Oeuvres de Turgot – 121 – Lettres à Caillard

121. — LETTRES À CAILLARD.

[D. D., II, 818.]

IX. — (Disette du Limousin. — Melon et Du Pont de Nemours. — Le luxe. — Les Lettres sur le commerce des grains. — Les vers métriques).

Limoges, 1er janvier.

J’ai reçu dans son temps, mon cher Caillard, votre lettre du 10 novembre à laquelle je me reproche de n’avoir pas plus tôt répondu ; mais une tournée longue dans la Montagne, et des occupations malheureusement analogues à celles qui m’ont tenu à Limoges toute l’année dernière, m’ont pris tout mon temps. Il est vraisemblable que je serai encore condamné à passer celle-ci au milieu des Limousins. La disette n’est pourtant que partielle ; l’Angoumois ne souffre pas, et le paysan de Limoges et du bas Limousin a des châtaignes pour le moment ; mais le grain est aussi cher que l’an passé, et la Montagne manque tout fait.

Du Pont a jugé bien sévèrement M. Melon[1], et M. Melon le fils a jugé bien sévèrement Du Pont. Le sentiment de M. Melon est juste et naturel, mais il n’est pas à la vraie place pour juger. J’aimerais mieux que Du Pont n’eût pas dit ce qu’il a dit, parce que je ne pense pas ce qu’il a dit, à beaucoup près, et que j’estime le tour d’esprit de M. Melon le père, malgré les erreurs de son ouvrage. Mais il faut avouer que ses erreurs sont telles qu’on peut en être très frappé, et plus que de tout ce qui parle en faveur de l’auteur. Quand j’ai lu l’ouvrage de celui-ci, il gagnait beaucoup dans mon esprit en ce que personne n’avait encore parlé en France de ces matières, du moins en style intelligible. Un homme qui est venu au monde après Montesquieu, Hume, Cantillon, Quesnay, M. de Gournay, etc., est moins frappé de ce mérite qu’a eu M. Melon de venir le premier, parce qu’il ne le sent pas ; ce n’est pour lui qu’un fait chronologique, et M. Melon n’est pas venu le premier pour lui, puisque, quand il l’a lu, il savait déjà mieux que son ouvrage. Il y a vu l’apologie du luxe et celle du système[2], et celle des impôts indirects ; dans la chaleur de l’indignation que ces erreurs lui ont inspirée, il l’a versée sur le papier : où est le crime d’avoir pensé, où est celui d’avoir dit que M. Melon avait fait un mauvais ouvrage ? Tout homme qui imprime est fait pour être jugé :

Il est esclave né de quiconque l’achète.

M. Melon a laissé un fils ; M. Du Pont l’ignorait peut-être alors ; et, quand il l’aurait su, est-on moins en droit de blâmer l’ouvrage d’un auteur parce qu’il a un fils ? Si le jugement rigoureux porté de son père est juste, il faut que le fils s’y soumette. Le fils de M. de Pompignan sera le fils d’un mauvais poète et, si le jugement est injuste, le fils n’en souffrira point, ni même la mémoire de son père. La réputation des auteurs se forme par la balance des suffrages pour et contre, et il faut, pour que cette réputation ait quelque prix, que ces suffrages soient libres. La réputation littéraire est un procès avec le public. Quiconque écrit a ce procès, et ni lui, ni ses ayants cause, n’ont droit de se plaindre des juges qui donnent leur voix contre. Je crois M. Melon fils assez honnête et assez philosophe pour sentir ces vérités, et pour ne pas vouloir de mal à M. Du Pont d’avoir exprimé un peu durement un sentiment qu’il avait droit d’avoir et d’exprimer.

À cette occasion, vous me demandez une définition du luxe : je crois qu’il n’est pas possible de renfermer dans une définition toutes les acceptions de ce mot, mais qu’on peut en faire une énumération exacte et fixer le sens précis de chacune, de façon à terminer la plus grande partie des disputes sur ce point, qui ne sont pas toutes pourtant des disputes de mots, ou qui, pour m’exprimer autrement, roulent bien autant sur les applications du mot utile, que sur l’interprétation du mot luxe. Mais tout cela serait long, et vous savez d’ailleurs que je ne sais pas être court.

