civile, après avoir pris tous les moyens possibles de ne pas se tromper, qu’arrive-t-il ? D’un côté, la nécessité où il est de prendre un parti, et la possibilité morale de l’erreur, l’exemptent du crime ; de l’autre, la nécessité de présumer la justice dans des ordres revêtus de certaines formes, et l’impuissance où sont les sujets de discerner certaines injustices particulières, ou de s’y opposer sans causer de plus grands maux, les obligent de s’y soumettre. C’est là le seul moyen d’expliquer raisonnablement votre maxime générale, que le roi a toujours le droit d’ordonner, quoiqu’il puisse souvent ordonner des choses injustes.

Maintenant, supposé que l’erreur soit bien connue de lui, que le prince ait fait de propos délibéré une injustice, il est un tyran et, dans ce cas particulier, il n’a point de droit ; en un mot, on ne peut dire qu’il a droit en général d’ordonner, que parce que l’on ne présume pas l’injustice ou l’abus du droit. Dès qu’on suppose cette injustice, on ne peut plus présumer le contraire. L’intolérance est une tyrannie et passe les droits du prince comme toute loi injuste ; elle forme nécessairement une exception au droit général qu’il a d’ordonner, parce qu’elle est évidemment injuste.

Vous me direz que le prince juge le contraire, et que la présomption est pour ses jugements ou du moins la provision, parce qu’il n’y a point d’autorité sur la terre qui puisse l’empêcher de les exécuter. Qui doute que celui qui a la force en main ne se fasse toujours obéir ? Un sultan fait couper la tête du premier venu. On a pu ordonner une Saint-Barthélémy, établir une inquisition : mais n’y a-t-il point de tyrans ? Eh bien ! un prince intolérant en est un, par cela même ; et je n’ai pas prétendu autre chose. Si ses sujets sont en état de lui résister, leur révolte sera juste. Les Anglais ont chassé Jacques II, comme les Portugais ont déposé Alphonse, qui s’amusait à tuer les passants à coups de carabine pas sa fenêtre. Si les sujets sont plus faibles, ils souffriront ; mais Dieu les vengera. Tel est le sort des hommes dès qu’ils ne regardent pas religieusement la justice éternelle comme leur loi fondamentale ; marchant entre l’oppression et la révolte, ils usurpent mutuellement les uns sur les autres des droits qu’ils n’ont pas. On souffre de part et d’autre jusqu’à un certain point, et c’est ordinairement l’excès du mal qui force à chercher le remède ; mais il n’y a que la raison qui, en éclairant tous les hommes sur leurs droits respectifs, puisse établir la paix parmi eux sur des fondements solides. Voilà pourquoi il est si fort à désirer qu’on prêche la tolérance.

Je ne vous en parlerai cependant pas davantage. Je crois à présent la question à peu près épuisée. Je vous ai fait assez attendre cette lettre ; vous verrez, à sa date et aux répétitions qui s’y trouvent, qu’elle a été faite à plusieurs reprises. Telle qu’elle est, je vous prie de me la renvoyer, ainsi que la précédente, où je vous demande le oui ou le non sur chacune de mes propositions.

Quoique le Conciliateur soit dans mes principes et dans ceux de notre ami, je suis étonné des conjectures que vous avez formées. Ce n’est ni son style, ni le mien[21].

Le père peut enseigner ce qu’il croit la vérité, mais ne peut avoir d’autorité et faire sortir de sa famille ce que vous appelez un enfant discole. L’enfant, comme enfant, a des droits qu’il ne peut perdre par la seule volonté de son père : il faut que cette volonté soit fondée sur un droit antérieur, et le droit d’un père sur la conscience de son fils est contradictoire dès qu’on suppose qu’il y a une religion vraie, et que chacun a une âme à sauver.

Au reste, 1° le trouble dans la petite société ne viendra pas de ce que l’enfant pensera autrement que le père, mais de ce que le père veut forcer son fils à penser comme lui. Ce n’est pas la différence des opinions, c’est l’intolérance qui s’oppose à la paix, et la crainte chimérique du trouble est précisément ce qui a troublé l’univers.

