Le Tableau économique de François Quesnay

Francois_QuesnayDe François Quesnay, plus que son rôle de chef d’école et de poisson-pilote du libéralisme français en matière d’économie, l’histoire a surtout retenu son Tableau économique. Tous les jugements les plus excessifs ont été porté sur ce Tableau, de Mirabeau, qui le présentait avec enthousiasme comme l’une des trois grandes inventions depuis le commencement du monde, avec l’écriture et la monnaie, à Samuelson, pour qui il est un héritage embarrassant, méritant à peine une note de bas de page dans l’histoire de la science économique [conclusion de son article “Quesnay’s Tableau économique as a Theorist would formulate it today”]. Plus mesuré, plus historique, est le jugement de Gustave Schelle, spécialiste des économistes français du XVIIIe siècle. L’extrait que nous reproduisons ici est tiré de son livre François Quesnay, réédité aux éditions de l’Institut Coppet. B.M.


 

IV. Le Tableau économique.

Peu de temps après avoir fait la connaissance du marquis de Mirabeau, l’opiniâtre et tenace docteur avait composé l’œuvre extraordinaire à laquelle nous avons fait allusion et dont on croyait l’édition définitive perdue ; mais le hasard en a mis dans nos mains un exemplaire.

Le Tableau économique fut imprimé au château de Versailles, à l’Imprimerie royale ; « sous les yeux de Louis XV », a dit le marquis de Mirabeau ; « des épreuves en furent tirées par le roi en personne », ont dit Grandjean de Fouchy et d’autres.

Dans une dédicace [1] préparée pour Mme de Pompadour, à la veille de sa mort, Du Pont de Nemours a écrit aussi : « Vous avez fait faire chez vous et sous vos yeux l’impression du Tableau économique et de son Explication. »

Dans des Mémoires écrits sous la Terreur [2], et qui viennent seulement d’être imprimés, Du Pont de Nemours a été plus précis.

Quand Quesnay eut lié toutes ses idées, raconte-t-il, il voulut les faire connaître au roi et à Mme de Pompadour, sans que ni l’un ni l’autre s’aperçussent que leur médecin songeait à leur donner des leçons, « ce qui l’eût fait durement remettre à sa place ». Il insinua à Mme de Pompadour que, pour amuser le roi, il serait bon qu’il eût des outils de différents arts. On acheta de superbes outils de tourneur, avec lesquels le roi fit des tabatières de bois pour toute la cour. Quesnay parla ensuite d’imprimerie ; on fit fondre de magnifiques caractères ; on se procura des formes admirables, des composteurs en or et le reste à l’avenant ; l’imprimerie du roi fut installée dans les petits appartements et Quesnay fut chargé de la diriger. Louis XV et la favorite s’amusèrent à ce nouveau travail. Un ami du docteur insinua alors que ce serait lui faire plaisir que d’imprimer un de ses écrits. Mais il fallait un ouvrage inconnu, qui restât secret et qui donnait en même temps l’occasion de déployer toutes les ressources de l’imprimerie avec des notes, de l’italique, des petites et grosses capitales.

Quesnay dressa son Tableau en le faisant suivre d’une série de Maximes qu’il couvrit faussement du nom de Sully, ainsi que Marmontel l’avait fait déjà dans l’épître dédicatoire du livre de Patullo. Il présenta son opuscule à Louis XV en lui disant : « Sire, vous avez vu dans vos chasses beaucoup de terres, de fermes et de laboureurs… Vous allez imprimer comment ces gens-là font naître toutes vos richesses. » Louis XV, qui avait pris plus de goût à l’imprimerie qu’aux ouvrages de tour, composa environ la moitié de la copie de Quesnay et revit les épreuves à plusieurs reprises. Il était trop indolent, M. de Loménie l’a fait remarquer avec raison et Du Pont de Nemours le reconnaît, pour appliquer sérieusement son esprit à un travail aussi extraordinaire que celui de son médecin, mais il remarqua en les imprimant les phrases osées qui s’y trouvent et dit : « C’est dommage que le docteur ne soit pas du métier ; il en sait plus long qu’eux tous. »