Je viens d’écrire cent cinquante pages in-4°, d’écriture très fine, sur la question du commerce des grains[3], pour convertir, si je puis, le Contrôleur général. Je n’ai pas dit le quart de ce que j’aurais dit si j’avais eu du temps. J’ai bien peur d’avoir perdu tout celui que j’y ai mis, mais peut-être retravaillerai-je cela pour le rendre digne d’être présenté au public dans des temps moins durs ; car le Gouvernement va devenir de plus en plus prohibitif en tout genre, et l’événement du jour y contribuera.

Le vizir triste remplace le vizir gai[4], et il paraît qu’on veut régner par la terreur et dans le silence.

Je vois que M. de Felino est encore dans l’incertitude sur la plus claire des questions politiques ; son problème semble, en effet, présenter une difficulté. Il en trouvera la solution en rendant la difficulté plus forte ; il n’a qu’à se demander quel parti il faut prendre, par rapport à la liberté du commerce des grains, dans un pays qui ne produit que du vin ou des prairies ; comment ferait un duc du bas Limousin, par exemple ? Le vice de tous les raisonnements prohibitifs et de tout le livre de l’abbé Galiani est la supposition tacite qu’il s’agit de garder le blé qu’on a, tandis qu’au-contraire il s’agit d’en faire venir qu’on n’a pas. La prohibition pourra remplir le premier but ; je le veux. La liberté seule remplira le second.

Il faut, malgré moi, que je sois court, car mon papier finit. Je veux encore vous dire que M. l’abbé de l’Aage ne reçoit aucune réponse à sa seconde lettre. Cet abbé vous recommande certains discours ; il a fait celui de Didon, qui précède sa mort et qui finit par ces mots : Pugnent ipsique nepotes, ainsi que le morceau suivant : Ut trepida, etc., et aussi la comparaison des fourmis. Il vous dit adieu et vous souhaite, avec une bonne santé, toute sorte de bonheur. Je ne serais pas fâché d’avoir Ossian en vers italiens. Mes compliments à M. Melon et à l’abbé Millot[5].

X. (Détails divers. — Le despotisme. — Le Père Venini. — La quadrature du cercle. — Les vers métriques. — La dissolution des Parlements.)

[D. D., II, 820.]

5 février.

Je reçois, mon cher Caillard, votre lettre du 19 janvier. J’avais déjà fait payer votre hôtesse, et M. de Beaulieu a dû vous le mander. J’écrirai à M. Cornet de prendre de l’argent chez M. de Laleu, et je préviendrai Barbou de vos intentions. Il y a quelque temps que je vous ai répondu, ainsi qu’à M. Melon, et je suis étonné que vous n’eussiez ni l’un ni l’autre reçu mes lettres le 19. Peut-être auront-elles été retardées d’un ordinaire par le dérangement que les inondations ont mis dans la marche des courriers. Je vous répondais sur tous les articles ; seulement, j’avais, je crois, oublié de vous demander la traduction des poésies d’Ossian en vers italiens. Je ne sais pourquoi vous pensiez que la langue italienne serait peu propre à ce genre ; elle est bien plus souple et plus hardie que la nôtre.

On m’a envoyé de Genève Il vero Dispotismo ; c’est un livre de l’école de Milan ; un traité du gouvernement, où l’on adopte le système des Économistes et de Linguet sur le despotisme, ou sur la monarchie absolue.

Vous me donnez grande curiosité de connaître les Éléments de Mathématiques et la Grammaire du P. Venini. De quel ordre est ce religieux ? Je n’entends pas trop quelle est celle analyse qui lui sert à répandre tant de clarté sur les matières qu’il traite. Il m’a toujours semblé que la méthode algébrique n’était point la vraie méthode analytique opposée à la synthèse. La vraie analyse philosophique est, en effet, la manière de procéder la plus propre à éclairer l’esprit, en lui faisant remarquer chacun de ses pas. La méthode algébrique semble, au contraire, vous faire arriver au résultat par une sorte de mécanique qui ne vous laisse pas voir comment vous êtes arrivé : elle produit la certitude sans évidence. Enfin, l’algèbre et l’analyse, la géométrie linéaire et la synthèse ne me paraissent point être la même chose, et je n’ai trouvé nulle part le vrai développement de ces deux méthodes. Le désir de voir si les idées du P. Venini ont quelque rapport avec les miennes augmente mon empresse- ment de connaître ses Éléments.