2° La comparaison entre le magistrat et le père de famille, juste à certains égards, ne doit pas être trop poussée. Le père est tuteur nécessaire de ses enfants ; il doit non seulement les conduire dans les choses qui regardent les devoirs de la société, mais dans celles qui regardent leurs avantages particuliers. Le magistrat laisse, et doit laisser aux particuliers, le choix des biens qui leur sont personnels. Ils n’y ont pas besoin de lui, et il y serait dans l’impossibilité de les bien diriger ; l’exercice de son autorité est bornée à ce que les hommes se doivent les uns aux autres ; et dire que chacun se sauve pour soi, ce n’est pas là une métaphysique contraire à la morale naturelle. D’ailleurs, dans les choses où il s’agit du bonheur particulier des enfants sans aucun rapport à la société générale, je soutiendrai toujours que le devoir des pères se borne au simple conseil. C’est la façon de penser contraire qui a fait tant de malheureux pour leur bien, qui a produit tant de mariages forcés, sans compter les vocations. Toute autorité qui s’étend au delà du nécessaire est une tyrannie.

3° Ce n’est point parce que j’ai été frappé des inconvénients d’une liberté illimitée, que j’ai dit que la société doit au peuple une éducation religieuse, puisque je veux qu’avec cette éducation la liberté reste illimitée, du moins quand les opinions n’attaquent point les principes de la société civile. C’est des inconvénients de l’ignorance et de l’irréligion absolue que j’ai été frappé, et il n’y a aucune contradiction dans mes principes. L’établissement des fonds pour la subsistance des ministres d’une religion ne touche en rien aux droits de la conscience, et la distinction des fins de la religion et de la société ne prouve point que l’État ne puisse établir ainsi des ministres d’une religion, parce que le but de l’État n’est pas de montrer aux citoyens le chemin du salut dont il doit leur laisser le choix, mais de leur offrir une voie d’instruction utile. L’État n’est pas juge des moyens de se sauver ; donc il ne doit pas forcer à prendre celui-ci ou celui-là. L’État juge de l’utilité d’une éducation religieuse pour les peuples ; donc il peut en établir une, pourvu qu’il ne force pas : il est ici, pour suivre votre comparaison, à la place du père de famille ; il a la voie du conseil.

4° Quand j’ai dit que la religion dominante l’est de fait, et non de droit, j’ai ajouté le mot à la rigueur. On peut bien, si l’on veut, dire que la religion protégée par l’État est dominante de droit, pourvu qu’on ne prétende pas qu’elle soit adoptée par l’État comme vraie, ni que l’État puisse juger de sa vérité. Elle sera protégée, c’est-à-dire que ses ministres auront des biens-fonds ; mais cette protection ne doit jamais tourner contre les autres religions auxquelles l’État doit la liberté.

5° La société peut choisir une religion pour la protéger, mais elle la choisit comme utile, et non comme vraie ; et voilà pourquoi elle n’a pas droit de défendre les enseignements contraires : elle n’est pas compétente pour juger de leur fausseté ; ils ne peuvent donc être l’objet de ses lois prohibitives, et si elle en fait, elle n’aura pas droit de punir les contrevenants, je n’ai pas dit les rebelles, il n’y en a point où l’autorité n’est pas légitime.