L’édition qui sortit des presses royales était « très belle », a dit Du Pont [3] ; « magnifique », a dit Baudeau ; elle fut tirée à un très petit nombre ; aucune bibliothèque publique n’en possède aujourd’hui, croyons-nous, d’exemplaire. Elle avait été si soigneusement séquestrée, a dit Grandjean de Fouchy, que la famille de Quesnay n’en avait pas un.

tableau économique quesnay

V. Les éditions successives du Tableau.

On ignore la date exacte de l’impression. Baudeau a parlé de novembre ou décembre 1758. Du Pont, deux fois, a dit comme Baudeau [4] ; une autre fois, après avoir consulté Quesnay et Mirabeau, il a émis des doutes ; Quesnay tenait pour le mois de décembre 1758 ; Mirabeau pour l’année 1759 et pas pour le commencement de l’année ; tous deux étaient également affirmatifs.

On n’était enfin, jusqu’ici, qu’à moitié fixé sur le Tableau même. M. Stern, de Zurich, rendant compte [5] de la publication par M. Oncken, des Œuvres de Quesnay, s’est demandé si un exemplaire ne se trouvait pas dans les papiers du marquis de Mirabeau conservés aux Archives Nationales. M. S. Bauer a eu la curiosité de venir de Vienne regarder dans ces papiers et y a vu, en effet, une épreuve du Tableau, corrigée à la plume, avec deux lettres de Quesnay y relatives, et, à l’occasion du bicentenaire du docteur, la British economic association a fait reproduire en fac-simile l’épreuve conservée aux Archives. Elle renferme un tableau gravé, un tableau imprimé, des explications, des maximes « extraites des Économies royales » avec notes à l’appui.

Mais cette épreuve ne cadre pas exactement avec les descriptions, analyses ou reproductions qui ont été faites du travail du maître au XVIIIe siècle, soit dans la sixième partie de l’Ami des hommes, soit dans la Philosophie rurale, soit dans la Physiocratie, soit dans les Éphémérides du citoyen, soit enfin dans les Observations économiques de Forbonnais. Ces ouvrages ne cadrent pas non plus tous entre eux. Nous nous trouvons donc obligé de donner des indications un peu détaillées à leur sujet.

C’est un an environ après avoir reçu l’Ami des hommes que Quesnay adressa à Mirabeau une première épreuve du Tableau économique.

Mirabeau ne comprit pas grand-chose au travail de sa « nouvelle conquête ». Il l’a avoué dans la cinquième partie de l’Ami des hommes [6] ; une lettre de Quesnay qui se trouve aux Archives nationales [7] confirme cet aveu.

« Mme la marquise de Pailly me dit que vous êtes encore aujourd’hui empêtré dans le zizac (lisons zigzag). Il est vrai qu’il a rapport à tant de choses qu’il est difficile d’en saisir l’accord ou plutôt de le pénétrer avec évidence. On peut voir dans ce zizac ce qui se fait, sans voir le comment, mais ce n’est pas assez pour vous. »

Et Quesnay, se mettant, selon son habitude, à la portée de son interlocuteur, lui expliqua le mécanisme du Tableau.

La lumière finit par se faire dans l’esprit du marquis. C’est à la fois pour faire profiter de sa peine les nombreux lecteurs de l’Ami des hommes et par des motifs tout personnels qu’il publia son Explication. Voici ce qui nous le fait supposer.

En 1773, à l’une des réunions d’économistes qui se tenaient l’hiver chez l’aristocrate disciple, Du Pont de Nemours a prononcé un discours où on lit :

« Pendant longtemps, l’illustre inventeur de la science économique fut comme la voix prêchant dans le désert. Il était encensé par l’intérêt qui voulait profiter de son crédit, il n’était compris par personne. Une dame d’un mérite distingué, dont la raison est d’autant plus sage et le goût d’autant plus sûr que la supériorité de son esprit est fondée sur les qualités de son cœur, devina le prix de ces découvertes et de ces recherches qu’avaient méconnu tant d’hommes d’État et de beaux esprits. Elle empêcha la formule du Tableau économique d’être prodiguée dans le Mercure. Elle sentit que le génie créateur auquel nous devons cette formule pouvait être utilement secondé par l’éloquence patriotique de l’Ami des hommes et concourut à lier intimement dans leurs travaux ces deux bienfaiteurs du genre humain [8] ».