Je ne sais si vous avez vu, dans un Journal encyclopédique, l’annonce d’un mémoire de M. Lambert[6] de l’Académie de Berlin, qui aurait encore plus directement résolu le problème de la quadrature du cercle que par la considération des racines de l’équation d’où dépendrait cette quadrature, puisque, suivant le journaliste, il a démontré l’incommensurabilité de la circonférence avec le rayon. Il a démontré, en général, que tout arc dont la tangente est commensurable avec le rayon, est incommensurable avec ce même rayon et réciproquement. Or, la tangente de l’arc de 45° est égale au rayon ; donc l’arc de 45° est incommensurable au rayon ; or, l’arc de 45° est la huitième partie de la circonférence ; donc, etc. D’Alembert, à qui j’en ai parlé, n’avait pas connaissance de cette démonstration ; mais sans doute le mémoire de Lambert sera dans quelqu’un des volumes de l’Académie de Berlin, qui paraîtront incessamment, s’ils n’ont déjà paru. Ce Lambert est un géomètre dont tous les écrits, avant le temps où il est allé à Berlin, sont en hollandais, et qui, par conséquent, était peu connu.

Le patriarche de Ferney garde toujours le même silence avec l’abbé de l’Aage. Celui-ci, pour se venger, a lutté contre celui qu’il consultait, en traduisant de son côté les beaux vers :

Nox erat, et placidum… IVe livre, v. 522…

L’abbé de l’Aage a traduit le discours qui suit, ainsi que le beau discours dont le dernier mot est : pugnent ipsique nepotes. Cet abbé a traduit à peu près 400 vers de ce livre, et il lui en reste 300 ; il trouve la tâche bien longue.

Il s’est avisé aussi de traduire les fameux vers de Muret[7] à Scaliger, en vers semblables à ceux de l’original. Ce sont les premiers vers senaires qu’il ait faits. Ce genre de vers ne serait pas fort difficile.

Vous deviez avoir eu, à la date de votre lettre, des nouvelles de la grande révolution arrivée dans notre gouvernement[8] ; les suites s’en développent à chaque courrier. Il est difficile de savoir comment tout cela finira.

Le changement est fâcheux pour M. de Boisgelin. On a parlé d’une tracasserie qu’il avait eue avec M. de Felino, et dans laquelle on donne le tort à M. de Boisgelin ; je serais curieux de savoir ce que c’est. Je serais fâché qu’il fût brouillé avec M. de Felino qui est considéré. D’ailleurs, M. de Boisgelin doit être sûr de trouver des juges mal intentionnés ; ses liaisons avec l’ancien ministre seront un facteur commun par lequel tous ses torts quelconques seront multipliés. Si la lettre, par laquelle j’ai répondu à celle que vous m’avez écrite au mois de novembre, ne vous était pas parvenue, je vous prierais de me le mander.

Vous auriez appris par la Gazette l’élection de M. Desmarets[9]. Je ne sais où en est son travail sur les volcans d’Auvergne.

Adieu, vous connaissez tous mes sentiments pour vous. Mes compliments à M. de Boisgelin et à M. Melon.

XI. (Vers métriques et vers senaires. — Du Pont. — Le Parlement.)

[D. D., II, 821.]

Limoges, 13 mars.

Je profite d’une occasion mon cher Caillard, pour vous envoyer tout ce que j’ai fait de la Didon, puisque vous en êtes si curieux, mais c’est à condition : 1° que ce sera pour vous seul ; 2° que vous me renverrez cette copie, la seule que j’aie un peu au net. La voie de la poste est suffisamment sûre pour pareille chose.

Vous y trouverez, comme de raison, le morceau que je vous avais envoyé à Parme. Je suis très sûr de la quantité du mot poursuivait, dont la seconde syllabe est non seulement longue, mais très longue de celles que j’appelle traînées, en latin prolatæ. Quant à votre critique du mot tous, que vous regardez comme une cheville, elle m’a surpris, car de tous me paraît nécessaire à la plénitude de l’image, et j’avoue que ce vers est un de ceux de tout l’ouvrage dont je me suis le plus applaudi. Les astres tout court, quand ils feraient le vers, me paraîtraient moins bien, en ce que cette expression déciderait moins l’imagination à se représenter une belle nuit où tout le ciel brille uniformément. Je trouve bien un défaut dans le mot tous, et ce défaut est que le soleil est aussi un astre ; mais je crois le mot suffisamment expliqué par la chose, et qu’il faut passer par-dessus cette petite inexactitude.