6° Dès que la société n’a pas droit sur les consciences, elle n’a pas droit de bannir de son sein ceux qui refusent de se soumettre à ses lois sur la religion pour suivre leur conscience, attendu que les membres de la société ont des droits qu’elle ne peut leur faire perdre par des lois injustes. La patrie et le citoyen sont enchaînés par des nœuds réciproques. Or, que la société n’ait aucun droit sur les consciences, c’est ce dont on ne peut douter, s’il est vrai que l’État ne soit pas juge de la religion, et qu’il ne faille pas être mahométan à Constantinople et anglican à Londres. Dire que tous les délits sont des cas de conscience, et ceux même dont la violation blesse la société civile, c’est dire une chose vraie ; mais qu’en conclut-on ? Dieu a pu punir Cartouche ; mais a-t-il été roué parce qu’il avait offensé Dieu ? Tout ce qui blesse la société est soumis au tribunal de la conscience : mais tout ce qui blesse la conscience n’est punissable par la société que parce qu’il viole l’ordre public : or, la société est toujours juge de cette violation, quoiqu’on allègue une conscience erronée. Et vous ne pouvez pas argumenter contre moi de cet aveu, parce que nous convenons tous deux que la religion ne blesse point l’ordre extérieur.

7° Il me semble n’avoir pas supposé ce qui est en question sur les bornes des juridictions temporelles et spirituelles. Je suis parti d’un point convenu, que chacun a une âme à sauver, et qu’on ne se sauve pas pour autrui.

8° Ce principe, que rien ne doit borner les droits de la société sur le particulier, que le plus grand bien de la société, me paraît faux et dangereux. Tout homme est né libre, et il n’est jamais permis de gêner cette liberté, à moins qu’elle ne dégénère en licence, c’est-à-dire qu’elle ne cesse d’être liberté en devenant usurpation. Les libertés, comme les propriétés, sont limitées les unes par les autres. La liberté de nuire n’a jamais existé devant la conscience. La loi doit l’interdire, parce que la conscience ne la permet pas. La liberté d’agir sans nuire ne peut, au contraire, être restreinte que par des lois tyranniques. On s’est beaucoup trop accoutumé dans les gouvernements à immoler toujours le bonheur des particuliers à de prétendus droits de la société. On oublie que la société est faite pour les particuliers ; qu’elle n’est instituée que pour protéger les droits de tous, en assurant l’accomplissement de tous les devoirs mutuels.

9° Je ne dispute pas à l’Église la juridiction sur la foi, les mœurs et la discipline, qu’elle exerçait sous les empereurs païens. Je ne disconviens pas que l’Église et l’État, dans le fait, ne se soient enchaînés l’un à l’autre par bien des nœuds ; mais je soutiens que ces nœuds sont abusifs et nuisibles à tous les deux dès qu’ils tendent à les faire empiéter l’un sur l’autre ; cela s’appelle s’embrasser pour s’étouffer. La suprématie des Anglais, le pouvoir temporel des papes, voilà les deux extrêmes de l’abus.

10° Le dogme de l’infaillibilité n’est dangereux qu’autant qu’on le suppose faux. Mais il est certainement faux ou inapplicable quand l’exercice de l’infaillibilité est confié à ceux qui ne sont pas infaillibles, c’est-à-dire aux princes ou aux gouvernements ; car alors naissent de là deux conséquences nécessaires, l’intolérance et l’oppression du peuple par le clergé, et l’oppression du clergé par la cour.

11° Les guerres albigeoises et l’inquisition établies en Languedoc, la Saint-Barthélémy, la Ligue, la révocation de l’édit de Nantes, les vexations contre les jansénistes, voilà ce qu’a produit cet axiome : Une loi, une foi, un roi.

Je reconnais le bien que le christianisme a fait au monde ; mais le plus grand de ses bienfaits a été d’avoir éclairci et propagé la religion naturelle. D’ailleurs, le plus grand nombre des chrétiens soutiennent que le christianisme n’est pas le catholicisme ; et les plus éclairés, les meilleurs catholiques, conviennent qu’il est encore moins l’intolérance. Ils sont, en cela, d’accord avec toutes les autres sectes vraiment chrétiennes, car les signes caractéristiques du christianisme sont et doivent être la douceur et la charité.