Quelle était cette dame d’un mérite distingué ? L’éditeur du discours de Du Pont a cité le nom de Mme de Pompadour sans faire attention que l’orateur parlait d’une personne vivant en 1773. Ce ne peut être que Mme de Pailly, qui présidait habituellement aux dîners des économistes devant qui parlait probablement Du Pont, et dont il est question dans la lettre de Quesnay.

En 1759, cette sensible marquise, jeune alors, exerçait peut-être déjà sur Mirabeau une influence toute particulière. Sans être capable de comprendre les calculs du docteur, elle pouvait se flatter d’en avoir deviné le prix et inspirer à son adorateur l’ambition de supplanter, auprès du médecin de la favorite, Marmontel, qui avait obtenu tout récemment la fructueuse direction du Mercure.

Quesnay trouva bientôt que son nouveau disciple lui demandait un peu trop de conseils pour la rédaction de son Explication.

« Je me suis aperçu que mes misérables brouillons vous rendaient paresseux ; lui écrivit-il. Pensez à votre tour. Vous en savez autant que moi par principes, soyez de plus marchand en détail. Je me suis occupé autant qu’il est en moi des calculs…, développez-en les mystères par le raisonnement ; cela vous va mieux qu’à moi qui ne vise qu’aux résultats. Cependant je pourrai mettre en addition ce que vous aurez oublié. »

« J’ai été très content du premier chapitre et de la première moitié du second », avait-il dit au commencement de sa lettre. « L’ordre manque dans la suite ; le style y est faible, obscur et bas ; ce n’est encore qu’un croquis d’idées qui ne peut servir que de remémoratif à l’auteur pour retrouver ses matériaux, les façonner, les mettre en place, et construire nettement, solidement et en bel aspect. »

Atténuant ensuite la crudité de ses critiques, Quesnay terminait par ces mots :

« Au reste, ce qui va, va bien pour compléter votre gloire immortelle. C’est ici le grand œuvre de votre intelligence. Pensez-y bien. »

L’assistance du maître n’empêcha pas l’Explication de l’Ami des hommes d’être peu goûtée du public. Les deux collaborateurs s’en rendirent compte, car, dès que les circonstances le leur permirent, ils rédigèrent une explication beaucoup plus détaillée. Tel fut l’objet de la Philosophie rurale ou Économie générale de l’agriculture, réduite à l’ordre immuable des lois physiques et morales qui assurent la prospérité des empires, parue en 1763.

Une lettre d’envoi au Margrave de Bade [9] des Éléments, extraits de cet ouvrage par le marquis de Mirabeau, renseigne sur le succès qu’il avait obtenu et sur les conditions dans lesquelles il avait été préparé :

« Je prends la liberté d’envoyer à Votre Altesse les Éléments de la Philosophie rurale, imprimée à Paris en 1763. L’inventeur du Tableau économique, M. Quesnay, et le maître primitif de la science, dont j’étais le seul élève alors, se servit de moi pour le grand développement explicatif du Tableau et de toutes ses conséquences, tel enfin qu’on peut dire que c’est le trésor de la science. Les circonstances ne permettant pas alors d’imprimer, il se chargea du manuscrit et l’enrichit de plusieurs matériaux de toute espèce, tables de progression, etc., de manière que tout est dans cet ouvrage ; mais une impression furtive et nullement suivie, ajoutant à l’imperfection du manuscrit, la profondeur des déductions et à la manière abstraite de les rendre, a rendu cet ouvrage quelquefois peu intelligible et toujours noyé de détails et trop profond pour le courant des lecteurs. »

Les dossiers des Archives nationales permettent de déterminer la part de collaboration de Quesnay à la Philosophie rurale ; elle est considérable. Mais, de l’aveu même des Physiocrates, l’ouvrage est profondément obscur.