Pour la traduction de Voltaire, je n’en suis point content ; j’en trouve le coloris bien faible en comparaison du latin. Le changement de temps sans aucun ménagement (les astres roulaient, Éole a suspendu, tout se tait), me paraît un défaut intolérable, et qui, par parenthèse, gâte bien souvent les descriptions de Saint-Lambert et de l’abbé Delille. Et puis, qu’est-ce que Phénisse ? Ce n’a jamais été le nom de Didon, et ce mot ne peut se traduire que par la Phénicienne.

Pour les vers senaires, en français comme en latin, ils sont à peine distingués de la simple prose ; aussi sont-ils affectés à la comédie, à la fable et aux sentences morales. Je conçois bien que ce n’est pas par là que l’on accoutumera les oreilles françaises à la versification métrique : aussi n’ai-je voulu faire qu’un essai.

Vous avez de l’analyse la même idée que moi ; mais il était bon de s’expliquer, à cause de l’équivoque de ce mot, auquel les géomètres ont attaché une idée si différente. Vous augmentez encore mon impatience de voir l’ouvrage du P. Venini. Si cependant vous craignez de l’exposer à la poste même, en le faisant contresigner chez M. Trudaine, il faudra bien attendre une occasion. Vous pourrez m’envoyer ce livre avec tous les autres, et mes Discours[10], et tous les détails que vous m’avez ci-devant annoncés sur la tracasserie de Parme.

M. Desmarets partira peut-être vers Pâques ; mais M. de Mirabeau partira vraisemblablement encore avant lui, et vous pourrez porter chez M. Du Pont tout ce que vous aurez à m’envoyer, afin qu’il prie M. de Mirabeau[11] de s’en charger. Il faudra que le paquet soit tout fait et tout cacheté, car je craindrais qu’il ne s’en égarât quelque volume sur la table de M. Du Pont, qui n’est pas mieux rangée que la mienne. M. Du Pont demeure toujours rue du Faubourg-Saint-Jacques, vis-à-vis les filles Sainte-Marie.

Si M. d’Aiguillon est ministre, il est sûr que M. de Boisgelin sera condamné, eût-il évidemment raison ; mais j’avoue que j’ai peine à croire qu’il y ait rien de solide dans ce nouveau ministre. Si le Parlement revient, il me paraît difficile que son retour ne soit pas accompagné d’une espèce de révolution, et son pouvoir sera plus affermi que jamais. J’avoue que l’aventure de M. de Maillebois[12] me paraît le prélude d’une anarchie plus décidée qu’elle ne l’a encore été, même sous le gouvernernent de Mme de Pompadour. Je ne sais encore si je vous renverrai une lettre pour Voltaire.

Adieu, mon cher Caillard : vous savez combien vous devez compter sur mon amitié.

Croyez-vous que je fasse bien de donner au P. Venini la Formation des richesses ? Du Pont a un morceau de moi sur l’usure que je voudrais bien qu’il me renvoyât. Je ne sais s’il était fini quand vous partîtes l’année dernière.

XII. (Les vers métriques. — Détails divers.)

[D. D., II, 323.]

Limoges, 5 avril.

… Je suis fort aise que vous ayez été content de Didon ; voilà l’ouvrage poussé à peu près à 500 vers sur 700 ; mais, comme on dit, la queue est ce qu’il y a de plus difficile à écorcher, et il est à souhaiter qu’elle ne soit point, en effet, écorchée. À propos de Didon, l’abbé de l’Aage a pris son parti de faire encore une tentative auprès du patriarche de Ferney, pour avoir, s’il est possible, le jugement définitif de cette oreille superbe. Voyez ci-après la lettre qu’il écrit, et que vous pourrez faire contresigner chez M. Trudaine ou chez M. de Malesherbes. Il vaut mieux, je crois, faire adresser la réponse à Gênes ; cela mettra plus de vraisemblance dans toute l’histoire, et vous préviendrez facilement le directeur de la poste de Gênes, par lequel vous pourrez aussi faire passer les répliques, qu’il pourra cacheter de son cachet.