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[1] Du Pont dit que les Lettres sur la tolérance furent adressées à l’un des condisciples de Turgot, mais qu’on ignore lequel. Brienne était grand vicaire à Rouen, Véri grand vicaire à Bourges, Cicé l’aîné, depuis évêque d’Auxerre, grand vicaire ailleurs. Il est probable que c’est à ce dernier que les lettres furent adressées. Il est à remarquer qu’à l’époque où elles furent écrites un des intimes de Turgot, l’abbé Bon, défendit l’archevêque de Paris contre le Parlement dans les Lettres d’un Homme du Monde au sujet des billets de Confession et de la bulle Unigenitus, 1753.

[2] Il fut répondu au Conciliateur par : Le Conciliateur redressé, ou Réponse aux lettres, etc., en France, 1754, in-12°. Cet opuscule est sans intérêt.

Le Conciliateur est généralement attribué à Turgot. C’est pour ce motif que nous le reproduisons. Mais tout fait supposer qu’il a été écrit par Brienne.

Ni Du Pont dans la première édition de ses Mémoires sur Turgot, ni Condorcet dans sa Vie de Turgot n’ont, en effet, parlé du Conciliateur. La première attribution de cet ouvrage à Turgot a été faite en 1788, par Naigeon * (quelques-uns disent par Condorcet) au moment où il était question de donner la liberté civile aux protestants ; Brienne était principal ministre. La troisième édition est sortie en 1791 de l’imprimerie de Du Pont, alors député de Nemours à la Constituante ; à cette époque, les querelles entre le clergé constitutionnel et le clergé insoumis étaient très vives et Brienne, évêque constitutionnel quoique cardinal, recevait un bref du pape contre la constitution civile.

Cette troisième édition fut précédée d’un Avertissement où on lit :

« Turgot était sorti depuis quatre ans du séminaire où ses parents l’avaient placé pour en faire un évêque, mais d’où sa vertu l’avait fait sortir parce qu’il ne voulait pas faire un métier qui répugnait à sa conscience.

« Le Conciliateur fut réimprimé en 1787… par de bons citoyens. Les mêmes ont cru qu’il convenait d’en donner une nouvelle édition, au moment où l’Assemblée nationale a ajourné la discussion sur les moyens de faire cesser les maux que les querelles religieuses ont produits…

« Les Jésuites n’existent plus : le lieu où était situé Port-Royal fera une bonne ferme… La France libre attend avec confiance les mesures que prescrivent ses représentants pour qu’un reste de fanatisme qui agite quelques individus en sens contraire ne trouble plus la paix publique et pour que chaque citoyen puisse jouir des droits qui lui sont assurés par la raison et par la Constitution. »

Dans les Œuvres de Turgot (2e lettre sur la tolérance, p. 380), Du Pont dit, dans une note, que Turgot « ne voulait pas avouer le Conciliateur et que l’ayant publié sous le nom de Lettres d’un Ecclésiastique à un magistrat, quoiqu’il fût devenu magistrat et eût cessé d’être ecclésiastique, il n’aurait pu l’avouer sans lui ôter la force qu’il avait cru devoir lui donner par la qualité supposée de l’auteur… Quant au style, il avait affecté avec raison celui du personnage dont il jugeait que les fonctions pourraient donner plus de poids aux arguments qu’il désirait que le Gouvernement, les tribunaux et le public adoptassent ».

Dans les Œuvres de Turgot, Du Pont, encore, mit en tête de la reproduction du Conciliateur un avertissement, différent de celui de 1791 et ainsi conçu :

« M. Turgot ne fit imprimer (en 1754) que fort peu d’exemplaires du Conciliateur, pour les ministres, les conseillers d’État et quelques amis. Le Roi lut cet écrit et fut persuadé ; il ordonna le silence, ne persécuta et ne laissa persécuter personne. Tout s’apaisa comme de soi-même. »

Il y a, dans ces derniers mots, une erreur. Dans l’année 1754, beaucoup de religionnaires durent quitter la France et Louis XV avait parlé de « détruire cette engeance ».

Enfin, dans le premier volume (p. 34) des mêmes Œuvres de Turgot, Du Pont avait dit :

« Le Conciliateur est le premier service important que M. Turgot ait rendu à la patrie. Il détermina la conduite modérée du roi et du ministère ».