Après la mort de Mme de Pompadour, fut fondé le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances ; Quesnay donna de nombreux articles à cette revue et en particulier une nouvelle analyse du Tableau économique (juin 1766). Du Pont, en raison de sa brièveté, l’a jugée la plus facile à saisir de celles qui avaient été faites, et l’a insérée dans le recueil d’œuvres de Quesnay, intitulé Physiocratie, paru en 1767 [10].

Dans un Avertissement, le disciple éditeur s’exprima ainsi :

« Les Maximes que je remets aujourd’hui sous les yeux du public et leurs notes ont été imprimées pour la première fois avec le Tableau  économique au château de Versailles, au mois de décembre 1758. Les mêmes maximes ont été imprimées environ deux ans après et la plupart des notes fondues dans l’explication donnée à la fin de l’Ami des hommes par le marquis de… qui, depuis, a encore cité les maximes en entier dans son immense et profond ouvrage, la Philosophie rurale. »

D’un autre côté, l’adversaire des Physiocrates, Forbonnais, qui avait fortement critiqué le système de Quesnay dans la Gazette du Commerce, publia en 1767 deux volumes sous le titre de Principes et observations économiques, où on lit à propos du Tableau :

« Cette table célèbre parut pour la première fois, il y a cinq ou six ans, dans un petit cahier d’impression de format in-4o, qui ne fut communiqué qu’à un petit nombre de personnes. À la suite d’une explication succincte qui ne contenait que l’analyse du système de richesse nationale déjà produit dans l’article Grains de l’Encyclopédie, l’auteur donnait un petit développement de ce même système par vingt-quatre maximes… Ce développement était intitulé Extraits des économies royales de M. de Sully, soit que l’auteur se crût rempli de son esprit, soit qu’il voulut accréditer son système sous ce nom vénéré. » Les critiques qui suivent cette description prouvent, très nettement à notre avis, que Forbonnais avait le Tableau économique en mains.

D’après lui, le Tableau était donc suivi de 24 maximes. C’est le nombre que l’on trouve dans l’Ami des hommes et dans la Philosophie rurale. Du Pont, dans les Éphémérides de 1769, a parlé aussi de 24 maximes. Cependant, il y en a 30 dans la Physiocratie et 30 aussi dans un grand tableau gravé qui fut publié en 1775 au début du ministère de Turgot [11] ; dans la Physiocratie, les maximes sont en outre rangées dans un autre ordre que dans les ouvrages de Mirabeau.

L’épreuve reproduite par la British economic association [12] ne renferme, au contraire, que vingt-trois maximes, avec des notes beaucoup plus sommaires [13]. Notre exemplaire contient les 24 maximes de l’Ami des hommes et, à peu de choses près, les notes de la Physiocratie.

D’où proviennent les différences que nous venons de signaler ?

En ce qui concerne la Physiocratie, nous avons eu l’occasion de montrer ailleurs [14] que Du Pont de Nemours n’était pas un très fidèle éditeur et que, soit pour mettre de l’unité dans les doctrines physiocratiques, soit pour éclaircir les textes, il modifiait les copies de ses amis. Il agit ainsi pour les Réflexions sur les richesses de Turgot, pour beaucoup d’autres ouvrages du ministre de Louis XVI [15], pour un travail du Margrave de Bade [16]. Il a pu opérer de même pour le Tableau de Quesnay et y ajouter, avec l’agrément formel ou tacite du maître, des maximes nouvelles pour tenir compte des opinions que soutenaient les économistes en 1767. La doctrine physiocratique était, nous le répétons, en évolution constante ; Quesnay et ses disciples la modifiaient chaque jour.