Je n’ai point fait vos compliments à Cornuau, qui n’est point ici, et qui ne se doute pas des démarches que j’ai faites pour lui ; il ne les apprendra qu’en apprenant le succès, dont, par malheur, je ne suis nullement sûr.

Voici encore une lettre du prieur de Saint-Gérald. Adieu, mon cher Caillard : je vous souhaite une bonne santé et toutes sortes de satisfactions. Vous ferez mes compliments à MM. de B.[13] et Melon. Je vous laisse le maître de prendre un exemplaire de la Formation des richesses pour le P. Venini.

Lettre de l’abbé de L’Aage à Voltaire.

Paris, avril 1771.

Il y a, M., quelques mois que je suis arrivé à Paris, ainsi que je vous l’annonçais par la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire de Gênes, le… 1770. Ne trouvant point ici de réponse à cette lettre, ma première idée a été que mon travail ne méritait pas que vous employassiez à l’examiner une seconde fois un temps aussi précieux que le vôtre. Mon amour-propre s’était soumis, non sans regret, à la rigueur de ce jugement ; je m’étais résolu à ne vous plus importuner, et à ne regarder les choses flatteuses, que contenait votre lettre du 19 juin dernier, que comme l’effet d’une extrême politesse.

Pardonnez, M., si, par un retour de cet amour-propre, je renonce avec peine à l’idée que mon travail a pu mériter d’être loué par un grand homme ; mais, en lisant dernièrement dans un ouvrage périodique que vous ne receviez aucune lettre qui ne fût cachetée d’un cachet connu, je me suis rappelé que ma lettre de Gênes était cachetée d’une simple tête, et j’ai imaginé que peut être vous ne l’aviez point retirée de la poste. En ce cas, j’aurais eu à vos yeux le tort de ne vous avoir point témoigné ma reconnaissance de l’attention que vous avez daigné donner à mon travail sur Virgile. J’en ai cependant senti le prix bien vivement, et peut-être avais-je trop senti celui de vos éloges. Mais quel homme n’en serait pas enivré, s’il était sûr de ne pas les devoir uniquement à votre indulgence ?

Trouvez bon, je vous prie, qu’en vous réitérant mes remerciements, je vous répète une partie de ce que je vous écrivais de Gênes. J’osais me plaindre de ce qu’en me louant, vous n’aviez pas eu la bonté de m’éclairer sur l’objet d’un doute que je vous soumettais ; je veux dire sur la réalité du genre d’harmonie que j’ai tenté de donner à ma traduction. Je n’ose adopter ce que vous m’avez dit d’obligeant, ni me flatter que la contrainte à laquelle je me suis asservi, les inversions et tous les autres sacrifices que j’ai faits à cette harmonie, n’aient point ôté à mon style la correction, le naturel et la chaleur. Je dois craindre, au contraire, qu’une oreille aussi délicate que la vôtre n’ait été choquée de certaines transpositions, dès qu’elle n’en a point été dédommagée par le rythme dont j’ai voulu faire l’épreuve.

Je n’ose vous dire tout à fait mon secret, M. ; je suis trop humilié de ce que vous ne paraissez pas y avoir fait attention. J’en dois conclure que je n’ai point atteint mon but, que mon oreille m’a fait illusion, et que j’ai pris une peine inutile. L’effort m’aura toujours servi à me faire mieux connaître les ressources de ma langue, et à m’exercer dans l’art difficile d’écrire. Je me féliciterai surtout de l’occasion que cet essai m’a donnée d’entrer en correspondance avec vous et de vous témoigner ma profonde admiration. Les louanges que vous avez données à mon travail m’ont aussi procuré un moment d’ivresse bien doux.

Sera-ce abuser de vos bontés, que de vous demander encore un mot d’éclaircissement sur cette harmonie réelle ou imaginaire de ma traduction ? Je repars ces jours-ci pour l’Italie, et si vous avez la complaisance de me répondre, je vous serai obligé d’adresser votre lettre à M…, directeur de la poste de France à Gênes, pour remettre à l’abbé de l’Aage des Bournais. Je la prendrai chez lui à mon passage. J’éprouve encore dans ce voyage le regret de n’être pas seul ni libre de prendre ma route par Ferney.