On peut admettre, en effet, que ce petit livre ait contribué en 1754 à apaiser les esprits à Paris ; cela ne prouve point que Turgot en soit l’auteur et Morellet affirme le contraire, dans ses Mémoires (I, 18).

« Après sa licence, dit-il, l’abbé de Brienne fut fait grand vicaire à l’archevêché de Rouen, mais conservant toujours l’habitude de l’application et du travail qu’il commençait encore à tourner davantage vers tout ce qui tenait à l’administration, il écrivit, en 1754, un petit ouvrage qui resté inconnu et qu’on ne distribua que sous le manteau ; un ecclésiastique qui voulait être évêque, était bien forcé en ce genre d’être sage avec sobriété et de cacher un peu sa sagesse. Cet ouvrage est le Conciliateur… où les principes sains et vrais sont énoncés d’une manière nette, précise, complète et solidement établis. »

Plus loin (p. 30 et 31), Morellet raconte qu’à la Sorbonne avait été entamée une discussion très approfondie entre Turgot, Brienne et lui sur la grande question de la tolérance civile des opinions religieuses.

Ces détails précis rendent difficile la supposition d’une erreur de mémoire chez Morellet quant à la paternité de l’ouvrage.

* Naigeon (1738-1810), admirateur de Diderot et éditeur de ses Œuvres.

[3] Théologien, auteur de l’Histoire du Calvinisme et du Papisme, 1682.

[4] « Vis dicamus ut ignis descendat de cœlo et consumat illos… Et consersus Jesus increpavit illos dicens : Nescitis cujus spiritus estis : Filius hominis non venit animas perdere, sed salvare. » Luc, IX.

[5] L’officialité, telle qu’elle est actuellement, est donc un tribunal où les évêques n’ont pas assez du pouvoir qui leur appartient, et ont trop de celui qui ne leur appartient pas.

[6] Savant rabbin du temps de Jésus-Christ, qui défendit les apôtres et se fit baptiser.

[7] « Discedite ab hominibus istis, et sinite illos ; quoniam si est ex hominibus consilium hoc, aut opus, dissolvetur. » Act. V, 38.

[8] Ces lois de la religion juive ne peuvent faire une objection contre la tolérance. Chez le peuple juif, Dieu était roi. La religion était donc nécessairement confondue avec l’État. C’était être criminel de lèse-majesté que de violer la loi. D’ailleurs, ces lois ne s’étendaient qu’à ceux qui y étaient soumis, comme les lois d’un monastère. La religion juive était très tolérante d’ailleurs pour les opinions purement spéculatives. Le saducéisme même, qui niait la résurrection des corps, n’était pas excepté de sa tolérance.

[9] Ad scapulam.

[10] Ad solit. vit. agent.

[11] Fides voluntatis est, non necessitatis.

[12] Si quis nolit credere, quis habet cogendi jus ?

[13] Non quod fidei vestræ imperem, quæ voluntaria est : quis enim sd hanc invitum cogit et nolentem ?

[14] Lib. X. Institut, cap. XX et cap. VII.

[15] Ad. Constant. et ad Aux.

[16] Contra Manich.

[17] On se sert encore des mêmes armes dans tous les traités faits pour combattre la religion païenne, et plus particulièrement le mahométisme. On y prouve qu’une religion, dont les apôtres ont exercé leur mission l’épée à la main, ne peut être que fourberie et imposture ; mais si le sang que Mahomet a répandu prouve si victorieusement contre lui, n’est-ce pas déshonorer la religion chrétienne que de prétendre la soutenir par les mêmes moyens ?