Quant à l’épreuve existant dans les papiers de Mirabeau et reproduite en fac simile, les lettres de Quesnay montrent qu’elle n’était pas la première :

« J’ai tâché de faire un tableau fondamental de l’ordre économique, lit-on dans une première lettre, pour y représenter les dépenses et les produits sous un aspect facile à saisir et pour juger clairement des arrangements et des dérangements que le Gouvernement peut y causer ; vous verrez si je puis parvenu à mon but. »

Et dans une autre lettre :

« Je vous enverrai une seconde édition augmentée et corrigée comme c’est la coutume ; ne craignez pas ;  le livret de ménage ne deviendra (pas) trop volumineux. J’en fais imprimer trois exemplaires pour voir cela plus au clair ; mais je crois que sa place serait bien à la fin de votre dissertation pour le prix de la Société de Berne, si vous l’en trouvez digne, avec un préliminaire de votre façon. La dissertation elle-même est déjà un bon préliminaire. Mais comme vous y avez trouvé de l’embarras, vous serez par cette raison plus clair que moi à prévoir ce qui peut arriver, parce que vous avez été arrêté vous-même. Dans ma seconde édition, je pars d’un revenu de 600 livres pour faire la part un peu plus grosse à tout le monde ; car elle était trop maigre en partant d’un revenu de 400 livres, ce qui revenait trop au malheureux sort de nos pauvres habitants du royaume d’atrophie ou de marasme qui, pour comble de malheur, est tombé sous la conduite d’un médecin qui n’épargne pas les saignées et la diète sans imaginer aucun restaurant. Je n’en dirai pas davantage, trop digne citoyen, de crainte de réveiller en vous des sentiments trop affligeants. Respirez du moins dans le silence de votre campagne. Vale. »

C’est l’édition modifiée avec un revenu de 600 livres qui existe aux Archives Nationales.

Les allusions de Quesnay semblent viser les mesures financières de Silhouette [17] qui datent du mois d’avril 1759 ; il parle du concours ouvert par la Société économique de Berne ; or, les mémoires devaient être parvenus avant le 1er janvier 1760 ; Mirabeau était à la campagne, c’est-à-dire après l’hiver. On peut conjecturer de là que Quesnay avait fait tirer la première épreuve de son Tableau à la fin de 1758, qu’il fit tirer la seconde épreuve « corrigée et augmentée », au printemps de 1759, et ainsi s’explique la contradiction signalée par Du Pont entre le dire du maître et celui de Mirabeau quant à la date de publication du Tableau, l’un ayant songé à la première épreuve, l’autre aux épreuves subséquentes. Quesnay avait l’imprimerie royale à sa disposition ; il pouvait facilement faire opérer des tirages successifs de son travail pour « voir plus clair ». Il a commandé une troisième édition comme il en avait commandé une seconde, et l’a communiquée non plus seulement à Mirabeau, mais à un petit nombre de personnes, ainsi que le dit Forbonnais. C’est l’exemplaire que nous avons sous les yeux. Il est d’un aspect moins magnifique que l’exemplaire de la seconde édition, mais il est plus volumineux ; le livret de ménage a été augmenté [18]. Les corrections faites à la plume sur la seconde épreuve ont été introduites dans le texte ou placées dans un erratum imprimé.

VI. Objet du Tableau.

Dans quelque édition que ce soit, la lecture du Tableau économique ne satisfait pas l’esprit. Grimm a dit que Quesnay était obscur par système. Même en tenant compte des circonstances extraordinaires dans lesquelles le Tableau fut préparé, l’assertion n’est guère plausible. On ne peut s’empêcher d’être clair quand on a l’habitude de l’être.

Mais le Tableau économique est des plus obscurs.

Nous n’entreprendrons pas d’en donner une explication complète ; où Quesnay, où Mirabeau, où Baudeau ont échoué, il serait dangereux de s’aventurer. Nous nous bornerons à des indications générales suffisantes pour en faire saisir l’objet.

Quesnay, voulant rendre visible le système qu’il opposait au système mercantile, dressa un schéma de la circulation des richesses, en s’inspirant — M. Hector Denis l’a justement fait remarquer — du mécanisme de la circulation du sang. L’économiste ne pouvait oublier le médecin.