J’ai l’honneur d’être avec une respectueuse admiration, etc.

XIII. (Les vers métriques ; lettre de Voltaire à l’abbé de l’Aage.)

2 juillet.

Je ne vois pas, mon cher Caillard, ce qui a pu vous empêcher de satisfaire vous-même votre curiosité sur le dernier oracle du patriarche de Ferney. Puisque vous aviez écrit la lettre, la réponse ne pouvait pas être un secret pour vous. Quoi qu’il en soit, vous verrez par cette réponse que l’homme, ou a dédaigné de deviner, ou ne se soucie pas de s’expliquer. Je regrette encore plus que vous n’ayez pas profité de votre voyage à Ferney pour le faire jaser sur Virgile et ses traducteurs. Mme de Boisgelin s’y serait volontiers prêtée, et vous pouviez l’en prévenir, puisqu’elle est dans le secret des vers métriques, et qu’elle a emporté d’ici l’Eglogue ; ce n’est que l’entreprise du quatrième livre en entier qui est encore un secret, plutôt relativement à l’archevêque que relativement à elle. Au reste, la chose est faite.

Je ne suis pas plus surpris de voir déraisonner ce grand poète en économie politique qu’en physique et en histoire naturelle. Le raisonnement n’a jamais été son fort.

Je suis bien aise que vous n’ayez parlé que de la traduction du Nox erat, et non pas de la traduction entière ; le mot que m’en avait écrit en passant Mme de Boisgelin m’avait inquiété, autant pourtant que la chose en vaut la peine.

J’ai vu avec plaisir votre solution du petit problème que vous avez envoyé à Cornuau.

J’attends avec impatience la suite du voyage de M. de Durefort.

Je pense toujours que M. de Boisgelin ne peut guère éviter de se ressentir de la décision, si elle est en faveur de M. de Felino ; cet homme alors aura bien beau jeu, et j’ai peur qu’il ne trouve de grandes facilités à nuire par les dispositions de notre ministère, aux yeux duquel M. de Boisgelin a un furieux péché originel.

Il me semble que vous pouvez m’instruire ici beaucoup plus facilement que si j’étais à Paris, puisque vos lettres me venant par le courrier de Toulouse, ne risquent pas d’être ouvertes à la poste.

Vous me parlez de raisons particulières qui vous feraient désirer que je fusse à Paris dans ce moment. Je ne puis les deviner ; si c’est quelque service qu’il s’agisse de vous rendre, marquez-le-moi, et je verrai ce que je pourrai faire.

Adieu, vous connaissez mes sentiments.

Lettre de Voltaire à l’abbé de l’Aage (à Regny, consul de France à Gênes). 

Ferney, 22 mai.

Un vieillard accablé de maladies, devenu presque entièrement aveugle, a reçu la lettre du 28 avril datée de Paris, et n’a point reçu celle de Gênes. Il est pénétré d’estime pour M. l’abbé de l’Aage ; il le remercie de son souvenir, mais le triste état où il est ne lui permet guère d’entrer dans des discussions littéraires. Tout ce qu’il peut dire, c’est qu’il a été infiniment content de ce qu’il a lu, et que c’est la seule traduction en prose, dans laquelle il ait trouvé de l’enthousiasme. Il se flatte que M. de l’Aage le plaindra de ne pouvoir donner plus d’étendue à ses sentiments. Il lui présente ses respects.

XIV. (Le P. Venini. — Les ouvrages de morale en dialogues.)

[Lettre en la possession de M. Schelle.]

Limoges, 9 juillet.

Je vous envoie, mon cher Caillard, ma réponse au P. Venini qui ne contient, ainsi que sa lettre, que des politesses. Je n’ai pu lui envoyer d’observations sur son ouvrage parce que je n’ai pas le temps. J’en aurais cependant quelques-unes à faire sur quelques endroits où je trouve la marche des idées trop arbitraire. Les principes de la grammaire me paraissent aussi trop rapprochés de la routine commune.

