Oeuvres de Turgot – 132 – Le commerce des grains

1773

132. — LE COMMERCE DES GRAINS.

Lettre au Docteur Tucker.

(La liberté indéfinie. — Les statistiques des prix.)

[A. L., minute. — D. P., IX. 369, reproduction assez exacte.]

10 décembre.

J’ai, M., bien des excuses à vous faire d’avoir été si longtemps à vous adresser les remerciements que je vous dois pour tous les détails que vous avez bien voulu m’envoyer à la prière de mon ami M. Bostock[1], relativement à la production et au commerce des grains. Je me proposais de vous répondre en anglais, mais je me trouvais alors dans la convalescence d’une attaque de goutte et, comme c’est pour moi un assez grand travail que d’écrire dans votre langue, j’avais remis ma réponse à un autre temps. Depuis que je suis revenu dans la Province, j’ai eu une foule d’occupations, et je profite de mon premier moment de liberté ; mais comme M. Bostock est présentement à Londres, il pourra vous traduire ma lettre, et par cette raison je vous l’écrirai en français.

Je commence par vous remercier des différentes brochures de votre composition que vous m’avez adressées sur cette matière intéressante. Je suis tout à fait de votre avis sur l’inutilité de la gratification que votre gouvernement a si longtemps accordée en faveur de l’exportation des grains. Mes principes sur cette matière sont, liberté indéfinie d’importer, sans distinction de bâtiments de telle ou telle nation et sans aucuns droits d’entrée ; liberté pareillement indéfinie d’exporter sur toute sorte de bâtiments, sans aucuns droits de sortie et sans aucune limitation, même dans les temps de disette ; liberté dans l’intérieur de vendre à qui l’on veut, quand et où l’on veut, sans être assujetti à porter au marché public, et sans que qui que ce soit se mêle de fixer les prix des grains ou du pain. J’étendrais même ces principes au commerce de toute espèce de marchandises, ce qui, comme vous le voyez, est fort éloigné de la pratique de votre gouvernement et du nôtre.

Je sens, M., toute la justesse de vos observations sur la difficulté de tirer des conséquences des tables qu’on se procurerait du prix des grains, quelque exactes qu’elles pussent être ; une grande partie de ces observations trouveraient leur application en France comme en Angleterre ; car moins le commerce des grains est libre, et plus les variations des prix sont grandes et irrégulières. Malgré cela, je n’en suis pas moins curieux de connaître la marche de ces variations ; ainsi je regarderai toujours des tables exactes comme très précieuses. Je suis étonné de la difficulté que vous trouvez à m’en procurer dans lesquelles les prix soient exprimés marché par marché, sans être réduits au prix commun. En France, où cet objet est encore plus négligé qu’en Angleterre, et où, dans la plus grande partie des provinces, les archives publiques sont dans le plus mauvais ordre, j’ai trouvé un assez grand nombre de villes où l’on avait conservé l’état des prix de semaine en semaine depuis cent ans et plus. Je n’en demanderais que trois ou quatre de cette espèce pris dans différentes provinces de l’Angleterre, et de préférence dans celles qui sont les plus fertiles en grains.

Je vous avais demandé si les états qu’on insère tous les quinze jours dans le London Chronicle, sous le titre d’Average Price, sont exacts et formés avec soin. Je vous avais demandé en second lieu depuis combien d’années on les rédige sous cette forme, et si l’on pourrait en avoir la collection complète, qui remplirait parfaitement mon objet. Vous ne m’avez pas répondu sur cette question, et je vous serai très obligé de vouloir bien y répondre. Je vous serai aussi infiniment obligé de chercher encore à me procurer, au défaut de cet Average Price, quelques états des prix des grains, marché par marché, dans trois ou quatre villes, et cela depuis le plus grand nombre d’années qu’il sera possible. On en trouve en France qui remontent jusqu’à plus de deux cents ans, pourquoi n’en trouverait-on pas en Angleterre ? Je payerai la dépense nécessaire pour les faire transcrire. J’attends avec impatience la réponse que devait vous faire sur cet article l’ecclésiastique dont vous me parlez dans votre lettre.