Le royaume qu’il considère est un royaume agricole parvenu au plus haut point de perfection économique. La terre donne tout ce qu’elle peut donner, une fois les gênes et les prohibitions supprimées.

Les propriétaires recueillent le produit net ; mais ils ont, pour satisfaire à leurs besoins, à acheter des objets fabriqués à l’industrie ou classe stérile, et des produits agricoles à l’agriculture ou classe productive. La classe stérile a, de son côté, à faire des achats à la classe productive et celle-ci à la classe stérile. Le produit net passe ainsi de la classe des propriétaires aux deux autres classes et de l’une de ces dernières à l’autre.

La part qui va à la classe stérile sert à payer les frais de confection des objets fabriqués sans rien produire au-delà ; celle qui va à la classe agricole se reconstitue en produit net nouveau qui retourne aux propriétaires. Dans quelle proportion ? Quesnay suppose que 100 d’avances à la terre peuvent donner 100 de produit net, comme en Angleterre, dit-il.

« On voit dans le Tableau », écrit-il à Mirabeau avant d’avoir porté le point de départ de ses calculs à 600 livres, « que 400 livres d’avances annuelles pour les frais de l’agriculture produisent 400 livres de revenu, et que 200 livres d’avances employées à l’industrie ne produisent rien au-delà du salaire qui revient aux ouvriers ; encore le salaire est-il fourni par le revenu que produit l’agriculture. »

« Ce revenu se partage par les dépenses du propriétaire à peu près également ; la moitié retourne à l’agriculture pour les achats de pain, vin, viande, bois, etc. ; les hommes qui reçoivent cette moitié de revenu et qui en vivent sont employés aux travaux de la terre ; ces travaux font renaître la valeur de cette même somme en productions de l’agriculture. Ainsi le même revenu se perpétue. »

« Les colons vivent de cette même somme, mais leur travail, par les dons de la terre, produit plus que leur dépense et ce produit net est ce que l’on appelle revenu. »

Quesnay, continuant son explication, dit encore :

« L’autre moitié du revenu du propriétaire est employée par celui-ci en achat d’ouvrages de main-d’œuvre pour ses entretiens de vêtements, ameublement, ustensiles et de toutes choses qui s’usent ou qui s’éteignent sans reproduction renaissante de ces mêmes choses. Ainsi le produit net du travail des ouvriers qui les fabriquent ne s’élève pas au-delà du salaire qui fait subsister ces ouvriers et qui leur restitue leurs avances. Il n’y a là que des dépenses pour nourrir des hommes qui ne produisent que pour leur dépense et celle-ci est payée par le revenu produit par l’agriculture. C’est par cette raison que je la nomme dépense stérile. »

« Chaque somme de 200 livres arrivée à l’agriculture et à l’industrie se distribue jusqu’au dernier sol. Les ouvriers de l’industrie dépensent la moitié de leur salaire en marchandises de main-d’œuvre dont ils ont besoin pour leur entretien et l’autre moitié retourne à l’agriculture pour l’achat de leur subsistance. On voit la même chose du côté de l’agriculture. Les colons emploient pour leur subsistance la moitié de la somme qu’ils reçoivent et portent l’autre moitié à l’industrie pour les marchandises de main-d’œuvre nécessaires pour leur entretien. »

Ainsi, selon l’hypothèse du schéma, les partages successifs du produit net se font toujours par moitié ; sur 600 livres de revenu, chiffre du texte définitif du tableau, 300 vont à l’agriculture, 300 à la classe stérile. Les 300 livres de l’agriculture se divisent en 150 conservées par l’agriculture et qui reconstituent 150 livres de produit net ; les 300 de la classe stérile se divisent aussi en 150 qui vont à l’agriculture pour reconstituer un produit net et en 150 qui sont consommées en frais de toute sorte, et ainsi de suite.