Un ouvrage philosophique en dialogues est prodigieusement difficile à faire et j’aimerais autant que les éléments de morale fussent traités dans cette forme d’instruction familière que présente le premier ouvrage du P. Vénini ; cependant, je conçois que le dialogue, étant tenu par le père et par le fils, peut produire un grand degré d’intérêt. J’ai autrefois beaucoup réfléchi sur ce catéchisme de morale et j’avais proposé à l’abbé Millot de se livrer à ce travail. J’ai une copie de ma lettre, mais elle est à Paris.

Adieu, mon cher Caillard, vous connaissez toute mon amitié. Desmarets part demain et quitte Limoges pour toujours. Il vous fait bien des compliments.

Vous mettrez l’adresse sur la lettre au P. Venini.

XV. (Tournées de Turgot. — Les vers métriques.)

[D. D., II, 825.]

24 septembre.

Il serait, je crois, à présent, bien inutile de faire aucune réflexion sur les détails que vous m’avez faits de ce qui se passe dans votre petite cour. J’avais la goutte lorsque j’ai reçu votre lettre ; depuis, je me suis cru guéri, j’ai entrepris une tournée dans la Montagne, j’ai été obligé de rebrousser chemin au bout de huit jours. Je ne souffre plus ; mais je ne puis encore marcher. J’ai été étonné de vous savoir resté auprès de M. de Boisgelin, et j’ai peine à croire que vous restiez bien longtemps ; cela m’afflige pour vous qui aviez commencé une carrière agréable, et qui vous trouverez ainsi obligé de rebrousser chemin. J’aurai encore une partie de la Généralité qui souffrira beaucoup cette année, et c’est pour cela que j’avais entrepris cette tournée.

J’espère que, cependant, je pourrai aller à Paris cet hiver, et j’en suis bien impatient.

Naturellement, une attaque de goutte assez longue, et un voyage dans la Montagne auraient dû avancer Didon ; point du tout. Je vous ai mandé, il y a plusieurs mois, qu’il m’en restait 141 vers à traduire ; le lendemain, j’en fis cinq pour achever de réunir les deux grands morceaux de la chasse et des discours de Didon et d’Enée. Depuis ce temps là, il ne m’en est pas venu un seul vers. Vous rappelez-vous d’avoir lu le Déjeuner de la Rapée, du véritable, Vadé ? Il y a un homme qui joue des ogres à Saint-Supplice, avec M. Clairgnanbaut ; il se plaignait amèrement de ce qu’il avait beau souffler à ce monsieur le Te Deum, le chien jouait le Tantum ergo ; c’est précisément mon histoire. Avec la meilleure envie du monde d’avancer Didon, je me suis trouvé avoir traduit la dixième églogue, ou Gallus. Je n’en suis pas mécontent ; je vous l’envoie, et je ne serai pas fâché de savoir ce que vous en pensez. Si vous la trouvez bonne, vous pourrez la communiquer à Mme de Boisgelin, qui a déjà la copie de la huitième. Si, en revenant, vous passiez encore à Ferney, vous pourriez y parler de ce morceau, comme d’un présent que vous aurait laissé l’abbé de L’Aage, en passant à Parme avec le jeune seigneur allemand ou russe, qu’il accompagne dans ses voyages. Cet abbé est lié avec M. votre frère de l’École militaire chez qui vous l’avez vu : vous savez d’ailleurs qu’il a été maître de quartier au collège Duplessis, et que c’est un homme d’environ trente ans. Il faudrait que ce morceau fût écrit en prose ; mais, en faisant la lecture vous-même, vous pourriez essayer l’effet de cette prose, qui serait peut-être plus sensible à l’oreille qu’aux yeux. Mais je n’imagine pas que vous repreniez votre route par Ferney, et je ne sais, toute réflexion faite, s’il faut le regretter, car peut-être cette prose déplaira-t-elle beaucoup quand on en aura deviné le système.

Cornuau est à Tulle à finir sa carte ; il vient d’y être malade.

Le prieur de Saint-Gérald quitte Limoges pour un autre bénéfice.

Adieu, mon cher Caillard : vous savez que je serai toujours le même pour vous.

XVI. (Le gypse. — Détails divers.)

[D. D., II, 826.]

15 octobre.