À l’égard des dîmes, j’éprouve en France à peu près les mêmes difficultés que vous avez en Angleterre. Cependant j’en trouve assez fréquemment des états qui remontent à trente ou quarante ans, et je m’en contenterai fort, si votre ami l’ecclésiastique n’en trouve pas qui remontent plus haut. Je sens qu’il doit encore être plus difficile de rencontrer des cultivateurs qui aient, pendant un très grand nombre d’années, conservé la note exacte de ce qu’ils ont semé et de ce qu’ils ont recueilli dans le même terrain : je ne demande sur cela que ce qui est possible. Je conviens avec vous que, quand M. Tull voudrait donner l’état exact de ce qu’il a semé et recueilli pendant vingt ans, on n’en pourrait tirer aucune conséquence pour mon objet, puisque ses récoltes ont augmenté toutes les années. Je vous avoue pourtant que je doute un peu de ce dernier fait. Je crains que M. Tull n’ait été entraîné par une sorte d’esprit de prosélytisme en faveur de son système, et qu’il ne se soit permis de mentir pour l’intérêt de ce qu’il a cru la vérité. S’il avait vraiment trouvé un moyen de garantir ses récoltes de l’inclémence des saisons, sa méthode aurait certainement eu plus d’imitateurs et serait actuellement pratiquée dans une grande partie de l’Angleterre et peut-être de l’Europe.

M. Bostock, ou peut-être vous, m’avez envoyé dernièrement une table qui contient le prix du froment mois par mois, depuis quarante ans, au marché de Londres. Au défaut des tables rédigées marché par marché, je me servirais de celles-là, mais je voudrais en avoir qui remontassent aux années antérieures, et j’en désirerais aussi de quelques villes de l’intérieur de l’Angleterre.

J’ai l’ouvrage du docteur Price dont vous me parlez[2] ; sans cela, je vous prierais de me l’envoyer.

J’ai fait plusieurs recherches relatives à la question que vous me faites sur la facilité que trouverait un cultivateur anglais à s’établir dans quelqu’une de nos provinces. Pour trouver une ferme, il faut un certain capital pour le mettre en valeur, et je doute que ce capital rapportât autant, employé dans une ferme française, que dans une ferme anglaise. La raison en est que notre gouvernement est encore très flottant sur les principes de la liberté du commerce des grains. Il est même encore extrêmement prévenu contre l’exportation, et s’il ne change pas d’opinion de manière à établir solidement la liberté, il y a lieu de craindre que notre agriculture ne devienne très peu profitable. D’ailleurs, dans la plus grande partie de nos provinces, la taxe des terres est imposée sur le fermier, et non sur le propriétaire, ce qui rend la condition du fermier bien moins avantageuse. J’ajoute qu’un protestant aurait souvent, dans certaines provinces, beaucoup de désagréments à essuyer. Il serait plus avantageux à la personne dont vous me parlez, et peut-être plus facile, de trouver quelque seigneur qui, ayant de grandes terres, voudrait les faire cultiver à la manière anglaise, et avoir à cet effet un régisseur anglais ; mais cela même ne serait point encore aisé, la plus grande partie des seigneurs aimant mieux avoir des fermiers que des régisseurs. De plus, ceux à qui l’arrangement dont je vous parle conviendrait, exigeraient certainement que des personnes bien connues leur répondissent des talents, de la probité et de l’habileté dans la culture de la personne qui se proposerait. Si votre ami est toujours dans les mêmes idées, il est nécessaire que vous me mandiez son nom, et que vous entriez dans les détails de ce qu’il a fait jusqu’à présent, des biens qu’il a cultivés ou régis, et des personnes qui le connaissent et qui peuvent répondre de lui.

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[1] Négociant anglais, ancien condisciple de Turgot et avec qui entretint une correspondance assez suivie, mais sans intérêt.

[2] Probablement ses Observations on reversionary payments, annuities, etc. parues en 1769.

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