En d’autres termes, dans l’hypothèse de Quesnay, l’agriculture reçoit en avances annuelles et reconstitue en produit net un demi, plus un quart, plus un huitième, plus un seizième, etc., du produit net primitif. Comme la somme de ces fractions est égale à l’unité, l’agriculture reconstitue autant de produit net qu’elle en reçoit.

Dans une autre hypothèse, au cas, par exemple, où la classe stérile recevrait plus de la moitié du produit net, la richesse primitive serait absorbée en consommations sans être reconstituée. Le pays s’appauvrirait. Et, d’une manière générale, toute somme qui ne serait pas employée à la reconstitution du produit net serait perdue pour la richesse nationale.

« Le zizac bien connu, ajoutait Quesnay, abrège bien des détails et peint aux gens des idées fort entrelacées, que la simple intelligence aurait bien de la peine à saisir, à démêler et à accorder par la voie du discours. »

Quesnay se faisait illusion. Son schéma est maladroitement dressé. Le lecteur se trouve en présence de trois colonnes de chiffres intitulées : agriculture, propriétaires, classe stérile, avec des lignes pointillées qui vont de l’une à l’autre, sans qu’il sache pourquoi. Les Explications qui suivent ne lui expliquent pas le mécanisme de ce va-et-vient. Il doit trouver lui-même la clef des hiéroglyphes qu’il a sous les yeux.

Quesnay, étonné de voir que Mirabeau ne parvenait pas à le comprendre, lui écrivit :

« Votre répugnance pour les hiéroglyphes arithmétiques est ici fort déplacée. Les grands appareils de calcul accablent, il est vrai, l’intelligence des lecteurs, mais le commun d’entre eux ne s’attache qu’aux résultats qui les rendent tout d’un coup fort savants ; ceux qui étudient sérieusement et qui approfondissent ne s’en tiennent pas là ; ils démêlent, ils vérifient, ils concilient toutes les parties numéraires d’une science si multiple. C’est pour eux qu’il faut travailler… ; les autres lecteurs qui ne lisent que pour s’amuser et babiller sans jugement et qui ne sont d’aucun poids dans la société m’intéressent peu… »

Quesnay reconnut si bien l’utilité de travailler pour les lecteurs ordinaires qu’il collabora à l’Explication de l’Ami des hommes et qu’il s’efforça ensuite de traduire en français ses hiéroglyphes dans la Philosophie rurale et dans son Analyse du Tableau économique.

Les Explications du Tableau étaient destinées à évaluer la richesse probable de la France au cas où elle serait gouvernée selon les principes du gouvernement économique. Ce serait aller loin que d’en discuter les chiffres. Disons seulement que les 600 livres se transforment en 600 millions sans que l’auteur en donne la raison, que l’évaluation de la richesse totale possible du pays atteint 60 milliards, chiffre qui pouvait passer pour fantastique au XVIIIe siècle et que les éléments du calcul sont empruntés pour la plupart à l’Essai sur les monnaies de Dupré de Saint-Maur.

Disons aussi que Quesnay n’était pas un calculateur sans défaut. Forbonnais a été jusqu’à l’accuser d’ignorance et de légèreté. Ce double reproche était excessif. Quesnay examinait avec sagacité les données dont il se servait et il en reconnaissait lui-même l’insuffisance, puisqu’il avait donné à Marivelt son concours pour une enquête à ouvrir sur l’état de l’agriculture ; mais il laissait passer des erreurs de calcul qui déroutaient parfois ses lecteurs.

Les Maximes ou Extraits des Économies royales et les notes qui les accompagnent sont la partie la plus suggestive du travail sur lequel nous donnons des détails.