À chaque lettre que je vous écris, mon cher Caillard, je doute toujours si elle vous arrivera à Parme. Quoi qu’il en soit j’imagine que vous donnerez en partant, à la poste de Gênes, des instructions pour qu’on vous renvoie vos lettres ; ainsi, il n’y a d’inconvénient que le retard. J’ai toujours oublié de vous répondre sur l’étonnement que vous a causé la tranquille majesté d’une masse de gypse que vous avez vue, sur le Mont Cenis, braver insolemment tous les systèmes des naturalistes. Je suppose que vous êtes bien sûr que c’est, en effet, du gypse et non du talc, ou bien du quartz ou du spath, cristallisés en lames. Quoi qu’il en soit, ce fait ne détruit aucune partie de ma théorie ; nous savions déjà : 1° que le gypse se trouve quelquefois dans l’ancien monde, ou du moins sur les limites dans le monde moyen, de même que le sel gemme dont l’origine est, à peu de chose près, la même que celle du gypse, mais qui doit cependant être beaucoup plus rare, parce qu’il lui faut beaucoup moins d’eau pour rester dissous ; 2° que les grandes montagnes qui ne sont point volcans sont rarement de l’ancien monde, mais formées pour la plupart des masses calcaires du monde moyen à bancs parallèles, mais inclinés, masses qui, à la vérité, sont plus souvent adossées à des masses de l’ancien monde, auquel appartiennent ordinairement les pointes les plus élevées, telles que celles du Mont Blanc. Soyez donc, comme nous, sans inquiétude sur ce gypse.

Cornuau, qui vient d’avoir une dysenterie à Tulle, est guéri ; je compte qu’il passera son hiver à Paris, pour suivre le cours de M. Rouelle[14].

Ma goutte est toujours à sa fin et ne finit point. Je ne puis encore fixer le temps de mon département ni, par conséquent, celui de mon retour à Paris.

La veine pastorale continue de couler aux dépens de la veine épique. Voici encore la traduction de la seconde églogue : mutatis mutandis, et dans tout cela pas un mot de Didon. À quoi sert-il d’avoir la goutte ?

Adieu, mon cher Caillard, vous connaissez tous mes sentiments ; je vous souhaite toutes sortes de satisfactions.

XVII. (Détails divers.)

[D. D., II, 827.]

Limoges, 12 novembre.

J’ai reçu, mon cher Caillard, vos critiques, et le livre du comte Veri, dont je vous remercie bien. Je comptais répondre aujourd’hui à toutes vos critiques, sur lesquelles j’ai d’excellentes raisons à donner. Je parle des deux premières qui ont un fondement, car les autres me paraissent bien plus aisées à justifier, mais tout cela entraînerait des volumes, et je n’ai pas aujourd’hui un moment à moi. Peut-être m’enverrez-vous aussi des critiques sur l’Alexis. Je tâcherai de répondre à tout en même temps. Je vous parlerai aussi du comte Veri, dont je suis très peu content. Peut-être sera-ce de Paris que je vous répondrai, car j’espère y être le 24. Vous auriez bien dû me marquer ce que vous savez sur la correspondance de M. de V…[15] avec l’archevêque d’A…[16] et sur le résultat. Comment voulez-vous que je sache une chose que je ne puis savoir que par une lettre de MM. de Boisgelin, qui n’écrivent jamais ?

Adieu, j’espère recevoir de vos nouvelles à Paris, et peut-être plus promptement.

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[1] Auteur de l’Essai politique sur le commerce, 1734-1736, ouvrage qui avait eu beaucoup de succès.

[2] Le système de Law.

[3] Les lettres à l’abbé Terray.

[4] D’Aiguillon avait succédé à Choiseul.

[5] Millot (1726-1785) de l’Académie française.

[6] Lambert (1728-1777), ami de Kant.

[7] Littérateur et savant (1526-1585), ami de Scaliger.

[8] Dissolution des Parlements par Maupeou.

[9] À l’Académie des Sciences.

[10] Les discours en Sorbonne.

[11] Honoré de Mirabeau.

[12] Lieutenant général (1715-1791), fils du maréchal.

[13] De Boisgelin.

[14] Rouelle était professeur de chimie au Jardin du Roi.

[15] Voltaire.

[16] D’Aix.

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