[18] « Præcepit synodus nemini deinceps ad credendum vim inferre. »

[19] On m’a demandé, en lisant cet ouvrage, si le Roi au moins ne pourrait pas défendre les refus de sépulture, qui déshonorent et celui qui meurt et la famille qui lui survit. Voici quelle a été ma réponse. On doit considérer la sépulture sous trois rapports : dans l’ordre naturel, dans l’ordre civil et dans l’ordre de la religion. — Dans l’ordre naturel, un homme meurt ; son cadavre infecterait l’air par des exhalaisons pestilentielles ; la sépulture est un moyen sûr de préserver les vivants. Voici l’origine de son établissement dans l’ordre civil : les bienfaiteurs de la patrie, les grands hommes ont été honorés même après leur mort ; on a respecté leurs cadavres ; de là, les tombeaux magnifiques, les pyramides d’Égypte, les urnes des Romains, l’honneur attaché à la sépulture et, par une suite nécessaire, le déshonneur au refus. — La religion a élevé nos idées : l’humanité et la politique, dans la sépulture, n’ont eu proprement égard qu’aux vivants, qu’elles ont voulu préserver de la contagion et encourager par l’honneur : la religion a plus considéré les morts, en faveur desquels elle s’efforce de calmer la colère du Seigneur par ses prières ; ainsi, dans la sépulture actuelle, dont les ministres sont ceux de la religion, il doit y avoir un rapport sous lequel elle intéresse le magistrat, et un sur lequel il ne peut avoir d’inspection.

L’inhumation du corps, le plus ou moins de pompe (je ne parle pas de pompe sacrée), voilà ce qui regarde le magistrat. Les prières, les cérémonies, le lieu saint où doivent reposer les os des morts, voilà le patrimoine de l’Église : il faut donc la laisser maîtresse d’en disposer ; elle ne peut accorder la sépulture qu’à ceux qu’elle regarde comme ses enfants ; vouloir la forcer à le faire, c’est l’obliger à traiter comme un des siens celui qu’elle a toujours proscrit ; c’est envier au véritable fidèle un droit que lui seul peut avoir sur les prières des ministres de sa religion. Mais pourquoi ce refus de sépulture ecclésiastique serait-il déshonorant ? Il ne prouve rien autre chose, sinon que celui dont on ne veut pas enterrer le cadavre ne pensait pas comme celui qui le refuse ; et peut-on être déshonoré pour avoir eu une opinion différente ? Ce déshonneur ne vient donc que de ce que la sépulture a été confiée aux seuls prêtres ; le refus de sépulture ecclésiastique entraîne donc nécessairement le refus de sépulture civile. Celui qui ne pense pas comme son curé est traité comme celui que l’État a proscrit ; l’hérétique, comme le voleur qui meurt sur la potence. Voilà la seule source de l’atteinte que les refus de sépulture donnent à la réputation. Pour en préserver les sujets, il n’est pas nécessaire de forcer les ecclésiastiques à enterrer les cadavres de tous ceux qui n’auront pas pensé comme eux : ce serait une injustice de plus. La source du mal vient de ce que la sépulture civile et la sépulture ecclésiastique sont confondues ; le remède est donc de les séparer. Pour que l’État remplît ses obligations envers le maréchal de Saxe, il n’était pas nécessaire d’obliger son évêque à l’enterrer ; il a suffi de le faire transporter dans un lieu où l’on a pu lui rendre les honneurs qu’il avait mérités. Quand il meurt un calviniste en Normandie, la famille va demander au juge du lieu la permission de l’enlever, et ni le mort, ni la famille ne sont déshonorés. Une pareille liberté, accordée à chacun, remédierait à tous les inconvénients. Il n’est pas à craindre que les morts restent longtemps sans sépulture, et voilà le seul objet du magistrat.

Cet article et celui des baptêmes et mariages demanderaient plus de discussion ; mais ce ne sont ici que des principes.

[20] Cette lettre est, observe Du Pont, « de près d’un an postérieure à la première et il paraît, par ce qu’elle dit des questions auxquelles le grand vicaire devait répondre par oui ou par non, qu’il y en a eu au moins une entre elles ; on ne l’a pas retrouvée. Le Conciliateur avait été imprimé dans l’intervalle.

[21] Voir ci-dessus la note relative au Conciliateur, p. 391.

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