On y voit nettement le but de Quesnay. Il ne demande pas de substituer à la protection réglementaire en faveur de l’industrie une protection réglementaire en faveur de l’agriculture. Il estime que les gouvernants sont moins aptes que les particuliers à choisir la nature du travail à faire et des marchandises à vendre. Il se montre le défenseur résolu de la libre franchise, autrement dit du libre-échange. Il veut que les gouvernants détruisent les obstacles et les gênes qui s’opposent au développement de la production agricole ; s’il demande que l’impôt soit unique, direct, susceptible d’être augmenté dans les temps critiques et toujours payé par les propriétaires, c’est pour que les fermiers, dégagés de l’arbitraire des collecteurs, puissent sans crainte améliorer la culture. Il veut aussi que le taux de l’intérêt de l’argent soit limité légalement, pour que l’État n’emprunte pas à des taux usuraires qui attirent les capitaux à Paris et les détournent des emplois agricoles ; mais là se borne son désir de réglementation.

Il précise, dans les Maximes ajoutées à son Tableau, les vues contenues dans les articles donnés à l’Encyclopédie ou préparés pour elle. Le Trésor public était alors aux abois ; la finance faisait la loi. Quesnay faisait la guerre à la finance avec autant d’ardeur qu’aux prohibitions.

_________________

[1] En tête de l’Exportation et l’importation des grains. L’ouvrage ne parut qu’après la mort de la favorite ; mais Du Pont ne supprima pas la dédicace.

[2] L’Enfance et la Jeunesse de Du Pont de Nemours

[3] Éphémérides du citoyen, 1767 et 1768.

[4] Même recueil.

[5] Zur Entschung der Physiokratie. Les papiers de Mirabeau renferment un très grand nombre de notes de Quesnay.

[6] « Un homme de génie qui a cavé et approfondi tous les principes…  a cherché par un travail opiniâtre et analogue à son genre d’esprit à fixer ses idées sur la source des richesses, sur leur marche et sur leur emploi. Le résultat de ses idées une fois rangé dans sa tête, il a senti qu’il était impossible de le décrire intelligemment par le seul secours des lettres et qu’il était indispensable de le peindre. Ce sentiment a produit le Tableau économique. »

« Quoique parfaitement d’accord avec lui dans ses principes, je n’ai pu connaître son Tableau dans toute son étendue qu’en le travaillant pour mon propre usage et en m’en faisant à moi-même l’explication. »

« Plusieurs de ceux qui auront la patience et le génie de peiner à l’explication du Tableau économique accuseront l’auteur d’avoir pris peu de temps pour en rendre l’énoncé clair et facile ; avant de prononcer cet arrêt, qu’ils fassent une épreuve, qu’ils tentent de faire une autre explication à leur manière. Ils verront alors si la chose est aisée à moins de faire un livre entier. »

[7] Papiers de Mirabeau.

[8] Carl Friedrichs von Baden briefticher verker mit Mirabeau und Du Pont, Heidelberg, 1892.

[9] 1770. Correspondance du Margrave, déjà citée.

[10] Baudeau a fait du Tableau une autre analyse pour les Éphémérides de 1767-68.

[11] L’Observateur hollandais les a reproduites.

[12] L’épreuve forme un cahier in-4o avec un tableau gravé, un autre tableau imprimé, des explications en 12 pages, des prétendus Extraits des économies royales, avec notes, en 6 pages.

[13] Celles de la Physiocratie ont été reproduites par M. Oncken dans son édition des Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay.

[14] Journal des économistes de juillet 1888. Voir aussi l’édition des Réflexions sur la richesse de la Petite Bibliothèque économique où le texte a été rétabli sur nos indications.

[15] Notamment les Discours en Sorbonne.

[16] L’Abrégé des principes d’économie politique, publié dans les Éphémérides.

[17] Contrôleur Général, du 4 mars 1759 au 21 novembre.

[18] Il forme un cahier in-4o de xii pages pour les explications et de 22 pages pour les maximes et leurs notes ; le tableau gravé en tête a pour point de départ un revenu de 600 livres ; le tableau imprimé a disparu. Une maxime a été ajoutée, une autre a été complétée ; les notes ont été considérablement augmentées. Les extraits des mémoires de Sully, y compris ces notes, forment 22 pages au lieu de 6. Les notes ne sont pas tout à fait identiques à celles de la Physiocratie ; en ce cas encore, du Pont a corrigé un peu le maître.

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